stendhal - la-chartreuse-de-parme

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ï»żThe Project Gutenberg eBook of La Chartreuse De Parme This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La Chartreuse De Parme Author: Stendhal Release date: January 1, 1997 [eBook #796] Most recently updated: February 7, 2020 Language: French Credits: Produced by Tokuya Matsumoto, HTML formatting by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer. *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHARTREUSE DE PARME *** Produced by Tokuya Matsumoto, HTML formatting by Walter Debeuf, Project Gutenberg Volunteer. LA CHARTREUSE DE PARME par Stendhal LIVRE PREMIER Gia mi fur dolci inviti a empir le carte I luoghi ameni. Ariost, sat. IV. CHAPITRE PREMIER Milan en 1796 Le 15 mai 1796, le gĂ©nĂ©ral Bonaparte fit son entrĂ©e dans Milan Ă  la tĂȘte de cette jeune armĂ©e qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’aprĂšs tant de siĂšcles CĂ©sar et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de gĂ©nie dont l’Italie fut tĂ©moin en quelques mois rĂ©veillĂšrent un peuple endormi; huit jours encore avant l’arrivĂ©e des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu’un ramassis de brigands, habituĂ©s Ă  fuir toujours devant les troupes de Sa MajestĂ© ImpĂ©riale et Royale: c’était du moins ce que leur rĂ©pĂ©tait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimĂ© sur du papier sale. Au Moyen Age, les Lombards rĂ©publicains avaient fait preuve d’une bravoure Ă©gale Ă  celle des Français, et ils mĂ©ritĂšrent de voir leur ville entiĂšrement rasĂ©e par les empereurs d’Allemagne. Depuis qu’ils Ă©taient devenus de fidĂšles sujets, leur grande affaire Ă©tait d’imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d’une jeune fille appartenant Ă  quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans aprĂšs cette grande Ă©poque de sa vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbĂ©e choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces mƓurs effĂ©minĂ©es aux Ă©motions profondes que donna l’arrivĂ©e imprĂ©vue de l’armĂ©e française. BientĂŽt surgirent des mƓurs nouvelles et passionnĂ©es. Un peuple tout entier s’aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu’il avait respectĂ© jusque-lĂ  Ă©tait souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le dĂ©part du dernier rĂ©giment de l’Autriche marqua la chute des idĂ©es anciennes: exposer sa vie devint Ă  la mode; on vit que pour ĂȘtre heureux aprĂšs des siĂšcles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d’un amour rĂ©el et chercher les actions hĂ©roĂŻques. On Ă©tait plongĂ© dans une nuit profonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles Quint et de Philippe II; on renversa leurs statues, et tout Ă  coup l’on se trouva inondĂ© de lumiĂšre. Depuis une cinquantaine d’annĂ©es, et Ă  mesure que l’EncyclopĂ©die et Voltaire Ă©clataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan, qu’apprendre Ă  lire ou quelque chose au monde Ă©tait une peine fort inutile, et qu’en payant bien exactement la dĂźme Ă  son curĂ©, et lui racontant fidĂšlement tous ses petits pĂ©chĂ©s, on Ă©tait Ă  peu prĂšs sĂ»r d’avoir une belle place au paradis. Pour achever d’énerver ce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, l’Autriche lui avait vendu Ă  bon marchĂ© le privilĂšge de ne point fournir de recrues Ă  son armĂ©e. En 1796, l’armĂ©e milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillĂ©s de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques rĂ©giments de grenadiers hongrois. La libertĂ© des mƓurs Ă©tait extrĂȘme, mais la passion fort rare; d’ailleurs, outre le dĂ©sagrĂ©ment de devoir tout raconter au curĂ©, sous peine de ruine mĂȘme en ce monde, le bon peuple de Milan Ă©tait encore soumis Ă  certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d’ĂȘtre vexantes. Par exemple l’archiduc, qui rĂ©sidait Ă  Milan et gouvernait au nom de l’Empereur, son cousin, avait eu l’idĂ©e lucrative de faire le commerce des blĂ©s. En consĂ©quence, dĂ©fense aux paysans de vendre leurs grains jusqu’à ce que Son Altesse eĂ»t rempli ses magasins. En mai 1796, trois jours aprĂšs l’entrĂ©e des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommĂ© Gros, cĂ©lĂšbre depuis, et qui Ă©tait venu avec l’armĂ©e, entendant raconter au grand cafĂ© des Servi (Ă  la mode alors) les exploits de l’archiduc, qui de plus Ă©tait Ă©norme, prit la liste des glaces imprimĂ©e en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat français lui donnait un coup de baĂŻonnette dans le ventre, et, au lieu de sang, il en sortait une quantitĂ© de blĂ© incroyable. La chose nommĂ©e plaisanterie ou caricature n’était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissĂ© par Gros sur la table du cafĂ© des Servi parut un miracle descendu du ciel; il fut gravĂ© dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires. Le mĂȘme jour, on affichait l’avis d’une contribution de guerre de six millions, frappĂ©e pour les besoins de l’armĂ©e française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquĂ©rir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d’habits et de chapeaux. La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut telle que les prĂȘtres seuls et quelques nobles s’aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientĂŽt, fut suivie de beaucoup d’autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la journĂ©e; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur gĂ©nĂ©ral en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l’homme le plus ĂągĂ© de son armĂ©e. Cette gaietĂ©, cette jeunesse, cette insouciance, rĂ©pondaient d’une façon plaisante aux prĂ©dications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrĂ©e que les Français Ă©taient des monstres, obligĂ©s, sous peine de mort, Ă  tout brĂ»ler et Ă  couper la tĂȘte Ă  tout le monde. A cet effet, chaque rĂ©giment marchait avec la guillotine en tĂȘte. Dans les campagnes l’on voyait sur la porte des chaumiĂšres le soldat français occupĂ© Ă  bercer le petit enfant de la maĂźtresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquĂ©es pour que les soldats, qui d’ailleurs ne les savaient guĂšre, pussent les apprendre aux femmes du pays, c’étaient celles-ci qui montraient aux jeunes Français la MonfĂ©rine, la Sauteuse et autres danses italiennes. Les officiers avaient Ă©tĂ© logĂ©s, autant que possible, chez les gens riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant nommĂ© Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune rĂ©quisitionnaire assez leste, possĂ©dait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un Ă©cu de six francs qu’il venait de recevoir Ă  Plaisance. AprĂšs le passage du pont de Lodi, il prit Ă  un bel officier autrichien tuĂ© par un boulet un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais vĂȘtement ne vint plus Ă  propos. Ses Ă©paulettes d’officier Ă©taient en laine, et le drap de son habit Ă©tait cousu Ă  la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles de ses souliers Ă©taient en morceaux de chapeau Ă©galement pris sur le champ de bataille, au-delĂ  du pont de Lodi. Ces semelles improvisĂ©es tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de façon que lorsque le majordome de la maison se prĂ©senta dans la chambre du lieutenant Robert pour l’inviter Ă  dĂźner avec Mme la marquise, celui-ci fut plongĂ© dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passĂšrent les deux heures qui les sĂ©paraient de ce fatal dĂźner Ă  tĂącher de recoudre un peu l’habit et Ă  teindre en noir avec de l’encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. «De la vie je ne fus plus mal Ă  mon aise, me disait le lieutenant Robert; ces dames pensaient que j’allais leur faire peur, et moi j’étais plus tremblant qu’elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec grĂące. La marquise del Dongo, ajoutait-il, Ă©tait alors dans tout l’éclat de sa beautĂ©: vous l’avez connue avec ses yeux si beaux et d’une douceur angĂ©lique et ses jolis cheveux d’un blond foncĂ© qui dessinaient si bien l’ovale de cette figure charmante. J’avais dans ma chambre une HĂ©rodiade de LĂ©onard de Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beautĂ© surnaturelle que j’en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides et misĂ©rables dans les montagnes du pays de GĂȘnes: j’osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement. «Mais j’avais trop de sens pour m’arrĂȘter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle Ă  manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vĂȘtus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-lĂ  avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d’argent. Je voyais du coin de l’Ɠil tous ces regards stupides fixĂ©s sur mon habit, et peut-ĂȘtre aussi sur mes souliers, ce qui me perçait le cƓur. J’aurais pu d’un mot faire peur Ă  tous ces gens; mais comment les mettre Ă  leur place sans courir le risque d’effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l’a dit cent fois depuis, avait envoyĂ© prendre au couvent oĂč elle Ă©tait pensionnaire en ce temps-lĂ , Gina del Dongo, sƓur de son mari, qui fut depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la prospĂ©ritĂ© ne la surpassa par la gaietĂ© et l’esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la sĂ©rĂ©nitĂ© d’ñme dans la fortune contraire. «Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur d’éclater de rire en prĂ©sence de mon costume, qu’elle n’osait pas manger; la marquise, au contraire, m’accablait de politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d’impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mĂąchais le mĂ©pris, chose qu’on dit impossible Ă  un Français. Enfin une idĂ©e descendue du ciel vint m’illuminer: je me mis Ă  raconter Ă  ces dames ma misĂšre, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de GĂȘnes oĂč nous retenaient de vieux gĂ©nĂ©raux imbĂ©ciles. LĂ , disais-je, on nous donnait des assignats qui n’avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n’avais pas parlĂ© deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina Ă©tait devenue sĂ©rieuse. «--Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain! «--Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions Ă©taient encore plus misĂ©rables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain. «En sortant de table, j’offris mon bras Ă  la marquise jusqu’à la porte du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m’avait servi Ă  table cet unique Ă©cu de six francs sur l’emploi duquel j’avais fait tant de chĂąteaux en Espagne. «Huit jours aprĂšs, continuait Robert, quand il fut bien avĂ©rĂ© que les Français ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son chĂąteau de Grianta, sur le lac de CĂŽme, oĂč bravement il s’était rĂ©fugiĂ© Ă  l’approche de l’armĂ©e, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa sƓur. La haine que ce marquis avait pour nous Ă©tait Ă©gale Ă  sa peur, c’est-Ă -dire incommensurable: sa grosse figure pĂąle et dĂ©vote Ă©tait amusante Ă  voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour Ă  Milan, je reçus trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencĂšrent. L’histoire du lieutenant Robert fut Ă  peu prĂšs celle de tous les Français; au lieu de se moquer de la misĂšre de ces braves soldats, on en eut pitiĂ©, et on les aima. Cette Ă©poque de bonheur imprĂ©vu et d’ivresse ne dura que deux petites annĂ©es; la folie avait Ă©tĂ© si excessive et si gĂ©nĂ©rale, qu’il me serait impossible d’en donner une idĂ©e, si ce n’est par cette rĂ©flexion historique et profonde: ce peuple s’ennuyait depuis cent ans. La voluptĂ© naturelle aux pays mĂ©ridionaux avait rĂ©gnĂ© jadis Ă  la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l’an 1635, que les Espagnols s’étaient emparĂ©s du Milanais, et emparĂ©s en maĂźtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la rĂ©volte, la gaietĂ© s’était enfuie. Les peuples, prenant les mƓurs de leurs maĂźtres, songeaient plutĂŽt Ă  se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu’à jouir du moment prĂ©sent. La joie folle, la gaietĂ©, la voluptĂ©, l’oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent poussĂ©s Ă  un tel point, depuis le 15 mai 1796, que les Français entrĂšrent Ă  Milan, jusqu’en avril 1799, qu’ils en furent chassĂ©s Ă  la suite de la bataille de Cassano, que l’on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oubliĂ© d’ĂȘtre moroses et de gagner de l’argent. Tout au plus eĂ»t-il Ă©tĂ© possible de compter quelques familles appartenant Ă  la haute noblesse, qui s’étaient retirĂ©es dans leurs palais Ă  la campagne, comme pour bouder contre l’allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale et l’épanouissement de tous les cƓurs. Il est vĂ©ritable aussi que ces familles nobles et riches avaient Ă©tĂ© distinguĂ©es d’une maniĂšre fĂącheuse dans la rĂ©partition des contributions de guerre demandĂ©es pour l’armĂ©e française. Le marquis del Dongo, contrariĂ© de voir tant de gaietĂ©, avait Ă©tĂ© un des premiers Ă  regagner son magnifique chĂąteau de Grianta, au-delĂ  de CĂŽme, oĂč les dames menĂšrent le lieutenant Robert. Ce chĂąteau, situĂ© dans une position peut-ĂȘtre unique au monde, sur un plateau de cent cinquante pieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait Ă©tĂ© une place forte. La famille del Dongo le fit construire au quinziĂšme siĂšcle, comme le tĂ©moignaient de toutes parts les marbres chargĂ©s de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fossĂ©s profonds, Ă  la vĂ©ritĂ© privĂ©s d’eau; mais avec ces murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d’épaisseur, ce chĂąteau Ă©tait Ă  l’abri d’un coup de main; et c’est pour cela qu’il Ă©tait cher au soupçonneux marquis. EntourĂ© de vingt-cinq ou trente domestiques qu’il supposait dĂ©vouĂ©s, apparemment parce qu’il ne leur parlait jamais que l’injure Ă  la bouche, il Ă©tait moins tourmentĂ© par la peur qu’à Milan. Cette peur n’était pas tout Ă  fait gratuite: il correspondait fort activement avec un espion placĂ© par l’Autriche sur la frontiĂšre suisse Ă  trois lieues de Grianta, pour faire Ă©vader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu ĂȘtre pris au sĂ©rieux par les gĂ©nĂ©raux français. Le marquis avait laissĂ© sa jeune femme Ă  Milan: elle y dirigeait les affaires de la famille, elle Ă©tait chargĂ©e de faire face aux contributions imposĂ©es Ă  la casa del Dongo, comme on dit dans le pays; elle cherchait Ă  les faire diminuer, ce qui l’obligeait Ă  voir ceux des nobles qui avaient acceptĂ© des fonctions publiques, et mĂȘme quelques non nobles fort influents. Il survint un grand Ă©vĂ©nement dans cette famille. Le marquis avait arrangĂ© le mariage de sa jeune sƓur Gina avec un personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait de la poudre: Ă  ce titre, Gina le recevait avec des Ă©clats de rire, et bientĂŽt elle fit la folie d’épouser le comte Pietranera. C’était Ă  la vĂ©ritĂ© un fort bon gentilhomme, trĂšs bien fait de sa personne, mais ruinĂ© de pĂšre en fils, et, pour comble de disgrĂące, partisan fougueux des idĂ©es nouvelles. Pietranera Ă©tait sous-lieutenant dans la lĂ©gion italienne, surcroĂźt de dĂ©sespoir pour le marquis. AprĂšs ces deux annĂ©es de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se donnant des airs de souverain bien Ă©tabli, montra une haine mortelle pour tout ce qui n’était pas mĂ©diocre. Les gĂ©nĂ©raux ineptes qu’il donna Ă  l’armĂ©e d’Italie perdirent une suite de batailles dans ces mĂȘmes plaines de VĂ©rone, tĂ©moins deux ans auparavant des prodiges d’Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochĂšrent de Milan; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et blessĂ© Ă  la bataille de Cassano, vint loger pour la derniĂšre fois chez son amie la marquise del Dongo. Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui suivait les Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, Ă  laquelle son frĂšre refusa de payer sa lĂ©gitime, suivit l’armĂ©e montĂ©e sur une charrette. Alors commença cette Ă©poque de rĂ©action et de retour aux idĂ©es anciennes, que les Milanais appellent «i tredici mesi» (les treize mois), parce qu’en effet leur bonheur voulut que ce retour Ă  la sottise ne durĂąt que treize mois, jusqu’à Marengo. Tout ce qui Ă©tait vieux, dĂ©vot, morose, reparut Ă  la tĂȘte des affaires, et reprit la direction de la sociĂ©tĂ©: bientĂŽt les gens restĂ©s fidĂšles aux bonnes doctrines publiĂšrent dans les villages que NapolĂ©on avait Ă©tĂ© pendu par les Mameluks en Egypte, comme il le mĂ©ritait Ă  tant de titres. Parmi ces hommes qui Ă©taient allĂ©s bouder dans leurs terres et qui revenaient altĂ©rĂ©s de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son exagĂ©ration le porta naturellement Ă  la tĂȘte du parti. Ces messieurs, fort honnĂȘtes gens quand ils n’avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent Ă  circonvenir le gĂ©nĂ©ral autrichien: assez bon homme, il se laissa persuader que la sĂ©vĂ©ritĂ© Ă©tait de la haute politique, et fit arrĂȘter cent cinquante patriotes: c’était bien alors ce qu’il y avait de mieux en Italie. BientĂŽt on les dĂ©porta aux bouches de Cattaro, et jetĂ©s dans des grottes souterraines, l’humiditĂ© et surtout le manque de pain firent bonne et prompte justice de tous ces coquins. Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice sordide Ă  une foule d’autres belles qualitĂ©s, il se vanta publiquement de ne pas envoyer un Ă©cu Ă  sa sƓur, la comtesse Pietranera: toujours folle d’amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne marquise Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©e; enfin elle rĂ©ussit Ă  dĂ©rober quelques petits diamants dans son Ă©crin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l’enfermer sous son lit dans une caisse de fer: la marquise avait apportĂ© huit cent mille francs de dot Ă  son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dĂ©penses personnelles. Pendant les treize mois que les Français passĂšrent hors de Milan, cette femme si timide trouva des prĂ©textes et ne quitta pas le noir. Nous avouerons que, suivant l’exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commencĂ© l’histoire de notre hĂ©ros une annĂ©e avant sa naissance. Ce personnage essentiel n’est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit Ă  Milan 1. Il venait justement de se donner la peine de naĂźtre lorsque les Français furent chassĂ©s, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez dĂ©jĂ  le gros visage blĂȘme, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idĂ©es nouvelles. Toute la fortune de la maison Ă©tait substituĂ©e au fils aĂźnĂ© Ascanio del Dongo, le digne portrait de son pĂšre. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout Ă  coup ce gĂ©nĂ©ral Bonaparte, que tous les gens bien nĂ©s croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique dans l’histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours aprĂšs, NapolĂ©on gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile Ă  dire. L’ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle Ă©tait mĂ©langĂ©e d’idĂ©es de vengeance: on avait appris la haine Ă  ce bon peuple. BientĂŽt l’on vit arriver ce qui restait des patriotes dĂ©portĂ©s aux bouches de Cattaro; leur retour fut cĂ©lĂ©brĂ© par une fĂȘte nationale. Leurs figures pĂąles, leurs grands yeux Ă©tonnĂ©s, leurs membres amaigris, faisaient un Ă©trange contraste avec la joie qui Ă©clatait de toutes parts. Leur arrivĂ©e fut le signal du dĂ©part pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut des premiers Ă  s’enfuir Ă  son chĂąteau de Grianta. Les chefs des grandes familles Ă©taient remplis de haine et de peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies du premier sĂ©jour des Français, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitĂŽt aprĂšs Marengo s’organisĂšrent Ă  la Casa Tanzi. Peu de jours aprĂšs la victoire, le gĂ©nĂ©ral français, chargĂ© de maintenir la tranquillitĂ© dans la Lombardie, s’aperçut que tous les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore Ă  cette Ă©tonnante victoire de Marengo qui avait changĂ© les destinĂ©es de l’Italie, et reconquis treize places fortes en un jour, n’avaient l’ñme occupĂ©e que d’une prophĂ©tie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrĂ©e, les prospĂ©ritĂ©s des Français et de NapolĂ©on devaient cesser treize semaines juste aprĂšs Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c’est que rĂ©ellement et sans comĂ©die ils croyaient Ă  la prophĂ©tie. Tous ces gens-lĂ  n’avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs prĂ©paratifs pour rentrer Ă  Milan au bout des treize semaines, mais le temps, en s’écoulant, marquait de nouveaux succĂšs pour la cause de la France. De retour Ă  Paris, NapolĂ©on, par de sages dĂ©crets, sauvait la rĂ©volution Ă  l’intĂ©rieur, comme il l’avait sauvĂ©e Ă  Marengo contre les Ă©trangers. Alors les nobles lombards, rĂ©fugiĂ©s dans leurs chĂąteaux, dĂ©couvrirent que d’abord ils avaient mal compris la prĂ©diction du saint patron de Brescia: il ne s’agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s’écoulĂšrent, et la prospĂ©ritĂ© de la France semblait s’augmenter tous les jours. Nous glissons sur dix annĂ©es de progrĂšs et de bonheur, de 1800 Ă  1810; Fabrice passa les premiĂšres au chĂąteau de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et n’apprenant rien, pas mĂȘme Ă  lire. Plus tard, on l’envoya au collĂšge des jĂ©suites Ă  Milan. Le marquis son pĂšre exigea qu’on lui montrĂąt le latin, non point d’aprĂšs ces vieux auteurs qui parlent toujours des rĂ©publiques, mais sur un magnifique volume ornĂ© de plus de cent gravures, chef-d’Ɠuvre des artistes du XVIIe siĂšcle; c’était la gĂ©nĂ©alogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiĂ©e en 1650 par Fabrice del Dongo, archevĂȘque de Parme. La fortune des Valserra Ă©tant surtout militaire, les gravures reprĂ©sentaient force batailles, et toujours on voyait quelque hĂ©ros de ce nom donnant de grands coups d’épĂ©e. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mĂšre, qui l’adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir Ă  Milan; mais son mari ne lui offrant jamais d’argent pour ces voyages, c’était sa belle-sƓur, l’aimable comtesse Pietranera, qui lui en prĂȘtait. AprĂšs le retour des Français, la comtesse Ă©tait devenue l’une des femmes les plus brillantes de la cour du prince EugĂšne, vice-roi d’Italie. Lorsque Fabrice eut fait sa premiĂšre communion, elle obtint du marquis, toujours exilĂ© volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collĂšge. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sĂ©rieux, mais joli garçon, et ne dĂ©parant point trop le salon d’une femme Ă  la mode; du reste, ignorant Ă  plaisir, et sachant Ă  peine Ă©crire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractĂšre enthousiaste, promit sa protection au chef de l’établissement, si son neveu Fabrice faisait des progrĂšs Ă©tonnants, et Ă  la fin de l’annĂ©e avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les mĂ©riter, elle l’envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait Ă  ses maĂźtres que le mercredi ou le jeudi. Les jĂ©suites, quoique tendrement chĂ©ris par le prince vice-roi, Ă©taient repoussĂ©s d’Italie par les lois du royaume, et le supĂ©rieur du collĂšge, homme habile, sentit tout le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante Ă  la cour. Il n’eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, Ă  la fin de l’annĂ©e obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, gĂ©nĂ©ral commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister Ă  la distribution des prix chez les jĂ©suites. Le supĂ©rieur fut complimentĂ© par ses chefs. La comtesse conduisait son neveu Ă  toutes ces fĂȘtes brillantes qui marquĂšrent le rĂšgne trop court de l’aimable prince EugĂšne. Elle l’avait créé de son autoritĂ© officier de hussards, et Fabrice, ĂągĂ© de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantĂ©e de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son crĂ©dit pour obtenir que le vice-roi voulĂ»t bien ne pas se souvenir de cette demande, Ă  laquelle rien ne manquait que le consentement du pĂšre du futur page, et ce consentement eĂ»t Ă©tĂ© refusĂ© avec Ă©clat. A la suite de cette folie, qui fit frĂ©mir le marquis boudeur, il trouva un prĂ©texte pour rappeler Ă  Grianta le jeune Fabrice. La comtesse mĂ©prisait souverainement son frĂšre; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait mĂ©chant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle Ă©tait folle de Fabrice, et, aprĂšs dix ans de silence, elle Ă©crivit au marquis pour rĂ©clamer son neveu: sa lettre fut laissĂ©e sans rĂ©ponse. A son retour dans ce palais formidable, bĂąti par le plus belliqueux de ses ancĂȘtres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l’exercice et monter Ă  cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter Ă  cheval, et le menait avec lui Ă  la parade. En arrivant au chĂąteau de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des larmes rĂ©pandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les caresses passionnĂ©es de sa mĂšre et de ses sƓurs. Le marquis Ă©tait enfermĂ© dans son cabinet avec son fils aĂźnĂ©, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffrĂ©es qui avaient l’honneur d’ĂȘtre envoyĂ©es Ă  Vienne; le pĂšre et le fils ne paraissaient qu’aux heures des repas. Le marquis rĂ©pĂ©tait avec affectation qu’il apprenait Ă  son successeur naturel Ă  tenir, en partie double, le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis Ă©tait trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-lĂ  Ă  un fils, hĂ©ritier nĂ©cessaire de toutes ces terres substituĂ©es. Il l’employait Ă  chiffrer des dĂ©pĂȘches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d’oĂč on les acheminait Ă  Vienne. Le marquis prĂ©tendait faire connaĂźtre Ă  ses souverains lĂ©gitimes l’état intĂ©rieur du royaume d’Italie qu’il ne connaissait pas lui-mĂȘme, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de succĂšs; voici comment. Le marquis faisait compter sur la grande route, par quelque agent sĂ»r, le nombre des soldats de tel rĂ©giment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait Ă  la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d’un grand quart le nombre des soldats prĂ©sents. Ces lettres, d’ailleurs ridicules, avaient le mĂ©rite d’en dĂ©mentir d’autres plus vĂ©ridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps avant l’arrivĂ©e de Fabrice au chĂąteau, le marquis avait-il reçu la plaque d’un ordre renommĂ©: c’était la cinquiĂšme qui ornait son habit de chambellan. A la vĂ©ritĂ©, il avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne se permettait jamais de dicter une dĂ©pĂȘche sans avoir revĂȘtu le costume brodĂ©, garni de tous ses ordres. Il eĂ»t cru manquer de respect d’en agir autrement. La marquise fut Ă©merveillĂ©e des grĂąces de son fils. Mais elle avait conservĂ© l’habitude d’écrire deux ou trois fois par an au gĂ©nĂ©ral comte d’A***; c’était le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens qu’elle aimait; elle interrogea son fils et fut Ă©pouvantĂ©e de son ignorance. «S’il me semble peu instruit, se disait-elle, Ă  moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant, trouverait son Ă©ducation absolument manquĂ©e; or maintenant il faut du mĂ©rite.» Une autre particularitĂ© qui l’étonna presque autant, c’est que Fabrice avait pris au sĂ©rieux toutes les choses religieuses qu’on lui avait enseignĂ©es chez les jĂ©suites. Quoique fort pieuse elle-mĂȘme, le fanatisme de cet enfant la fit frĂ©mir. «Si le marquis a l’esprit de deviner ce moyen d’influence, il va m’enlever l’amour de mon fils.» Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s’en augmenta. La vie de ce chĂąteau, peuplĂ© de trente ou quarante domestiques, Ă©tait fort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journĂ©es Ă  la chasse ou Ă  courir le lac sur une barque. BientĂŽt il fut Ă©troitement liĂ© avec les cochers et les hommes des Ă©curies; tous Ă©taient partisans fous des Français et se moquaient ouvertement des valets de chambre dĂ©vots, attachĂ©s Ă  la personne du marquis ou Ă  celle de son fils aĂźnĂ©. Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c’est qu’ils portaient de la poudre Ă  l’instar de leurs maĂźtres. CHAPITRE II ...Alors que Vesper vint embrunir nos yeux, Tout Ă©pris d’avenir, je contemple les cieux, En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures, Les sorts et les destins de toutes crĂ©atures. Car lui, du fond des cieux regardant un humain, Parfois mĂ» de pitiĂ©, lui montre le chemin; Par les astres du ciel qui sont ses caractĂšres, Les choses nous prĂ©dit et bonnes et contraires; Mais les hommes, chargĂ©s de terre et de trĂ©pas, MĂ©prisent tel Ă©crit, et ne le lisent pas. Ronsard Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumiĂšres: «Ce sont les idĂ©es, disait-il, qui ont perdu l’Italie.» Il ne savait trop comment concilier cette sainte horreur de l’instruction, avec le dĂ©sir de voir son fils Fabrice perfectionner l’éducation si brillamment commencĂ©e chez les jĂ©suites. Pour courir le moins de risques possible, il chargea le bon abbĂ© BlanĂšs, curĂ© de Grianta, de faire continuer Ă  Fabrice ses Ă©tudes en latin. Il eĂ»t fallu que le curĂ© lui-mĂȘme sĂ»t cette langue; or elle Ă©tait l’objet de ses mĂ©pris; ses connaissances en ce genre se bornaient Ă  rĂ©citer, par cƓur, les priĂšres de son missel, dont il pouvait rendre Ă  peu prĂšs le sens Ă  ses ouailles. Mais ce curĂ© n’en Ă©tait pas moins fort respectĂ© et mĂȘme redoutĂ© dans le canton; il avait toujours dit que ce n’était point en treize semaines ni mĂȘme en treize mois, que l’on verrait s’accomplir la cĂ©lĂšbre prophĂ©tie de saint Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait Ă  des amis sĂ»rs, que ce nombre treize devait ĂȘtre interprĂ©tĂ© d’une façon qui Ă©tonnerait bien du monde, s’il Ă©tait permis de tout dire (1813). Le fait est que l’abbĂ© BlanĂšs, personnage d’une honnĂȘtetĂ© et d’une vertu primitives, et de plus homme d’esprit, passait toutes les nuits au haut de son clocher; il Ă©tait fou d’astrologie. AprĂšs avoir usĂ© ses journĂ©es Ă  calculer des conjonctions et des positions d’étoiles, il employait la meilleure part de ses nuits Ă  les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvretĂ©, il n’avait d’autre instrument qu’une longue lunette Ă  tuyau de carton. On peut juger du mĂ©pris qu’avait pour l’étude des langues un homme qui passait sa vie Ă  dĂ©couvrir l’époque prĂ©cise de la chute des empires et des rĂ©volutions qui changent la face du monde. «Que sais-je de plus sur un cheval, disait-il Ă  Fabrice, depuis qu’on m’a appris qu’en latin il s’appelle equus?» Les paysans redoutaient l’abbĂ© BlanĂšs comme un grand magicien: pour lui, Ă  l’aide de la peur qu’inspiraient ses stations dans le clocher, il les empĂȘchait de voler. Ses confrĂšres les curĂ©s des environs, fort jaloux de son influence, le dĂ©testaient; le marquis del Dongo le mĂ©prisait tout simplement parce qu’il raisonnait trop pour un homme de si bas Ă©tage. Fabrice l’adorait: pour lui plaire il passait quelquefois des soirĂ©es entiĂšres Ă  faire des additions ou des multiplications Ă©normes. Puis il montait au clocher: c’était une grande faveur et que l’abbĂ© BlanĂšs n’avait jamais accordĂ©e Ă  personne; mais il aimait cet enfant pour sa naĂŻvetĂ©. --Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-ĂȘtre tu seras un homme. Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrĂ©pide et passionnĂ© dans ses plaisirs, Ă©tait sur le point de se noyer dans le lac. Il Ă©tait le chef de toutes les grandes expĂ©ditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants s’étaient procurĂ© quelques petites clefs, et quand la nuit Ă©tait bien noire, ils essayaient d’ouvrir les cadenas de ces chaĂźnes qui attachent les bateaux Ă  quelque grosse pierre ou Ă  quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de CĂŽme l’industrie des pĂȘcheurs place des lignes dormantes Ă  une grande distance des bords. L’extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure de la corde est attachĂ©e Ă  une planchette doublĂ©e de liĂšge, et une branche de coudrier trĂšs flexible, fichĂ©e sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris Ă  la ligne, donne des secousses Ă  la corde. Le grand objet de ces expĂ©ditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef, Ă©tait d’aller visiter les lignes dormantes, avant que les pĂȘcheurs eussent entendu l’avertissement donnĂ© par les petites clochettes. On choisissait les temps d’orage; et, pour ces parties hasardeuses, on s’embarquait le matin, une heure avant l’aube. En montant dans la barque, ces enfants croyaient se prĂ©cipiter dans les plus grands dangers, c’était lĂ  le beau cĂŽtĂ© de leur action; et, suivant l’exemple de leurs pĂšres, ils rĂ©citaient dĂ©votement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu’au moment du dĂ©part, et Ă  l’instant qui suivait l’Ave Maria, Fabrice Ă©tait frappĂ© d’un prĂ©sage. C’était lĂ  le fruit qu’il avait retirĂ© des Ă©tudes astrologiques de son ami l’abbĂ© BlanĂšs, aux prĂ©dictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce prĂ©sage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais succĂšs; et comme il avait plus de rĂ©solution qu’aucun de ses camarades, peu Ă  peu toute la troupe prit tellement l’habitude des prĂ©sages, que si, au moment de s’embarquer, on apercevait sur la cĂŽte un prĂȘtre, ou si l’on voyait un corbeau s’envoler Ă  main gauche, on se hĂątait de remettre le cadenas Ă  la chaĂźne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l’abbĂ© BlanĂšs n’avait pas communiquĂ© sa science assez difficile Ă  Fabrice; mais Ă  son insu, il lui avait inoculĂ© une confiance illimitĂ©e dans les signes qui peuvent prĂ©dire l’avenir. Le marquis sentait qu’un accident arrivĂ© Ă  sa correspondance chiffrĂ©e pouvait le mettre Ă  la merci de sa sƓur; aussi tous les ans, Ă  l’époque de la Sainte-Angela, fĂȘte de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d’aller passer huit jours Ă  Milan. Il vivait toute l’annĂ©e dans l’espĂ©rance ou le regret de ces huit jours. En cette grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait Ă  son fils quatre Ă©cus, et, suivant l’usage, ne donnait rien Ă  sa femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient pour CĂŽme, la veille du voyage, et chaque jour, Ă  Milan, la marquise trouvait une voiture Ă  ses ordres, et un dĂźner de douze couverts. Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo Ă©tait assurĂ©ment fort peu divertissant; mais il avait cet avantage qu’il enrichissait Ă  jamais les familles qui avaient la bontĂ© de s’y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent mille livres de rente, n’en dĂ©pensait pas le quart; il vivait d’espĂ©rances. Pendant les treize annĂ©es de 1800 Ă  1813, il crut constamment et fermement que NapolĂ©on serait renversĂ© avant six mois. Qu’on juge de son ravissement quand, au commencement de 1813, il apprit les dĂ©sastres de la BĂ©rĂ©sina! La prise de Paris et la chute de NapolĂ©on faillirent lui faire perdre la tĂȘte; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa sƓur. Enfin, aprĂšs quatorze annĂ©es d’attente, il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D’aprĂšs les ordres venus de Vienne, le gĂ©nĂ©ral autrichien reçut le marquis del Dongo avec une considĂ©ration voisine du respect; on se hĂąta de lui offrir une des premiĂšres places dans le gouvernement, et il l’accepta comme le paiement d’une dette. Son fils aĂźnĂ© eut une lieutenance dans l’un des plus beaux rĂ©giments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepter une place de cadet qui lui Ă©tait offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d’un revers humiliant. Jamais il n’avait eu le talent des affaires, et quatorze annĂ©es passĂ©es Ă  la campagne, entre ses valets, son notaire et son mĂ©decin, jointes Ă  la mauvaise humeur de la vieillesse qui Ă©tait survenue, en avaient fait un homme tout Ă  fait incapable. Or il n’est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place importante sans avoir le genre de talent que rĂ©clame l’administration lente et compliquĂ©e, mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie. Les bĂ©vues du marquis del Dongo scandalisaient les employĂ©s et mĂȘme arrĂȘtaient la marche des affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu’on voulait plonger dans le sommeil et l’incurie. Un beau jour, il apprit que Sa MajestĂ© avait daignĂ© accepter gracieusement la dĂ©mission qu’il donnait de son emploi dans l’administration, et en mĂȘme temps lui confĂ©rait la place de second grand majordome major du royaume lombardo-vĂ©nitien. Le marquis fut indignĂ© de l’injustice atroce dont il Ă©tait victime; il fit imprimer une lettre Ă  un ami, lui qui exĂ©crait tellement la libertĂ© de la presse. Enfin il Ă©crivit Ă  l’Empereur que ses ministres le trahissaient, et n’étaient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement Ă  son chĂąteau de Grianta. Il eut une consolation. AprĂšs la chute de NapolĂ©on, certains personnages puissants Ă  Milan firent assommer dans les rues le comte Prina, ancien ministre du roi d’Italie, et homme du premier mĂ©rite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tuĂ© Ă  coups de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prĂȘtre, confesseur du marquis del Dongo, eĂ»t pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l’église de San Giovanni, devant laquelle on traĂźnait le malheureux ministre, qui mĂȘme un instant fut abandonnĂ© dans le ruisseau, au milieu de la rue; mais il refusa d’ouvrir sa grille avec dĂ©rision, et, six mois aprĂšs, le marquis eut le bonheur de lui faire obtenir un bel avancement. Il exĂ©crait le comte Pietranera, son beau-frĂšre, lequel, n’ayant pas cinquante louis de rente, osait ĂȘtre assez content, s’avisait de se montrer fidĂšle Ă  ce qu’il avait aimĂ© toute sa vie, et avait l’insolence de prĂŽner cet esprit de justice sans acceptation de personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infĂąme. Le comte avait refusĂ© de prendre du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois aprĂšs la mort de Prina, les mĂȘmes personnages qui avaient payĂ© les assassins obtinrent que le gĂ©nĂ©ral Pietranera serait jetĂ© en prison. Sur quoi la comtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste pour aller Ă  Vienne dire la vĂ©ritĂ© Ă  l’Empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l’un d’eux, cousin de Mme Pietranera, vint lui apporter Ă  minuit, une heure avant son dĂ©part pour Vienne, l’ordre de mettre en libertĂ© son mari. Le lendemain, le gĂ©nĂ©ral autrichien fit appeler le comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et l’assura que sa pension de retraite ne tarderait pas Ă  ĂȘtre liquidĂ©e sur le pied le plus avantageux. Le brave gĂ©nĂ©ral Bubna, homme d’esprit et de cƓur, avait l’air tout honteux de l’assassinat de Prina et de la prison du comte. AprĂšs cette bourrasque, conjurĂ©e par le caractĂšre ferme de la comtesse, les deux Ă©poux vĂ©curent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, grĂące Ă  la recommandation du gĂ©nĂ©ral Bubna, ne se fit pas attendre. Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait beaucoup d’amitiĂ© pour un jeune homme fort riche, lequel Ă©tait aussi ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre Ă  leur disposition le plus bel attelage de chevaux anglais qui fĂ»t alors Ă  Milan, sa loge au théùtre de la Scala, et son chĂąteau Ă  la campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son Ăąme Ă©tait gĂ©nĂ©reuse, il s’emportait facilement, et alors se permettait d’étranges propos. Un jour qu’il Ă©tait Ă  la chasse avec des jeunes gens, l’un d’eux, qui avait servi sous d’autres drapeaux que lui, se mit Ă  faire des plaisanteries sur la bravoure des soldats de la rĂ©publique cisalpine; le comte lui donna un soufflet, l’on se battit aussitĂŽt, et le comte, qui Ă©tait seul de son bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tuĂ©. On parla beaucoup de cette espĂšce de duel, et les personnes qui s’y Ă©taient trouvĂ©es prirent le parti d’aller voyager en Suisse. Ce courage ridicule qu’on appelle rĂ©signation, le courage d’un sot qui se laisse prendre sans mot dire n’était point Ă  l’usage de la comtesse. Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, prĂźt aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera. Limercati trouva ce projet d’un ridicule achevĂ© et la comtesse s’aperçut que chez elle le mĂ©pris avait tuĂ© l’amour. Elle redoubla d’attention pour Limercati; elle voulait rĂ©veiller son amour, et ensuite le planter lĂ  et le mettre au dĂ©sespoir. Pour rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu’à Milan, pays fort Ă©loignĂ© du nĂŽtre, on est encore au dĂ©sespoir par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de deuil, Ă©clipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pavĂ©, et l’un d’eux, le comte N..., qui, de tout temps, avait dit qu’il trouvait le mĂ©rite de Limercati un peu lourd, un peu empesĂ© pour une femme d’autant d’esprit, devint amoureux fou de la comtesse. Elle Ă©crivit Ă  Limercati: Voulez-vous agir une fois en homme d’esprit? Figurez-vous que vous ne m’avez jamais connue. Je suis, avec un peu de mĂ©pris peut-ĂȘtre, votre trĂšs humble servante. G<small>INA</small> P<small>IETRANERA</small>. A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses chĂąteaux; son amour s’exalta, il devint fou, et parla de se brĂ»ler la cervelle, chose inusitĂ©e dans les pays Ă  enfer. DĂšs le lendemain de son arrivĂ©e Ă  la campagne, il avait Ă©crit Ă  la comtesse pour lui offrir sa main et ses deux cent mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non dĂ©cachetĂ©e par le groom du comte N... Sur quoi Limercati a passĂ© trois ans dans ses terres, revenant tous les deux mois Ă  Milan, mais sans avoir jamais le courage d’y rester, et ennuyant tous ses amis de son amour passionnĂ© pour la comtesse, et du rĂ©cit circonstanciĂ© des bontĂ©s que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait qu’avec le comte N... elle se perdait, et qu’une telle liaison la dĂ©shonorait. Le fait est que la comtesse n’avait aucune sorte d’amour pour le comte N..., et c’est ce qu’elle lui dĂ©clara quand elle fut tout Ă  fait sĂ»re du dĂ©sespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l’usage, la pria de ne point divulguer la triste vĂ©ritĂ© dont elle lui faisait confidence: --Si vous avez l’extrĂȘme indulgence, ajouta-t-il, de continuer Ă  me recevoir avec toutes les distinctions extĂ©rieures accordĂ©es Ă  l’amant rĂ©gnant, je trouverai peut-ĂȘtre une place convenable. AprĂšs cette dĂ©claration hĂ©roĂŻque la comtesse ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle Ă©tait accoutumĂ©e Ă  la vie la plus Ă©lĂ©gante: elle eut Ă  rĂ©soudre ce problĂšme difficile ou pour mieux dire impossible: vivre Ă  Milan avec une pension de quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres Ă  un cinquiĂšme Ă©tage, renvoya tous ses gens et jusqu’à sa femme de chambre remplacĂ©e par une pauvre vieille faisant des mĂ©nages. Ce sacrifice Ă©tait dans le fait moins hĂ©roĂŻque et moins pĂ©nible qu’il ne nous semble; Ă  Milan la pauvretĂ© n’est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux Ăąmes effrayĂ©es comme le pire des maux. AprĂšs quelques mois de cette pauvretĂ© noble, assiĂ©gĂ©e par les lettres continuelles de Limercati, et mĂȘme du comte N... qui lui aussi voulait Ă©pouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d’une avarice exĂ©crable, vint Ă  penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la misĂšre de sa sƓur. Quoi! une del Dongo ĂȘtre rĂ©duite Ă  vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont il avait tant Ă  se plaindre, accorde aux veuves de ses gĂ©nĂ©raux! Il lui Ă©crivit qu’un appartement et un traitement dignes de sa sƓur l’attendaient au chĂąteau de Grianta. L’ñme mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l’idĂ©e de ce nouveau genre de vie; il y avait vingt ans qu’elle n’avait pas habitĂ© ce chĂąteau vĂ©nĂ©rable s’élevant majestueusement au milieu des vieux chĂątaigniers plantĂ©s du temps des Sforce. «LĂ , se disait-elle, je trouverai le repos, et, Ă  mon Ăąge, n’est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrivĂ©e au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime oĂč je suis nĂ©e, m’attend enfin une vie heureuse et paisible.» Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu’il y a de sĂ»r c’est que cette Ăąme passionnĂ©e, qui venait de refuser si lestement l’offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au chĂąteau de Grianta. Ses deux niĂšces Ă©taient folles de joie. --Tu m’as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l’embrassant; la veille de ton arrivĂ©e, j’avais cent ans. La comtesse se mit Ă  revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si cĂ©lĂ©brĂ©s par les voyageurs: la villa Melzi de l’autre cĂŽtĂ© du lac, vis-Ă -vis le chĂąteau, et qui lui sert de point de vue, au-dessus le bois sacrĂ© des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sĂ©pare les deux branches du lac, celle de CĂŽme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sĂ©vĂ©ritĂ©: aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommĂ© du monde, la baie de Naples, Ă©gale, mais ne surpasse point. C’était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa premiĂšre jeunesse et les comparait Ă  ses sensations actuelles. «Le lac de CĂŽme, se disait-elle, n’est point environnĂ©, comme le lac de GenĂšve, de grandes piĂšces de terre bien closes et cultivĂ©es selon les meilleures mĂ©thodes, choses qui rappellent l’argent et la spĂ©culation. Ici de tous cĂŽtĂ©s je vois des collines d’inĂ©gales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantĂ©s par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gĂątĂ©s et forcĂ©s Ă  rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se prĂ©cipitant vers le lac par des pentes si singuliĂšres, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situĂ©s Ă  mi-cĂŽte sont cachĂ©s par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élĂšve l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps Ă  autre les bouquets de chĂątaigniers et de cerisiers sauvages, l’Ɠil satisfait y voit croĂźtre des plantes plus vigoureuses et plus heureuses lĂ  qu’ailleurs. Par-delĂ  ces collines, dont le faĂźte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’Ɠil Ă©tonnĂ© aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austĂ©ritĂ© sĂ©vĂšre lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroĂźtre la voluptĂ© prĂ©sente. L’imagination est touchĂ©e par le son lointain de la cloche de quelque petit village cachĂ© sous les arbres: ces sons portĂ©s sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mĂ©lancolie et de rĂ©signation, et semblent dire Ă  l’homme: La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se prĂ©sente, hĂąte-toi de jouir.» Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareils au monde, rendit Ă  la comtesse son cƓur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d’annĂ©es sans revoir le lac. «Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait rĂ©fugiĂ©?» Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornĂšrent de leurs mains, car on manquait d’argent pour tout, au milieu de l’état de maison le plus splendide; depuis sa disgrĂące le marquis del Dongo avait redoublĂ© de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, prĂšs de la fameuse allĂ©e de platanes, Ă  cĂŽtĂ© de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait Ă  quatre-vingt mille francs. A l’extrĂ©mitĂ© de la digue on voyait s’élever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bĂątie tout entiĂšre en blocs de granit Ă©normes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur Ă  la mode de Milan, lui bĂątissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient reprĂ©senter les belles actions de ses ancĂȘtres. Le frĂšre aĂźnĂ© de Fabrice, le marchesino Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l’eau sur ses cheveux poudrĂ©s, et avait tous les jours quelque nouvelle niche Ă  lancer Ă  sa gravitĂ©. Enfin il dĂ©livra de l’aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n’osait rire en sa prĂ©sence. On pensait qu’il Ă©tait l’espion du marquis son pĂšre, et il fallait mĂ©nager ce despote sĂ©vĂšre et toujours furieux depuis sa dĂ©mission forcĂ©e. Ascagne jura de se venger de Fabrice. Il y eut une tempĂȘte oĂč l’on courut des dangers; quoiqu’on eĂ»t infiniment peu d’argent, on paya gĂ©nĂ©reusement les deux bateliers pour qu’ils ne dissent rien au marquis, qui dĂ©jĂ  tĂ©moignait beaucoup d’humeur de ce qu’on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde tempĂȘte; elles sont terribles et imprĂ©vues sur ce beau lac: des rafales de vent sortent Ă  l’improviste de deux gorges de montagnes placĂ©es dans des directions opposĂ©es et luttent sur les eaux. La comtesse voulut dĂ©barquer au milieu de l’ouragan et des coups de tonnerre; elle prĂ©tendait que, placĂ©e sur un rocher isolĂ© au milieu du lac, et grand comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assiĂ©gĂ©e de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en sautant de la barque, elle tomba dans l’eau. Fabrice se jeta aprĂšs elle pour la sauver, et tous deux furent entraĂźnĂ©s assez loin. Sans doute il n’est pas beau de se noyer, mais l’ennui, tout Ă©tonnĂ©, Ă©tait banni du chĂąteau fĂ©odal. La comtesse s’était passionnĂ©e pour le caractĂšre primitif et pour l’astrologie de l’abbĂ© BlanĂšs. Le peu d’argent qui lui restait aprĂšs l’acquisition de la barque avait Ă©tĂ© employĂ© Ă  acheter un petit tĂ©lescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses niĂšces et Fabrice, elle allait s’établir sur la plate-forme d’une des tours gothiques du chĂąteau. Fabrice Ă©tait le savant de la troupe, et l’on passait lĂ  plusieurs heures fort gaiement, loin des espions. Il faut avouer qu’il y avait des journĂ©es oĂč la comtesse n’adressait la parole Ă  personne; on la voyait se promener sous les hauts chĂątaigniers, plongĂ©e dans de sombres rĂȘveries; elle avait trop d’esprit pour ne pas sentir parfois l’ennui qu’il y a Ă  ne pas Ă©changer ses idĂ©es. Mais le lendemain elle riait comme la veille: c’étaient les dolĂ©ances de la marquise, sa belle-sƓur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette Ăąme naturellement si agissante. --Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste chĂąteau! s’écriait la marquise. Avant l’arrivĂ©e de la comtesse, elle n’avait pas mĂȘme le courage d’avoir de ces regrets. L’on vĂ©cut ainsi pendant l’hiver de 1814 Ă  1815. Deux fois, malgrĂ© sa pauvretĂ©, la comtesse vint passer quelques jours Ă  Milan; il s’agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donnĂ© au théùtre de la Scala, et le marquis ne dĂ©fendait point Ă  sa femme d’accompagner sa belle-sƓur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c’était la pauvre veuve du gĂ©nĂ©ral cisalpin qui prĂȘtait quelques sequins Ă  la richissime marquise del Dongo. Ces parties Ă©taient charmantes; on invitait Ă  dĂźner de vieux amis, et l’on se consolait en riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaietĂ© italienne, pleine de brio et d’imprĂ©vu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils aĂźnĂ© rĂ©pandaient autour d’eux Ă  Grianta. Fabrice, Ă  peine ĂągĂ© de seize ans, reprĂ©sentait fort bien le chef de la maison. Le 7 mars 1815, les dames Ă©taient de retour, depuis l’avant-veille, d’un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allĂ©e de platanes rĂ©cemment prolongĂ©e sur l’extrĂȘme bord du lac. Une barque parut, venant du cĂŽtĂ© de CĂŽme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: NapolĂ©on venait de dĂ©barquer au golfe de Juan. L’Europe eut la bonhomie d’ĂȘtre surprise de cet Ă©vĂ©nement, qui ne surprit point le marquis del Dongo; il Ă©crivit Ă  son souverain une lettre pleine d’effusion de cƓur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui rĂ©pĂ©tait que ses ministres Ă©taient des jacobins d’accord avec les meneurs de Paris. Le 8 mars, Ă  six heures du matin, le marquis, revĂȘtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aĂźnĂ©, le brouillon d’une troisiĂšme dĂ©pĂȘche politique; il s’occupait avec gravitĂ© Ă  la transcrire de sa belle Ă©criture soignĂ©e, sur du papier portant en filigrane l’effigie du souverain. Au mĂȘme instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse Pietranera. --Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’Empereur, qui est aussi roi d’Italie; il avait tant d’amitiĂ© pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, Ă  Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromĂštres, m’a donnĂ© son passeport; maintenant donne-moi quelques napolĂ©ons, car je n’en ai que deux Ă  moi; mais s’il le faut, j’irai Ă  pied. La comtesse pleurait de joie et d’angoisse. --Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idĂ©e te soit venue! s’écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice. Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, oĂč elle Ă©tait soigneusement cachĂ©e, une petite bourse ornĂ©e de perles; c’était tout ce qu’elle possĂ©dait au monde. --Prends, dit-elle Ă  Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il Ă  ta malheureuse mĂšre et Ă  moi, si tu nous manques? Quant au succĂšs de NapolĂ©on, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire pĂ©rir. N’as-tu pas entendu, il y a huit jours, Ă  Milan, l’histoire des vingt-trois projets d’assassinat tous si bien combinĂ©s et auxquels il n’échappa que par miracle? et alors il Ă©tait tout-puissant. Et tu as vu que ce n’est pas la volontĂ© de le perdre qui manque Ă  nos ennemis; la France n’était plus rien depuis son dĂ©part. C’était avec l’accent de l’émotion la plus vive que la comtesse parlait Ă  Fabrice des futures destinĂ©es de NapolĂ©on. --En te permettant d’aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j’ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillĂšrent, il rĂ©pandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa rĂ©solution de partir ne fut pas un instant Ă©branlĂ©e. Il expliquait avec effusion Ă  cette amie si chĂšre toutes les raisons qui le dĂ©terminaient, et que nous prenons la libertĂ© de trouver bien plaisantes. --Hier soir, il Ă©tait six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l’allĂ©e de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. LĂ , pour la premiĂšre fois, j’ai remarquĂ© au loin le bateau qui venait de CĂŽme, porteur d’une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer Ă  l’Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout Ă  coup j’ai Ă©tĂ© saisi d’une Ă©motion profonde. Le bateau a pris terre, l’agent a parlĂ© bas Ă  mon pĂšre, qui a changĂ© de couleur, et nous a pris Ă  part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux Ă©taient inondĂ©s. Tout Ă  coup, Ă  une hauteur immense et Ă  ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de NapolĂ©on; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par consĂ©quent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit Ă  l’instant, je traverserai la Suisse avec la rapiditĂ© de l’aigle, et j’irai offrir Ă  ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l’instant, quand je voyais encore l’aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idĂ©e vient d’en haut, c’est qu’au mĂȘme moment, sans discuter, j’ai pris ma rĂ©solution et j’ai vu les moyens d’exĂ©cuter ce voyage. En un clin d’Ɠil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont Ă©tĂ© comme enlevĂ©es par un souffle divin. J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange oĂč les Allemands la retiennent plongĂ©e 2; elle Ă©tendait ses bras meurtris et encore Ă  demi chargĂ©s de chaĂźnes vers son roi et son libĂ©rateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mĂšre malheureuse, je partirai, j’irai mourir ou vaincre avec cet homme marquĂ© par le destin, et qui voulut nous laver du mĂ©pris que nous jettent mĂȘme les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe. «Tu sais, ajouta-t-il Ă  voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d’oĂč jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mĂšre, l’hiver de ma naissance, planta elle-mĂȘme au bord de la grande fontaine dans notre forĂȘt, Ă  deux lieues d’ici: avant de rien faire, j’ai voulu l’aller visiter. Le printemps n’est pas trop avancĂ©, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l’état de torpeur oĂč je languis dans ce triste et froid chĂąteau. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une vĂ©ritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l’hiver est pour mon arbre. «Le croirais-tu, Gina? hier soir Ă  sept heures et demie j’arrivais Ă  mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles dĂ©jĂ  assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J’ai bĂȘchĂ© la terre avec respect Ă  l’entour de l’arbre chĂ©ri. AussitĂŽt, rempli d’un transport nouveau, j’ai traversĂ© la montagne; je suis arrivĂ© Ă  Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volĂ©, il Ă©tait dĂ©jĂ  une heure du matin quand je me suis vu Ă  la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le rĂ©veiller; mais il Ă©tait debout avec trois de ses amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre NapolĂ©on!» s’est-il Ă©criĂ©, et il m’a sautĂ© au cou. Les autres aussi m’ont embrassĂ© avec transport. «Pourquoi suis-je mariĂ©!» disait l’un d’eux. Mme Pietranera Ă©tait devenue pensive; elle crut devoir prĂ©senter quelques objections. Si Fabrice eĂ»t eu la moindre expĂ©rience, il eĂ»t bien vu que la comtesse elle-mĂȘme ne croyait pas aux bonnes raisons qu’elle se hĂątait de lui donner. Mais, Ă  dĂ©faut d’expĂ©rience, il avait de la rĂ©solution; il ne daigna pas mĂȘme Ă©couter ces raisons. La comtesse se rĂ©duisit bientĂŽt Ă  obtenir de lui que du moins il fĂźt part de son projet Ă  sa mĂšre. --Elle le dira Ă  mes sƓurs, et ces femmes me trahiront Ă  leur insu! s’écria Fabrice avec une sorte de hauteur hĂ©roĂŻque. --Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous dĂ©plairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les Ăąmes prosaĂŻques. La marquise fondit en larmes en apprenant l’étrange projet de son fils; elle n’en sentait pas l’hĂ©roĂŻsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, exceptĂ© les murs d’une prison, ne pourrait l’empĂȘcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possĂ©dait; puis elle se souvint qu’elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-ĂȘtre dix mille francs, que le marquis lui avait confiĂ©s pour les faire monter Ă  Milan. Les sƓurs de Fabrice entrĂšrent chez leur mĂšre tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre hĂ©ros; il rendait Ă  ces pauvres femmes leurs chĂ©tifs napolĂ©ons. Ses sƓurs furent tellement enthousiasmĂ©es de son projet, elles l’embrassaient avec une joie si bruyante qu’il prit Ă  la main quelques diamants qui restaient encore Ă  cacher, et voulut partir sur-le-champ. --Vous me trahiriez Ă  votre insu, dit-il Ă  ses sƓurs. Puisque j’ai tant d’argent, il est inutile d’emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui Ă©taient si chĂšres, et partit Ă  l’instant mĂȘme sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d’ĂȘtre poursuivi par des gens Ă  cheval, que le soir mĂȘme il entrait Ă  Lugano. GrĂące Ă  Dieu, il Ă©tait dans une ville suisse, et ne craignait plus d’ĂȘtre violentĂ© sur la route solitaire par des gendarmes payĂ©s par son pĂšre. De ce lieu, il lui Ă©crivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance Ă  la colĂšre du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L’Empereur Ă©tait Ă  Paris. LĂ  commencĂšrent les malheurs de Fabrice; il Ă©tait parti dans la ferme intention de parler Ă  l’Empereur: jamais il ne lui Ă©tait venu Ă  l’esprit que ce fĂ»t chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince EugĂšne et eĂ»t pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du chĂąteau des Tuileries assister aux revues passĂ©es par NapolĂ©on; mais jamais il ne put approcher de l’Empereur. Notre hĂ©ros croyait tous les Français profondĂ©ment Ă©mus comme lui de l’extrĂȘme danger que courait la patrie. A la table de l’hĂŽtel oĂč il Ă©tait descendu, il ne fit point mystĂšre de ses projets et de son dĂ©vouement; il trouva des jeunes gens d’une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquĂšrent pas de lui voler tout l’argent qu’il possĂ©dait. Heureusement, par pure modestie, il n’avait pas parlĂ© des diamants donnĂ©s par sa mĂšre. Le matin oĂč, Ă  la suite d’une orgie, il se trouva dĂ©cidĂ©ment volĂ©, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mĂ©pris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l’armĂ©e. Il ne savait rien, sinon qu’elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivĂ© sur la frontiĂšre, qu’il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupĂ© Ă  se chauffer devant une bonne cheminĂ©e, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pĂ»t lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mĂȘler imprudemment aux bivouacs de l’extrĂȘme frontiĂšre, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivĂ© au premier bataillon placĂ© Ă  cĂŽtĂ© de la route, que les soldats se mirent Ă  regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n’avait rien qui rappelĂąt l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s’approcha d’un feu, et demanda l’hospitalitĂ© en payant. Les soldats se regardĂšrent Ă©tonnĂ©s surtout de l’idĂ©e de payer, et lui accordĂšrent avec bontĂ© une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure aprĂšs, l’adjudant du rĂ©giment passant Ă  portĂ©e du bivouac, les soldats allĂšrent lui raconter l’arrivĂ©e de cet Ă©tranger parlant mal français. L’adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l’Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, Ă©tabli dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s’approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l’adjudant sous-officier, qu’aussitĂŽt il changea de pensĂ©e, et se mit Ă  interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d’abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu’avait son maĂźtre, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. AussitĂŽt un soldat appelĂ© par l’adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d’un air sĂ©vĂšre, l’adjudant ordonna Ă  Fabrice de le suivre sans rĂ©pliquer. AprĂšs lui avoir fait faire une bonne lieue, Ă  pied, dans l’obscuritĂ© rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts Ă©clairaient l’horizon, l’adjudant remit Fabrice Ă  un officier de gendarmerie qui, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromĂštres portant sa marchandise. --Sont-ils bĂȘtes, s’écria l’officier, c’est aussi trop fort! Il fit des questions Ă  notre hĂ©ros qui parla de l’Empereur et de la libertĂ© dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l’officier de gendarmerie fut saisi d’un rire fou. --Parbleu! tu n’es pas trop adroit! s’écria-t-il. Il est un peu fort de cafĂ© que l’on ose nous expĂ©dier des blancs-becs de ton espĂšce! Et quoi que pĂ»t dire Fabrice, qui se tuait Ă  expliquer qu’en effet il n’était pas marchand de baromĂštres, l’officier l’envoya Ă  la prison de B..., petite ville du voisinage oĂč notre hĂ©ros arriva sur les trois heures du matin, outrĂ© de fureur et mort de fatigue. Fabrice, d’abord Ă©tonnĂ©, puis furieux, ne comprenant absolument rien Ă  ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journĂ©es dans cette misĂ©rable prison; il Ă©crivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c’était la femme du geĂŽlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n’avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que d’ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir Ă©couter les dolĂ©ances du prisonnier; elle avait dit Ă  son mari que le blanc-bec avait de l’argent, sur quoi le prudent geĂŽlier lui avait donnĂ© carte blanche. Elle usa de la permission et reçut quelques napolĂ©ons d’or, car l’adjudant n’avait enlevĂ© que les chevaux, et l’officier de gendarmerie n’avait rien confisquĂ© du tout. Une aprĂšs-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez Ă©loignĂ©e. On se battait donc enfin! son cƓur bondissait d’impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s’opĂ©rait, trois divisions traversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme du geĂŽlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis lui prenant les mains: --Faites-moi sortir d’ici, je jurerai sur l’honneur de revenir dans la prison dĂšs qu’on aura cessĂ© de se battre. --Balivernes que tout cela! As-tu du <i>quibus</i>? Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot <i>quibus</i>. La geĂŽliĂšre, voyant ce mouvement, jugea que les eaux Ă©taient basses, et, au lieu de parler de napolĂ©ons d’or comme elle l’avait rĂ©solu, elle ne parla plus que de francs. --Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napolĂ©on sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son rĂ©giment doit filer dans la journĂ©e, il acceptera. Le marchĂ© fut bientĂŽt conclu. La geĂŽliĂšre consentit mĂȘme Ă  cacher Fabrice dans sa chambre d’oĂč il pourrait plus facilement s’évader le lendemain matin. Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit Ă  Fabrice: --Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain mĂ©tier: crois-moi, n’y reviens plus. --Mais quoi! rĂ©pĂ©tait Fabrice, il est donc criminel de vouloir dĂ©fendre la patrie? --Suffit. Rappelle-toi toujours que je t’ai sauvĂ© la vie; ton cas Ă©tait net, tu aurais Ă©tĂ© fusillĂ©, mais ne le dis Ă  personne, car tu nous ferais perdre notre place Ă  mon mari et Ă  moi; surtout ne rĂ©pĂšte jamais ton mauvais conte d’un gentilhomme de Milan dĂ©guisĂ© en marchand de baromĂštres, c’est trop bĂȘte. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d’un hussard mort avant-hier dans la prison: n’ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un marĂ©chal des logis ou un officier t’interroge de façon Ă  te forcer de rĂ©pondre, dis que tu es restĂ© malade chez un paysan qui t’a recueilli par charitĂ© comme tu tremblais la fiĂšvre dans un fossĂ© de la route. Si l’on n’est pas satisfait de cette rĂ©ponse, ajoute que tu vas rejoindre ton rĂ©giment. On t’arrĂȘtera peut-ĂȘtre Ă  cause de ton accent: alors dis que tu es nĂ© en PiĂ©mont, que tu es un conscrit restĂ© en France l’annĂ©e passĂ©e, etc. Pour la premiĂšre fois, aprĂšs trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la geĂŽliĂšre, qui, ce matin-lĂ , Ă©tait fort tendre, et enfin tandis qu’armĂ©e d’une aiguille elle rĂ©trĂ©cissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement Ă  cette femme Ă©tonnĂ©e. Elle y crut un instant; il avait l’air si naĂŻf, et il Ă©tait si joli habillĂ© en hussard! --Puisque tu as tant de bonne volontĂ© pour te battre, lui dit-elle enfin Ă  demi persuadĂ©e, il fallait donc en arrivant Ă  Paris t’engager dans un rĂ©giment. En payant Ă  boire Ă  un marĂ©chal des logis, ton affaire Ă©tait faite! La geĂŽliĂšre ajouta beaucoup de bons avis pour l’avenir, et enfin, Ă  la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, aprĂšs lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu’il pĂ»t arriver. DĂšs que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l’habit et la feuille de route d’un hussard mort en prison, oĂč l’avait conduit, dit-on, le vol d’une vache et de quelques couverts d’argent! j’ai pour ainsi dire succĂ©dĂ© Ă  son ĂȘtre... et cela sans le vouloir ni le prĂ©voir en aucune maniĂšre! Gare la prison!... Le prĂ©sage est clair, j’aurai beaucoup Ă  souffrir de la prison! Il n’y avait pas une heure que Fabrice avait quittĂ© sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença Ă  tomber avec une telle force qu’à peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassĂ© par des bottes grossiĂšres qui n’étaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d’un paysan montĂ© sur un mĂ©chant cheval, il acheta le cheval en s’expliquant par signes; la geĂŽliĂšre lui avait recommandĂ© de parler le moins possible, Ă  cause de son accent. Ce jour-lĂ  l’armĂ©e, qui venait de gagner la bataille de Ligny, Ă©tait en pleine marche sur Bruxelles; on Ă©tait Ă  la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie Ă  verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout Ă  fait les affreux moments de dĂ©sespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu’à la nuit trĂšs avancĂ©e, et comme il commençait Ă  avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort Ă©loignĂ©e de la route. Ce paysan pleurait et prĂ©tendait qu’on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un Ă©cu, et il trouva de l’avoine. Mon cheval n’est pas beau, se dit Fabrice; mais qu’importe, il pourrait bien se trouver du goĂ»t de quelque adjudant, et il alla coucher Ă  l’écurie Ă  ses cĂŽtĂ©s. Une heure avant le jour, le lendemain, Fabrice Ă©tait sur la route, et, Ă  force de caresses, il Ă©tait parvenu Ă  faire prendre le trot Ă  son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade: c’étaient les prĂ©liminaires de Waterloo. CHAPITRE III Fabrice trouva bientĂŽt des vivandiĂšres, et l’extrĂȘme reconnaissance qu’il avait pour la geĂŽliĂšre de B... le porta Ă  leur adresser la parole: il demanda Ă  l’une d’elles oĂč Ă©tait le 4^{e} rĂ©giment de hussards, auquel il appartenait. --Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la cantiniĂšre touchĂ©e par la pĂąleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n’as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd’hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lĂącher ta balle tout comme un autre. Ce conseil dĂ©plut Ă  Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantiniĂšre. De temps Ă  autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empĂȘchait de s’entendre, car Fabrice Ă©tait tellement hors de lui d’enthousiasme et de bonheur, qu’il avait renouĂ© la conversation. Chaque mot de la cantiniĂšre redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l’exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire Ă  cette femme qui semblait si bonne. Elle Ă©tait fort Ă©tonnĂ©e et ne comprenait rien du tout Ă  ce que lui racontait ce beau jeune soldat. --Je vois le fin mot, s’écria-t-elle enfin d’un air de triomphe: vous ĂȘtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4^{e} de hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l’uniforme que vous portez, et vous courez aprĂšs elle. Vrai, comme Dieu est lĂ -haut, vous n’avez jamais Ă©tĂ© soldat; mais, comme un brave garçon que vous ĂȘtes, puisque votre rĂ©giment est au feu, vous voulez y paraĂźtre, et ne pas passer pour un capon. Fabrice convint de tout: c’était le seul moyen qu’il eĂ»t de recevoir de bons conseils. «J’ignore toutes les façons d’agir de ces Français, se disait-il, et, si je ne suis pas guidĂ© par quelqu’un, je parviendrai encore Ă  me faire jeter en prison, et l’on me volera mon cheval. --D’abord, mon petit, lui dit la cantiniĂšre, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n’as pas vingt et un ans: c’est tout le bout du monde si tu en as dix-sept. C’était la vĂ©ritĂ©, et Fabrice l’avoua de bonne grĂące. --Ainsi, tu n’es pas mĂȘme conscrit; c’est uniquement Ă  cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n’est pas dĂ©goĂ»tĂ©e. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu’elle t’a remis, il faut primo que tu achĂštes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d’un peu prĂšs; c’est lĂ  un cheval de paysan qui te fera tuer dĂšs que tu seras en ligne. Cette fumĂ©e blanche, que tu vois lĂ -bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prĂ©pare-toi Ă  avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps. Fabrice suivit ce conseil, et, prĂ©sentant un napolĂ©on Ă  la vivandiĂšre, la pria de se payer. --C’est pitiĂ© de le voir! s’écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dĂ©penser son argent! Tu mĂ©riterais bien qu’aprĂšs avoir empoignĂ© ton napolĂ©on je fisse prendre son grand trot Ă  Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant dĂ©taler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d’or. Tiens, lui dit-elle, voilĂ  dix-huit francs cinquante centimes, et ton dĂ©jeuner te coĂ»te trente sous. Maintenant, nous allons bientĂŽt avoir des chevaux Ă  revendre. Si la bĂȘte est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon. Le dĂ©jeuner fini, la vivandiĂšre, qui pĂ©rorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avançait Ă  travers champs, et qui passa sur la route. --HolĂ , hĂ©! lui cria cette femme; holĂ ! Margot! ton 6^{e} lĂ©ger est sur la droite. --Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandiĂšre Ă  notre hĂ©ros; mais en vĂ©ritĂ© tu me fais pitiĂ©; j’ai de l’amitiĂ© pour toi, sacrĂ© diĂ©! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t’en au 6^{e} lĂ©ger avec moi. --Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis rĂ©solu d’aller lĂ -bas vers cette fumĂ©e blanche. --Regarde comme ton cheval remue les oreilles! DĂšs qu’il sera lĂ -bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main, il se mettra Ă  galoper, et Dieu sait oĂč il te mĂšnera. Veux-tu m’en croire? DĂšs que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi Ă  cĂŽtĂ© des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement dĂ©chirer une cartouche. Fabrice, fort piquĂ©, avoua cependant Ă  sa nouvelle amie qu’elle avait devinĂ© juste. --Pauvre petit! il va ĂȘtre tuĂ© tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantiniĂšre d’un air d’autoritĂ©. --Mais je veux me battre. --Tu te battras aussi; va, le 6^{e} lĂ©ger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde. --Mais serons-nous bientĂŽt Ă  votre rĂ©giment? --Dans un quart d’heure tout au plus. «RecommandĂ© par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre.» A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre. --C’est comme un chapelet, dit Fabrice. --On commence Ă  distinguer les feux de peloton, dit la vivandiĂšre en donnant un coup de fouet Ă  son petit cheval qui semblait tout animĂ© par le feu. La cantiniĂšre tourna Ă  droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d’y rester: Fabrice poussa Ă  la roue. Son cheval tomba deux fois; bientĂŽt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s’arrĂȘta tout court: c’était un cadavre, posĂ© en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier. La figure de Fabrice, trĂšs pĂąle naturellement, prit une teinte verte fort prononcĂ©e: la cantiniĂšre, aprĂšs avoir regardĂ© le mort, dit, comme se parlant Ă  elle-mĂȘme: --Ça n’est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre hĂ©ros, elle Ă©clata de rire. --Ah! ah! mon petit! s’écria-t-elle, en voilĂ  du nanan! Fabrice restait glacĂ©. Ce qui le frappait surtout c’était la saletĂ© des pieds de ce cadavre qui dĂ©jĂ  Ă©tait dĂ©pouillĂ© de ses souliers, et auquel on n’avait laissĂ© qu’un mauvais pantalon tout souillĂ© de sang. --Approche, lui dit la cantiniĂšre; descends de cheval; il faut que tu t’y accoutumes; tiens, s’écria-t-elle, il en a eu par la tĂȘte. Une balle, entrĂ©e Ă  cĂŽtĂ© du nez, Ă©tait sortie par la tempe opposĂ©e, et dĂ©figurait ce cadavre d’une façon hideuse; il Ă©tait restĂ© avec un Ɠil ouvert. --Descends donc de cheval, petit, dit la cantiniĂšre, et donne-lui une poignĂ©e de main pour voir s’il te la rendra. Sans hĂ©siter, quoique prĂȘt Ă  rendre l’ñme de dĂ©goĂ»t, Fabrice se jeta Ă  bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme; puis il resta comme anĂ©anti; il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter Ă  cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c’était cet Ɠil ouvert. «La vivandiĂšre va me croire un lĂąche», se disait-il avec amertume; mais il sentait l’impossibilitĂ© de faire un mouvement: il serait tombĂ©. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout Ă  fait. La vivandiĂšre s’en aperçut, sauta lestement Ă  bas de sa petite voiture, et lui prĂ©senta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandiĂšre le regardait de temps Ă  autre du coin de l’Ɠil. --Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd’hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu’il faut que tu apprennes le mĂ©tier de soldat. --Au contraire, je veux me battre tout de suite, s’écria notre hĂ©ros d’un air sombre, qui sembla de bon augure Ă  la vivandiĂšre. Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups commençaient Ă  former comme une basse continue; un coup n’était sĂ©parĂ© du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton. Dans ce moment la route s’enfonçait au milieu d’un bouquet de bois; la vivandiĂšre vit trois ou quatre soldats des nĂŽtres qui venaient Ă  elle courant Ă  toutes jambes; elle sauta lestement Ă  bas de sa voiture et courut se cacher Ă  quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui Ă©tait restĂ© au lieu oĂč l’on venait d’arracher un grand arbre. «Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lĂąche!» Il s’arrĂȘta auprĂšs de la petite voiture abandonnĂ©e par la cantiniĂšre et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention Ă  lui et passĂšrent en courant le long du bois, Ă  gauche de la route. --Ce sont des nĂŽtres, dit tranquillement la vivandiĂšre en revenant tout essoufflĂ©e vers sa petite voiture... Si ton cheval Ă©tait capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu’au bout du bois, vois s’il y a quelqu’un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche Ă  un peuplier, l’effeuilla et se mit Ă  battre son cheval Ă  tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint Ă  son petit trot accoutumĂ©. La vivandiĂšre avait mis son cheval au galop: --ArrĂȘte-toi donc, arrĂȘte! criait-elle Ă  Fabrice. BientĂŽt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les cĂŽtĂ©s, Ă  droite, Ă  gauche, derriĂšre. Et comme le bouquet de bois d’oĂč ils sortaient occupait un tertre Ă©levĂ© de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n’y avait personne dans le prĂ© au-delĂ  du bois. Ce prĂ© Ă©tait bordĂ©, Ă  mille pas de distance, par une longue rangĂ©e de saules, trĂšs touffus; au-dessus des saules paraissait une fumĂ©e blanche qui quelquefois s’élevait dans le ciel en tournoyant. --Si je savais seulement oĂč est le rĂ©giment! disait la cantiniĂšre embarrassĂ©e. Il ne faut pas traverser ce grand prĂ© tout droit. A propos, toi, dit-elle Ă  Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t’amuser Ă  le sabrer. A ce moment, la cantiniĂšre aperçut les quatre soldats dont nous venons de parler, ils dĂ©bouchaient du bois dans la plaine Ă  gauche de la route. L’un d’eux Ă©tait Ă  cheval. --VoilĂ  ton affaire, dit-elle Ă  Fabrice. HolĂ ! ho! cria-t-elle Ă  celui qui Ă©tait Ă  cheval, viens donc ici boire le verre d’eau-de-vie; les soldats s’approchĂšrent. --OĂč est le 6^{e} lĂ©ger? cria-t-elle. --LĂ -bas, Ă  cinq minutes d’ici, en avant de ce canal qui est le long des saules; mĂȘme que le colonel Macon vient d’ĂȘtre tuĂ©. --Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi? --Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mĂšre, un cheval d’officier que je vais vendre cinq napolĂ©ons avant un quart d’heure. --Donne-m’en un de tes napolĂ©ons, dit la vivandiĂšre Ă  Fabrice. Puis s’approchant du soldat Ă  cheval: --Descends vivement, lui dit-elle, voilĂ  ton napolĂ©on. Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandiĂšre dĂ©tachait le petit portemanteau qui Ă©tait sur la rosse. --Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c’est comme ça que vous laissez travailler une dame! Mais Ă  peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu’il se mit Ă  se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir. --Bon signe! dit la vivandiĂšre, le monsieur n’est pas accoutumĂ© au chatouillement du portemanteau. --Un cheval de gĂ©nĂ©ral, s’écriait le soldat qui l’avait vendu, un cheval qui vaut dix napolĂ©ons comme un liard! --VoilĂ  vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eĂ»t du mouvement. A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu’il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de cĂŽtĂ© et d’autre comme rasĂ©es par un coup de faux. --Tiens, voilĂ  le brutal qui s’avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs. Il pouvait ĂȘtre deux heures. Fabrice Ă©tait encore dans l’enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu’une troupe de gĂ©nĂ©raux, suivis d’une vingtaine de hussards, traversĂšrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il Ă©tait arrĂȘtĂ©: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tĂȘte violents contre la bride qui le retenait. «Eh bien, soit!» se dit Fabrice. Le cheval laissĂ© Ă  lui-mĂȘme partit ventre Ă  terre et alla rejoindre l’escorte qui suivait les gĂ©nĂ©raux. Fabrice compta quatre chapeaux bordĂ©s. Un quart d’heure aprĂšs, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces gĂ©nĂ©raux Ă©tait le cĂ©lĂšbre marĂ©chal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre gĂ©nĂ©raux Ă©tait le marĂ©chal Ney; il eĂ»t donnĂ© tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu’il ne fallait pas parler. L’escorte s’arrĂȘta pour passer un large fossĂ© rempli d’eau par la pluie de la veille, il Ă©tait bordĂ© de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie Ă  l’entrĂ©e de laquelle Fabrice avait achetĂ© le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied Ă  terre; le bord du fossĂ© Ă©tait Ă  pic et fort glissant, et l’eau se trouvait bien Ă  trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au marĂ©chal Ney et Ă  la gloire qu’à son cheval, lequel Ă©tant fort animĂ©, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l’eau Ă  une hauteur considĂ©rable. Un des gĂ©nĂ©raux fut entiĂšrement mouillĂ© par la nappe d’eau, et s’écria en jurant: --Au diable la f... bĂȘte! Fabrice se sentit profondĂ©ment blessĂ© de cette injure. «Puis-je en demander raison?» se dit-il. En attendant, pour prouver qu’il n’était pas si gauche, il entreprit de faire monter Ă  son cheval la rive opposĂ©e du fossĂ©; mais elle Ă©tait Ă  pic et haute de cinq Ă  six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de l’eau jusqu’à la tĂȘte, et enfin trouva une sorte d’abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l’autre cĂŽtĂ© du canal. Il fut le premier homme de l’escorte qui y parut, il se mit Ă  trotter fiĂšrement le long du bord: au fond du canal les hussards se dĂ©menaient, assez embarrassĂ©s de leur position; car en beaucoup d’endroits l’eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement Ă©pouvantable. Un marĂ©chal des logis s’aperçut de la manƓuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l’air si peu militaire. --Remontez! il y a un abreuvoir Ă  gauche! s’écria-t-il, et peu Ă  peu tous passĂšrent. En arrivant sur l’autre rive, Fabrice y avait trouvĂ© les gĂ©nĂ©raux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut Ă  peine s’il entendit le gĂ©nĂ©ral, par lui si bien mouillĂ©, qui criait Ă  son oreille: --OĂč as-tu pris ce cheval? Fabrice Ă©tait tellement troublĂ© qu’il rĂ©pondit en italien: --L’ho comprato poco fa. (Je viens de l’acheter Ă  l’instant.) --Que dis-tu? lui cria le gĂ©nĂ©ral. Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui rĂ©pondre. Nous avouerons que notre hĂ©ros Ă©tait fort peu hĂ©ros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne; il Ă©tait surtout scandalisĂ© de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop; on traversait une grande piĂšce de terre labourĂ©e, situĂ©e au-delĂ  du canal, et ce champ Ă©tait jonchĂ© de cadavres. --Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l’escorte. Et d’abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres Ă©taient vĂȘtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient Ă©videmment pour demander du secours, et personne ne s’arrĂȘtait pour leur en donner. Notre hĂ©ros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mĂźt les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrĂȘta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention Ă  son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessĂ©. --Veux-tu bien t’arrĂȘter, blanc-bec! lui cria le marĂ©chal des logis. Fabrice s’aperçut qu’il Ă©tait Ă  vingt pas sur la droite en avant des gĂ©nĂ©raux, et prĂ©cisĂ©ment du cĂŽtĂ© oĂč ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger Ă  la queue des autres hussards restĂ©s Ă  quelques pas en arriĂšre, il vit le plus gros de ces gĂ©nĂ©raux qui parlait Ă  son voisin, gĂ©nĂ©ral aussi, d’un air d’autoritĂ© et presque de rĂ©primande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiositĂ©; et, malgrĂ© le conseil de ne point parler, Ă  lui donnĂ© par son amie la geĂŽliĂšre, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit Ă  son voisin: --Quel est-il ce gĂ©nĂ©ral qui gourmande son voisin? --Pardi, c’est le marĂ©chal! --Quel marĂ©chal? --Le marĂ©chal Ney, bĂȘta! Ah çà! oĂč as-tu servi jusqu’ici? Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point Ă  se fĂącher de l’injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves. Tout Ă  coup on partit au grand galop. Quelques instants aprĂšs, Fabrice vit, Ă  vingt pas en avant, une terre labourĂ©e qui Ă©tait remuĂ©e d’une façon singuliĂšre. Le fond des sillons Ă©tait plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crĂȘte de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancĂ©s Ă  trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensĂ©e se remit Ă  songer Ă  la gloire du marĂ©chal. Il entendit un cri sec auprĂšs de lui: c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu’il les regarda, ils Ă©taient dĂ©jĂ  Ă  vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se dĂ©battait sur la terre labourĂ©e, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue. «Ah! m’y voilĂ  donc enfin au feu! se dit-il. J’ai vu le feu! se rĂ©pĂ©tait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire.» A ce moment, l’escorte allait ventre Ă  terre, et notre hĂ©ros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du cĂŽtĂ© d’oĂč venaient les boulets, il voyait la fumĂ©e blanche de la batterie Ă  une distance Ă©norme, et, au milieu du ronflement Ă©gal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des dĂ©charges beaucoup plus voisines; il n’y comprenait rien du tout. A ce moment, les gĂ©nĂ©raux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui Ă©tait Ă  cinq pieds en contrebas. Le marĂ©chal s’arrĂȘta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout Ă  son aise; il le trouva trĂšs blond, avec une grosse tĂȘte rouge. «Nous n’avons point des figures comme celle-lĂ  en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pĂąle et qui ai des cheveux chĂątains, je ne serai comme ça», ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire: «Jamais je ne serai un hĂ©ros.» Il regarda les hussards; Ă  l’exception d’un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l’escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tĂȘte vers l’ennemi. C’étaient des lignes fort Ă©tendues d’hommes rouges; mais, ce qui l’étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui Ă©taient des rĂ©giments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contrebas que le marĂ©chal et l’escorte s’étaient mis Ă  suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumĂ©e empĂȘchait de rien distinguer du cĂŽtĂ© vers lequel on s’avançait; l’on voyait quelquefois des hommes au galop se dĂ©tacher sur cette fumĂ©e blanche. Tout Ă  coup, du cĂŽtĂ© de l’ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre Ă  terre. «Ah! nous sommes attaquĂ©s», se dit-il; puis il vit deux de ces hommes parler au marĂ©chal. Un des gĂ©nĂ©raux de la suite de ce dernier partit au galop du cĂŽtĂ© de l’ennemi, suivi de deux hussards de l’escorte et des quatre hommes qui venaient d’arriver. AprĂšs un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva Ă  cĂŽtĂ© d’un marĂ©chal des logis qui avait l’air fort bon enfant. «Il faut que je parle Ă  celui-lĂ , se dit-il, peut-ĂȘtre ils cesseront de me regarder.» Il mĂ©dita longtemps. --Monsieur, c’est la premiĂšre fois que j’assiste Ă  la bataille, dit-il enfin au marĂ©chal des logis; mais ceci est-il une vĂ©ritable bataille? --Un peu. Mais vous, qui ĂȘtes-vous? --Je suis le frĂšre de la femme d’un capitaine. --Et comment l’appelez-vous, ce capitaine? Notre hĂ©ros fut terriblement embarrassĂ©; il n’avait point prĂ©vu cette question. Par bonheur, le marĂ©chal et l’escorte repartaient au galop. Quel nom français dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maĂźtre d’hĂŽtel oĂč il avait logĂ© Ă  Paris; il rapprocha son cheval de celui du marĂ©chal des logis, et lui cria de toutes ses forces: --Le capitaine Meunier! L’autre, entendant mal Ă  cause du roulement du canon, lui rĂ©pondit: --Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a Ă©tĂ© tuĂ©. «Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l’affligĂ©.» --Ah, mon Dieu! cria-t-il, et il prit une mine piteuse. On Ă©tait sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit prĂ©, on allait ventre Ă  terre, les boulets arrivaient de nouveau, le marĂ©chal se porta vers une division de cavalerie. L’escorte se trouvait au milieu de cadavres et de blessĂ©s; mais ce spectacle ne faisait dĂ©jĂ  plus autant d’impression sur notre hĂ©ros; il avait autre chose Ă  penser. Pendant que l’escorte Ă©tait arrĂȘtĂ©e, il aperçut la petite voiture d’une cantiniĂšre, et sa tendresse pour ce corps respectable l’emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre. --Restez donc, s...! lui cria le marĂ©chal des logis. «Que peut-il me faire ici?» pensa Fabrice, et il continua de galoper vers la cantiniĂšre. En donnant de l’éperon Ă  son cheval, il avait eu quelque espoir que c’était sa bonne cantiniĂšre du matin; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriĂ©taire Ă©tait tout autre, et notre hĂ©ros lui trouva l’air fort mĂ©chant. Comme il l’abordait, Fabrice l’entendit qui disait: --Il Ă©tait pourtant bien bel homme! Un fort vilain spectacle attendait lĂ  le nouveau soldat; on coupait la cuisse Ă  un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d’eau-de-vie. --Comme tu y vas, gringalet! s’écria la cantiniĂšre. L’eau-de-vie lui donna une idĂ©e: il faut que j’achĂšte la bienveillance de mes camarades les hussards de l’escorte. --Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il Ă  la vivandiĂšre. --Mais sais-tu, rĂ©pondit-elle, que ce reste-lĂ  coĂ»te dix francs, un jour comme aujourd’hui? Comme il regagnait l’escorte au galop: --Ah! tu nous rapportes la goutte! s’écria le marĂ©chal des logis, c’est pour ça que tu dĂ©sertais? Donne. La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l’air aprĂšs avoir bu. --Merci, camarade! cria-t-il Ă  Fabrice. --Tous les yeux le regardĂšrent avec bienveillance. Ces regards ĂŽtĂšrent un poids de cent livres de dessus le cƓur de Fabrice: c’était un de ces cƓurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l’amitiĂ© de ce qui les entoure. Enfin il n’était plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respira profondĂ©ment, puis d’une voix libre, il dit au marĂ©chal des logis: --Et si le capitaine Teulier a Ă©tĂ© tuĂ©, oĂč pourrais-je rejoindre ma sƓur? Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier. --C’est ce que vous saurez ce soir, lui rĂ©pondit le marĂ©chal des logis. L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout Ă  fait enivrĂ©; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort Ă  propos d’un mot que rĂ©pĂ©tait le cocher de sa mĂšre: «Quand on a levĂ© le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.» Le marĂ©chal s’arrĂȘta longtemps auprĂšs de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger; mais pendant une heure ou deux notre hĂ©ros n’eut guĂšre la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb. Tout Ă  coup le marĂ©chal des logis cria Ă  ses hommes: --Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s...! Sur-le-champ l’escorte cria vive l’Empereur! Ă  tue-tĂȘte. On peut penser si notre hĂ©ros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des gĂ©nĂ©raux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues criniĂšres pendantes que portaient Ă  leurs casques les dragons de la suite l’empĂȘchĂšrent de distinguer les figures. «Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, Ă  cause de ces maudits verres d’eau-de-vie!» Cette rĂ©flexion le rĂ©veilla tout Ă  fait. On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire. --C’est donc l’Empereur qui a passĂ© lĂ ? dit-il Ă  son voisin. --Eh! certainement, celui qui n’avait pas d’habit brodĂ©. Comment ne l’avez-vous pas vu? lui rĂ©pondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper aprĂšs l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire rĂ©ellement la guerre Ă  la suite de ce hĂ©ros! C’était pour cela qu’il Ă©tait venu en France. «J’en suis parfaitement le maĂźtre, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison pour faire le service que je fais, que la volontĂ© de mon cheval qui s’est mis Ă  galoper pour suivre ces gĂ©nĂ©raux.» Ce qui dĂ©termina Fabrice Ă  rester, c’est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine; il commençait Ă  se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitiĂ© des hĂ©ros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait Ă  l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance Ă  faire; peut-ĂȘtre mĂȘme on lui ferait la mine car ces autres cavaliers Ă©taient des dragons et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le marĂ©chal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre hĂ©ros au comble du bonheur; il eĂ»t fait tout au monde pour ses camarades; son Ăąme et son esprit Ă©taient dans les nues. Tout lui semblait avoir changĂ© de face depuis qu’il Ă©tait avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions. «Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geĂŽliĂšre.» Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’était plus avec le marĂ©chal Ney; le gĂ©nĂ©ral qu’ils suivaient Ă©tait grand, mince, et avait la figure sĂšche et l’Ɠil terrible. Ce gĂ©nĂ©ral n’était autre que le comte d’A..., le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eĂ»t trouvĂ© Ă  voir Fabrice del Dongo. Il y avait dĂ©jĂ  longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets; on arriva derriĂšre un rĂ©giment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaĂŻens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes. Le soleil Ă©tait dĂ©jĂ  fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourĂ©e. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout prĂšs de lui: il tourna la tĂȘte, quatre hommes Ă©taient tombĂ©s avec leurs chevaux; le gĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme avait Ă©tĂ© renversĂ©, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetĂ©s par terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatriĂšme criait: --Tirez-moi de dessous. Le marĂ©chal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied Ă  terre pour secourir le gĂ©nĂ©ral qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait Ă  s’éloigner de son cheval qui se dĂ©battait renversĂ© par terre et lançait des coups de pied furibonds. Le marĂ©chal des logis s’approcha de Fabrice. A ce moment notre hĂ©ros entendit dire derriĂšre lui et tout prĂšs de son oreille: --C’est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds; on les Ă©levait en mĂȘme temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’à terre, oĂč il tomba assis. L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le gĂ©nĂ©ral, aidĂ© par le marĂ©chal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit Ă  courir aprĂšs eux en criant: --Ladri! ladri!(voleurs! voleurs!) Il Ă©tait plaisant de courir aprĂšs des voleurs au milieu d’un champ de bataille. L’escorte et le gĂ©nĂ©ral, comte d’A..., disparurent bientĂŽt derriĂšre une rangĂ©e de saules. Fabrice, ivre de colĂšre, arriva aussi Ă  cette ligne de saules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arrivĂ© de l’autre cĂŽtĂ©, il se remit Ă  jurer en apercevant de nouveau, mais Ă  une trĂšs grande distance, le gĂ©nĂ©ral et l’escorte qui se perdaient dans les arbres. --Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en français. DĂ©sespĂ©rĂ©, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossĂ©, fatiguĂ© et mourant de faim. Si son beau cheval lui eĂ»t Ă©tĂ© enlevĂ© par l’ennemi, il n’y eĂ»t pas songĂ©; mais se voir trahir et voler par ce marĂ©chal des logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frĂšres! c’est ce qui lui brisait le cƓur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuyĂ© contre un saule, il se mit Ă  pleurer Ă  chaudes larmes. Il dĂ©faisait un Ă  un tous ses beaux rĂȘves d’amitiĂ© chevaleresque et sublime, comme celle des hĂ©ros de la JĂ©rusalem dĂ©livrĂ©e. Voir arriver la mort n’était rien, entourĂ© d’ñmes hĂ©roĂŻques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entourĂ© de vils fripons!!! Fabrice exagĂ©rait comme tout homme indignĂ©. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient Ă  arriver jusqu’à la rangĂ©e d’arbres Ă  l’ombre desquels il mĂ©ditait. Il se leva et chercha Ă  s’orienter. Il regardait ces prairies bordĂ©es par un large canal et la rangĂ©e de saules touffus: il crut se reconnaĂźtre. Il aperçut un corps d’infanterie qui passait le fossĂ© et entrait dans les prairies, Ă  un quart de lieue en avant de lui. «J’allais m’endormir, se dit-il; il s’agit de n’ĂȘtre pas prisonnier»; et il se mit Ă  marcher trĂšs vite. En avançant il fut rassurĂ©, il reconnut l’uniforme, les rĂ©giments par lesquels il craignait d’ĂȘtre coupĂ© Ă©taient français. Il obliqua Ă  droite pour les rejoindre. AprĂšs la douleur morale d’avoir Ă©tĂ© si indignement trahi et volĂ©, il en Ă©tait une autre qui, Ă  chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrĂȘme qu’aprĂšs avoir marchĂ©, ou plutĂŽt couru pendant dix minutes, il s’aperçut que le corps d’infanterie, qui allait trĂšs vite aussi, s’arrĂȘtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats. --Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain? --Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers! Ce mot dur et le ricanement gĂ©nĂ©ral qui le suivit accablĂšrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun Ă©lan d’ñmes amantes de la gloire qu’il s’était figurĂ© d’aprĂšs les proclamations de NapolĂ©on! Il s’assit, ou plutĂŽt se laissa tomber sur le gazon; il devint trĂšs pĂąle. Le soldat qui lui avait parlĂ©, et qui s’était arrĂȘtĂ© Ă  dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain, puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui Ă©taient Ă©loignĂ©s de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber de fatigue et cherchait dĂ©jĂ  de l’Ɠil une place commode; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantiniĂšre du matin! Elle accourut Ă  lui et fut effrayĂ©e de sa mine. --Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessĂ©? et ton beau cheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, oĂč elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre hĂ©ros, excĂ©dĂ© de fatigue, s’endormit profondĂ©ment. 3 CHAPITRE IV Rien ne put le rĂ©veiller, ni les coups de fusil tirĂ©s fort prĂšs de la petite charrette, ni le trot du cheval que la cantiniĂšre fouettait Ă  tour de bras. Le rĂ©giment attaquĂ© Ă  l’improviste par des nuĂ©es de cavalerie prussienne, aprĂšs avoir cru Ă  la victoire toute la journĂ©e, battait en retraite, ou plutĂŽt s’enfuyait du cĂŽtĂ© de la France. Le colonel, beau jeune homme, bien ficelĂ©, qui venait de succĂ©der Ă  Macon, fut sabrĂ©; le chef de bataillon qui le remplaça dans le commandement, vieillard Ă  cheveux blancs, fit faire halte au rĂ©giment. --F...! dit-il aux soldats, du temps de la rĂ©publique on attendait pour filer d’y ĂȘtre forcĂ© par l’ennemi... DĂ©fendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s’écriait-il en jurant; c’est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir! La petite charrette s’arrĂȘta, Fabrice se rĂ©veilla tout Ă  coup. Le soleil Ă©tait couchĂ© depuis longtemps; il fut tout Ă©tonnĂ© de voir qu’il Ă©tait presque nuit. Les soldats couraient de cĂŽtĂ© et d’autre dans une confusion qui surprit fort notre hĂ©ros; il trouva qu’ils avaient l’air penaud. --Qu’est-ce donc? dit-il Ă  la cantiniĂšre. --Rien du tout. C’est que nous sommes flambĂ©s, mon petit; c’est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bĂȘta de gĂ©nĂ©ral a d’abord cru que c’était la nĂŽtre. Allons, vivement, aide-moi Ă  rĂ©parer le trait de Cocotte qui s’est cassĂ©. Quelques coups de fusil partirent Ă  dix pas de distance: notre hĂ©ros, frais et dispos, se dit: «Mais rĂ©ellement, pendant toute la journĂ©e, je ne me suis pas battu, j’ai seulement escortĂ© un gĂ©nĂ©ral.» --Il faut que je me batte, dit-il Ă  la cantiniĂšre. --Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus! --Aubry, mon garçon, cria-t-elle Ă  un caporal qui passait, regarde toujours de temps Ă  autre oĂč en est la petite voiture. --Vous allez vous battre? dit Fabrice Ă  Aubry. --Non, je vais mettre mes escarpins pour aller Ă  la danse! --Je vous suis. --Je te recommande le petit hussard, cria la cantiniĂšre, le jeune bourgeois a du cƓur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derriĂšre un gros chĂȘne entourĂ© de ronces. ArrivĂ© lĂ , il les plaça au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort Ă©tendue; chacun Ă©tait au moins Ă  dix pas de son voisin. --Ah çà! vous autres, dit le caporal, et c’était la premiĂšre fois qu’il parlait, n’allez pas faire feu avant l’ordre, songez que vous n’avez plus que trois cartouches. «Mais que se passe-t-il donc?» se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit: --Je n’ai pas de fusil. --Tais-toi d’abord! Avance-toi lĂ , Ă  cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu’un des pauvres soldats du rĂ©giment qui viennent d’ĂȘtre sabrĂ©s; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dĂ©pouiller un blessĂ©, au moins; prends le fusil et la giberne d’un qui soit bien mort, et dĂ©pĂȘche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens. Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne. --Charge ton fusil et mets-toi lĂ  derriĂšre cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai... Dieu de Dieu! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas mĂȘme charger son arme!... (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lĂąche ton coup qu’à bout portant quand ton cavalier sera Ă  trois pas de toi; il faut presque que ta baĂŻonnette touche son uniforme. «Jette donc ton grand sabre, s’écria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber, nom de D...! Quels soldats on nous donne maintenant! En parlant ainsi, il prit lui-mĂȘme le sabre qu’il jeta au loin avec colĂšre. --Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tirĂ© un coup de fusil? --Je suis chasseur. --Dieu soit louĂ©! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai. Et il s’en alla. Fabrice Ă©tait tout joyeux. «Enfin je vais me battre rĂ©ellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m’exposer Ă  ĂȘtre tuĂ©; mĂ©tier de dupe.» Il regardait de tous cĂŽtĂ©s avec une extrĂȘme curiositĂ©. Au bout d’un moment, il entendit partir sept Ă  huit coups de fusil tout prĂšs de lui. Mais, ne recevant point l’ordre de tirer, il se tenait tranquille derriĂšre son arbre. Il Ă©tait presque nuit; il lui semblait ĂȘtre Ă  l’espĂšre, Ă  la chasse de l’ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une idĂ©e de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en dĂ©tacha la balle: «Si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque», et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout Ă  cĂŽtĂ© de son arbre; en mĂȘme temps il vit un cavalier vĂȘtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite Ă  sa gauche. «Il n’est pas Ă  trois pas, se dit-il, mais Ă  cette distance je suis sĂ»r de mon coup», il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la dĂ©tente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre hĂ©ros se croyait Ă  la chasse: il courut tout joyeux sur la piĂšce qu’il venait d’abattre. Il touchait dĂ©jĂ  l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapiditĂ© incroyable, deux cavaliers prussiens arrivĂšrent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva Ă  toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n’étaient plus qu’à trois pas de lui lorsqu’il atteignit une nouvelle plantation de petits chĂȘnes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chĂȘnes arrĂȘtĂšrent un instant les cavaliers, mais ils passĂšrent et se remirent Ă  poursuivre Fabrice dans une clairiĂšre. De nouveau ils Ă©taient prĂšs de l’atteindre, lorsqu’il se glissa entre sept Ă  huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brĂ»lĂ©e par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tĂȘte; comme il la relevait, il se trouva vis-Ă -vis du caporal. --Tu as tuĂ© le tien? lui dit le caporal Aubry. --Oui, mais j’ai perdu mon fusil. --Ce n’est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgrĂ© ton air cornichon, tu as bien gagnĂ© ta journĂ©e, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit Ă  eux; moi, je ne les voyais pas. Il s’agit maintenant de filer rondement; le rĂ©giment doit ĂȘtre Ă  un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie oĂč nous pouvons ĂȘtre ramassĂ©s au demi-cercle. Tout en parlant, le caporal marchait rapidement Ă  la tĂȘte de ses dix hommes. A deux cents pas de lĂ , en entrant dans la petite prairie dont il avait parlĂ©, on rencontra un gĂ©nĂ©ral blessĂ© qui Ă©tait portĂ© par son aide de camp et par un domestique. --Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d’une voix Ă©teinte, il s’agit de me transporter Ă  l’ambulance; j’ai la jambe fracassĂ©e. --Va te faire f..., rĂ©pondit le caporal, toi et tous les gĂ©nĂ©raux. Vous avez tous trahi l’Empereur aujourd’hui. --Comment, dit le gĂ©nĂ©ral en fureur, vous mĂ©connaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le gĂ©nĂ©ral comte B***, commandant votre division, etc. Il fit des phrases. L’aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup de baĂŻonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas. --Puissent-ils ĂȘtre tous comme toi, rĂ©pĂ©tait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassĂ©s! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l’Empereur! Fabrice Ă©coutait avec saisissement cette affreuse accusation. Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le rĂ©giment Ă  l’entrĂ©e d’un gros village qui formait plusieurs rues fort Ă©troites, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry Ă©vitait de parler Ă  aucun des officiers. Impossible d’avancer, s’écria le caporal! Toutes ces rues Ă©taient encombrĂ©es d’infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d’artillerie et de fourgons. Le caporal se prĂ©senta Ă  l’issue de trois de ces rues; aprĂšs avoir fait vingt pas, il fallait s’arrĂȘter: tout le monde jurait et se fĂąchait. --Encore quelque traĂźtre qui commande! s’écria le caporal; si l’ennemi a l’esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres. Fabrice regarda; il n’y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrĂšrent dans une vaste basse-cour; de la basse-cour ils passĂšrent dans une Ă©curie, dont la petite porte leur donna entrĂ©e dans un jardin. Ils s’y perdirent un moment, errant de cĂŽtĂ© et d’autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvĂšrent dans une vaste piĂšce de blĂ© noir. En moins d’une demi-heure, guidĂ©s par les cris et le bruit confus, ils eurent regagnĂ© la grande route au-delĂ  du village. Les fossĂ©s de cette route Ă©taient remplis de fusils abandonnĂ©s; Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, Ă©tait tellement encombrĂ©e de fuyards et de charrettes, qu’en une demi-heure de temps, Ă  peine si le caporal et Fabrice avaient avancĂ© de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait Ă  Charleroi. Comme onze heures sonnaient Ă  l’horloge du village: --Prenons de nouveau Ă  travers champ, s’écria le caporal. La petite troupe n’était plus composĂ©e que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut Ă  un quart de lieue de la grande route: --Je n’en puis plus, dit un des soldats. --Et moi itou, dit un autre. --Belle nouvelle! Nous en sommes tous logĂ©s lĂ , dit le caporal; mais obĂ©issez-moi, et vous vous en trouverez bien. Il vit cinq ou six arbres le long d’un petit fossĂ© au milieu d’une immense piĂšce de blĂ©. --Aux arbres! dit-il Ă  ses hommes; couchez-vous lĂ , ajouta-t-il quand on y fut arrivĂ©, et surtout pas de bruit. Mais, avant de s’endormir, qui est-ce qui a du pain? --Moi, dit un des soldats. --Donne, dit le caporal, d’un air magistral; il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit. --Un quart d’heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s’agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul est flambĂ©, avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu’à bout portant, et demain soir je me fais fort de vous rendre Ă  Charleroi. Le caporal les Ă©veilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et avait durĂ© toute la nuit: c’était comme le bruit d’un torrent entendu dans le lointain. --Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d’un air naĂŻf. --Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indignĂ©. Et les trois soldats qui composaient toute son armĂ©e avec Fabrice regardĂšrent celui-ci d’un air de colĂšre, comme s’il eĂ»t blasphĂ©mĂ©. Il avait insultĂ© la nation. «VoilĂ  qui est fort! pensa notre hĂ©ros; j’ai dĂ©jĂ  remarquĂ© cela chez le vice-roi Ă  Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Français il n’est pas permis de dire la vĂ©ritĂ© quand elle choque leur vanitĂ©. Mais quant Ă  leur air mĂ©chant je m’en moque, et il faut que je le leur fasse comprendre.» On marchait toujours Ă  cinq cents pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de lĂ  le caporal et sa troupe traversĂšrent un chemin qui allait rejoindre la route et oĂč beaucoup de soldats Ă©taient couchĂ©s. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coĂ»ta quarante francs, et parmi tous les sabres jetĂ©s de cĂŽtĂ© et d’autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. «Puisqu’on dit qu’il faut piquer pensa-t-il, celui-ci est le meilleur.» Ainsi Ă©quipĂ© il mit son cheval au galop et rejoignit bientĂŽt le caporal qui avait pris les devants. Il s’affermit sur ses Ă©triers, prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Français: --Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l’air d’un troupeau de moutons... Ils marchent comme des moutons effrayĂ©s... Fabrice avait beau appuyer sur le mot <i>mouton</i>, ses camarades ne se souvenaient plus d’avoir Ă©tĂ© fĂąchĂ©s par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un des contrastes des caractĂšres italien et français; le Français est sans doute le plus heureux, il glisse sur les Ă©vĂ©nements de la vie et ne garde pas rancune. Nous ne cacherons point que Fabrice fut trĂšs satisfait de sa personne aprĂšs avoir parlĂ© des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux lieues de lĂ  le caporal, toujours fort Ă©tonnĂ© de ne point voir la cavalerie ennemie, dit Ă  Fabrice: --Vous ĂȘtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s’il veut nous vendre Ă  dĂ©jeuner, dites bien que nous ne sommes que cinq. S’il hĂ©site donnez-lui cinq francs d’avance de votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la piĂšce blanche aprĂšs le dĂ©jeuner. Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravitĂ© imperturbable, et vraiment l’air de la supĂ©rioritĂ© morale; il obĂ©it. Tout se passa comme l’avait prĂ©vu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu’on ne reprĂźt pas de vive force les cinq francs qu’il avait donnĂ©s au paysan. --L’argent est Ă  moi, dit-il Ă  ses camarades, je ne paie pas pour vous, je paie pour l’avoine qu’il a donnĂ©e Ă  mon cheval. Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de supĂ©rioritĂ©, ils furent vivement choquĂ©s, et dĂšs lors dans leur esprit un duel se prĂ©para pour la fin de la journĂ©e. Ils le trouvaient fort diffĂ©rent d’eux-mĂȘmes, ce qui les choquait; Fabrice au contraire commençait Ă  se sentir beaucoup d’amitiĂ© pour eux. On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal, regardant la grande route, s’écria avec un transport de joie: --Voici le rĂ©giment! On fut bientĂŽt sur la route; mais, hĂ©las! autour de l’aigle il n’y avait pas deux cents hommes. L’Ɠil de Fabrice eut bientĂŽt aperçu la vivandiĂšre; elle marchait Ă  pied, avait les yeux rouges et pleurait de temps Ă  autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte. --PillĂ©s, perdus, volĂ©s, s’écria la vivandiĂšre rĂ©pondant aux regards de notre hĂ©ros. Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride, et dit Ă  la vivandiĂšre: --Montez. Elle ne se le fit pas dire deux fois. --Raccourcis-moi les Ă©triers, fit-elle. Une fois bien Ă©tablie Ă  cheval elle se mit Ă  raconter Ă  Fabrice tous les dĂ©sastres de la nuit. AprĂšs un rĂ©cit d’une longueur infinie, mais avidement Ă©coutĂ© par notre hĂ©ros qui, Ă  dire vrai, ne comprenait rien Ă  rien, mais avait une tendre amitiĂ© pour la vivandiĂšre, celle-ci ajouta: --Et dire que ce sont les Français qui m’ont pillĂ©e, battue, abĂźmĂ©e... --Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d’un air naĂŻf, qui rendait charmante sa belle figure grave et pĂąle... --Que tu es bĂȘte, mon pauvre petit! dit la vivandiĂšre, souriant au milieu de ses larmes; et quoique ça, tu es bien gentil. --Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le caporal Aubry qui, au milieu de la cohue gĂ©nĂ©rale, se trouvait par hasard de l’autre cĂŽtĂ© du cheval montĂ© par la cantiniĂšre. Mais il est fier, continua le caporal... Fabrice fit un mouvement. --Et comment t’appelles-tu? continua le caporal, car enfin, s’il y a un rapport, je veux te nommer. --Je m’appelle Vasi, rĂ©pondit Fabrice, faisant une mine singuliĂšre, c’est-Ă -dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement. Boulot avait Ă©tĂ© le nom du propriĂ©taire de la feuille de route que la geĂŽliĂšre de B... lui avait remise; l’avant-veille il l’avait Ă©tudiĂ©e avec soin, tout en marchant, car il commençait Ă  rĂ©flĂ©chir quelque peu et n’était plus si Ă©tonnĂ© des choses. Outre la feuille de route du hussard Boulot, il conservait prĂ©cieusement le passeport italien d’aprĂšs lequel il pouvait prĂ©tendre au noble nom de Vasi, marchand de baromĂštres. Quand le caporal lui avait reprochĂ© d’ĂȘtre fier, il avait Ă©tĂ© sur le point de rĂ©pondre: «Moi fier! moi Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, qui consens Ă  porter le nom d’un Vasi, marchand de baromĂštres!» Pendant qu’il faisait des rĂ©flexions et qu’il se disait: «Il faut bien me rappeler que je m’appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace», le caporal et la cantiniĂšre avaient Ă©changĂ© plusieurs mots sur son compte. --Ne m’accusez pas d’ĂȘtre une curieuse, lui dit la cantiniĂšre en cessant de le tutoyer; c’est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui ĂȘtes-vous, lĂ , rĂ©ellement? Fabrice ne rĂ©pondit pas d’abord; il considĂ©rait que jamais il ne pourrait trouver d’amis plus dĂ©vouĂ©s pour leur demander conseil, et il avait un pressant besoin de conseils. «Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir par mes rĂ©ponses que je ne connais personne au 4^{e} rĂ©giment de hussards dont je porte l’uniforme!» En sa qualitĂ© de sujet de l’Autriche, Fabrice savait toute l’importance qu’il faut attacher Ă  un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et dĂ©vots, quoique appartenant au parti vainqueur, avaient Ă©tĂ© vexĂ©s plus de vingt fois Ă  l’occasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choquĂ© de la question que lui adressait la cantiniĂšre. Mais comme, avant que de rĂ©pondre, il cherchait les mots français les plus clairs, la cantiniĂšre, piquĂ©e d’une vive curiositĂ©, ajouta pour l’engager Ă  parler: --Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous conduire. --Je n’en doute pas, rĂ©pondit Fabrice: je m’appelle Vasi et je suis de GĂȘnes; ma sƓur, cĂ©lĂšbre par sa beautĂ©, a Ă©pousĂ© un capitaine. Comme je n’ai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprĂšs d’elle pour me faire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas Ă  Paris et sachant qu’elle Ă©tait Ă  cette armĂ©e, j’y suis venu, je l’ai cherchĂ©e de tous les cĂŽtĂ©s sans pouvoir la trouver. Les soldats, Ă©tonnĂ©s de mon accent, m’ont fait arrĂȘter. J’avais de l’argent alors, j’en ai donnĂ© au gendarme, qui m’a remis une feuille de route, un uniforme et m’a dit: «File, et jure-moi de ne jamais prononcer mon nom.» --Comment s’appelait-il? dit la cantiniĂšre. --J’ai donnĂ© ma parole, dit Fabrice. --Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade ne doit pas le nommer. Et comment s’appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre sƓur? Si nous savons son nom, nous pourrons le chercher. --Teulier, capitaine au 4^{e} de hussards, rĂ©pondit notre hĂ©ros. --Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, Ă  votre accent Ă©tranger, les soldats vous prirent pour un espion? --C’est lĂ  le mot infĂąme! s’écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tant l’Empereur et les Français! Et c’est par cette insulte que je suis le plus vexĂ©. --Il n’y a pas d’insulte, voilĂ  ce qui vous trompe; l’erreur des soldats Ă©tait fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry. Alors il lui expliqua avec beaucoup de pĂ©danterie qu’à l’armĂ©e il faut appartenir Ă  un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu’on vous prenne pour un espion. L’ennemi nous en lĂąche beaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre. Les Ă©cailles tombĂšrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la premiĂšre fois qu’il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois. --Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantiniĂšre dont la curiositĂ© Ă©tait de plus en plus excitĂ©e. Fabrice obĂ©it. Quand il eut fini: --Au fait, dit la cantiniĂšre parlant d’un air grave au caporal, cet enfant n’est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo? --Et mĂȘme, dit le caporal, qu’il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni Ă  volontĂ©, c’est moi qui ai chargĂ© le coup qui a descendu le Prussien. --De plus, il montre son argent Ă  tout le monde, ajouta la cantiniĂšre; il sera volĂ© de tout dĂšs qu’il ne sera plus avec nous. --Le premier sous-officier de cavalerie qu’il rencontre, dit le caporal, le confisque Ă  son profit pour se faire payer la goutte, et peut-ĂȘtre on le recrute pour l’ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d’entrer dans notre rĂ©giment. --Non pas, s’il vous plaĂźt, caporal! s’écria vivement Fabrice; il est plus commode d’aller Ă  cheval, et d’ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval. Fabrice fut trĂšs fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destinĂ©e future qui eut lieu entre le caporal et la cantiniĂšre. Fabrice remarqua qu’en discutant ces gens rĂ©pĂ©taient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire: les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la veille il s’était trouvĂ© faire partie de l’escorte du marĂ©chal, l’Empereur vu au galop, le cheval escofiĂ©, etc. Avec une curiositĂ© de femme, la cantiniĂšre revenait sans cesse sur la façon dont on l’avait dĂ©possĂ©dĂ© du bon cheval qu’elle lui avait fait acheter. --Tu t’es senti saisir par les pieds, on t’a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l’on t’a assis par terre! «Pourquoi rĂ©pĂ©ter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien?» Il ne savait pas encore que c’est ainsi qu’en France les gens du peuple vont Ă  la recherche des idĂ©es. --Combien as-tu d’argent? lui dit tout Ă  coup la cantiniĂšre. Fabrice n’hĂ©sita pas Ă  rĂ©pondre; il Ă©tait sĂ»r de la noblesse d’ñme de cette femme: c’est lĂ  le beau cĂŽtĂ© de la France. --En tout, il peut me rester trente napolĂ©ons en or et huit ou dix Ă©cus de cinq francs. --En ce cas, tu as le champ libre! s’écria la cantiniĂšre; tire-toi du milieu de cette armĂ©e en dĂ©route; jette-toi de cĂŽtĂ©, prends la premiĂšre route un peu frayĂ©e que tu trouveras lĂ  sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t’éloignant de l’armĂ©e. A la premiĂšre occasion achĂšte des habits de pĂ©kin. Quand tu seras Ă  huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais Ă  personne que tu as Ă©tĂ© Ă  l’armĂ©e; les gendarmes te ramasseraient comme dĂ©serteur; et, quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n’es pas encore assez fĂ»tĂ© pour rĂ©pondre Ă  des gendarmes. DĂšs que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, dĂ©chire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom vĂ©ritable; dis que tu es Vasi. Et d’oĂč devra-t-il dire qu’il vient? fit-elle au caporal. --De Cambrai sur l’Escaut: c’est une bonne ville toute petite, entends-tu? et oĂč il y a une cathĂ©drale et FĂ©nelon. --C’est ça, dit la cantiniĂšre; ne dis jamais que tu as Ă©tĂ© Ă  la bataille, ne souffle mot de B***, ni du gendarme qui t’a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer Ă  Paris, rends-toi d’abord Ă  Versailles, et passe la barriĂšre de Paris de ce cĂŽtĂ©-lĂ  en flĂąnant, en marchant Ă  pied comme un promeneur. Couds tes napolĂ©ons dans ton pantalon; et surtout quand tu as Ă  payer quelque chose, ne montre tout juste que l’argent qu’il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c’est qu’on va t’empaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu une fois sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc. La bonne cantiniĂšre parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par des signes de tĂȘte, ne pouvant trouver jour Ă  saisir la parole. Tout Ă  coup cette foule qui couvrait la grande route, d’abord doubla le pas; puis, en un clin d’Ɠil, passa le petit fossĂ© qui bordait la route Ă  gauche, et se mit Ă  fuir Ă  toutes jambes. --Les Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les cĂŽtĂ©s. --Reprends ton cheval! s’écria la cantiniĂšre. --Dieu m’en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moitiĂ© de ce que j’ai est Ă  vous. --Reprends ton cheval, te dis-je! s’écria la cantiniĂšre en colĂšre; et elle se mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre: --Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards. Notre hĂ©ros regarda la grande route; naguĂšre trois ou quatre mille individus s’y pressaient, serrĂ©s comme des paysans Ă  la suite d’une procession. AprĂšs le mot <i>cosaques</i> il n’y vit exactement plus personne; les fuyards avaient abandonnĂ© des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, Ă©tonnĂ©, monta dans un champ Ă  droite du chemin, et qui Ă©tait Ă©levĂ© de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux cĂŽtĂ©s et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. DrĂŽles de gens, que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un fusil, vĂ©rifia qu’il Ă©tait chargĂ©, remua la poudre de l’amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les cĂŽtĂ©s; il Ă©tait absolument seul au milieu de cette plaine naguĂšre si couverte de monde. Dans l’extrĂȘme lointain, il voyait les fuyards qui commençaient Ă  disparaĂźtre derriĂšre les arbres, et couraient toujours. «VoilĂ  qui est bien singulier!» se dit-il; et, se rappelant la manƓuvre employĂ©e la veille par le caporal, il alla s’asseoir au milieu d’un champ de blĂ©. Il ne s’éloignait pas, parce qu’il dĂ©sirait revoir ses bons amis, la cantiniĂšre et le caporal Aubry. Dans ce blĂ©, il vĂ©rifia qu’il n’avait plus que dix-huit napolĂ©ons, au lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits diamants qu’il avait placĂ©s dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la geĂŽliĂšre, Ă  B.... Il cacha ses napolĂ©ons du mieux qu’il put, tout en rĂ©flĂ©chissant profondĂ©ment Ă  cette disparition si soudaine. «Cela est-il d’un mauvais prĂ©sage pour moi?» se disait-il. Son principal chagrin Ă©tait de ne pas avoir adressĂ© cette question au caporal Aubry: «Ai-je rĂ©ellement assistĂ© Ă  une bataille?» Il lui semblait que oui, et il eĂ»t Ă©tĂ© au comble du bonheur, s’il en eĂ»t Ă©tĂ© certain. «Toutefois, se dit-il, j’y ai assistĂ© portant le nom d’un prisonnier, j’avais la feuille de route d’un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! VoilĂ  qui est fatal pour l’avenir: qu’en eĂ»t dit l’abbĂ© BlanĂšs? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison.» Fabrice eĂ»t donnĂ© tout au monde pour savoir si le hussard Boulot Ă©tait rĂ©ellement coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geĂŽliĂšre de B... lui avait dit que le hussard avait Ă©tĂ© ramassĂ© non seulement pour des couverts d’argent, mais encore pour avoir volĂ© la vache d’un paysan, et battu le paysan Ă  toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu’il ne fĂ»t mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait Ă  son ami le curĂ© BlanĂšs; que n’eĂ»t-il pas donnĂ© pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu’il n’avait pas Ă©crit Ă  sa tante depuis qu’il avait quittĂ© Paris. Pauvre Gina! se dit-il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout Ă  coup il entendit un petit bruit tout prĂšs de lui, c’était un soldat qui faisait manger le blĂ© par trois chevaux auxquels il avait ĂŽtĂ© la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre hĂ©ros le remarqua, et cĂ©da au plaisir de jouer un instant le rĂŽle de hussard. --Un de ces chevaux m’appartient, f...! s’écria-t-il, mais je veux bien te donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me l’amener ici. --Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat. Fabrice le mit en joue Ă  six pas de distance. --LĂąche le cheval ou je te brĂ»le! Le soldat avait son fusil en bandouliĂšre, il donna un tour d’épaule pour le reprendre. --Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s’écria Fabrice en lui courant dessus. --Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat confus, aprĂšs avoir jetĂ© un regard de regret sur la grande route oĂč il n’y avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta trois piĂšces de cinq francs. --Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t’en plus loin avec les deux autres... Je te brĂ»le si tu remues. Le soldat obĂ©it en rechignant. Fabrice s’approcha du cheval et passa la bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s’éloignait lentement; quand Fabrice le vit Ă  une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le cheval. Il y Ă©tait Ă  peine et cherchait l’étrier de droite avec le pied, lorsqu’il entendit siffler une balle de fort prĂšs: c’était le soldat qui lui lĂąchait son coup de fusil. Fabrice, transportĂ© de colĂšre, se mit Ă  galoper sur le soldat qui s’enfuit Ă  toutes jambes, et bientĂŽt Fabrice le vit montĂ© sur un de ses deux chevaux et galopant. «Bon, le voilĂ  hors de portĂ©e», se dit-il. Le cheval qu’il venait d’acheter Ă©tait magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, oĂč il n’y avait toujours Ăąme qui vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de terrain sur la gauche oĂč il espĂ©rait retrouver la cantiniĂšre; mais quand il fut au sommet de la petite montĂ©e il n’aperçut, Ă  plus d’une lieue de distance, que quelques soldats isolĂ©s. «Il est Ă©crit que je ne la reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme!» Il gagna une ferme qu’il apercevait dans le lointain et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et aprĂšs avoir payĂ© d’avance, il fit donner de l’avoine Ă  son pauvre cheval, tellement affamĂ© qu’il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route toujours dans le vague espoir de retrouver la cantiniĂšre, ou du moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les cĂŽtĂ©s il arriva Ă  une riviĂšre marĂ©cageuse traversĂ©e par un pont en bois assez Ă©troit. Avant le pont, sur la droite de la route, Ă©tait une maison isolĂ©e portant l’enseigne du Cheval-Blanc. «LĂ , je vais dĂźner», se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en Ă©charpe se trouvait Ă  l’entrĂ©e du pont; il Ă©tait Ă  cheval et avait l’air fort triste; Ă  dix pas de lui, trois cavaliers Ă  pied arrangeaient leurs pipes. «VoilĂ  des gens, se dit Fabrice, qui m’ont bien la mine de vouloir m’acheter mon cheval encore moins cher qu’il ne m’a coĂ»tĂ©.» L’officier blessĂ© et les trois piĂ©tons le regardaient venir et semblaient l’attendre. «Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la riviĂšre Ă  droite, ce serait la route conseillĂ©e par la cantiniĂšre pour sortir d’embarras... Oui, se dit notre hĂ©ros; mais si je prends la fuite, demain j’en serai tout honteux: d’ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l’officier est probablement fatiguĂ©; s’il entreprend de me dĂ©monter je galoperai.» En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s’avançait au plus petit pas possible. --Avancez donc, hussard, lui cria l’officier d’un air d’autoritĂ©. Fabrice avança quelques pas et s’arrĂȘta. --Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il. --Pas le moins du monde; avancez. Fabrice regarda l’officier: il avait des moustaches blanches, et l’air le plus honnĂȘte du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche Ă©tait plein de sang, et sa main droite aussi Ă©tait enveloppĂ©e d’un linge sanglant. «Ce sont les piĂ©tons qui vont sauter Ă  la bride de mon cheval», se dit Fabrice; mais, en y regardant de prĂšs, il vit que les piĂ©tons aussi Ă©taient blessĂ©s. --Au nom de l’honneur, lui dit l’officier qui portait les Ă©paulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites Ă  tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez que le colonel Le Baron est dans l’auberge que voilĂ , et que je leur ordonne de venir me joindre. Le vieux colonel avait l’air navrĂ© de douleur; dĂšs le premier mot il avait fait la conquĂȘte de notre hĂ©ros, qui lui rĂ©pondit avec bon sens: --Je suis bien jeune, monsieur, pour que l’on veuille m’écouter; il faudrait un ordre Ă©crit de votre main. --Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, Ă©cris l’ordre, La Rose, toi qui as une main droite. Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, Ă©crivit quelques lignes, et, dĂ©chirant une feuille, la remit Ă  Fabrice; le colonel rĂ©pĂ©ta l’ordre Ă  celui-ci, ajoutant qu’aprĂšs deux heures de faction il serait relevĂ©, comme de juste, par un des trois cavaliers blessĂ©s qui Ă©taient avec lui. Cela dit, il entra dans l’auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il avait Ă©tĂ© frappĂ© par la douleur morne et silencieuse de ces trois personnages. «On dirait des gĂ©nies enchantĂ©s», se dit-il. Enfin il ouvrit le papier pliĂ© et lut l’ordre ainsi conçu: Le colonel Le Baron, du 6^{e} dragons, commandant la seconde brigade de la premiĂšre division de cavalerie du 14^{e} corps, ordonne Ă  tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le rejoindre Ă  l’auberge du Cheval-Blanc, prĂšs le pont, oĂč est son quartier gĂ©nĂ©ral. Au quartier gĂ©nĂ©ral, prĂšs le pont de la Sainte, le 19 juin 1815. RIGHT Pour le colonel Le Baron, blessĂ© au bras droit, et par son ordre, le marĂ©chal des logis, L<small>A</small> R<small>OSE</small>. Il y avait Ă  peine une demi-heure que Fabrice Ă©tait en sentinelle au pont, quand il vit arriver six chasseurs montĂ©s et trois Ă  pied; il leur communique l’ordre du colonel. --Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs montĂ©s, et ils passent le pont au grand trot. Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui s’animait, les trois hommes Ă  pied passent le pont. Un des deux chasseurs montĂ©s qui restaient finit par demander Ă  revoir l’ordre, et l’emporte en disant: --Je vais le porter Ă  mes camarades, qui ne manqueront pas de revenir; attends-les ferme. Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela fut fait en un clin d’Ɠil. Fabrice, furieux, appela un des soldats blessĂ©s, qui parut Ă  une des fenĂȘtres du Cheval-Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de marĂ©chal des logis, descendit et lui cria en s’approchant: --Sabre Ă  la main donc! vous ĂȘtes en faction. Fabrice obĂ©it, puis lui dit: --Ils ont emportĂ© l’ordre. --Ils ont de l’humeur de l’affaire d’hier, reprit l’autre d’un air morne. Je vais vous donner un de mes pistolets; si l’on force de nouveau la consigne, tirez-le en l’air, je viendrai, ou le colonel lui-mĂȘme paraĂźtra. Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le marĂ©chal des logis, Ă  l’annonce de l’ordre enlevĂ©; il comprit que c’était une insulte personnelle qu’on lui avait faite, et se promit bien de ne plus se laisser jouer. ArmĂ© du pistolet d’arçon du marĂ©chal des logis, Fabrice avait repris fiĂšrement sa faction lorsqu’il vit arriver Ă  lui sept hussards montĂ©s: il s’était placĂ© de façon Ă  barrer le pont, il leur communique l’ordre du colonel, ils en ont l’air fort contrariĂ©, le plus hardi cherche Ă  passer. Fabrice suivant le sage prĂ©cepte de son amie la vivandiĂšre qui, la veille au matin, lui disait qu’il fallait piquer et non sabrer, abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d’en porter un coup Ă  celui qui veut forcer la consigne. --Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s’écrient les hussards, comme si nous n’avions pas Ă©tĂ© assez tuĂ©s hier! Tous tirent leurs sabres Ă  la fois et tombent sur Fabrice; il se crut mort; mais il songea Ă  la surprise du marĂ©chal des logis, et ne voulut pas ĂȘtre mĂ©prisĂ© de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il tĂąchait de donner des coups de pointe. Il avait une si drĂŽle de mine en maniant ce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus lourd pour lui, que les hussards virent bientĂŽt Ă  qui ils avaient affaire; ils cherchĂšrent alors non pas Ă  le blesser, mais Ă  lui couper son habit sur le corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours fidĂšle au prĂ©cepte de la cantiniĂšre, il lançait de tout son cƓur force coups de pointe. Par malheur un de ces coups de pointe blessa un hussard Ă  la main: fort en colĂšre d’ĂȘtre touchĂ© par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe Ă  fond qui atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup, c’est que le cheval de notre hĂ©ros, loin de fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler le sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent d’avoir poussĂ© le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont, partirent au galop. DĂšs que Fabrice eut un moment de loisir il tira en l’air son coup de pistolet pour avertir le colonel. Quatre hussards montĂ©s et deux Ă  pied, du mĂȘme rĂ©giment que les autres, venaient vers le pont et en Ă©taient encore Ă  deux cents pas lorsque le coup de pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se passait sur le pont, et s’imaginant que Fabrice avait tirĂ© sur leurs camarades, les quatre Ă  cheval fondirent sur lui au galop et le sabre haut; c’était une vĂ©ritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le coup de pistolet, ouvrit la porte de l’auberge et se prĂ©cipita sur le pont au moment oĂč les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima lui-mĂȘme l’ordre de s’arrĂȘter. --Il n’y a plus de colonel ici, s’écria l’un d’eux, et il poussa son cheval. Le colonel exaspĂ©rĂ© interrompit la remontrance qu’il leur adressait, et, de sa main droite blessĂ©e, saisit la rĂȘne de ce cheval du cĂŽtĂ© hors du montoir. --ArrĂȘte! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la compagnie du capitaine Henriet. --Eh bien! que le capitaine lui-mĂȘme me donne l’ordre! Le capitaine Henriet a Ă©tĂ© tuĂ© hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f... En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le pavĂ© du pont. Fabrice, qui Ă©tait Ă  deux pas plus loin sur le pont, mais faisant face au cĂŽtĂ© de l’auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l’assaillant jette par terre le colonel qui ne lĂąche point la rĂȘne hors du montoir, Fabrice, indignĂ©, porte au hussard un coup de pointe Ă  fond. Par bonheur le cheval du hussard, se sentant tirĂ© vers la terre par la bride que tenait le colonel, fit un mouvement de cĂŽtĂ©, de façon que la longue lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout entiĂšre sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profondĂ©ment dans son bras: notre hĂ©ros tombe. Un des hussards dĂ©montĂ©s voyant les deux dĂ©fenseurs du pont par terre, saisit l’à-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s’en emparer en le lançant au galop sur le pont. Le marĂ©chal des logis, en accourant de l’auberge, avait vu tomber son colonel, et le croyait gravement blessĂ©. Il court aprĂšs le cheval de Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur; celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le marĂ©chal des logis Ă  pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui Ă©tait Ă  pied s’enfuit dans la campagne. Le marĂ©chal des logis s’approcha des blessĂ©s. Fabrice s’était dĂ©jĂ  relevĂ©, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus lentement; il Ă©tait tout Ă©tourdi de sa chute, mais n’avait reçu aucune blessure. --Je ne souffre, dit-il au marĂ©chal des logis, que de mon ancienne blessure Ă  la main. Le hussard blessĂ© par le marĂ©chal des logis mourait. --Le diable l’emporte! s’écria le colonel, mais, dit-il au marĂ©chal des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez Ă  ce petit jeune homme que j’ai exposĂ© mal Ă  propos. Je vais rester au pont moi-mĂȘme pour tĂącher d’arrĂȘter ces enragĂ©s. Conduisez le petit jeune homme Ă  l’auberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises. CHAPITRE V Toute cette aventure n’avait pas durĂ© une minute; les blessures de Fabrice n’étaient rien; on lui serra le bras avec des bandes taillĂ©es dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier Ă©tage de l’auberge: --Mais pendant que je serai ici bien choyĂ© au premier Ă©tage, dit Fabrice au marĂ©chal des logis, mon cheval, qui est Ă  l’écurie, s’ennuiera tout seul et s’en ira avec un autre maĂźtre. --Pas mal pour un conscrit! dit le marĂ©chal des logis. Et l’on Ă©tablit Fabrice sur de la paille bien fraĂźche, dans la mangeoire mĂȘme Ă  laquelle son cheval Ă©tait attachĂ©. Puis, comme Fabrice se sentait trĂšs faible, le marĂ©chal des logis lui apporta une Ă©cuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques compliments inclus dans cette conversation mirent notre hĂ©ros au troisiĂšme ciel. Fabrice ne s’éveilla que le lendemain au point du jour; les chevaux poussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l’écurie se remplissait de fumĂ©e. D’abord Fabrice ne comprenait rien Ă  tout ce bruit, et ne savait mĂȘme oĂč il Ă©tait; enfin Ă  demi Ă©touffĂ© par la fumĂ©e, il eut l’idĂ©e que la maison brĂ»lait; en un clin d’Ɠil il fut hors de l’écurie et Ă  cheval. Il leva la tĂȘte; la fumĂ©e sortait avec violence par les deux fenĂȘtres au-dessus de l’écurie et le toit Ă©tait couvert d’une fumĂ©e noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards Ă©taient arrivĂ©s dans la nuit Ă  l’auberge du Cheval-Blanc; tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de prĂšs lui semblĂšrent complĂštement ivres; l’un d’eux voulait l’arrĂȘter et lui criait: --OĂč emmĂšnes-tu mon cheval? Quand Fabrice fut Ă  un quart de lieue, il tourna la tĂȘte; personne ne le suivait, la maison Ă©tait en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa Ă  sa blessure et sentit son bras serrĂ© par des bandes et fort chaud. «Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu? Il a donnĂ© sa chemise pour panser mon bras.» Notre hĂ©ros Ă©tait ce matin-lĂ  du plus beau sang-froid du monde; la quantitĂ© de sang qu’il avait perdue l’avait dĂ©livrĂ© de toute la partie romanesque de son caractĂšre. «A droite! se dit-il, et filons.» Il se mit tranquillement Ă  suivre le cours de la riviĂšre qui, aprĂšs avoir passĂ© sous le pont, coulait vers la droite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantiniĂšre. «Quelle amitiĂ©! se disait-il, quel caractĂšre ouvert!» AprĂšs une heure de marche, il se trouva trĂšs faible. «Ah çà! vais-je m’évanouir? se dit-il: si je m’évanouis, on me vole mon cheval, et peut-ĂȘtre mes habits, et avec les habits le trĂ©sor.» Il n’avait plus la force de conduire son cheval, et il cherchait Ă  se tenir en Ă©quilibre, lorsqu’un paysan, qui bĂȘchait dans un champ Ă  cĂŽtĂ© de la grande route, vit sa pĂąleur et vint lui offrir un verre de biĂšre et du pain. --A vous voir si pĂąle, j’ai pensĂ© que vous Ă©tiez un des blessĂ©s de la grande bataille! lui dit le paysan. Jamais secours ne vint plus Ă  propos. Au moment oĂč Fabrice mĂąchait le morceau de pain noir, les yeux commençaient Ă  lui faire mal quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia. --Et oĂč suis-je? demanda-t-il. Le paysan lui apprit qu’à trois quarts de lieue plus loin se trouvait le bourg de Zonders, oĂč il serait trĂšs bien soignĂ©. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu’il faisait, et ne songeant Ă  chaque pas qu’à ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra: c’était l’auberge de l’Etrille. AussitĂŽt accourut la bonne maĂźtresse de la maison, femme Ă©norme; elle appela du secours d’une voix altĂ©rĂ©e par la pitiĂ©. Deux jeunes filles aidĂšrent Fabrice Ă  mettre pied Ă  terre; Ă  peine descendu de cheval, il s’évanouit complĂštement. Un chirurgien fut appelĂ©, on le saigna. Ce jour-lĂ  et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu’on lui faisait, il dormait presque sans cesse. Le coup de pointe Ă  la cuisse menaçait d’un dĂ©pĂŽt considĂ©rable. Quand il avait sa tĂȘte Ă  lui, il recommandait qu’on prĂźt soin de son cheval, et rĂ©pĂ©tait souvent qu’il paierait bien, ce qui offensait la bonne maĂźtresse de l’auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu’il Ă©tait admirablement soignĂ©, et il commençait Ă  reprendre un peu ses idĂ©es, lorsqu’il s’aperçut un soir que ses hĂŽtesses avaient l’air fort troublĂ©. BientĂŽt un officier allemand entra dans sa chambre: on se servait pour lui rĂ©pondre d’une langue qu’il n’entendait pas; mais il vit bien qu’on parlait de lui; il feignit de dormir. Quelque temps aprĂšs, quand il pensa que l’officier pouvait ĂȘtre sorti, il appela ses hĂŽtesses: --Cet officier ne vient-il pas m’écrire sur une liste et me faire prisonnier? L’hĂŽtesse en convint les larmes aux yeux. --Eh bien! il y a de l’argent dans mon dolman! s’écria-t-il en se relevant sur son lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon cheval. Vous m’avez dĂ©jĂ  sauvĂ© la vie une fois en me recevant au moment oĂč j’allais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mĂšre. En ce moment, les filles de l’hĂŽtesse se mirent Ă  fondre en larmes; elles tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient Ă  peine le français, elles s’approchĂšrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutĂšrent en flamand avec leur mĂšre; mais, Ă  chaque instant, des yeux attendris se tournaient vers notre hĂ©ros; il crut comprendre que sa fuite pouvait les compromettre gravement, mais qu’elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand il l’apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en comparant l’habit avec le dolman de Fabrice, qu’il fallait le rĂ©trĂ©cir infiniment. AussitĂŽt elles se mirent Ă  l’ouvrage; il n’y avait pas de temps Ă  perdre. Fabrice indiqua quelques napolĂ©ons cachĂ©s dans ses habits, et pria ses hĂŽtesses de les coudre dans les vĂȘtements qu’on venait d’acheter. On avait apportĂ© avec les habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice n’hĂ©sita point Ă  prier ces bonnes filles de couper les bottes Ă  la hussarde Ă  l’endroit qu’il leur indiqua, et l’on cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes. Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en Ă©tait la suite, Fabrice avait presque tout Ă  fait oubliĂ© le français; il s’adressait en italien Ă  ses hĂŽtesses, qui parlaient un patois flamand, de façon que l’on s’entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d’ailleurs parfaitement dĂ©sintĂ©ressĂ©es, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n’eut plus de bornes; elles le crurent un prince dĂ©guisĂ©. Aniken, la cadette et la plus naĂŻve, l’embrassa sans autre façon. Fabrice, de son cĂŽtĂ©, les trouvait charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, Ă  cause de la route qu’il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir. «OĂč pourrais-je ĂȘtre mieux qu’ici?» disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il s’habilla. Au moment de sortir de sa chambre, la bonne hĂŽtesse lui apprit que son cheval avait Ă©tĂ© emmenĂ© par l’officier qui, quelques heures auparavant, Ă©tait venu faire la visite de la maison. --Ah! canaille! s’écriait Fabrice en jurant, Ă  un blessĂ©! Il n’était pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler Ă  quel prix lui-mĂȘme avait achetĂ© ce cheval. Aniken lui apprit en pleurant qu’on avait louĂ© un cheval pour lui; elle eĂ»t voulu qu’il ne partĂźt pas; les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents de la bonne hĂŽtesse, portĂšrent Fabrice sur la selle; pendant la route ils le soutenaient Ă  cheval, tandis qu’un troisiĂšme, qui prĂ©cĂ©dait le petit convoi de quelques centaines de pas, examinait s’il n’y avait point de patrouille suspecte sur les chemins. AprĂšs deux heures de marche, on s’arrĂȘta chez une cousine de l’hĂŽtesse de l’Etrille. Quoi que Fabrice pĂ»t leur dire, les jeunes gens qui l’accompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils prĂ©tendaient qu’ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois. --Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu’on ne vous verra pas dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice. On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint Ă  paraĂźtre, la plaine Ă©tait couverte d’un brouillard Ă©pais. Vers les huit heures du matin, l’on arriva prĂšs d’une petite ville. L’un des jeunes gens se dĂ©tacha pour voir si les chevaux de la poste avaient Ă©tĂ© volĂ©s. Le maĂźtre de poste avait eu le temps de les faire disparaĂźtre, et de recruter des rosses infĂąmes dont il avait garni ses Ă©curies. On alla chercher deux chevaux dans les marĂ©cages oĂč ils Ă©taient cachĂ©s, et, trois heures aprĂšs, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout dĂ©labrĂ©, mais attelĂ© de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de la sĂ©paration avec les jeunes gens, parents de l’hĂŽtesse, fut du dernier pathĂ©tique; jamais, quelque prĂ©texte aimable que Fabrice pĂ»t trouver, ils ne voulurent accepter d’argent. --Dans votre Ă©tat, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous, rĂ©pondaient toujours ces braves jeunes gens. Enfin ils partirent avec des lettres oĂč Fabrice, un peu fortifiĂ© par l’agitation de la route, avait essayĂ© de faire connaĂźtre Ă  ses hĂŽtesses tout ce qu’il sentait pour elles. Fabrice Ă©crivait les larmes aux yeux, et il y avait certainement de l’amour dans la lettre adressĂ©e Ă  la petite Aniken. Le reste du voyage n’eut rien que d’ordinaire. En arrivant Ă  Amiens il souffrait beaucoup du coup de pointe qu’il avait reçu Ă  la cuisse; le chirurgien de campagne n’avait pas songĂ© Ă  dĂ©brider la plaie, et malgrĂ© les saignĂ©es, il s’y Ă©tait formĂ© un dĂ©pĂŽt. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l’auberge d’Amiens, tenue par une famille complimenteuse et avide, les alliĂ©s envahissaient la France, et Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de rĂ©flexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n’était restĂ© enfant que sur un point: ce qu’il avait vu Ă©tait-ce une bataille, et en second lieu, cette bataille Ă©tait-elle Waterloo? Pour la premiĂšre fois de sa vie il trouva du plaisir Ă  lire; il espĂ©rait toujours trouver dans les journaux, ou dans les rĂ©cits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaĂźtre les lieux qu’il avait parcourus Ă  la suite du marĂ©chal Ney, et plus tard avec l’autre gĂ©nĂ©ral. Pendant son sĂ©jour Ă  Amiens, il Ă©crivit presque tous les jours Ă  ses bonnes amies de l’Etrille. DĂšs qu’il fut guĂ©ri, il vint Ă  Paris; il trouva Ă  son ancien hĂŽtel vingt lettres de sa mĂšre et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vite. Une derniĂšre lettre de la comtesse Pietranera avait un certain tour Ă©nigmatique qui l’inquiĂ©ta fort, cette lettre lui enleva toutes ses rĂȘveries tendres. C’était un caractĂšre auquel il ne fallait qu’un mot pour prĂ©voir facilement les plus grands malheurs; son imagination se chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les dĂ©tails les plus horribles. «Garde-toi bien de signer les lettres que tu Ă©cris pour donner de tes nouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir d’emblĂ©e sur le lac de CĂŽme: arrĂȘte-toi Ă  Lugano, sur le territoire suisse.» Il devait arriver dans cette petite ville sous le nom de Cavi; il trouverait Ă  la principale auberge le valet de chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce qu’il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots: «Cache par tous les moyens possibles la folie que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprimĂ© ou Ă©crit; en Suisse tu seras environnĂ© des amis de Sainte-Marguerite 4. Si j’ai assez d’argent, lui disait la comtesse, j’enverrai quelqu’un Ă  GenĂšve, Ă  l’hĂŽtel des Balances, et tu auras des dĂ©tails que je ne puis Ă©crire et qu’il faut pourtant que tu saches avant d’arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus Ă  Paris; tu y serais reconnu par nos espions.» L’imagination de Fabrice se mit Ă  se figurer les choses les plus Ă©tranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de chercher Ă  deviner ce que sa tante pouvait avoir Ă  lui apprendre de si Ă©trange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrĂȘtĂ©; mais il sut se dĂ©gager; il dut ces dĂ©sagrĂ©ments Ă  son passeport italien et Ă  cette Ă©trange qualitĂ© de marchand de baromĂštres, qui n’était guĂšre d’accord avec sa figure jeune et son bras en Ă©charpe. Enfin, dans GenĂšve, il trouva un homme appartenant Ă  la comtesse qui lui raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait Ă©tĂ© dĂ©noncĂ© Ă  la police de Milan comme Ă©tant allĂ© porter Ă  NapolĂ©on des propositions arrĂȘtĂ©es par une vaste conspiration organisĂ©e dans le ci-devant royaume d’Italie. Si tel n’eĂ»t pas Ă©tĂ© le but de son voyage, disait la dĂ©nonciation, Ă  quoi bon prendre un nom supposĂ©? Sa mĂšre chercherait Ă  prouver ce qui Ă©tait vrai; c’est-Ă -dire: 1Âș Qu’il n’était jamais sorti de la Suisse; 2Âș Qu’il avait quittĂ© le chĂąteau Ă  l’improviste Ă  la suite d’une querelle avec son frĂšre aĂźnĂ©. A ce rĂ©cit, Fabrice eut un sentiment d’orgueil. «J’aurais Ă©tĂ© une sorte d’ambassadeur auprĂšs de NapolĂ©on! se dit-il; j’aurais eu l’honneur de parler Ă  ce grand homme, plĂ»t Ă  Dieu!» Il se souvint que son septiĂšme aĂŻeul, le petit-fils de celui qui arriva Ă  Milan Ă  la suite de Sforce, eut l’honneur d’avoir la tĂȘte tranchĂ©e par les ennemis du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l’ñme l’estampe relative Ă  ce fait, placĂ©e dans la gĂ©nĂ©alogie de la famille. Fabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outrĂ© d’un dĂ©tail qui enfin lui Ă©chappa, malgrĂ© l’ordre exprĂšs de le lui taire, plusieurs fois rĂ©pĂ©tĂ© par la comtesse. C’était Ascagne, son frĂšre aĂźnĂ©, qui l’avait dĂ©noncĂ© Ă  la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un accĂšs de folie Ă  notre hĂ©ros. De GenĂšve pour aller en Italie on passe par Lausanne; il voulut partir Ă  pied et sur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la diligence de GenĂšve Ă  Lausanne dĂ»t partir deux heures plus tard. Avant de sortir de GenĂšve, il se prit de querelle dans un des tristes cafĂ©s du pays, avec un jeune homme qui le regardait, disait-il, d’une façon singuliĂšre. Rien de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu’à l’argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jetĂ© des regards furibonds de tous les cĂŽtĂ©s, puis renversĂ© sur son pantalon la tasse de cafĂ© qu’on lui servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout Ă  fait du XVIe siĂšcle: au lieu de parler du duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l’en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu’il avait appris sur les rĂšgles de l’honneur, et revenait Ă  l’instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la premiĂšre enfance. L’homme de confiance intime qu’il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant de nouveaux dĂ©tails. Comme Fabrice Ă©tait aimĂ© Ă  Grianta, personne n’eĂ»t prononcĂ© son nom, et sans l’aimable procĂ©dĂ© de son frĂšre, tout le monde eĂ»t feint de croire qu’il Ă©tait Ă  Milan, et jamais l’attention de la police de cette ville n’eĂ»t Ă©tĂ© appelĂ©e sur son absence. --Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l’envoyĂ© de sa tante, et si nous suivons la grande route, Ă  la frontiĂšre du royaume lombardo-vĂ©nitien, vous serez arrĂȘtĂ©. Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui sĂ©pare Lugano du lac de CĂŽme: ils se dĂ©guisĂšrent en chasseurs, c’est-Ă -dire en contrebandiers, et comme ils Ă©taient trois et porteurs de mines assez rĂ©solues, les douaniers qu’ils rencontrĂšrent ne songĂšrent qu’à les saluer. Fabrice s’arrangea de façon Ă  n’arriver au chĂąteau que vers minuit; Ă  cette heure, son pĂšre et tous les valets de chambre portant de la poudre Ă©taient couchĂ©s depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le fossĂ© profond et pĂ©nĂ©tra dans le chĂąteau par la petite fenĂȘtre d’une cave: c’est lĂ  qu’il Ă©tait attendu par sa mĂšre et sa tante, bientĂŽt ses sƓurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succĂ©dĂšrent pendant longtemps, et l’on commençait Ă  peine Ă  parler raison lorsque les premiĂšres lueurs de l’aube vinrent avertir ces ĂȘtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait. --J’espĂšre que ton frĂšre ne se sera pas doutĂ© de ton arrivĂ©e, lui dit Mme Pietranera; je ne lui parlais guĂšre depuis sa belle Ă©quipĂ©e, ce dont son amour-propre me faisait l’honneur d’ĂȘtre fort piquĂ©: ce soir Ă  souper j’ai daignĂ© lui adresser la parole; j’avais besoin de trouver un prĂ©texte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue qu’il Ă©tait tout fier de cette prĂ©tendue rĂ©conciliation, j’ai profitĂ© de sa joie pour le faire boire d’une façon dĂ©sordonnĂ©e, et certainement il n’aura pas songĂ© Ă  se mettre en embuscade pour continuer son mĂ©tier d’espion. --C’est dans ton appartement qu’il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez maĂźtresses de notre raison, et il s’agit de choisir la meilleure façon de mettre en dĂ©faut cette terrible police de Milan. On suivit cette idĂ©e; mais le marquis et son fils aĂźnĂ© remarquĂšrent, le jour d’aprĂšs, que la marquise Ă©tait sans cesse dans la chambre de sa belle-sƓur. Nous ne nous arrĂȘterons pas Ă  peindre les transports de tendresse et de joie qui ce jour-lĂ  encore agitĂšrent ces ĂȘtres si heureux. Les cƓurs italiens sont, beaucoup plus que les nĂŽtres, tourmentĂ©s par les soupçons et par les idĂ©es folles que leur prĂ©sente une imagination brĂ»lante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-lĂ  la comtesse et la marquise Ă©taient absolument privĂ©es de leur raison; Fabrice fut obligĂ© de recommencer tous ses rĂ©cits: enfin on rĂ©solut d’aller cacher la joie commune Ă  Milan, tant il sembla difficile de se dĂ©rober plus longtemps Ă  la police du marquis et de son fils Ascagne. On prit la barque ordinaire de la maison pour aller Ă  CĂŽme; en agir autrement eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©veiller mille soupçons; mais en arrivant au port de CĂŽme la marquise se souvint qu’elle avait oubliĂ© Ă  Grianta des papiers de la derniĂšre importance: elle se hĂąta d’y envoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la maniĂšre dont ces deux dames employaient leur temps Ă  CĂŽme. A peine arrivĂ©es, elles louĂšrent au hasard une de ces voitures qui attendent pratique prĂšs de cette haute tour du Moyen Age qui s’élĂšve au-dessus de la porte de Milan. On partit Ă  l’instant mĂȘme sans que le cocher eĂ»t le temps de parler Ă  personne. A un quart de lieue de la ville on trouva un jeune chasseur de la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles n’avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier jusqu’aux portes de Milan, oĂč il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu’à un dĂ©tour que fait la route pour tourner la charmante colline et le bois de San Giovanni, trois gendarmes dĂ©guisĂ©s sautĂšrent Ă  la bride des chevaux. --Ah! mon mari nous a trahis! s’écria la marquise, et elle s’évanouit. Un marĂ©chal des logis qui Ă©tait restĂ© un peu en arriĂšre s’approcha de la voiture en trĂ©buchant, et dit d’une voix qui avait l’air de sortir du cabaret: --Je suis fĂąchĂ© de la mission que j’ai Ă  remplir, mais je vous arrĂȘte, gĂ©nĂ©ral Fabio Conti. Fabrice crut que le marĂ©chal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l’appelant gĂ©nĂ©ral. «Tu me le paieras», se dit-il; il regardait les gendarmes dĂ©guisĂ©s et guettait le moment favorable pour sauter Ă  bas de la voiture et se sauver Ă  travers champs. La comtesse sourit Ă  tout hasard, je crois, puis dit au marĂ©chal des logis: --Mais, mon cher marĂ©chal, est-donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le gĂ©nĂ©ral Conti? --N’ĂȘtes-vous pas la fille du gĂ©nĂ©ral? dit le marĂ©chal des logis. --Voyez mon pĂšre, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisis d’un rire fou. --Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le marĂ©chal des logis piquĂ© de la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale. --Ces dames n’en prennent jamais pour aller Ă  Milan, dit le cocher d’un air froid et philosophique; elles viennent de leur chĂąteau de Grianta. Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-lĂ , Mme la marquise del Dongo. Le marĂ©chal des logis, tout dĂ©concertĂ©, passa Ă  la tĂȘte des chevaux, et lĂ  tint conseil avec ses hommes. La confĂ©rence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fĂ»t avancĂ©e de quelques pas et placĂ©e Ă  l’ombre; la chaleur Ă©tait accablante, quoiqu’il ne fĂ»t que onze heures du matin, Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les cĂŽtĂ©s, cherchant le moyen de se sauver, vit dĂ©boucher d’un petit sentier Ă  travers champs, et arriver sur la grande route, couverte de poussiĂšre, une jeune fille de quatorze Ă  quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s’avançait Ă  pied entre deux gendarmes en uniforme, et, Ă  trois pas derriĂšre elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignitĂ© comme un prĂ©fet suivant une procession. --OĂč les avez-vous donc trouvĂ©s? dit le marĂ©chal des logis tout Ă  fait ivre en ce moment. --Se sauvant Ă  travers champs, et pas plus de passeports que sur la main. Le marĂ©chal des logis parut perdre tout Ă  fait la tĂȘte; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu’il lui fallait. Il s’éloigna de quelques pas, ne laissant qu’un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majestĂ©, et un autre pour empĂȘcher les chevaux d’avancer. --Reste, dit la comtesse Ă  Fabrice qui dĂ©jĂ  avait sautĂ© Ă  terre, tout va s’arranger. On entendit un gendarme s’écrier: --Qu’importe! s’ils n’ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de mĂȘme. Le marĂ©chal des logis semblait n’ĂȘtre pas tout Ă  fait aussi dĂ©cidĂ©; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l’inquiĂ©tude, il avait connu le gĂ©nĂ©ral, dont il ne savait pas la mort. «Le gĂ©nĂ©ral n’est pas un homme Ă  ne pas se venger si j’arrĂȘte sa femme mal Ă  propos», se disait-il. Pendant cette dĂ©libĂ©ration qui fut longue, la comtesse avait liĂ© conversation avec la jeune fille qui Ă©tait Ă  pied sur la route et dans la poussiĂšre Ă  cĂŽtĂ© de la calĂšche; elle avait Ă©tĂ© frappĂ©e de sa beautĂ©. --Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme placĂ© Ă  la tĂȘte des chevaux, vous permettra bien de monter en calĂšche. Fabrice, qui rĂŽdait autour de la voiture, s’approcha pour aider la jeune fille Ă  monter. Celle-ci s’élançait dĂ©jĂ  sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l’homme imposant, qui Ă©tait Ă  six pas en arriĂšre de la voiture, cria d’une voix grossie par la volontĂ© d’ĂȘtre digne: --Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas. Fabrice n’avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans la calĂšche, voulut redescendre, et Fabrice continuant Ă  la soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondĂ©ment; ils restĂšrent un instant Ă  se regarder aprĂšs que la jeune fille se fut dĂ©gagĂ©e de ses bras. «Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pensĂ©e profonde sous ce front! elle saurait aimer.» Le marĂ©chal des logis s’approcha d’un air d’autoritĂ©: --Laquelle de ces dames se nomme ClĂ©lia Conti? --Moi, dit la jeune fille. --Et moi, s’écria l’homme ĂągĂ©, je suis le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, chambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu’un homme de ma sorte soit traquĂ© comme un voleur. --Avant-hier, en vous embarquant au port de CĂŽme, n’avez-vous pas envoyĂ© promener l’inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien! aujourd’hui il vous empĂȘche de vous promener. --Je m’éloignais dĂ©jĂ  avec ma barque, j’étais pressĂ©, le temps Ă©tant Ă  l’orage; un homme sans uniforme m’a criĂ© du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j’ai continuĂ© mon voyage. --Et ce matin vous vous ĂȘtes enfui de CĂŽme? --Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, Ă  CĂŽme, on m’a dit que je serais arrĂȘtĂ© Ă  la porte, je suis sorti Ă  pied avec ma fille; j’espĂ©rais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu’à Milan, oĂč certes ma premiĂšre visite sera pour porter mes plaintes au gĂ©nĂ©ral commandant la province. Le marĂ©chal des logis parut soulagĂ© d’un grand poids. --Eh bien! gĂ©nĂ©ral, vous ĂȘtes arrĂȘtĂ©, et je vais vous conduire Ă  Milan. Et vous, qui ĂȘtes-vous? dit-il Ă  Fabrice. --Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du gĂ©nĂ©ral de division Pietranera. --Sans passeport, madame la comtesse? dit le marĂ©chal des logis fort radouci. --A son Ăąge il n’en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi. Pendant ce colloque, le gĂ©nĂ©ral Conti faisait de la dignitĂ© de plus en plus offensĂ©e avec les gendarmes. --Pas tant de paroles, lui dit l’un d’eux, vous ĂȘtes arrĂȘtĂ©, suffit! --Vous serez trop heureux, dit le marĂ©chal des logis, que nous consentions Ă  ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgrĂ© la poussiĂšre et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien Ă  pied au milieu de nos chevaux. Le gĂ©nĂ©ral se mit Ă  jurer. --Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. OĂč est ton uniforme de gĂ©nĂ©ral? Le premier venu ne peut-il pas dire qu’il est gĂ©nĂ©ral? Le gĂ©nĂ©ral se fĂącha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoup mieux dans la calĂšche. La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s’ils eussent Ă©tĂ© ses gens. Elle venait de donner un Ă©cu Ă  l’un d’eux pour aller chercher du vin et surtout de l’eau fraĂźche dans une cassine que l’on apercevait Ă  deux cents pas. Elle avait trouvĂ© le temps de calmer Fabrice, qui, Ă  toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. «J’ai de bons pistolets», disait-il. Elle obtint du gĂ©nĂ©ral irritĂ© qu’il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le gĂ©nĂ©ral, qui aimait Ă  parler de lui et de sa famille, apprit Ă  ces dames que sa fille n’avait que douze ans, Ă©tant nĂ©e en 1803, le 27 octobre; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison. «Homme tout Ă  fait commun», disaient les yeux de la comtesse Ă  la marquise. GrĂące Ă  la comtesse, tout s’arrangea aprĂšs un colloque d’une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au gĂ©nĂ©ral Conti, aprĂšs que la comtesse lui eut dit: --Vous aurez 10 francs. Le marĂ©chal des logis partit seul avec le gĂ©nĂ©ral; les autres gendarmes restĂšrent sous un arbre en compagnie avec quatre Ă©normes bouteilles de vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyĂ© Ă  la cassine avait rapportĂ©es, aidĂ© par un paysan. ClĂ©lia Conti fut autorisĂ©e par le digne chambellan Ă  accepter, pour revenir Ă  Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea Ă  arrĂȘter le fils du brave gĂ©nĂ©ral comte Pietranera. AprĂšs les premiers moments donnĂ©s Ă  la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, ClĂ©lia Conti remarqua la nuance d’enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait Ă  Fabrice; certainement elle n’était pas sa mĂšre. Son attention fut surtout excitĂ©e par des allusions rĂ©pĂ©tĂ©es Ă  quelque chose d’hĂ©roĂŻque, de hardi, de dangereux au suprĂȘme degrĂ©, qu’il avait fait depuis peu; malgrĂ© toute son intelligence, la jeune ClĂ©lia ne put deviner de quoi il s’agissait. Elle regardait avec Ă©tonnement ce jeune hĂ©ros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l’action. Pour lui, il Ă©tait un peu interdit de la beautĂ© si singuliĂšre de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient rougir. Une lieue avant d’arriver Ă  Milan, Fabrice dit qu’il allait voir son oncle, et prit congĂ© des dames. --Si jamais je me tire d’affaire, dit-il Ă  ClĂ©lia, j’irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del Dongo? --Bon! dit la comtesse, voilĂ  comme tu sais garder l’incognito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s’appelle Pietranera et non del Dongo. Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui conduit Ă  une promenade Ă  la mode. L’envoi des deux domestiques en Suisse avait Ă©puisĂ© les fort petites Ă©conomies de la marquise et de sa sƓur; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napolĂ©ons, et l’un des diamants, qu’on rĂ©solut de vendre. Ces dames Ă©taient aimĂ©es et connaissaient toute la ville; les personnages les plus considĂ©rables dans le parti autrichien et dĂ©vot allĂšrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l’on pouvait prendre au sĂ©rieux l’incartade d’un enfant de seize ans qui se dispute avec un frĂšre aĂźnĂ© et dĂ©serte la maison paternelle. --Mon mĂ©tier est de tout prendre au sĂ©rieux, rĂ©pondait doucement le baron Binder, homme sage et triste; il Ă©tablissait alors cette fameuse police de Milan, et s’était engagĂ© Ă  prĂ©venir une rĂ©volution comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de GĂȘnes. Cette police de Milan, devenue depuis si cĂ©lĂšbre par les aventures de MM. Pellico et d’Andryane, ne fut pas prĂ©cisĂ©ment cruelle, elle exĂ©cutait raisonnablement et sans pitiĂ© des lois sĂ©vĂšres. L’empereur François II voulait qu’on frappĂąt de terreur ces imaginations italiennes si hardies. --Donnez-moi jour par jour, rĂ©pĂ©tait le baron Binder aux protecteurs de Fabrice, l’indication prouvĂ©e de ce qu’a fait le jeune marchesino del Dongo; prenons-le depuis le moment de son dĂ©part de Grianta, 8 mars, jusqu’à son arrivĂ©e, hier soir, dans cette ville, oĂč il est cachĂ© dans une des chambres de l’appartement de sa mĂšre, et je suis prĂȘt Ă  le traiter comme le plus aimable et le plus espiĂšgle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l’itinĂ©raire du jeune homme pendant toutes les journĂ©es qui ont suivi son dĂ©part de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n’est-il pas de le faire arrĂȘter? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu’à ce qu’il m’ait donnĂ© la preuve qu’il n’est pas allĂ© porter des paroles Ă  NapolĂ©on de la part de quelques mĂ©contents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa MajestĂ© ImpĂ©riale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del Dongo parvient Ă  se justifier sur ce point, il restera coupable d’avoir passĂ© Ă  l’étranger sans passeport rĂ©guliĂšrement dĂ©livrĂ©, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d’un passeport dĂ©livrĂ© Ă  un simple ouvrier, c’est-Ă -dire Ă  un individu d’une classe tellement au-dessous de celle Ă  laquelle il appartient. Cette dĂ©claration, cruellement raisonnable, Ă©tait accompagnĂ©e de toutes les marques de dĂ©fĂ©rence et de respect que le chef de la police devait Ă  la haute position de la marquise del Dongo et Ă  celle des personnages importants qui venaient s’entremettre pour elle. La marquise fut au dĂ©sespoir quand elle apprit la rĂ©ponse du baron Binder. --Fabrice va ĂȘtre arrĂȘtĂ©, s’écria-t-elle en pleurant et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira! Son pĂšre le reniera! Mme Pietranera et sa belle-sƓur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes, et, quoi qu’ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir son fils dĂšs la nuit suivante. --Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton fils est ici; cet homme n’est point mĂ©chant. --Non, mais il veut plaire Ă  l’empereur François. --Mais s’il croyait utile Ă  son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait dĂ©jĂ , et c’est lui marquer une dĂ©fiance injurieuse que de le faire sauver. --Mais nous avouer qu’il sait oĂč est Fabrice c’est nous dire: faites-le partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me rĂ©pĂ©ter: Dans un quart d’heure mon fils peut ĂȘtre entre quatre murailles! Quelle que soit l’ambition du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile Ă  sa position personnelle en ce pays d’afficher des mĂ©nagements pour un homme du rang de mon mari, et j’en vois une preuve dans cette ouverture de cƓur singuliĂšre avec laquelle il avoue qu’il sait oĂč prendre mon fils. Bien plus, le baron dĂ©taille complaisamment les deux contraventions dont Fabrice est accusĂ© d’aprĂšs la dĂ©nonciation de son indigne frĂšre; il explique que ces deux contraventions emportent la prison; n’est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l’exil, c’est Ă  nous de choisir? --Si tu choisis l’exil, rĂ©pĂ©tait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons. Fabrice, prĂ©sent Ă  tout l’entretien, avec un des anciens amis de la marquise maintenant conseiller au tribunal formĂ© par l’Autriche, Ă©tait grandement d’avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir mĂȘme il sortit du palais cachĂ© dans la voiture qui conduisait au théùtre de la Scala sa mĂšre et sa tante. Le cocher, dont on se dĂ©fiait, alla faire comme d’habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sĂ»r, gardait les chevaux, Fabrice, dĂ©guisĂ© en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontiĂšre avec le mĂȘme bonheur, et quelques heures plus tard il Ă©tait installĂ© dans une terre que sa mĂšre avait en PiĂ©mont, prĂšs de Novare, prĂ©cisĂ©ment Ă  Romagnano, oĂč Bayard fut tuĂ©. On peut penser avec quelle attention ces dames arrivĂ©es dans leur loge, Ă  la Scala, Ă©coutaient le spectacle. Elles n’y Ă©taient allĂ©es que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libĂ©ral, et dont l’apparition au palais del Dongo eĂ»t pu ĂȘtre mal interprĂ©tĂ©e par la police. Dans la loge, il fut rĂ©solu de faire une nouvelle dĂ©marche auprĂšs du baron Binder. Il ne pouvait pas ĂȘtre question d’offrir une somme d’argent Ă  ce magistrat parfaitement honnĂȘte homme, et d’ailleurs ces dames Ă©taient fort pauvres, elles avaient forcĂ© Fabrice Ă  emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant. Il Ă©tait fort important toutefois d’avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappelĂšrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d’assez vilaines façons; ne pouvant rĂ©ussir, il avait dĂ©noncĂ© son amitiĂ© pour Limercati au gĂ©nĂ©ral Pietranera, sur quoi il avait Ă©tĂ© chassĂ© comme un vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement Ă©tait l’ami intime du mari. La comtesse se dĂ©cida Ă  la dĂ©marche horriblement pĂ©nible d’aller voir ce chanoine; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu’il sortĂźt de chez lui, elle se fit annoncer. Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse Pietranera, cet homme fut Ă©mu au point d’en perdre la voix; il ne chercha point Ă  rĂ©parer le dĂ©sordre d’un nĂ©gligĂ© fort simple. --Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d’une voix Ă©teinte. La comtesse entra; Borda se jeta Ă  genoux. --C’est dans cette position qu’un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il Ă  la comtesse qui ce matin-lĂ , dans son nĂ©gligĂ© Ă  demi-dĂ©guisement, Ă©tait d’un piquant irrĂ©sistible. Le profond chagrin de l’exil de Fabrice, la violence qu’elle se faisait pour paraĂźtre chez un homme qui en avait agi traĂźtreusement avec elle, tout se rĂ©unissait pour donner Ă  son regard un Ă©clat incroyable. --C’est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s’écria le chanoine, car il est Ă©vident que vous avez quelque service Ă  me demander, autrement vous n’auriez pas honorĂ© de votre prĂ©sence la pauvre maison d’un malheureux fou: jadis transportĂ© d’amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lĂąche, une fois qu’il vit qu’il ne pouvait vous plaire. Ces paroles Ă©taient sincĂšres et d’autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d’un grand pouvoir: la comtesse en fut touchĂ©e jusqu’aux larmes; l’humiliation, la crainte glaçaient son Ăąme, en un instant l’attendrissement et un peu d’espoir leur succĂ©daient. D’un Ă©tat fort malheureux elle passait en un clin d’Ɠil presque au bonheur. --Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui prĂ©sentant, et lĂšve-toi. (Il faut savoir qu’en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitiĂ© tout aussi bien qu’un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grĂące pour mon neveu Fabrice. Voici la vĂ©ritĂ© complĂšte et sans le moindre dĂ©guisement comme on la dit Ă  un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie; nous Ă©tions au chĂąteau de Grianta, sur le lac de CĂŽme. Un soir, Ă  sept heures nous avons appris, par un bateau de CĂŽme, le dĂ©barquement de l’Empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, aprĂšs s’ĂȘtre fait donner le passeport d’un de ses amis du peuple, un marchand de baromĂštres nommĂ© Vasi. Comme il n’a pas l’air prĂ©cisĂ©ment d’un marchand de baromĂštres, Ă  peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l’a arrĂȘtĂ©; ses Ă©lans d’enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s’est sauvĂ© et a pu gagner GenĂšve; nous avons envoyĂ© Ă  sa rencontre Ă  Lugano... --C’est-Ă -dire Ă  GenĂšve, dit le chanoine en souriant. La comtesse acheva l’histoire. --Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion; je me mets entiĂšrement Ă  vos ordres. Je ferai mĂȘme des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment oĂč ce pauvre salon sera privĂ© de cette apparition cĂ©leste, et qui fait Ă©poque dans l’histoire de ma vie? --Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu naĂźtre cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu’enfin, au nom de l’amitiĂ© qu’il vous accorde, vous le suppliez d’employer tous ses espions Ă  vĂ©rifier si, avant son dĂ©part pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libĂ©raux qu’il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu’il s’agit ici uniquement d’une vĂ©ritable Ă©tourderie de jeunesse. Vous savez que j’avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagnĂ©es par NapolĂ©on: c’est en lisant les lĂ©gendes de ces gravures que mon neveu apprit Ă  lire. DĂšs l’ñge de cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la tĂȘte le casque de mon mari, l’enfant traĂźnait son grand sabre. Eh bien! un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que l’Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un Ă©tourdi, mais il n’y rĂ©ussit pas. Demandez Ă  votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie. --J’oubliais une chose, s’écria le chanoine, vous allez voir que je ne suis pas tout Ă  fait indigne du pardon que vous m’accordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dĂ©nonciation de cet infĂąme coltorto (hypocrite), voyez, signĂ©e Ascanio Valserra del Dongo, qui a commencĂ© toute cette affaire; je l’ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis allĂ© Ă  la Scala, dans l’espoir de trouver quelqu’un allant d’habitude dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette piĂšce est Ă  Vienne depuis longtemps. VoilĂ  l’ennemi que nous devons combattre. Le chanoine lut la dĂ©nonciation avec la comtesse, et il fut convenu que dans la journĂ©e, il lui en ferait tenir une copie par une personne sĂ»re. Ce fut la joie dans le cƓur que la comtesse rentra au palais del Dongo. --Il est impossible d’ĂȘtre plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle Ă  la marquise; ce soir Ă  la Scala, Ă  dix heures trois quarts Ă  l’horloge du théùtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous Ă©teindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, Ă  onze heures, le chanoine lui-mĂȘme viendra nous dire ce qu’il a pu faire. C’est ce que nous avons trouvĂ© de moins compromettant pour lui. Ce chanoine avait beaucoup d’esprit; il n’eut garde de manquer au rendez-vous: il y montra une bontĂ© complĂšte et une ouverture de cƓur sans rĂ©serve que l’on ne trouve guĂšre que dans les pays oĂč la vanitĂ© ne domine pas tous les sentiments. Sa dĂ©nonciation de la comtesse au gĂ©nĂ©ral Pietranera, son mari, Ă©tait un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d’abolir ce remords. Le matin, quand la comtesse Ă©tait sortie de chez lui: «La voilĂ  qui fait l’amour avec son neveu, s’était-il dit avec amertume, car il n’était point guĂ©ri. AltiĂšre comme elle l’est, ĂȘtre venue chez moi!... A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et trĂšs bien prĂ©sentĂ©es par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1 500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le chĂąteau de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del Dongo!... Tout s’explique maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de grĂąces, grand, bien fait, une figure toujours riante... et, mieux que cela, un certain regard chargĂ© de douce voluptĂ©... une physionomie Ă  la CorrĂšge, ajoutait le chanoine avec amertume. «La diffĂ©rence d’ñge... point trop grande... Fabrice nĂ© aprĂšs l’entrĂ©e des Français, vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossible d’ĂȘtre plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beautĂ©s, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l’Aresi, la Pietragrua, elle l’emporte sur toutes ces femmes... Ils vivaient heureux cachĂ©s sur ce beau lac de CĂŽme quand le jeune homme a voulu rejoindre NapolĂ©on... Il y a encore des Ăąmes en Italie! et, quoi qu’on fasse! ChĂšre patrie!... Non, continuait ce cƓur enflammĂ© par la jalousie, impossible d’expliquer autrement cette rĂ©signation Ă  vĂ©gĂ©ter Ă  la campagne, avec le dĂ©goĂ»t de voir tous les jours, Ă  tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette infĂąme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son pĂšre!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j’aurai le plaisir de la voir autrement qu’au bout de ma lorgnette.» Le chanoine Borda expliqua fort clairement l’affaire Ă  ces dames. Au fond, Binder Ă©tait on ne peut pas mieux disposĂ©; il Ă©tait charmĂ© que Fabrice eĂ»t pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le Binder n’avait pouvoir de dĂ©cider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres; il envoyait Ă  Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations: puis il attendait. Il fallait que dans son exil Ă  Romagnan Fabrice: 1Âș Ne manquĂąt pas d’aller Ă  la messe tous les jours, prĂźt pour confesseur un homme d’esprit, dĂ©vouĂ© Ă  la cause de la monarchie, et ne lui avouĂąt, au tribunal de la pĂ©nitence, que des sentiments fort irrĂ©prochables. 2Âș Il ne devait frĂ©quenter aucun homme passant pour avoir de l’esprit, et, dans l’occasion, il fallait parler de la rĂ©volte avec horreur, et comme n’étant jamais permise. 3Âș Il ne devait point se faire voir au cafĂ©, il ne fallait jamais lire d’autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en gĂ©nĂ©ral, montrer du dĂ©goĂ»t pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimĂ© aprĂšs 1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott. 4Âș Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu’il fasse ouvertement la cour Ă  quelqu’une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu; cela montrera qu’il n’a pas le gĂ©nie sombre et mĂ©content d’un conspirateur en herbe. Avant de se coucher, la comtesse et la marquise Ă©crivirent Ă  Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiĂ©tĂ© charmante tous les conseils donnĂ©s par Borda. Fabrice n’avait nulle envie de conspirer: il aimait NapolĂ©on, et, en sa qualitĂ© de noble, se croyait fait pour ĂȘtre plus heureux qu’un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n’avait ouvert un livre depuis le collĂšge, oĂč il n’avait lu que des livres arrangĂ©s par les jĂ©suites. Il s’établit Ă  quelque distance de Romagnan, dans un palais magnifique, l’un des chefs-d’Ɠuvre du fameux architecte San Micheli; mais depuis trente ans on ne l’avait pas habitĂ©, de sorte qu’il pleuvait dans toutes les piĂšces et pas une fenĂȘtre ne fermait. Il s’empara des chevaux de l’homme d’affaires, qu’il montait sans façon toute la journĂ©e; il ne parlait point, et rĂ©flĂ©chissait. Le conseil de prendre une maĂźtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit Ă  la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prĂȘtre intrigant qui voulait devenir Ă©vĂȘque (comme le confesseur du Spielberg); mais il faisait trois lieues Ă  pied et s’enveloppait d’un mystĂšre qu’il croyait impĂ©nĂ©trable, pour lire <i>Le Constitutionnel</i>, qu’il trouvait sublime. «Cela est aussi beau qu’Alfieri et le Dante!» s’écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu’il s’occupait beaucoup plus sĂ©rieusement de son cheval et de son journal que de sa maĂźtresse bien pensante. Mais il n’y avait pas encore de place pour l’imitation des autres dans cette Ăąme naĂŻve et ferme, et il ne fit pas d’amis dans la sociĂ©tĂ© du gros bourg de Romagnan; sa simplicitĂ© passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractĂšre. C’est un cadet mĂ©content de n’ĂȘtre pas aĂźnĂ©, dit le curĂ©. CHAPITRE VI Nous avouerons avec sincĂ©ritĂ© que la jalousie du chanoine Borda n’avait pas absolument tort; Ă  son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel Ă©tranger qu’elle eĂ»t beaucoup connu jadis. S’il eĂ»t parlĂ© d’amour, elle l’eĂ»t aimĂ©; n’avait-elle pas dĂ©jĂ  pour sa conduite et sa personne une admiration passionnĂ©e et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l’embrassait avec une telle effusion d’innocente reconnaissance et de bonne amitiĂ©, qu’elle se fĂ»t fait horreur Ă  elle-mĂȘme si elle eĂ»t cherchĂ© un autre sentiment dans cette amitiĂ© presque filiale. «Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m’ont connue il y a six ans, Ă  la cour du prince EugĂšne, peuvent encore me trouver jolie et mĂȘme jeune, mais pour lui je suis une femme respectable... et, s’il faut tout dire sans nul mĂ©nagement pour mon amour-propre, une femme ĂągĂ©e.» La comtesse se faisait illusion sur l’époque de la vie oĂč elle Ă©tait arrivĂ©e, mais ce n’était pas Ă  la façon des femmes vulgaires. «A son Ăąge, d’ailleurs, ajoutait-elle, on s’exagĂšre un peu les ravages du temps; un homme plus avancĂ© dans la vie...» La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrĂȘta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le cƓur de Mme Pietranera Ă©tait attaquĂ© d’une façon sĂ©rieuse et par un singulier personnage. Peu aprĂšs le dĂ©part de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu’elle se l’avouĂąt tout Ă  fait, commençait dĂ©jĂ  Ă  s’occuper beaucoup de lui, Ă©tait tombĂ©e dans une profonde mĂ©lancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l’on ose ainsi parler, sans saveur; elle se disait que NapolĂ©on, voulant s’attacher ses peuples d’Italie, prendrait Fabrice pour aide de camp. --Il est perdu pour moi! s’écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; il m’écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans? Ce fut dans ces dispositions qu’elle fit un voyage Ă  Milan; elle espĂ©rait y trouver des nouvelles plus directes de NapolĂ©on, et, qui sait, peut-ĂȘtre par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l’avouer, cette Ăąme active commençait Ă  ĂȘtre bien lasse de la vie monotone qu’elle menait Ă  la campagne. «C’est s’empĂȘcher de mourir, se disait-elle, ce n’est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudrĂ©es, le frĂšre, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice?» Son unique consolation Ă©tait puisĂ©e dans l’amitiĂ© qui l’unissait Ă  la marquise. Mais depuis quelque temps, cette intimitĂ© avec la mĂšre de Fabrice, plus ĂągĂ©e qu’elle, et dĂ©sespĂ©rant de la vie, commençait Ă  lui ĂȘtre moins agrĂ©able. Telle Ă©tait la position singuliĂšre de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle espĂ©rait peu de l’avenir; son cƓur avait besoin de consolation et de nouveautĂ©. ArrivĂ©e Ă  Milan, elle se prit de passion pour l’opĂ©ra Ă  la mode; elle allait s’enfermer toute seule, durant de longues heures, Ă  la Scala, dans la loge du gĂ©nĂ©ral Scotti, son ancien ami. Les hommes qu’elle cherchait Ă  rencontrer pour avoir des nouvelles de NapolĂ©on et de son armĂ©e lui semblaient vulgaires et grossiers. RentrĂ©e chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu’à trois heures du matin. Un soir, Ă  la Scala, dans la loge d’une de ses amies, oĂč elle allait chercher des nouvelles de France, on lui prĂ©senta le comte Mosca, ministre de Parme: c’était un homme aimable et qui parla de la France et de NapolĂ©on de façon Ă  donner Ă  son cƓur de nouvelles raisons pour espĂ©rer ou pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme d’esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le dĂ©part de Fabrice, elle n’avait pas trouvĂ© une soirĂ©e vivante comme celle-lĂ . Cet homme qui l’amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, Ă©tait alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si cĂ©lĂšbre par ses sĂ©vĂ©ritĂ©s que les libĂ©raux de Milan appelaient des cruautĂ©s. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits, aucun vestige d’importance, et un air simple et gai qui prĂ©venait en sa faveur; il eĂ»t Ă©tĂ© fort bien encore, si une bizarrerie de son prince ne l’eĂ»t obligĂ© Ă  porter de la poudre dans les cheveux comme gages de bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanitĂ©, on arrive fort vite en Italie au ton de l’intimitĂ©, et Ă  dire des choses personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l’on s’est blessĂ©. --Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la troisiĂšme fois qu’elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous! --C’est que je n’ai rien volĂ© dans cette Espagne, et qu’il faut vivre. J’étais fou de la gloire; une parole flatteuse du gĂ©nĂ©ral français, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, Ă©tait alors tout pour moi. A la chute de NapolĂ©on, il s’est trouvĂ© que, tandis que je mangeais mon bien Ă  son service, mon pĂšre, homme d’imagination et qui me voyait dĂ©jĂ  gĂ©nĂ©ral, me bĂątissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouvĂ© pour tout bien un grand palais Ă  finir et une pension. --Une pension: 3 500 francs, comme mon mari? --Le comte Pietranera Ă©tait gĂ©nĂ©ral de division. Ma pension, Ă  moi, pauvre chef d’escadron, n’a jamais Ă©tĂ© que de 800 francs, et encore je n’en ai Ă©tĂ© payĂ© que depuis que je suis ministre des finances. Comme il n’y avait dans la loge que la dame d’opinions fort libĂ©rales Ă  laquelle elle appartenait, l’entretien continua avec la mĂȘme franchise. Le comte Mosca, interrogĂ©, parla de sa vie Ă  Parme. --En Espagne, sous le gĂ©nĂ©ral Saint-Cyr, j’affrontais des coups de fusil pour arriver Ă  la croix et ensuite Ă  un peu de gloire, maintenant je m’habille comme un personnage de comĂ©die pour gagner un grand Ă©tat de maison et quelques milliers de francs. Une fois entrĂ© dans cette sorte de jeu d’échecs, choquĂ© des insolences de mes supĂ©rieurs, j’ai voulu occuper une des premiĂšres places; j’y suis arrivĂ©: mais mes jours les plus heureux sont toujours ceux que de temps Ă  autre je puis venir passer Ă  Milan; lĂ  vit encore, ce me semble, le cƓur de votre armĂ©e d’Italie. La franchise, la disenvoltura avec laquelle parlait ce ministre d’un prince si redoutĂ© piqua la curiositĂ© de la comtesse; sur son titre elle avait cru trouver un pĂ©dant plein d’importance, elle voyait un homme qui avait honte de la gravitĂ© de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu’il pourrait recueillir: c’était une grande indiscrĂ©tion Ă  Milan, dans le mois qui prĂ©cĂ©da Waterloo; il s’agissait alors pour l’Italie d’ĂȘtre ou de n’ĂȘtre pas; tout le monde avait la fiĂšvre, Ă  Milan, d’espĂ©rance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d’un homme qui parlait si lestement d’une place si enviĂ©e et qui Ă©tait sa seule ressource. Des choses curieuses et d’une bizarrerie intĂ©ressante furent rapportĂ©es Ă  Mme Pietranera: --Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point de devenir premier ministre et favori dĂ©clarĂ© de Ranuce-Ernest IV, souverain absolu de Parme, et, de plus, l’un des princes les plus riches de l’Europe. Le comte serait dĂ©jĂ  arrivĂ© Ă  ce poste suprĂȘme s’il eĂ»t voulu prendre une mine plus grave; on dit que le prince lui fait souvent la leçon Ă  cet Ă©gard. --Qu’importent mes façons Ă  Votre Altesse, rĂ©pond-il librement, si je fais bien ses affaires? --Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n’est pas sans Ă©pines. Il faut plaire Ă  un souverain, homme de sens et d’esprit sans doute, mais qui, depuis qu’il est montĂ© sur un trĂŽne absolu, semble avoir perdu la tĂȘte et montre, par exemple, des soupçons dignes d’une femmelette. «Ernest IV n’est brave qu’à la guerre. Sur les champs de bataille, on l’a vu vingt fois guider une colonne Ă  l’attaque en brave gĂ©nĂ©ral; mais aprĂšs la mort de son pĂšre Ernest III, de retour dans ses Etats, oĂč, pour son malheur, il possĂšde un pouvoir sans limites, il s’est mis Ă  dĂ©clamer follement contre les libĂ©raux et la libertĂ©. BientĂŽt il s’est figurĂ© qu’on le haĂŻssait; enfin, dans un moment de mauvaise humeur il a fait pendre deux libĂ©raux, peut-ĂȘtre peu coupables, conseillĂ© Ă  cela par un misĂ©rable nommĂ© Rassi, sorte de ministre de la justice. «Depuis ce moment fatal, la vie du prince a Ă©tĂ© changĂ©e; on le voit tourmentĂ© par les soupçons les plus bizarres. Il n’a pas cinquante ans, et la peur l’a tellement amoindri, si l’on peut parler ainsi, que, dĂšs qu’il parle des jacobins et des projets du comitĂ© directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d’un vieillard de quatre-vingts ans; il retombe dans les peurs chimĂ©riques de la premiĂšre enfance. Son favori Rassi, fiscal gĂ©nĂ©ral (ou grand juge), n’a d’influence que par la peur de son maĂźtre; et dĂšs qu’il craint pour son crĂ©dit, il se hĂąte de dĂ©couvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus chimĂ©riques. Trente imprudents se rĂ©unissent-ils pour lire un numĂ©ro du <i>Constitutionnel</i>, Rassi les dĂ©clare conspirateurs et les envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute la Lombardie. Comme elle est fort Ă©levĂ©e, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on l’aperçoit de fort loin au milieu de cette plaine immense; et la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui s’étend de Milan Ă  Bologne. --Le croiriez-vous? disait Ă  la comtesse un autre voyageur, la nuit, au troisiĂšme Ă©tage de son palais, gardĂ© par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d’heure, hurlent une phrase entiĂšre, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes fermĂ©es Ă  dix verrous, et les piĂšces voisines, au-dessus comme au-dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet vient Ă  crier, il saute sur ses pistolets et croit Ă  un libĂ©ral cachĂ© sous son lit. AussitĂŽt toutes les sonnettes du chĂąteau sont en mouvement, et un aide de camp va rĂ©veiller le comte Mosca. ArrivĂ© au chĂąteau, ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et armĂ© jusqu’aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre Ă  une foule d’actions ridicules dignes d’une vieille femme. Toutes ces prĂ©cautions eussent semblĂ© bien avilissantes au prince lui-mĂȘme dans les temps heureux oĂč il faisait la guerre et n’avait tuĂ© personne qu’à coups de fusil. Comme c’est un homme d’infiniment d’esprit, il a honte de ces prĂ©cautions; elles lui semblent ridicules, mĂȘme au moment oĂč il s’y livre, et la source de l’immense crĂ©dit du comte Mosca, c’est qu’il emploie toute son adresse Ă  faire que le prince n’ait jamais Ă  rougir en sa prĂ©sence. C’est lui, Mosca, qui, en sa qualitĂ© de ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on Ă  Parme, jusque dans les Ă©tuis des contrebasses. C’est le prince qui s’y oppose, et plaisante son ministre sur sa ponctualitĂ© excessive. «Ceci est un parti, lui rĂ©pond le comte Mosca: songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n’est pas seulement votre vie que nous dĂ©fendons, c’est notre honneur.» Mais il paraĂźt que le prince n’est dupe qu’à demi, car si quelqu’un dans la ville s’avise de dire que la veille on a passĂ© une nuit blanche au chĂąteau, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant Ă  la citadelle; et une fois dans cette demeure Ă©levĂ©e et en bon air, comme on dit Ă  Parme, il faut un miracle pour que l’on se souvienne du prisonnier. C’est parce qu’il est militaire, et qu’en Espagne il s’est sauvĂ© vingt fois le pistolet Ă  la main, au milieu des surprises, que le prince prĂ©fĂšre le comte Mosca Ă  Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux, et l’on fait des histoires sur leur compte. Les libĂ©raux prĂ©tendent que, par une invention de Rassi, les geĂŽliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que tous les mois Ă  peu prĂšs, l’un d’eux est conduit Ă  la mort. Ce jour-lĂ  les prisonniers ont la permission de monter sur l’esplanade de l’immense tour, Ă  cent quatre-vingts pieds d’élĂ©vation, et de lĂ  ils voient dĂ©filer un cortĂšge avec un espion qui joue le rĂŽle d’un pauvre diable qui marche Ă  la mort. Ces contes, et vingt autres du mĂȘme genre et d’une non moindre authenticitĂ©, intĂ©ressaient vivement Mme Pietranera; le lendemain, elle demandait des dĂ©tails au comte Mosca, qu’elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui soutenait qu’au fond il Ă©tait un monstre sans s’en douter. Un jour, en rentrant Ă  son auberge, le comte se dit: «Non seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante; mais quand je passe la soirĂ©e dans sa loge, je parviens Ă  oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le cƓur.» «Ce ministre, malgrĂ© son air lĂ©ger et ses façons brillantes, n’avait pas une Ăąme Ă  la française; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son chevet avait une Ă©pine, il Ă©tait obligĂ© de la briser et de l’user Ă  force d’y piquer ses membres palpitants.» Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l’italien. Le lendemain de cette dĂ©couverte, le comte trouva que malgrĂ© les affaires qui l’appelaient Ă  Milan, la journĂ©e Ă©tait d’une longueur Ă©norme; il ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta Ă  cheval pour aller au Corso; il avait quelque espoir d’y rencontrer Mme Pietranera; ne l’y ayant pas vue, il se rappela qu’à huit heures le théùtre de la Scala ouvrait; il y entra et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver lĂ . «Est-il possible, se dit-il, qu’à quarante-cinq ans sonnĂ©s je fasse des folies dont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne.» Il s’enfuit et essaya d’user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le théùtre de la Scala. Elles sont occupĂ©es par des cafĂ©s qui, Ă  cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces cafĂ©s, des foules de curieux Ă©tablis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les passants. Le comte Ă©tait un passant remarquable; aussi eut-il le plaisir d’ĂȘtre reconnu et accostĂ©. Trois ou quatre importuns, de ceux qu’on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d’avoir audience d’un ministre si puissant. Deux d’entre eux lui remirent des pĂ©titions; le troisiĂšme se contenta de lui adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique. «On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit; on ne se promĂšne point quand on est aussi puissant.» Il rentra au théùtre et eut l’idĂ©e de louer une loge au troisiĂšme rang; de lĂ  son regard pourrait plonger, sans ĂȘtre remarquĂ© de personne, sur la loge des secondes oĂč il espĂ©rait voir arriver la comtesse. Deux grandes heures d’attente ne parurent point trop longues Ă  cet amoureux; sĂ»r de n’ĂȘtre point vu, il se livrait avec bonheur Ă  toute sa folie. «La vieillesse, se disait-il, n’est-ce pas, avant tout, n’ĂȘtre plus capable de ces enfantillages dĂ©licieux?» Enfin la comtesse parut. ArmĂ© de sa lorgnette, il l’examinait avec transport. «Jeune, brillante, lĂ©gĂšre comme un oiseau, se disait-il, elle n’a pas vingt-cinq ans. Sa beautĂ© est son moindre charme: oĂč trouver ailleurs cette Ăąme toujours sincĂšre, qui jamais n’agit avec prudence, qui se livre tout entiĂšre Ă  l’impression du moment, qui ne demande qu’à ĂȘtre entraĂźnĂ©e par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du comte Nani.» Le comte se donnait d’excellentes raisons pour ĂȘtre fou, tant qu’il ne songeait qu’à conquĂ©rir le bonheur qu’il voyait sous ses yeux. Il n’en trouvait plus d’aussi bonnes quand il venait Ă  considĂ©rer son Ăąge et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie. «Un homme habile Ă  qui la peur ĂŽte l’esprit me donne une grande existence et beaucoup d’argent pour ĂȘtre son ministre; mais que demain il me renvoie, je reste vieux et pauvre, c’est-Ă -dire tout ce qu’il y a au monde de plus mĂ©prisĂ©; voilĂ  un aimable personnage Ă  offrir Ă  la comtesse!» Ces pensĂ©es Ă©taient trop noires, il revint Ă  Mme Pietranera; il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser Ă  elle il ne descendait pas dans sa loge. «Elle n’avait pris Nani, vient-on de me dire, que pour faire piĂšce Ă  cet imbĂ©cile de Limercati qui ne voulut pas entendre Ă  donner un coup d’épĂ©e ou Ă  faire donner un coup de poignard Ă  l’assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle!» s’écria le comte avec transport. A chaque instant il consultait l’horloge du théùtre qui par des chiffres Ă©clatants de lumiĂšre et se dĂ©tachant sur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de l’heure oĂč il leur est permis d’arriver dans une loge amie. Le comte se disait: «Je ne saurais passer qu’une demi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance de si fraĂźche date; si j’y reste davantage, je m’affiche, et grĂące Ă  mon Ăąge et plus encore Ă  ces maudits cheveux poudrĂ©s, j’aurai l’air attrayant d’un Cassandre.» Mais une rĂ©flexion le dĂ©cida tout Ă  coup: «Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bien rĂ©compensĂ© de l’avarice avec laquelle je m’économise ce plaisir.» Il se levait pour descendre dans la loge oĂč il voyait la comtesse; tout Ă  coup il ne se sentit presque plus d’envie de s’y prĂ©senter. «Ah! voici qui est charmant, s’écria-t-il en riant de soi-mĂȘme, et s’arrĂȘtant sur l’escalier; c’est un mouvement de timiditĂ© vĂ©ritable! voilĂ  bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m’est arrivĂ©e.» Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-mĂȘme; et, profitant en homme d’esprit de l’accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout Ă  montrer de l’aisance ou Ă  faire de l’esprit en se jetant dans quelque rĂ©cit plaisant; il eut le courage d’ĂȘtre timide, il employa son esprit Ă  laisser entrevoir son trouble sans ĂȘtre ridicule. «Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds Ă  jamais. Quoi! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans le secours de la poudre paraĂźtraient gris! Mais enfin la chose est vraie, donc elle ne peut ĂȘtre ridicule que si je l’exagĂšre ou si j’en fais trophĂ©e.» La comtesse s’était si souvent ennuyĂ©e au chĂąteau de Grianta, vis-Ă -vis des figures poudrĂ©es de son frĂšre, de son neveu et de quelques ennuyeux bien pensants du voisinage, qu’elle ne songea pas Ă  s’occuper de la coiffure de son nouvel adorateur. L’esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l’éclat de rire de l’entrĂ©e, elle ne fut attentive qu’aux nouvelles de France que Mosca avait toujours Ă  lui donner en particulier, en arrivant dans la loge; sans doute il inventait. En les discutant avec lui, elle remarqua ce soir-lĂ  son regard, qui Ă©tait beau et bienveillant. --Je m’imagine, lui dit-elle, qu’à Parme, au milieu de vos esclaves, vous n’allez pas avoir ce regard aimable, cela gĂąterait tout et leur donnerait quelque espoir de n’ĂȘtre pas pendus. L’absence totale d’importance chez un homme qui passait pour le premier diplomate de l’Italie parut singuliĂšre Ă  la comtesse; elle trouva mĂȘme qu’il avait de la grĂące. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle ne fut point choquĂ©e qu’il eĂ»t jugĂ© Ă  propos de prendre pour une soirĂ©e, et sans consĂ©quence, le rĂŽle d’attentif. Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux; par bonheur pour le ministre, qui, Ă  Parme, ne trouvait pas de cruelles, c’était seulement depuis peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta; son esprit Ă©tait encore tout raidi par l’ennui de la vie champĂȘtre. Elle avait comme oubliĂ© la plaisanterie; et toutes ces choses qui appartiennent Ă  une façon de vivre Ă©lĂ©gante et lĂ©gĂšre avaient pris Ă  ses yeux comme une teinte de nouveautĂ© qui les rendait sacrĂ©es; elle n’était disposĂ©e Ă  se moquer de rien, pas mĂȘme d’un amoureux de quarante-cinq ans et timide. Huit jours plus tard, la tĂ©mĂ©ritĂ© du comte eĂ»t pu recevoir un tout autre accueil. A la Scala, il est d’usage de ne faire durer qu’une vingtaine de minutes ces petites visites que l’on fait dans les loges; le comte passa toute la soirĂ©e dans celle oĂč il avait le bonheur de rencontrer Mme Pietranera. «C’est une femme, se disait-il, qui me rend toutes les folies de la jeunesse!» Mais il sentait bien le danger. «Ma qualitĂ© de pacha tout-puissant Ă  quarante lieues d’ici me fera-t-elle pardonner cette sottise? je m’ennuie tant Ă  Parme!» Toutefois, de quart d’heure en quart d’heure il se promettait de partir. --Il faut avouer, madame, dit-il en riant Ă  la comtesse, qu’à Parme je meurs d’ennui, et il doit m’ĂȘtre permis de m’enivrer de plaisir quand j’en trouve sur ma route. Ainsi, sans consĂ©quence et pour une soirĂ©e, permettez-moi de jouer auprĂšs de vous le rĂŽle d’amoureux. HĂ©las! dans peu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous les chagrins et mĂȘme, direz-vous, toutes les convenances. Huit jours aprĂšs cette visite monstre dans la loge Ă  la Scala et Ă  la suite de plusieurs petits incidents dont le rĂ©cit semblerait long peut-ĂȘtre, le comte Mosca Ă©tait absolument fou d’amour, et la comtesse pensait dĂ©jĂ  que l’ñge ne devait pas faire objection, si d’ailleurs on le trouvait aimable. On en Ă©tait Ă  ces pensĂ©es quand Mosca fut rappelĂ© par un courrier de Parme. On eĂ»t dit que son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna Ă  Grianta; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut dĂ©sert. «Est-ce que je me serais attachĂ©e Ă  cet homme?» se dit-elle. Mosca Ă©crivit et n’eut rien Ă  jouer, l’absence lui avait enlevĂ© la source de toutes ses pensĂ©es; ses lettres Ă©taient amusantes, et, par une petite singularitĂ© qui ne fut pas mal prise, pour Ă©viter les commentaires du marquis del Dongo qui n’aimait pas Ă  payer des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes Ă  la poste Ă  CĂŽme, Ă  Lecco, Ă  VarĂšse ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait Ă  obtenir que le courrier rapportĂąt les rĂ©ponses; il y parvint. BientĂŽt les jours de courrier firent Ă©vĂ©nement pour la comtesse; ces courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui l’amusaient ainsi que sa belle-sƓur. Le souvenir du comte se mĂȘlait Ă  l’idĂ©e de son grand pouvoir; la comtesse Ă©tait devenue curieuse de tout ce qu’on disait de lui, les libĂ©raux eux-mĂȘmes rendaient hommage Ă  ses talents. La principale source de mauvaise rĂ©putation pour le comte, c’est qu’il passait pour le chef du parti ultra Ă  la cour de Parme, et que le parti libĂ©ral avait Ă  sa tĂȘte une intrigante capable de tout, et mĂȘme de rĂ©ussir, la marquise Raversi, immensĂ©ment riche. Le prince Ă©tait fort attentif Ă  ne pas dĂ©courager celui des deux partis qui n’était pas au pouvoir; il savait bien qu’il serait toujours le maĂźtre, mĂȘme avec un ministĂšre pris dans le salon de Mme Raversi. On donnait Ă  Grianta mille dĂ©tails sur ces intrigues; l’absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme d’action, permettait de ne plus songer aux cheveux poudrĂ©s, symbole de tout ce qui est lent et triste, c’était un dĂ©tail sans consĂ©quence, une des obligations de la cour, oĂč il jouait d’ailleurs un si beau rĂŽle. «Une cour, c’est ridicule, disait la comtesse Ă  la marquise, mais c’est amusant; c’est un jeu qui intĂ©resse, mais dont il faut accepter les rĂšgles. Qui s’est jamais avisĂ© de se rĂ©crier contre le ridicule des rĂšgles du whist? Et pourtant une fois qu’on s’est accoutumĂ© aux rĂšgles, il est agrĂ©able de faire l’adversaire repic et capot.» La comtesse pensait souvent Ă  l’auteur de tant de lettres aimables. Le jour oĂč elle les recevait Ă©tait agrĂ©able pour elle; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, Ă  la Pliniana, Ă  BĂ©lan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de l’absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d’ĂȘtre fort amoureux; un mois ne s’était pas Ă©coulĂ©, qu’elle songeait Ă  lui avec une amitiĂ© tendre. De son cĂŽtĂ©, le comte Mosca Ă©tait presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa dĂ©mission, de quitter le ministĂšre, et de venir passer sa vie avec elle Ă  Milan ou ailleurs. --J’ai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15 000 livres de rente. «De nouveau une loge, des chevaux! etc.», se disait la comtesse, c’étaient des rĂȘves aimables. Les sublimes beautĂ©s des aspects du lac de CĂŽme recommençaient Ă  la charmer. Elle allait rĂȘver sur ses bords Ă  ce retour de vie brillante et singuliĂšre qui, contre toute apparence, redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, Ă  Milan, heureuse et gaie comme au temps du vice-roi. «La jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi!» Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais avec elle il n’y avait de ces illusions volontaires que donne la lĂąchetĂ©. C’était surtout une femme de bonne foi avec elle-mĂȘme. «Si je suis un peu trop ĂągĂ©e pour faire des folies, se disait-elle, l’envie, qui se fait des illusions comme l’amour, peut empoisonner pour moi le sĂ©jour de Milan. AprĂšs la mort de mon mari, ma pauvretĂ© noble eut du succĂšs, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n’a pas la vingtiĂšme partie de l’opulence que mettaient Ă  mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chĂ©tive pension de veuve pĂ©niblement obtenue, les gens congĂ©diĂ©s, ce qui eut de l’éclat, la petite chambre au cinquiĂšme qui amenait vingt carrosses Ă  la porte, tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j’aurai des moments dĂ©sagrĂ©ables, quelque adresse que j’y mette, si, ne possĂ©dant toujours pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre Ă  Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15 000 livres qui resteront Ă  Mosca aprĂšs sa dĂ©mission. Une puissante objection, dont l’envie se fera une arme terrible, c’est que le comte, quoique sĂ©parĂ© de sa femme depuis longtemps, est mariĂ©. Cette sĂ©paration se sait Ă  Parme, mais Ă  Milan elle sera nouvelle, et on me l’attribuera. Ainsi, mon beau théùtre de la Scala, mon divin lac de CĂŽme... adieu! adieu!» MalgrĂ© toutes ces prĂ©visions, si la comtesse avait eu la moindre fortune, elle eĂ»t acceptĂ© l’offre de la dĂ©mission de Mosca. Elle se croyait une femme ĂągĂ©e, et la cour lui faisait peur; mais, ce qui paraĂźtra de la derniĂšre invraisemblance de ce cĂŽtĂ©-ci des Alpes, c’est que le comte eĂ»t donnĂ© cette dĂ©mission avec bonheur. C’est du moins ce qu’il parvint Ă  persuader Ă  son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue Ă  Milan, on la lui accorda. --Vous jurer que j’ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse, un jour Ă  Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse d’aimer aujourd’hui, Ă  trente ans passĂ©s, comme jadis j’aimais Ă  vingt-deux! Mais j’ai vu tomber tant de choses que j’avais crues Ă©ternelles! J’ai pour vous la plus tendre amitiĂ©, je vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous ĂȘtes celui que je prĂ©fĂšre. La comtesse se croyait parfaitement sincĂšre, pourtant vers la fin, cette dĂ©claration contenait un petit mensonge. Peut-ĂȘtre, si Fabrice l’eĂ»t voulu, il l’eĂ»t emportĂ© sur tout dans son cƓur. Mais Fabrice n’était qu’un enfant aux yeux du comte Mosca; celui-ci arriva Ă  Milan trois jours aprĂšs le dĂ©part du jeune Ă©tourdi pour Novare, et il se hĂąta d’aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l’exil Ă©tait une affaire sans remĂšde. Il n’était point arrivĂ© seul Ă  Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelĂ©, bien poli, bien propre, immensĂ©ment riche, mais pas assez noble. C’était son grand-pĂšre seulement qui avait amassĂ© des millions par le mĂ©tier de fermier gĂ©nĂ©ral des revenus de l’Etat de Parme. Son pĂšre s’était fait nommer ambassadeur du prince de Parme Ă  la cour de ***, Ă  la suite du raisonnement que voici: --Votre Altesse accorde 30 000 francs Ă  son envoyĂ© Ă  la cour de ***, lequel y fait une figure fort mĂ©diocre. Si elle daigne me donner cette place, j’accepterai 6 000 francs d’appointements. Ma dĂ©pense Ă  la cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100 000 francs par an et mon intendant remettra chaque annĂ©e 20 000 francs Ă  la caisse des affaires Ă©trangĂšres Ă  Parme. Avec cette somme, l’on pourra placer auprĂšs de moi tel secrĂ©taire d’ambassade que l’on voudra, et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s’il y en a. Mon but est de donner de l’éclat Ă  ma maison nouvelle encore, et de l’illustrer par une des grandes charges du pays. Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer Ă  demi libĂ©ral, et, depuis deux ans, il Ă©tait au dĂ©sespoir. Du temps de NapolĂ©on, il avait perdu deux ou trois millions par son obstination Ă  rester Ă  l’étranger, et toutefois, depuis le rĂ©tablissement de l’ordre en Europe, il n’avait pu obtenir un certain grand cordon qui ornait le portrait de son pĂšre; l’absence de ce cordon le faisait dĂ©pĂ©rir. Au point d’intimitĂ© qui suit l’amour en Italie, il n’y avait plus d’objection de vanitĂ© entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicitĂ© que Mosca dit Ă  la femme qu’il adorait: --J’ai deux ou trois plans de conduite Ă  vous offrir, tous assez bien combinĂ©s; je ne rĂȘve qu’à cela depuis trois mois. «1Âș Je donne ma dĂ©mission, et nous vivons en bons bourgeois Ă  Milan, Ă  Florence, Ă  Naples, oĂč vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de rente, indĂ©pendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins. «2Âș Vous daignez venir dans le pays oĂč je puis quelque chose, vous achetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d’une forĂȘt, dominant le cours du PĂŽ, vous pouvez avoir le contrat de vente signĂ© d’ici Ă  huit jours. Le prince vous attache Ă  sa cour. Mais ici se prĂ©sente une immense objection. On vous recevra bien Ă  cette cour; personne ne s’aviserait de broncher devant moi; d’ailleurs la princesse se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des services Ă  votre intention. Mais je vous rappellerai une objection capitale: le prince est parfaitement dĂ©vot, et comme vous le savez encore, la fatalitĂ© veut que je sois mariĂ©. De lĂ  un million de dĂ©sagrĂ©ments de dĂ©tail. Vous ĂȘtes veuve, c’est un beau titre qu’il faudrait Ă©changer contre un autre, et ceci fait l’objet de ma troisiĂšme proposition. «On pourrait trouver un nouveau mari point gĂȘnant. Mais d’abord il le faudrait fort avancĂ© en Ăąge, car pourquoi me refuseriez-vous l’espoir de le remplacer un jour? Eh bien? j’ai conclu cette affaire singuliĂšre avec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu, ne sait pas le nom de la future duchesse. Il sait seulement qu’elle le fera ambassadeur et lui donnera un grand cordon qu’avait son pĂšre, et dont l’absence le rend le plus infortunĂ© des mortels. A cela prĂšs, ce duc n’est point trop imbĂ©cile; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce n’est nullement un homme Ă  mĂ©chancetĂ©s pour pensĂ©es d’avance, il croit sĂ©rieusement que l’honneur consiste Ă  avoir un cordon, et il a honte de son bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder un hĂŽpital pour gagner ce cordon; je me moquai de lui, mais il ne s’est point moquĂ© de moi quand je lui ai proposĂ© un mariage; ma premiĂšre condition a Ă©tĂ©, bien entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans Parme. --Mais savez-vous que ce que vous me proposez lĂ  est fort immoral? dit la comtesse. --Pas plus immoral que tout ce qu’on fait Ă  notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu Ă  cela de commode qu’il sanctifie tout aux yeux des peuples; or, qu’est-ce qu’un ridicule que personne n’aperçoit? Notre politique, pendant vingt ans, va consister Ă  avoir peur des jacobins, et quelle peur! Chaque annĂ©e nous nous croirons Ă  la veille de 93. Vous entendrez, j’espĂšre, les phrases que je fais lĂ -dessus Ă  mes rĂ©ceptions! C’est beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des dĂ©vots. Or, Ă  Parme, tout ce qui n’est pas noble ou dĂ©vot est en prison, ou fait ses paquets pour y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous que du jour oĂč je serai disgraciĂ©. Cet arrangement n’est une friponnerie envers personne, voilĂ  l’essentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur duquel nous faisons mĂ©tier et marchandise, n’a mis qu’une condition Ă  son consentement, c’est que la future duchesse fĂ»t nĂ©e noble. L’an passĂ©, ma place, tout calculĂ©, m’a valu cent sept mille francs; mon revenu a dĂ» ĂȘtre au total de cent vingt-deux mille; j’en ai placĂ© vingt mille Ă  Lyon. Eh bien! choisissez: 1Âș une grande existence basĂ©e sur cent vingt-deux mille francs Ă  dĂ©penser, qui, Ă  Parme, font au moins comme quatre cent mille Ă  Milan; mais avec ce mariage qui vous donne le nom d’un homme passable et que vous ne verrez jamais qu’à l’autel, 2Âș ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze mille francs Ă  Florence ou Ă  Naples, car je suis de votre avis, on vous a trop admirĂ©e Ă  Milan; l’envie nous y persĂ©cuterait, et peut-ĂȘtre parviendrait-elle Ă  nous donner de l’humeur. La grande existence Ă  Parme aura, je l’espĂšre, quelques nuances de nouveautĂ©, mĂȘme Ă  vos yeux qui ont vu la cour du prince EugĂšne; il serait sage de la connaĂźtre avant de s’en fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche Ă  influencer votre opinion. Quant Ă  moi, mon choix est bien arrĂȘtĂ©: j’aime mieux vivre dans un quatriĂšme Ă©tage avec vous que de continuer seul cette grande existence. La possibilitĂ© de cet Ă©trange mariage fut dĂ©battue chaque jour entre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort prĂ©sentable. Dans une de leurs derniĂšres conversations, Mosca rĂ©sumait ainsi sa proposition: il faut prendre un parti dĂ©cisif, si nous voulons passer le reste de notre vie d’une façon allĂšgre et n’ĂȘtre pas vieux avant le temps. Le prince a donnĂ© son approbation; Sanseverina est un personnage plutĂŽt bien que mal; il possĂšde le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes; il a soixante-huit ans et une passion folle pour le grand cordon; mais une grande tache gĂąte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste de NapolĂ©on par Canova. Son second pĂ©chĂ© qui le fera mourir, si vous ne venez pas Ă  son secours, c’est d’avoir prĂȘtĂ© vingt-cinq napolĂ©ons Ă  Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de gĂ©nie, que depuis nous avons condamnĂ© Ă  mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers en sa vie, dont rien n’approche; je vous les rĂ©citerai, c’est aussi beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina Ă  la cour de ***, il vous Ă©pouse le jour de son dĂ©part, et la seconde annĂ©e de son voyage, qu’il appellera une ambassade, il reçoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frĂšre qui ne sera nullement dĂ©sagrĂ©able, il signe d’avance tous les papiers que je veux, et d’ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer Ă  Parme oĂč son grand-pĂšre fermier et son prĂ©tendu libĂ©ralisme le gĂȘnent. Rassi, notre bourreau, prĂ©tend que le duc a Ă©tĂ© abonnĂ© en secret au <i>Constitutionnel</i> par l’intermĂ©diaire de Ferrante Pella le poĂšte, et cette calomnie a fait longtemps obstacle sĂ©rieux au consentement du prince. Pourquoi l’historien qui suit fidĂšlement les moindres dĂ©tails du rĂ©cit qu’on lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, sĂ©duits par des passions qu’il ne partage point, malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondĂ©ment immorales? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays oĂč l’unique passion survivante Ă  toutes les autres est l’argent, moyen de vanitĂ©. Trois mois aprĂšs les Ă©vĂ©nements racontĂ©s jusqu’ici, la duchesse Sanseverina-Taxis Ă©tonnait la cour de Parme par son amabilitĂ© facile et par la noble sĂ©rĂ©nitĂ© de son esprit; sa maison fut sans comparaison la plus agrĂ©able de la ville. C’est ce que le comte Mosca avait promis Ă  son maĂźtre. Ranuce-Ernest IV, le prince rĂ©gnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut prĂ©sentĂ©e par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distinguĂ©. La duchesse Ă©tait curieuse de voir ce prince maĂźtre du sort de l’homme qu’elle aimait, elle voulut lui plaire et y rĂ©ussit trop. Elle trouva un homme d’une taille Ă©levĂ©e, mais un peu Ă©paisse; ses cheveux, ses moustaches, ses Ă©normes favoris Ă©taient d’un beau blond selon ses courtisans; ailleurs ils eussent provoquĂ©, par leur couleur effacĂ©e, le mot ignoble de <i>filasse</i>. Au milieu d’un gros visage s’élevait fort peu un tout petit nez presque fĂ©minin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait chercher Ă  dĂ©tailler les traits du prince. Au total, il avait l’air d’un homme d’esprit et d’un caractĂšre ferme. Le port du prince, sa maniĂšre de se tenir n’étaient point sans majestĂ©, mais souvent il voulait imposer Ă  son interlocuteur; alors il s’embarrassait lui-mĂȘme et tombait dans un balancement d’une jambe Ă  l’autre presque continuel. Du reste, Ernest IV avait un regard pĂ©nĂ©trant et dominateur; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses paroles Ă©taient Ă  la fois mesurĂ©es et concises. Mosca avait prĂ©venu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet oĂč il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle descagliola de Florence. Elle trouva que l’imitation Ă©tait frappante; Ă©videmment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s’appuyait sur la table descagliola, de façon Ă  se donner la tournure de Joseph II. Il s’assit aussitĂŽt aprĂšs les premiĂšres paroles adressĂ©es par lui Ă  la duchesse, afin de lui donner l’occasion de faire usage du tabouret qui appartenait Ă  son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d’Espagne s’assoient seules; les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer la diffĂ©rence des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses Ă  s’asseoir. La duchesse trouva qu’en de certains moments l’imitation de Louis XIV Ă©tait un peu trop marquĂ©e chez le prince; par exemple, dans sa façon de sourire avec bontĂ© tout en renversant la tĂȘte. Ernest IV portait un frac Ă  la mode arrivant de Paris; on lui envoyait tous les mois de cette ville, qu’il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarre mĂ©lange de costumes, le jour oĂč la duchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut trouver les modĂšles dans les portraits de Joseph II. Il reçut Mme Sanseverina avec grĂące; il lui dit des choses spirituelles et fines; mais elle remarqua fort bien qu’il n’y avait pas excĂšs dans la bonne rĂ©ception. --Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de l’audience, c’est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il eĂ»t craint, en vous faisant l’accueil auquel je m’attendais et qu’il m’avait fait espĂ©rer, d’avoir l’air d’un provincial en extase devant les grĂąces d’une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrariĂ© d’une particularitĂ© que je n’ose vous dire: le prince ne voit Ă  sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en beautĂ©. Tel a Ă©tĂ© hier soir, Ă  son petit coucher, l’unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bontĂ©s pour moi. Je prĂ©vois une petite rĂ©volution dans l’étiquette; mon plus grand ennemi Ă  cette cour est un sot qu’on appelle le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a Ă©tĂ© Ă  la guerre un jour peut-ĂȘtre en sa vie, et qui part de lĂ  pour imiter la tenue de FrĂ©dĂ©ric le Grand. De plus, il tient aussi Ă  reproduire l’affabilitĂ© noble du gĂ©nĂ©ral Lafayette, et cela parce qu’il est ici le chef du parti libĂ©ral. (Dieu sait quels libĂ©raux!) --Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j’en ai eu la vision prĂšs de CĂŽme; il se disputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-ĂȘtre. --Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais Ă  se pĂ©nĂ©trer des profondeurs de notre Ă©tiquette, que les demoiselles ne paraissent Ă  la cour qu’aprĂšs leur mariage. Eh bien, le prince a pour la supĂ©rioritĂ© de sa ville de Parme sur toutes les autres un patriotisme tellement brĂ»lant, que je parierais qu’il va trouver un moyen de se faire prĂ©senter la petite ClĂ©lia Conti, fille de notre Lafayette. Elle est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus belle personne des Etats du prince. «Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont publiĂ©es sur son compte sont arrivĂ©es jusqu’au chĂąteau de Grianta; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait est qu’Ernest IV avait tout plein de bonnes petites vertus, et l’on peut ajouter que, s’il eĂ»t Ă©tĂ© invulnĂ©rable comme Achille, il eĂ»t continuĂ© Ă  ĂȘtre le modĂšle des potentats. Mais dans un moment d’ennui et de colĂšre, et aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la tĂȘte Ă  je ne sais quel hĂ©ros de la Fronde que l’on dĂ©couvrit vivant tranquillement et insolemment dans une terre Ă  cĂŽtĂ© de Versailles, cinquante ans aprĂšs la Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libĂ©raux. Il paraĂźt que ces imprudents se rĂ©unissaient Ă  jour fixe pour dire du mal du prince et adresser au ciel des vƓux ardents, afin que la peste pĂ»t venir Ă  Parme, et les dĂ©livrer du tyran. Le mot <i>tyran</i> a Ă©tĂ© prouvĂ©. Rassi appela cela conspirer; il les fit condamner Ă  mort, et l’exĂ©cution de l’un d’eux, le comte L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet Ă  des accĂšs de peur indignes d’un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j’aurais un genre de mĂ©rite trop brusque, trop Ăąpre pour cette cour, oĂč l’imbĂ©cile foisonne. Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement avant de se coucher, et dĂ©pense un million, ce qui Ă  Parme est comme quatre millions Ă  Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par la police, c’est-Ă -dire par la peur, je suis devenu ministre de la guerre et des finances; et comme le ministre de l’IntĂ©rieur est mon chef nominal, en tant qu’il a la police dans ses attributions, j’ai fait donner ce portefeuille au comte Zurla-Contarini, un imbĂ©cile bourreau de travail, qui se donne le plaisir d’écrire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d’en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla-Contarini a eu la satisfaction d’écrire de sa propre main le numĂ©ro 20 715. La duchesse Sanseverina fut prĂ©sentĂ©e Ă  la triste princesse de Parme Clara-Paolina, qui, parce que son mari avait une maĂźtresse (une assez jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l’univers, ce qui l’en avait rendue peut-ĂȘtre la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n’avait pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure rĂ©guliĂšre et noble eĂ»t pu passer pour belle, quoique un peu dĂ©parĂ©e par de gros yeux ronds qui n’y voyaient guĂšre, si la princesse ne se fĂ»t pas abandonnĂ©e elle-mĂȘme. Elle reçut la duchesse avec une timiditĂ© si marquĂ©e, que quelques courtisans ennemis du comte Mosca osĂšrent dire que la princesse avait l’air de la femme qu’on prĂ©sente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et presque dĂ©concertĂ©e, ne savait oĂč trouver des termes pour se mettre Ă  une place infĂ©rieure Ă  celle que la princesse se donnait Ă  elle-mĂȘme. Pour rendre quelque sang-froid Ă  cette pauvre princesse, qui au fond ne manquait point d’esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d’entamer et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse Ă©tait rĂ©ellement savante en ce genre; elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La duchesse, en cherchant tout simplement Ă  se tirer d’embarras, fit Ă  jamais la conquĂȘte de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et d’interdite qu’elle avait Ă©tĂ© au commencement de l’audience, se trouva vers la fin tellement Ă  son aise, que, contre toutes les rĂšgles de l’étiquette, cette premiĂšre audience ne dura pas moins de cinq quarts d’heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et se porta pour grand amateur de botanique. La princesse passait sa vie avec le vĂ©nĂ©rable pĂšre Landriani, archevĂȘque de Parme, homme de science, homme d’esprit mĂȘme, et parfaitement honnĂȘte homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il Ă©tait assis dans sa chaise de velours cramoisi (c’était le droit de sa place), vis-Ă -vis le fauteuil de la princesse, entourĂ©e de ses dames d’honneur et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prĂ©lat en longs cheveux blancs Ă©tait encore plus timide, s’il se peut, que la princesse; ils se voyaient tous les jours, et toutes les audiences commençaient par un silence d’un gros quart d’heure. C’est au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner, Ă©tait devenue une sorte de favorite, parce qu’elle avait l’art de les encourager Ă  se parler et de les faire rompre le silence. Pour terminer le cours de ses prĂ©sentations, la duchesse fut admise chez S.A.S. le prince hĂ©rĂ©ditaire, personnage d’une plus haute taille que son pĂšre, et plus timide que sa mĂšre. Il Ă©tait fort en minĂ©ralogie, et avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut tellement dĂ©sorientĂ©, que jamais il ne put inventer un mot Ă  dire Ă  cette belle dame. Il Ă©tait fort bel homme, et passait sa vie dans les bois un marteau Ă  la main. Au moment oĂč la duchesse se levait pour mettre fin Ă  cette audience silencieuse: --Mon Dieu! madame, que vous ĂȘtes jolie! s’écria le prince hĂ©rĂ©ditaire, ce qui ne fut pas trouvĂ© de trop mauvais goĂ»t par la dame prĂ©sentĂ©e. La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plus parfait modĂšle du joli italien, deux ou trois ans avant l’arrivĂ©e de la duchesse Sanseverina Ă  Parme. Maintenant c’étaient toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses; mais, vue de prĂšs, sa peau Ă©tait parsemĂ©e d’un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune vieille. Aperçue Ă  une certaine distance, par exemple au théùtre, dans sa loge, c’était encore une beautĂ©; et les gens du parterre trouvaient le prince de fort bon goĂ»t. Il passait toutes les soirĂ©es chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l’ennui oĂč elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur extraordinaire. Elle prĂ©tendait Ă  une finesse sans bornes, et toujours souriait avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et Ă  tout hasard, n’ayant guĂšre de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c’étaient ces sourires continuels, tandis qu’elle bĂąillait intĂ©rieurement, qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l’Etat ne faisait pas un marchĂ© de mille francs, sans qu’il y eĂ»t un souvenir pour la marquise (c’était le mot honnĂȘte Ă  Parme). Le bruit public voulait qu’elle eĂ»t placĂ© dix millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, Ă  la vĂ©ritĂ© de fraĂźche date, ne s’élevait pas en rĂ©alitĂ© Ă  quinze cent mille francs. C’était pour ĂȘtre Ă  l’abri de ses finesses, et pour l’avoir dans sa dĂ©pendance, que le comte Mosca s’était fait ministre des finances. La seule passion de la marquise Ă©tait la peur dĂ©guisĂ©e en avarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l’antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, Ă©tait Ă©clairĂ©e par une seule chandelle coulant sur une table de marbre prĂ©cieux, et les portes de son salon Ă©taient noircies par les doigts des laquais. --Elle m’a reçue, dit la duchesse Ă  son ami, comme si elle eĂ»t attendu de moi une gratification de cinquante francs. Le cours des succĂšs de la duchesse fut un peu interrompu par la rĂ©ception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la cĂ©lĂšbre marquise Raversi, intrigante consommĂ©e qui se trouvait Ă  la tĂȘte du parti opposĂ© Ă  celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser, et d’autant plus depuis quelques mois, qu’elle Ă©tait niĂšce du comte Sanseverina, et craignait de voir attaquer l’hĂ©ritage par les grĂąces de la nouvelle duchesse. --La Raversi n’est point une femme Ă  mĂ©priser, disait le comte Ă  son amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis sĂ©parĂ© de ma femme uniquement parce qu’elle s’obstinait Ă  prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l’un des amis de la Raversi. Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les diamants qu’elle portait dĂšs le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses joues, s’était dĂ©clarĂ©e d’avance l’ennemie de la duchesse, et en la recevant chez elle prit Ă  tĂąche de commencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans les lettres qu’il Ă©crivait de ***, paraissait tellement enchantĂ© de son ambassade et surtout de l’espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu’il ne laissĂąt une partie de sa fortune Ă  sa femme qu’il accablait de petits cadeaux. La Raversi, quoique rĂ©guliĂšrement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli homme de la cour: en gĂ©nĂ©ral elle rĂ©ussissait Ă  tout ce qu’elle entreprenait. La duchesse tenait le plus grand Ă©tat de maison. Le palais Sanseverina avait toujours Ă©tĂ© un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, Ă  l’occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, dĂ©pensait de fort grosses sommes pour l’embellir: la duchesse dirigeait les rĂ©parations. Le comte avait devinĂ© juste: peu de jours aprĂšs la prĂ©sentation de la duchesse, la jeune ClĂ©lia Conti vint Ă  la cour, on l’avait faite chanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir l’air de porter au crĂ©dit du comte, la duchesse donna une fĂȘte sous prĂ©texte d’inaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de grĂąces, elle fit de ClĂ©lia, qu’elle appelait sa jeune amie du lac de CĂŽme, la reine de la soirĂ©e. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les principaux transparents. La jeune ClĂ©lia, quoique un peu pensive, fut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure prĂšs du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dĂ©vote et fort amie de la solitude. --Je parierais, disait le comte, qu’elle a assez d’esprit pour avoir honte de son pĂšre. La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de l’inclination pour elle; elle ne voulait pas paraĂźtre jalouse, et la mettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son systĂšme Ă©tait de chercher Ă  diminuer toutes les haines dont le comte Ă©tait l’objet. Tout souriait Ă  la duchesse; elle s’amusait de cette existence de cour oĂč la tempĂȘte est toujours Ă  craindre; il lui semblait recommencer la vie. Elle Ă©tait tendrement attachĂ©e au comte, qui littĂ©ralement Ă©tait fou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procurĂ© un sang-froid parfait pour tout ce qui ne regardait que ses intĂ©rĂȘts d’ambition. Aussi deux mois Ă  peine aprĂšs l’arrivĂ©e de la duchesse, il obtint la patente et les honneurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux que l’on rend au souverain lui-mĂȘme. Le comte pouvait tout sur l’esprit de son maĂźtre, on en eut Ă  Parme une preuve qui frappa tous les esprits. Au sud-est, et Ă  dix minutes de la ville, s’élĂšve cette fameuse citadelle si renommĂ©e en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut et s’aperçoit de si loin. Cette tour, bĂątie sur le modĂšle du mausolĂ©e d’Adrien, Ă  Rome, par les FarnĂšse, petits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe siĂšcle, est tellement Ă©paisse, que sur l’esplanade qui la termine on a pu bĂątir un palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelĂ©e la tour FarnĂšse. Cette prison, construite en l’honneur du fils aĂźnĂ© de Ranuce-Ernest II, lequel Ă©tait devenu l’amant aimĂ© de sa belle-mĂšre, passe pour belle et singuliĂšre dans le pays. La duchesse eut la curiositĂ© de la voir; le jour de sa visite, la chaleur Ă©tait accablante Ă  Parme, et lĂ -haut, dans cette position Ă©levĂ©e, elle trouva de l’air, ce dont elle fut tellement ravie, qu’elle y passa plusieurs heures. On s’empressa de lui ouvrir les salles de la tour FarnĂšse. La duchesse rencontra sur l’esplanade de la grosse tour un pauvre libĂ©ral prisonnier, qui Ă©tait venu jouir de la demi-heure de promenade qu’on lui accordait tous les trois jours. Redescendue Ă  Parme, et n’ayant pas encore la discrĂ©tion nĂ©cessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui avait racontĂ© toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s’empara de ces propos de la duchesse et les rĂ©pĂ©ta beaucoup, espĂ©rant fort qu’ils choqueraient le prince. En effet, Ernest IV rĂ©pĂ©tait souvent que l’essentiel Ă©tait surtout de frapper les imaginations. --Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie qu’ailleurs. En consĂ©quence, de sa vie il n’avait accordĂ© de grĂące. Huit jours aprĂšs sa visite Ă  la forteresse, la duchesse reçut une lettre de commutation de peine signĂ©e du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle Ă©crirait le nom devait obtenir la restitution de ses biens, et la permission d’aller passer en AmĂ©rique le reste de ses jours. La duchesse Ă©crivit le nom de l’homme qui lui avait parlĂ©. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une Ăąme faible; c’était sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  mort. La singularitĂ© de cette grĂące mit le comble Ă  l’agrĂ©ment de la position de Mme Sanseverina. Le comte Mosca Ă©tait fou de bonheur, ce fut une belle Ă©poque de sa vie, et elle eut une influence dĂ©cisive sur les destinĂ©es de Fabrice. Celui-ci Ă©tait toujours Ă  Romagnan prĂšs de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour Ă  une femme noble comme le portaient ses instructions. La duchesse Ă©tait toujours un peu choquĂ©e de cette derniĂšre nĂ©cessitĂ©. Un autre signe qui ne valait rien pour le comte, c’est qu’étant avec lui de la derniĂšre franchise sur tout au monde, et pensant tout haut en sa prĂ©sence, elle ne lui parlait jamais de Fabrice qu’aprĂšs avoir songĂ© Ă  la tournure de sa phrase. --Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j’écrirai Ă  cet aimable frĂšre que vous avez sur le lac de CĂŽme, et je forcerai bien ce marquis del Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de ***, Ă  demander la grĂące de votre aimable Fabrice. S’il est vrai, comme je me garderais bien d’en douter, que Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui promĂšnent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que celle qui Ă  dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de ne jamais rien faire! Si le ciel lui avait accordĂ© une vraie passion pour quoi que ce soit, fĂ»t-ce pour la pĂȘche Ă  la ligne, je la respecterais; mais que fera-t-il Ă  Milan mĂȘme aprĂšs sa grĂące obtenue? Il montera un cheval qu’il aurait fait venir d’Angleterre Ă  une certaine heure, Ă  une autre le dĂ©sƓuvrement le conduira chez sa maĂźtresse qu’il aimera moins que son cheval... Mais si vous m’en donnez l’ordre, je tĂącherai de procurer ce genre de vie Ă  votre neveu. --Je le voudrais officier, dit la duchesse. --Conseilleriez-vous Ă  un souverain de confier un poste qui, dans un jour donnĂ©, peut ĂȘtre de quelque importance Ă  un jeune homme 1Âș susceptible d’enthousiasme; 2Âș qui a montrĂ© de l’enthousiasme pour NapolĂ©on, au point d’aller le rejoindre Ă  Waterloo? Songez Ă  ce que nous serions tous si NapolĂ©on eĂ»t vaincu Ă  Waterloo! Nous n’aurions point de libĂ©raux Ă  craindre, il est vrai, mais les souverains des anciennes familles ne pourraient rĂ©gner qu’en Ă©pousant les filles de ses marĂ©chaux. Ainsi la carriĂšre militaire pour Fabrice, c’est la vie de l’écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n’avancer en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dĂ©vouements plĂ©bĂ©iens. La premiĂšre qualitĂ© chez un jeune homme aujourd’hui, c’est-Ă -dire pendant cinquante ans peut-ĂȘtre, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera point rĂ©tablie, c’est de n’ĂȘtre pas susceptible d’enthousiasme et de n’avoir pas d’esprit. «J’ai pensĂ© Ă  une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d’abord, et qui me donnera Ă  moi des peines infinies et pendant plus d’un jour, c’est une folie que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire. --Eh bien? dit la duchesse. --Eh bien! nous avons eu pour archevĂȘques Ă  Parme trois membres de votre famille: Ascagne del Dongo qui a Ă©crit, en 16..., Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prĂ©lature et marquer par des vertus du premier ordre, je le fais Ă©vĂȘque quelque part, puis archevĂȘque ici, si toutefois mon influence dure. L’objection rĂ©elle est celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour rĂ©aliser ce beau plan qui exige plusieurs annĂ©es? Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais goĂ»t de me renvoyer. Mais enfin c’est le seul moyen que j’aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous. On discuta longtemps: cette idĂ©e rĂ©pugnait fort Ă  la duchesse. --Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carriĂšre est impossible pour Fabrice. Le comte prouva. --Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais Ă  cela je ne sais que faire. AprĂšs un mois que la duchesse avait demandĂ© pour rĂ©flĂ©chir, elle se rendit en soupirant aux vues sages du ministre. --Monter d’un air empesĂ© un cheval anglais dans quelque grande ville, rĂ©pĂ©tait le comte, ou prendre un Ă©tat qui ne jure pas avec sa naissance; je ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentilhomme ne peut se faire ni mĂ©decin, ni avocat, et le siĂšcle est aux avocats. «Rappelez-vous toujours, madame, rĂ©pĂ©tait le comte, que vous faites Ă  votre neveu, sur le pavĂ© de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son Ăąge qui passent pour les plus fortunĂ©s. Sa grĂące obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prĂ©tendons faire des Ă©conomies. La duchesse Ă©tait sensible Ă  la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice fĂ»t un simple mangeur d’argent; elle revint au plan de son amant. --Remarquez, lui disait le comte, que je ne prĂ©tends pas faire de Fabrice un prĂȘtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non; c’est un grand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n’en deviendra pas moins Ă©vĂȘque et archevĂȘque, si le prince continue Ă  me regarder comme un homme utile. «Si vos ordres daignent changer ma proposition en dĂ©cret immuable, ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protĂ©gĂ© dans une petite fortune. La sienne choquera, si on l’a vu ici simple prĂȘtre: il ne doit paraĂźtre Ă  Parme qu’avec les bas violets 5 et dans un Ă©quipage convenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit ĂȘtre Ă©vĂȘque, et personne ne sera choquĂ©. «Si vous m’en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa thĂ©ologie, et passer trois annĂ©es Ă  Naples. Pendant les vacances de l’AcadĂ©mie ecclĂ©siastique, il ira, s’il veut, voir Paris et Londres; mais il ne se montrera jamais Ă  Parme. Ce mot donna comme un frisson Ă  la duchesse. Elle envoya un courrier Ă  son neveu, et lui donna rendez-vous Ă  Plaisance. Faut-il dire que ce courrier Ă©tait porteur de tous les moyens d’argent et de tous les passeports nĂ©cessaires? ArrivĂ© le premier Ă  Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et l’embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte ne fĂ»t pas prĂ©sent; depuis leurs amours, c’était la premiĂšre fois qu’elle Ă©prouvait cette sensation. Fabrice fut profondĂ©ment touchĂ©, et ensuite affligĂ© des plans que la duchesse avait faits pour lui; son espoir avait toujours Ă©tĂ© que, son affaire de Waterloo arrangĂ©e, il finirait par ĂȘtre militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l’opinion romanesque qu’elle s’était formĂ©e de son neveu; il refusa absolument de mener la vie de cafĂ© dans une des grandes villes d’Italie. --Te vois-tu au corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc. Elle insistait avec dĂ©lices sur la description de ce bonheur vulgaire qu’elle voyait Fabrice repousser avec dĂ©dain. «C’est un hĂ©ros», pensait-elle. --Et aprĂšs dix ans de cette vie agrĂ©able, qu’aurai-je fait? disait Fabrice; que serai-je? Un jeune homme mĂ»r qui doit cĂ©der le haut du pavĂ© au premier bel adolescent qui dĂ©bute dans le monde, lui aussi sur un cheval anglais. Fabrice rejeta d’abord bien loin le parti de l’Eglise; il parlait d’aller Ă  New York, de se faire citoyen et soldat rĂ©publicain en AmĂ©rique. --Quelle erreur est la tienne! Tu n’auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de cafĂ©, seulement sans Ă©lĂ©gance, sans musique, sans amours, rĂ©pliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle d’AmĂ©rique. Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu’il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes dĂ©cident de tout. On revint au parti de l’Eglise. --Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le comte te demande: il ne s’agit pas du tout d’ĂȘtre un pauvre prĂȘtre plus ou moins exemplaire et vertueux, comme l’abbĂ© BlanĂšs. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les archevĂȘques de Parme; relis les notices sur leurs vies, dans le supplĂ©ment Ă  la gĂ©nĂ©alogie. Avant tout il convient Ă  un homme de ton nom d’ĂȘtre un grand seigneur, noble gĂ©nĂ©reux, protecteur de la justice, destinĂ© d’avance Ă  se trouver Ă  la tĂȘte de son ordre... et dans toute sa vie ne faisant qu’une coquinerie, mais celle-lĂ  fort utile. --Ainsi voilĂ  toutes mes illusions Ă  vau-l’eau, disait Fabrice en soupirant profondĂ©ment; le sacrifice est cruel! je l’avoue, je n’avais pas rĂ©flĂ©chi Ă  cette horreur pour l’enthousiasme et l’esprit, mĂȘme exercĂ©s Ă  leur profit, qui dĂ©sormais va rĂ©gner parmi les souverains absolus. --Songe qu’une proclamation, qu’un caprice du cƓur prĂ©cipite l’homme enthousiaste dans le parti contraire Ă  celui qu’il a servi toute la vie! --Moi enthousiaste! rĂ©pĂ©ta Fabrice; Ă©trange accusation! je ne puis pas mĂȘme ĂȘtre amoureux! --Comment? s’écria la duchesse. --Quand j’ai l’honneur de faire la cour Ă  une beautĂ©, mĂȘme de bonne naissance, et dĂ©vote, je ne puis penser Ă  elle que quand je la vois. Cet aveu fit une Ă©trange impression sur la duchesse. --Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congĂ© de Mme C. de Novare et, ce qui est encore plus difficile, des chĂąteaux en Espagne de toute ma vie. J’écrirai Ă  ma mĂšre, qui sera assez bonne pour venir me voir Ă  Belgirate, sur la rive piĂ©montaise du lac Majeur, et le trente et uniĂšme jour aprĂšs celui-ci, je serai incognito dans Parme. --Garde-t’en bien! s’écria la duchesse. Elle ne voulait pas que le comte Mosca la vĂźt parler Ă  Fabrice. Les mĂȘmes personnages se revirent Ă  Plaisance; la duchesse cette fois Ă©tait fort agitĂ©e; un orage s’était Ă©levĂ© Ă  la cour, le parti de la marquise Raversi touchait au triomphe; il Ă©tait possible que le comte Mosca fĂ»t remplacĂ© par le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, chef de ce qu’on appelait Ă  Parme le parti libĂ©ral. ExceptĂ© le nom du rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit tout Ă  Fabrice. Elle discuta de nouveau les chances de son avenir, mĂȘme avec la perspective de manquer de la toute-puissante protection du comte. --Je vais passer trois ans Ă  l’AcadĂ©mie ecclĂ©siastique de Naples, s’écria Fabrice; mais puisque je dois ĂȘtre avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne m’astreins pas Ă  mener la vie sĂ©vĂšre d’un sĂ©minariste vertueux, ce sĂ©jour Ă  Naples ne m’effraie nullement, cette vie-lĂ  vaudra bien celle de Romagnano; la bonne compagnie de l’endroit commençait Ă  me trouver jacobin. Dans mon exil j’ai dĂ©couvert que je ne sais rien, pas mĂȘme le latin, pas mĂȘme l’orthographe. J’avais le projet de refaire mon Ă©ducation Ă  Novare, j’étudierai volontiers la thĂ©ologie Ă  Naples: c’est une science compliquĂ©e. La duchesse fut ravie. --Si nous sommes chassĂ©s, lui dit-elle, nous irons te voir Ă  Naples. Mais puisque tu acceptes jusqu’à nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui connaĂźt bien l’Italie actuelle, m’a chargĂ© d’une idĂ©e pour toi. Crois ou ne crois pas Ă  ce qu’on t’enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu’on t’enseigne les rĂšgles du jeu de whist; est-ce que tu ferais des objections aux rĂšgles du whist? J’ai dit au comte que tu croyais, et il s’en est fĂ©licitĂ©; cela est utile dans ce monde et dans l’autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans la vulgaritĂ© de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous ces Ă©cervelĂ©s de Français prĂ©curseurs des deux chambres. Que ces noms-lĂ  se trouvent rarement dans ta bouche; mais enfin quand il le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce sont gens depuis longtemps rĂ©futĂ©s, et dont les attaques ne sont plus d’aucune consĂ©quence. Crois aveuglĂ©ment tout ce que l’on te dira Ă  l’AcadĂ©mie. Songe qu’il y a des gens qui tiendront note fidĂšle de tes moindres objections; on te pardonnera une petite intrigue galante si elle est bien menĂ©e, et non pas un doute; l’ñge supprime l’intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la pĂ©nitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un Ă©vĂȘque factotum du cardinal archevĂȘque de Naples; Ă  lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta prĂ©sence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abrĂšge beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu’on ne puisse pas te reprocher de l’avoir cachĂ©e; tu Ă©tais si jeune alors! «La seconde idĂ©e que le comte t’envoie est celle-ci: S’il te vient une raison brillante, une rĂ©plique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cĂšde point Ă  la tentation de briller, garde le silence; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras Ă©vĂȘque. Fabrice dĂ©buta Ă  Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques, bons Milanais, que sa tante lui avait envoyĂ©s. AprĂšs une annĂ©e d’étude personne ne disait que c’était un homme d’esprit, on le regardait comme un grand seigneur appliquĂ©, fort gĂ©nĂ©reux, mais un peu libertin. Cette annĂ©e, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le comte fut trois ou quatre fois Ă  deux doigts de sa perte; le prince, plus peureux que jamais parce qu’il Ă©tait malade cette annĂ©e-lĂ , croyait, en le renvoyant, se dĂ©barrasser de l’odieux des exĂ©cutions faites avant l’entrĂ©e du comte au ministĂšre. Le Rassi Ă©tait le favori du cƓur qu’on voulait garder avant tout. Les pĂ©rils du comte lui attachĂšrent passionnĂ©ment la duchesse, elle ne songeait plus Ă  Fabrice. Pour donner une couleur Ă  leur retraite possible, il se trouva que l’air de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie, ne convenait nullement Ă  sa santĂ©. Enfin aprĂšs des intervalles de disgrĂące, qui allĂšrent pour le comte, premier ministre, jusqu’à passer quelquefois vingt jours entiers sans voir son maĂźtre en particulier, Mosca l’emporta; il fit nommer le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, le prĂ©tendu libĂ©ral, gouverneur de la citadelle oĂč l’on enfermait les libĂ©raux jugĂ©s par Rassi. Si Conti use d’indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca Ă  son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses idĂ©es politiques font oublier ses devoirs de gĂ©nĂ©ral; s’il se montre sĂ©vĂšre et impitoyable, et c’est ce me semble de ce cĂŽtĂ©-lĂ  qu’il inclinera, il cesse d’ĂȘtre le chef de son propre parti, et s’aliĂšne toutes les familles qui ont un des leurs Ă  la citadelle. Ce pauvre homme sait prendre un air tout confit de respect Ă  l’approche du prince; au besoin il change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une question d’étiquette, mais ce n’est point une tĂȘte capable de suivre le chemin difficile par lequel seulement il peut se sauver; et dans tous les cas je suis lĂ . Le lendemain de la nomination du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, qui terminait la crise ministĂ©rielle, on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique. --Que de querelles ce journal va faire naĂźtre! disait la duchesse. --Ce journal, dont l’idĂ©e est peut-ĂȘtre mon chef-d’Ɠuvre, rĂ©pondait le comte en riant, peu Ă  peu je m’en laisserai bien malgrĂ© moi ĂŽter la direction par les ultra-furibonds. J’ai fait attacher de beaux appointements aux places de rĂ©dacteur. De tous cĂŽtĂ©s on va solliciter ces places: cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et l’on oubliera les pĂ©rils que je viens de courir. Les graves personnages P. et D. sont dĂ©jĂ  sur les rangs. --Mais ce journal sera d’une absurditĂ© rĂ©voltante. --J’y compte bien, rĂ©pliquait le comte. Le prince le lira tous les matins et admirera ma doctrine Ă  moi qui l’ai fondĂ©. Pour les dĂ©tails, il approuvera ou sera choquĂ©; des heures qu’il consacre au travail en voilĂ  deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais Ă  l’époque oĂč arriveront les plaintes sĂ©rieuses, dans huit ou dix mois, il sera entiĂšrement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui me gĂȘne qui devra rĂ©pondre, moi j’élĂšverai des objections contre le journal; au fond, j’aime mieux cent absurditĂ©s atroces qu’un seul pendu. Qui se souvient d’une absurditĂ© deux ans aprĂšs le numĂ©ro du journal officiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu me vouent une haine qui durera autant que moi et qui peut-ĂȘtre abrĂ©gera ma vie. La duchesse, toujours passionnĂ©e pour quelque chose, toujours agissante, jamais oisive, avait plus d’esprit que toute la cour de Parme; mais elle manquait de patience et d’impassibilitĂ© pour rĂ©ussir dans les intrigues. Toutefois, elle Ă©tait parvenue Ă  suivre avec passion les intĂ©rĂȘts des diverses coteries, elle commençait mĂȘme Ă  avoir un crĂ©dit personnel auprĂšs du prince. Clara-Paolina, la princesse rĂ©gnante, environnĂ©e d’honneurs, mais emprisonnĂ©e dans l’étiquette la plus surannĂ©e, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina lui fit la cour, et entreprit de lui prouver qu’elle n’était point si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu’à dĂźner: ce repas durait trente minutes et le prince passait des semaines entiĂšres sans adresser la parole Ă  Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya de changer tout cela; elle amusait le prince, et d’autant plus qu’elle avait su conserver toute son indĂ©pendance. Quand elle l’eĂ»t voulu, elle n’eĂ»t pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui pullulaient Ă  cette cour. C’était cette parfaite inhabiletĂ© de sa part qui la faisait exĂ©crer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissant en gĂ©nĂ©ral de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur dĂšs les premiers jours, et s’attacha exclusivement Ă  plaire au souverain et Ă  sa femme, laquelle dominait absolument le prince hĂ©rĂ©ditaire. La duchesse savait amuser le souverain et profitait de l’extrĂȘme attention qu’il accordait Ă  ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la haĂŻssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et les sottises de sang ne se rĂ©parent pas, le prince avait peur quelquefois, et s’ennuyait souvent, ce qui l’avait conduit Ă  la triste envie; il sentait qu’il ne s’amusait guĂšre, et devenait sombre quand il croyait voir que d’autres s’amusaient; l’aspect du bonheur le rendait furieux. «Il faut cacher nos amours», dit la duchesse Ă  son ami; et elle laissa deviner au prince qu’elle n’était plus que fort mĂ©diocrement Ă©prise du comte, homme d’ailleurs si estimable. Cette dĂ©couverte avait donnĂ© un jour heureux Ă  Son Altesse. De temps Ă  autre, la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu’elle aurait de se donner chaque annĂ©e un congĂ© de quelques mois qu’elle emploierait Ă  voir l’Italie qu’elle ne connaissait point: elle irait visiter Naples, Florence, Rome. Or, rien au monde ne pouvait faire plus de peine au prince qu’une telle apparence de dĂ©sertion: c’était lĂ  une de ses faiblesses les plus marquĂ©es, les dĂ©marches qui pouvaient ĂȘtre imputĂ©es Ă  mĂ©pris pour sa ville capitale lui perçaient le cƓur. Il sentait qu’il n’avait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme Sanseverina Ă©tait de bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes environnantes pour assister Ă  ses jeudis; c’étaient de vĂ©ritables fĂȘtes; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le prince mourait d’envie de voir un de ces jeudis; mais comment s’y prendre? Aller chez un simple particulier! c’était une chose que ni son pĂšre ni lui n’avaient jamais faite! Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; Ă  chaque instant de la soirĂ©e le duc entendait des voitures qui Ă©branlaient le pavĂ© de la place du palais, en allant chez Mme Sanseverina. Il eut un mouvement d’impatience: d’autres s’amusaient, et lui, prince souverain, maĂźtre absolu, qui devait s’amuser plus que personne au monde, il connaissait l’ennui! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une douzaine de gens affidĂ©s dans la rue qui conduisait du palais de Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, aprĂšs une heure qui parut un siĂšcle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tentĂ© de braver les poignards et de sortir Ă  l’étourdie et sans nulle prĂ©caution, il parut dans le premier salon de Mme Sanseverina. La foudre serait tombĂ©e dans ce salon qu’elle n’eĂ»t pas produit une pareille surprise. En un clin d’Ɠil, et Ă  mesure que le prince s’avançait, s’établissait dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur; tous les yeux, fixĂ©s sur le prince, s’ouvraient outre mesure. Les courtisans paraissaient dĂ©concertĂ©s; la duchesse elle seule n’eut point l’air Ă©tonnĂ©. Quand enfin l’on eut retrouvĂ© la force de parler, la grande prĂ©occupation de toutes les personnes prĂ©sentes fut de dĂ©cider cette importante question: la duchesse avait-elle Ă©tĂ© avertie de cette visite, ou bien a-t-elle Ă©tĂ© surprise comme tout le monde? Le prince s’amusa, et l’on va juger du caractĂšre tout de premier mouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que les idĂ©es vagues de dĂ©part adroitement jetĂ©es lui avaient laissĂ© prendre. En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui vint une idĂ©e singuliĂšre et qu’elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une chose des plus ordinaires. --Si Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime voulait adresser Ă  la princesse trois ou quatre de ces phrases charmantes qu’elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus sĂ»rement qu’en me disant ici que je suis jolie. C’est que je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse pĂ»t voir de mauvais Ɠil l’insigne marque de faveur dont Votre Altesse vient de m’honorer. Le prince la regarda fixement et rĂ©pliqua d’un air sec: --Apparemment que je suis le maĂźtre d’aller oĂč il me plaĂźt. La duchesse rougit. --Je voulais seulement, reprit-elle Ă  l’instant, ne pas exposer Son Altesse Ă  faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je vais aller passer quelques jours Ă  Bologne ou Ă  Florence. Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la faveur, et elle venait de hasarder ce que de mĂ©moire d’homme personne n’avait osĂ© Ă  Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa table de whist et la suivit dans un petit salon Ă©clairĂ©, mais solitaire. --Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l’aurais pas conseillĂ©; mais dans les cƓurs bien Ă©pris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l’amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai retardĂ© que par cette corvĂ©e du ministĂšre des finances dont j’ai eu la sottise de me charger, mais en quatre heures de temps bien employĂ©es on peut faire la remise de bien des caisses. Rentrons, chĂšre amie, et faisons de la fatuitĂ© ministĂ©rielle en toute libertĂ©, et sans nulle retenue, c’est peut-ĂȘtre la derniĂšre reprĂ©sentation que nous donnons en cette ville. S’il se croit bravĂ©, l’homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour cette nuit; le mieux serait peut-ĂȘtre de partir sans dĂ©lai pour votre maison de Sacca, prĂšs du PĂŽ, qui a l’avantage de n’ĂȘtre qu’à une demi-heure de distance des Etats autrichiens. L’amour et l’amour-propre de la duchesse eurent un moment dĂ©licieux; elle regarda le comte, et ses yeux se mouillĂšrent de larmes. Un ministre si puissant, environnĂ© de cette foule de courtisans qui l’accablaient d’hommages Ă©gaux Ă  ceux qu’ils adressaient au prince lui-mĂȘme, tout quitter pour elle et avec cette aisance! En rentrant dans les salons, elle Ă©tait folle de joie. Tout le monde se prosternait devant elle. «Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans, c’est Ă  ne pas la reconnaĂźtre. Enfin cette Ăąme romaine et au-dessus de tout daigne pourtant apprĂ©cier la faveur exorbitante dont elle vient d’ĂȘtre l’objet de la part du souverain!» Vers la fin de la soirĂ©e, le comte vint Ă  elle: --Il faut que je vous dise des nouvelles. AussitĂŽt les personnes qui se trouvaient auprĂšs de la duchesse s’éloignĂšrent. --Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s’est fait annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit, d’une soirĂ©e fort aimable, en vĂ©ritĂ©, que j’ai passĂ©e chez la Sanseverina. C’est elle qui m’a priĂ© de vous faire le dĂ©tail de la façon dont elle a arrangĂ© ce vieux palais enfumĂ©. Alors le prince, aprĂšs s’ĂȘtre assis, s’est mis Ă  faire la description de chacun de vos salons. «Il a passĂ© plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de joie; malgrĂ© son esprit, elle n’a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton lĂ©ger que Son Altesse voulait bien lui donner. Ce prince n’était point un mĂ©chant homme, quoi qu’en pussent dire les libĂ©raux d’Italie. A la vĂ©ritĂ©, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d’entre eux, mais c’était par peur, et il rĂ©pĂ©tait quelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soirĂ©e dont nous venons de parler, il Ă©tait tout joyeux, il avait fait deux belles actions: aller au jeudi et parler Ă  sa femme. A dĂźner, il lui adressa la parole; en un mot, ce jeudi de Mme Sanseverina amena une rĂ©volution d’intĂ©rieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consternĂ©e, et la duchesse eut une double joie: elle avait pu ĂȘtre utile Ă  son amant et l’avait trouvĂ© plus Ă©pris que jamais. --Tout cela Ă  cause d’une idĂ©e bien imprudente qui m’est venue! disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute Ă  Rome ou Ă  Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant? Non, en vĂ©ritĂ©, mon cher comte, et vous faites mon bonheur. CHAPITRE VII C’est de petits dĂ©tails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons de raconter qu’il faudrait remplir l’histoire des quatre annĂ©es qui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais Sanseverina ou Ă  la terre de Sacca, aux bords du PĂŽ; il y avait des moments bien doux, et l’on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite Ă  Parme. La duchesse et le ministre eurent bien Ă  rĂ©parer quelques Ă©tourderies, mais en gĂ©nĂ©ral Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite qu’on lui avait indiquĂ©e: un grand seigneur qui Ă©tudie la thĂ©ologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A Naples, il s’était pris d’un goĂ»t trĂšs vif pour l’étude de l’antiquitĂ©, il faisait des fouilles; cette passion avait presque remplacĂ© celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles Ă  MisĂšne, oĂč il avait trouvĂ© un buste de TibĂšre, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l’antiquitĂ©. La dĂ©couverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu’il eĂ»t rencontrĂ© Ă  Naples. Il avait l’ñme trop haute pour chercher Ă  imiter les autres jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sĂ©rieux le rĂŽle d’amoureux. Sans doute il ne manquait point de maĂźtresses, mais elles n’étaient pour lui d’aucune consĂ©quence, et, malgrĂ© son Ăąge, on pouvait dire de lui qu’il ne connaissait point l’amour; il n’en Ă©tait que plus aimĂ©. Rien ne l’empĂȘchait d’agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie Ă©tait toujours l’égale d’une autre femme jeune et jolie; seulement la derniĂšre connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admirĂ©es Ă  Naples avait fait des folies en son honneur pendant la derniĂšre annĂ©e de son sĂ©jour, ce qui d’abord l’avait amusĂ©, et avait fini par l’excĂ©der d’ennui, tellement qu’un des bonheurs de son dĂ©part fut d’ĂȘtre dĂ©livrĂ© des attentions de la charmante duchesse d’A... Ce fut en 1821, qu’ayant subi passablement tous ses examens, son directeur d’études ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, Ă  laquelle il songeait souvent. Il Ă©tait monsignore, et il avait quatre chevaux Ă  sa voiture; Ă  la poste avant Parme, il n’en prit que deux, et dans la ville fit arrĂȘter devant l’église de Saint-Jean. LĂ  se trouvait le riche tombeau de l’archevĂȘque Ascagne del Dongo, son arriĂšre-grand-oncle, l’auteur de la gĂ©nĂ©alogie latine. Il pria auprĂšs du tombeau, puis arriva Ă  pied au palais de la duchesse qui ne l’attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientĂŽt on la laissa seule. --Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras: grĂące Ă  toi, j’ai passĂ© quatre annĂ©es assez heureuses Ă  Naples, au lieu de m’ennuyer Ă  Novare avec ma maĂźtresse autorisĂ©e par la police. La duchesse ne revenait pas de son Ă©tonnement, elle ne l’eĂ»t pas reconnu Ă  le voir passer dans la rue; elle le trouvait ce qu’il Ă©tait en effet, l’un des plus jolis hommes de l’Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l’avait envoyĂ© Ă  Naples avec la tournure d’un hardi casse-cou; la cravache qu’il portait toujours alors semblait faire partie inhĂ©rente de son ĂȘtre: maintenant il avait l’air le plus noble et le plus mesurĂ© devant les Ă©trangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa premiĂšre jeunesse. C’était un diamant qui n’avait rien perdu Ă  ĂȘtre poli. Il n’y avait pas une heure que Fabrice Ă©tait arrivĂ©, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un peu trop tĂŽt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accordĂ©e Ă  son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d’autres bienfaits dont il n’osait parler d’une façon aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d’Ɠil le ministre le jugea favorablement. --Ce neveu, dit-il tout bas Ă  la duchesse, est fait pour orner toutes les dignitĂ©s auxquelles vous voudrez l’élever par la suite. Tout allait Ă  merveille jusque-lĂ , mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-lĂ  attentif uniquement Ă  ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. «Ce jeune homme fait ici une Ă©trange impression», se dit-il. Cette rĂ©flexion fut amĂšre; le comte avait atteint la cinquantaine, c’est un mot bien cruel et dont peut-ĂȘtre un homme Ă©perdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il Ă©tait fort bon, fort digne d’ĂȘtre aimĂ©, Ă  ses sĂ©vĂ©ritĂ©s prĂšs comme ministre. Mais, Ă  ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eĂ»t Ă©tĂ© capable de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq annĂ©es qu’il avait dĂ©cidĂ© la duchesse Ă  venir Ă  Parme, elle avait souvent excitĂ© sa jalousie surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donnĂ© de sujet de plainte rĂ©el. Il croyait mĂȘme, et il avait raison, que c’était dans le dessein de mieux s’assurer de son cƓur que la duchesse avait eu recours Ă  ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il Ă©tait sĂ»r, par exemple, qu’elle avait refusĂ© les hommages du prince, qui mĂȘme, Ă  cette occasion, avait dit un mot instructif. --Mais si j’acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en riant, de quel front oser reparaĂźtre devant le comte? --Je serais presque aussi dĂ©contenancĂ© que vous. Le cher comte! mon ami! Mais c’est un embarras bien facile Ă  tourner et auquel j’ai songĂ©: le comte serait mis Ă  la citadelle pour le reste de ses jours. Au moment de l’arrivĂ©e de Fabrice, la duchesse fut tellement transportĂ©e de bonheur, qu’elle ne songea pas du tout aux idĂ©es que ses yeux pourraient donner au comte. L’effet fut profond et les soupçons sans remĂšde. Fabrice fut reçu par le prince deux heures aprĂšs son arrivĂ©e; la duchesse, prĂ©voyant le bon effet que cette audience impromptue devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur mettait Fabrice hors de pair dĂšs le premier instant; le prĂ©texte avait Ă©tĂ© qu’il ne faisait que passer Ă  Parme pour aller voir sa mĂšre en PiĂ©mont. Au moment oĂč un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s’ennuyait. «Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise.» Le commandant de la place avait dĂ©jĂ  rendu compte de la premiĂšre visite au tombeau de l’oncle archevĂȘque. Le prince vit entrer un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eĂ»t pris pour quelque jeune officier. Cette petite surprise chassa l’ennui: «VoilĂ  un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doit ĂȘtre Ă©mu: je m’en vais faire de la politique jacobine; nous verrons un peu comment il rĂ©pondra.» AprĂšs les premiers mots gracieux de la part du prince: --Eh bien! Monsignore, dit-il Ă  Fabrice, les peuples de Naples sont-ils heureux? Le roi est-il aimĂ©? --Altesse SĂ©rĂ©nissime, rĂ©pondit Fabrice sans hĂ©siter un instant, j’admirais, en passant dans la rue, l’excellente tenue des soldats des divers rĂ©giments de S.M. le Roi; la bonne compagnie est respectueuse envers ses maĂźtres comme elle doit l’ĂȘtre; mais j’avouerai que de la vie je n’ai souffert que les gens des basses classes me parlassent d’autre chose que du travail pour lequel je les paie. --Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien stylĂ©, c’est l’esprit de la Sanseverina. PiquĂ© au jeu, le prince employa beaucoup d’adresse Ă  faire parler Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animĂ© par le danger, eut le bonheur de trouver des rĂ©ponses admirables: --C’est presque de l’insolence que d’afficher de l’amour pour son roi, disait-il, c’est de l’obĂ©issance aveugle qu’on lui doit. A la vue de tant de prudence le prince eut presque de l’humeur. «Il paraĂźt que voici un homme d’esprit qui nous arrive de Naples, et je n’aime pas cette engeance; un homme d’esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et mĂȘme de bonne foi, toujours par quelque cĂŽtĂ© il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau.» Le prince se trouvait comme bravĂ© par les maniĂšres si convenables et les rĂ©ponses tellement inattaquables du jeune Ă©chappĂ© de collĂšge; ce qu’il avait prĂ©vu n’arrivait point: en un clin d’Ɠil il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu’aux grands principes des sociĂ©tĂ©s et du gouvernement, il dĂ©bita, en les adaptant Ă  la circonstance, quelques phrases de FĂ©nelon qu’on lui avait fait apprendre par cƓur dĂšs l’enfance pour les audiences publiques. --Ces principes vous Ă©tonnent, jeune homme, dit-il Ă  Fabrice (il l’avait appelĂ© monsignore au commencement de l’audience, et il comptait lui donner du monsignore en le congĂ©diant, mais dans le courant de la conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures pathĂ©tiques, de l’interpeller par un petit nom d’amitiĂ©); ces principes vous Ă©tonnent, jeune homme, j’avoue qu’ils ne ressemblent guĂšre aux tartines d’absolutisme (ce fut le mot) que l’on peut lire tous les jours dans mon journal officiel... Mais, grand Dieu! qu’est-ce que je vais vous citer lĂ ? ces Ă©crivains du journal sont pour vous bien inconnus. --Je demande pardon Ă  Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime; non seulement je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien Ă©crit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a Ă©tĂ© fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est Ă  la fois un crime et une sottise. Le plus grand intĂ©rĂȘt de l’homme, c’est son salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir Ă  ce sujet, et ce bonheur-lĂ  doit durer une Ă©ternitĂ©. Les mots libertĂ©, justice, bonheur du plus grand nombre, sont infĂąmes et criminels: ils donnent aux esprits l’habitude de la discussion et de la mĂ©fiance. Une chambre des dĂ©putĂ©s se dĂ©fie de ce que ces gens-lĂ  appellent le ministĂšre. Cette fatale habitude de la mĂ©fiance une fois contractĂ©e, la faiblesse humaine l’applique Ă  tout, l’homme arrive Ă  se mĂ©fier de la Bible, des ordres de l’Eglise, de la tradition, etc.; dĂšs lors il est perdu. Quand bien mĂȘme, ce qui est horriblement faux et criminel Ă  dire, cette mĂ©fiance envers l’autoritĂ© des princes Ă©tablis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou trente annĂ©es de vie que chacun de nous peut prĂ©tendre, qu’est-ce qu’un demi-siĂšcle ou un siĂšcle tout entier, comparĂ© Ă  une Ă©ternitĂ© de supplices? etc. On voyait, Ă  l’air dont Fabrice parlait, qu’il cherchait Ă  arranger ses idĂ©es de façon Ă  les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il Ă©tait clair qu’il ne rĂ©citait pas une leçon. BientĂŽt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les maniĂšres simples et graves le gĂȘnaient. --Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu’on donne une excellente Ă©ducation dans l’AcadĂ©mie ecclĂ©siastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons prĂ©ceptes tombent sur un esprit aussi distinguĂ©, on obtienne des rĂ©sultats brillants. Adieu; et il lui tourna le dos. «Je n’ai point plu Ă  cet animal-là», se dit Fabrice. «Maintenant il nous reste Ă  voir, dit le prince dĂšs qu’il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose; en ce cas il serait complet... Peut-on rĂ©pĂ©ter avec plus d’esprit les leçons de la tante? Il me semblait l’entendre parler; s’il y avait une rĂ©volution chez moi, ce serait elle qui rĂ©digerait le <i>Moniteur</i>, comme jadis la San Felice Ă  Naples! Mais la San Felice, malgrĂ© ses vingt-cinq ans et sa beautĂ©, fut un peu pendue! Avis aux femmes de trop d’esprit.» En croyant Fabrice l’élĂšve de sa tante, le prince se trompait: les gens d’esprit qui naissent sur le trĂŽne ou Ă  cĂŽtĂ© perdent bientĂŽt toute finesse de tact; ils proscrivent, autour d’eux, la libertĂ© de conversation qui leur paraĂźt grossiĂšretĂ©; ils ne veulent voir que des masques et prĂ©tendent juger de la beautĂ© du teint; le plaisant c’est qu’ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait Ă  peu prĂšs tout ce que nous lui avons entendu dire; il est vrai qu’il ne songeait pas deux fois par mois Ă  tous ces grands principes. Il avait des goĂ»ts vifs, il avait de l’esprit, mais il avait la foi. Le goĂ»t de la libertĂ©, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le XIXe siĂšcle s’est entichĂ©, n’étaient Ă  ses yeux qu’une hĂ©rĂ©sie qui passera comme les autres, mais aprĂšs avoir tuĂ© beaucoup d’ñmes, comme la peste tandis qu’elle rĂšgne dans une contrĂ©e tue beaucoup de corps. Et malgrĂ© tout cela Fabrice lisait avec dĂ©lices les journaux français, et faisait mĂȘme des imprudences pour s’en procurer. Comme Fabrice revenait tout Ă©bouriffĂ© de son audience au palais, et racontait Ă  sa tante les diverses attaques du prince: --Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout prĂ©sentement chez le pĂšre Landriani, notre excellent archevĂȘque; vas-y Ă  pied, monte doucement l’escalier, fais peu de bruit dans les antichambres; si l’on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot, sois apostolique! --J’entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe. --Pas le moins du monde, c’est la vertu mĂȘme. --MĂȘme aprĂšs ce qu’il a fait, reprit Fabrice Ă©tonnĂ©, lors du supplice du comte Palanza? --Oui, mon ami, aprĂšs ce qu’il a fait: le pĂšre de notre archevĂȘque Ă©tait un commis au ministĂšre des finances, un petit bourgeois, voilĂ  qui explique tout. Monseigneur Landriani est un homme d’un esprit vif, Ă©tendu, profond; il est sincĂšre, il aime la vertu: je suis convaincue que si un empereur DĂ©cius revenait au monde, il subirait le martyre comme le Polyeucte de l’OpĂ©ra, qu’on nous donnait la semaine passĂ©e. VoilĂ  le beau cĂŽtĂ© de la mĂ©daille, voici le revers: dĂšs qu’il est en prĂ©sence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est Ă©bloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est matĂ©riellement impossible de dire non. De lĂ  les choses qu’il a faites, et qui lui ont valu cette cruelle rĂ©putation dans toute l’Italie; mais ce qu’on ne sait pas, c’est que, lorsque l’opinion publique vint l’éclairer sur le procĂšs du comte Palanza, il s’imposa pour pĂ©nitence de vivre au pain et Ă  l’eau pendant treize semaines, autant de semaines qu’il y a de lettres dans les noms Davide Palanza. Nous avons Ă  cette cour un coquin d’infiniment d’esprit, nommĂ© Rassi, grand juge ou fiscal gĂ©nĂ©ral, qui, lors de la mort du comte Palanza, ensorcela le pĂšre Landriani. A l’époque de la pĂ©nitence des treize semaines, le comte Mosca, par pitiĂ© et un peu par malice, l’invitait Ă  dĂźner une et mĂȘme deux fois par semaine; le bon archevĂȘque, pour faire sa cour, dĂźnait comme tout le monde. Il eĂ»t cru qu’il y avait rĂ©bellion et jacobinisme Ă  afficher une pĂ©nitence pour une action approuvĂ©e du souverain. Mais l’on savait que, pour chaque dĂźner, oĂč son devoir de fidĂšle sujet l’avait obligĂ© Ă  manger comme tout le monde, il s’imposait une pĂ©nitence de deux journĂ©es de nourriture au pain et Ă  l’eau. «Monseigneur Landriani, esprit supĂ©rieur, savant du premier ordre, n’a qu’un faible, il veut ĂȘtre aimĂ©: ainsi, attendris-toi en le regardant, et, Ă  la troisiĂšme visite, aime-le tout Ă  fait. Cela, joint Ă  ta naissance, te fera adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise s’il te reconduit jusque sur l’escalier, aie l’air d’ĂȘtre accoutumĂ© Ă  ces façons; c’est un homme nĂ© Ă  genoux devant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas d’esprit, pas de brillant, pas de repartie prompte; si tu ne l’effarouches point, il se plaira avec toi; songe qu’il faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire. Le comte et moi nous serons surpris et mĂȘme fĂąchĂ©s de ce trop rapide avancement, cela est essentiel vis-Ă -vis du souverain. Fabrice courut Ă  l’archevĂȘchĂ©: par un bonheur singulier, le valet de chambre du bon prĂ©lat, un peu sourd, n’entendit pas le nom del Dongo; il annonça un jeune prĂȘtre, nommĂ© Fabrice; l’archevĂȘque se trouvait avec un curĂ© de mƓurs peu exemplaires, et qu’il avait fait venir pour le gronder. Il Ă©tait en train de faire une rĂ©primande, chose trĂšs pĂ©nible pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le cƓur plus longtemps; il fit donc attendre trois quarts d’heure le petit neveu du grand archevĂȘque Ascanio del Dongo. Comment peindre ses excuses et son dĂ©sespoir quand, aprĂšs avoir reconduit le curĂ© jusqu’à la seconde antichambre, et lorsqu’il demandait en repassant Ă  cet homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir, il aperçut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dongo? La chose parut si plaisante Ă  notre hĂ©ros, que, dĂšs cette premiĂšre visite, il hasarda de baiser la main du saint prĂ©lat, dans un transport de tendresse. Il fallait entendre l’archevĂȘque rĂ©pĂ©ter avec dĂ©sespoir: --Un del Dongo attendre dans mon antichambre! Il se crut obligĂ©, en forme d’excuse, de lui raconter toute l’anecdote du curĂ©, ses torts, ses rĂ©ponses, etc. «Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que ce soit lĂ  l’homme qui a fait hĂąter le supplice de ce pauvre comte Palanza!» --Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le voyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l’appelĂąt Excellence). --Je tombe des nues; je ne connais rien au caractĂšre des hommes: j’aurais pariĂ©, si je n’avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un poulet. --Et vous auriez gagnĂ©, reprit le comte; mais quand il est devant le prince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vĂ©ritĂ©, pour que je produise tout mon effet, il faut que j’aie le grand cordon jaune passĂ© par-dessus l’habit; en frac il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le recevoir. Ce n’est pas Ă  nous Ă  dĂ©truire le prestige du pouvoir, les journaux français le dĂ©molissent bien assez vite; Ă  peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme! Fabrice se plaisait fort dans la sociĂ©tĂ© du comte: c’était le premier homme supĂ©rieur qui eĂ»t daignĂ© lui parler sans comĂ©die; d’ailleurs ils avaient un goĂ»t commun, celui des antiquitĂ©s et des fouilles. Le comte, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait flattĂ© de l’extrĂȘme attention avec laquelle le jeune homme l’écoutait; mais il y avait une objection capitale: Fabrice occupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimitĂ© faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d’une fraĂźcheur dĂ©sespĂ©rante. De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles, Ă©tait piquĂ© de ce que la vertu de la duchesse, bien connue Ă  la cour, n’avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l’avons vu, l’esprit et la prĂ©sence d’esprit de Fabrice l’avaient choquĂ© dĂšs le premier jour. Il prit mal l’extrĂȘme amitiĂ© que sa tante et lui se montraient Ă  l’étourdie; il prĂȘta l’oreille avec une extrĂȘme attention aux propos de ses courtisans, qui furent infinis. L’arrivĂ©e de ce jeune homme et l’audience si extraordinaire qu’il avait obtenue firent pendant un mois Ă  la cour la nouvelle et l’étonnement; sur quoi le prince eut une idĂ©e. Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d’une admirable façon; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l’esprit du militaire directement au souverain. Carlone manquait d’éducation, sans quoi depuis longtemps il eĂ»t obtenu de l’avancement. Or, sa consigne Ă©tait de se trouver devant le palais tous les jours quand midi sonnait Ă  la grande horloge. Le prince alla lui-mĂȘme un peu avant midi disposer d’une certaine façon la persienne d’un entresol tenant Ă  la piĂšce oĂč Son Altesse s’habillait. Il retourna dans cet entresol un peu aprĂšs que midi eut sonnĂ©, il y trouva le soldat; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une Ă©critoire, il dicta au soldat le billet que voici: Votre Excellence a beaucoup d’esprit, sans doute, et c’est grĂące Ă  sa profonde sagacitĂ© que nous voyons cet Etat si bien gouvernĂ©. Mais, mon cher comte, de si grands succĂšs ne marchent point sans un peu d’envie, et je crains fort qu’on ne rie un peu Ă  vos dĂ©pens, si votre sagacitĂ© ne devine pas qu’un certain beau jeune homme a eu le bonheur d’inspirer, malgrĂ© lui peut-ĂȘtre, un amour des plus singuliers. Cet heureux mortel n’a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce qui complique la question, c’est que vous et moi nous avons beaucoup plus que le double de cet Ăąge. Le soir, Ă  une certaine distance, le comte est charmant, sĂ©millant, homme d’esprit, aimable au possible; mais le matin, dans l’intimitĂ©, Ă  bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-ĂȘtre plus d’agrĂ©ments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette fraĂźcheur de la jeunesse, surtout quand nous avons passĂ© la trentaine. Ne parle-t-on pas dĂ©jĂ  de fixer cet aimable adolescent Ă  notre cour, par quelque belle place? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus souvent Ă  votre Excellence? Le prince prit la lettre et donna deux Ă©cus au soldat. --Ceci outre vos appointements, lui dit-il d’un air morne; le silence absolu envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses Ă  la citadelle. Le prince avait dans son bureau une collection d’enveloppes avec les adresses de la plupart des gens de la cour, de la main de ce mĂȘme soldat qui passait pour ne pas savoir Ă©crire, et n’écrivait jamais mĂȘme ses rapports de police: le prince choisit celle qu’il fallait. Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste; on avait calculĂ© l’heure oĂč elle pourrait arriver, et au moment oĂč le facteur, qu’on avait vu entrer tenant une petite lettre Ă  la main, sortit du palais du ministĂšre, Mosca fut appelĂ© chez Son Altesse. Jamais le favori n’avait paru dominĂ© par une plus noire tristesse; pour en jouir plus Ă  l’aise, le prince lui cria en le voyant: --J’ai besoin de me dĂ©lasser en jasant au hasard avec l’ami, et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d’un mal Ă  la tĂȘte fou, et de plus il me vient des idĂ©es noires. Faut-il parler de l’humeur abominable qui agitait le Premier ministre, comte Mosca de la RovĂšre, Ă  l’instant oĂč il lui fut permis de quitter son auguste maĂźtre? Ranuce-Ernest IV Ă©tait parfaitement habile dans l’art de torturer un cƓur, et je pourrais faire ici sans trop d’injustice la comparaison du tigre qui aime Ă  jouer avec sa proie. Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu’on ne laissĂąt monter Ăąme qui vive, fit dire Ă  l’auditeur de service qu’il lui rendait la libertĂ© (savoir un ĂȘtre humain Ă  portĂ©e de sa voix lui Ă©tait odieux), et courut s’enfermer dans la grande galerie de tableaux. LĂ  enfin il put se livrer Ă  toute sa fureur; lĂ  il passa la soirĂ©e sans lumiĂšres Ă  se promener au hasard, comme un homme hors de lui. Il cherchait Ă  imposer silence Ă  son cƓur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti Ă  prendre. PlongĂ© dans des angoisses qui eussent fait pitiĂ© Ă  son plus cruel ennemi, il se disait: «L’homme que j’abhorre loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes? Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien! elle en est adorĂ©e! (Et de qui, grand Dieu, n’est-elle pas adorĂ©e!) Voici la question, reprenait-il avec rage: Faut-il laisser deviner la jalousie qui me dĂ©vore, ou ne pas en parler? Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c’est une femme toute de premier mouvement; sa conduite est imprĂ©vue mĂȘme pour elle; si elle veut se tracer un rĂŽle d’avance, elle s’embrouille; toujours, au moment de l’action, il lui vient une nouvelle idĂ©e qu’elle suit avec transport comme Ă©tant ce qu’il y a de mieux au monde, et qui gĂąte tout. «Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce qui peut se passer... «Oui, mais en parlant, je fais naĂźtre d’autres circonstances; je fais faire des rĂ©flexions; je prĂ©viens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver... Peut-ĂȘtre on l’éloigne (le comte respira), alors j’ai presque partie gagnĂ©e; quand mĂȘme on aurait un peu d’humeur dans le moment, je la calmerai... et cette humeur, quoi de plus naturel?... elle l’aime comme un fils depuis quinze ans. LĂ  gĂźt tout mon espoir: comme un fils... mais elle a cessĂ© de le voir depuis sa fuite pour Waterloo; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c’est un autre homme. Un autre homme, rĂ©pĂ©ta-t-il avec rage, et cet homme est charmant; il a surtout cet air naĂŻf et tendre et cet Ɠil souriant qui promettent tant de bonheur! et ces yeux-lĂ  la duchesse ne doit pas ĂȘtre accoutumĂ©e Ă  les trouver Ă  notre cour!... Ils y sont remplacĂ©s par le regard morne et sardonique. Moi-mĂȘme, poursuivi par les affaires, ne rĂ©gnant que par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c’est surtout mon regard qui doit ĂȘtre vieux en moi! Ma gaietĂ© n’est-elle pas toujours voisine de l’ironie?... Je dirai plus, ici il faut ĂȘtre sincĂšre, ma gaietĂ© ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu... et la mĂ©chancetĂ©? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas Ă  moi-mĂȘme, surtout quand on m’irrite: Je puis ce que je veux? et mĂȘme j’ajoute une sottise: je dois ĂȘtre plus heureux qu’un autre, puisque je possĂšde ce que les autres n’ont pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses. Eh bien! soyons juste; l’habitude de cette pensĂ©e doit gĂąter mon sourire... doit me donner un air d’égoĂŻsme... content... Et, comme son sourire Ă  lui est charmant! il respire le bonheur facile de la premiĂšre jeunesse, et il le fait naĂźtre.» Par malheur pour le comte, ce soir-lĂ  le temps Ă©tait chaud, Ă©touffĂ©, annonçant la tempĂȘte; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-lĂ , portent aux rĂ©solutions extrĂȘmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent Ă  la torture cet homme passionnĂ©? Enfin le parti de la prudence l’emporta, uniquement par suite de cette rĂ©flexion: «Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne raisonne pas; je me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir Ă  cĂŽtĂ© de quelque raison dĂ©cisive. Puisque je suis aveuglĂ© par l’excessive douleur, suivons cette rĂšgle, approuvĂ©e de tous les gens sages, qu’on appelle prudence. «D’ailleurs, une fois que j’ai prononcĂ© le mot fatal <i>jalousie</i>, mon rĂŽle est tracĂ© Ă  tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd’hui, je puis parler demain, je reste maĂźtre de tout.» La crise Ă©tait trop forte, le comte serait devenu fou, si elle eĂ»t durĂ©. Il fut soulagĂ© pour quelques instants, son attention vint Ă  s’arrĂȘter sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut lĂ  une recherche de noms, et un jugement Ă  propos de chacun d’eux, qui fit diversion. A la fin le comte se rappela un Ă©clair de malice qui avait jailli de l’Ɠil du souverain quand il en Ă©tait venu Ă  dire vers la fin de l’audience: --Oui, cher ami, convenons-en, les plaisirs et les soins de l’ambition la plus heureuse, mĂȘme du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprĂšs du bonheur intime que donnent les relations de tendresse et d’amour. Je suis homme avant d’ĂȘtre prince, et, quand j’ai le bonheur d’aimer, ma maĂźtresse s’adresse Ă  l’homme et non au prince. Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la lettre: C’est grĂące Ă  votre profonde sagacitĂ© que nous voyons cet Etat si bien gouvernĂ©. «Cette phrase est du prince, s’écria-t-il, chez un courtisan elle serait d’une imprudence gratuite; la lettre vient de Son Altesse.» Ce problĂšme rĂ©solu, la petite joie causĂ©e par le plaisir de deviner fut bientĂŽt effacĂ©e par la cruelle apparition des grĂąces charmantes de Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids Ă©norme qui retomba sur le cƓur du malheureux. --Qu’importe de qui soit la lettre anonyme! s’écria-t-il avec fureur, le fait qu’elle me dĂ©nonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il comme pour s’excuser d’ĂȘtre tellement fou. Au premier moment, si elle l’aime d’une certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d’ailleurs, dĂ»t-elle vivre avec quelques louis chaque annĂ©e, que lui importe? Ne m’avouait-elle pas, il n’y a pas huit jours, que son palais, si bien arrangĂ©, si magnifique, l’ennuie? Il faut du nouveau Ă  cette Ăąme si jeune! Et avec quelle simplicitĂ© se prĂ©sente cette fĂ©licitĂ© nouvelle! elle sera entraĂźnĂ©e avant d’avoir songĂ© au danger, avant d’avoir songĂ© Ă  me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! s’écria le comte fondant en larmes. Il s’était jurĂ© de ne pas aller chez la duchesse ce soir-lĂ , mais il n’y put tenir; jamais ses yeux n’avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se prĂ©senta chez elle; il la trouva seule avec son neveu, Ă  dix heures elle avait renvoyĂ© tout le monde et fait fermer sa porte. A l’aspect de l’intimitĂ© tendre qui rĂ©gnait entre ces deux ĂȘtres, et de la joie naĂŻve de la duchesse, une affreuse difficultĂ© s’éleva devant les yeux du comte, et Ă  l’improviste! il n’y avait pas songĂ© durant la longue dĂ©libĂ©ration dans la galerie de tableaux: comment cacher sa jalousie? Ne sachant Ă  quel prĂ©texte avoir recours, il prĂ©tendit que ce soir-lĂ , il avait trouvĂ© le prince excessivement prĂ©venu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l’écouter Ă  peine, et ne faire aucune attention Ă  ces circonstances qui, l’avant-veille encore, l’auraient jetĂ©e dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus d’attention que la duchesse aux embarras qu’il racontait. «RĂ©ellement, se dit-il, cette tĂȘte joint l’extrĂȘme bontĂ© Ă  l’expression d’une certaine joie naĂŻve et tendre qui est irrĂ©sistible. Elle semble dire: il n’y a que l’amour et le bonheur qu’il donne qui soient choses sĂ©rieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on Ă  quelque dĂ©tail oĂč l’esprit soit nĂ©cessaire, son regard se rĂ©veille et vous Ă©tonne, et l’on reste confondu. «Tout est simple Ă  ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment combattre un tel ennemi? Et aprĂšs tout, qu’est-ce que la vie sans l’amour de Gina? Avec quel ravissement elle semble Ă©couter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde!» Une idĂ©e atroce saisit le comte comme une crampe: «Le poignarder lĂ  devant elle, et me tuer aprĂšs?» Il fit un tour dans la chambre, se soutenant Ă  peine sur ses jambes, mais la main serrĂ©e convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention Ă  ce qu’il pouvait faire. Il dit qu’il allait donner un ordre Ă  son laquais, on ne l’entendit mĂȘme pas; la duchesse riait tendrement d’un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s’approcha d’une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard Ă©tait bien affilĂ©e. «Il faut ĂȘtre gracieux et de maniĂšres parfaites envers ce jeune homme», se disait-il en revenant et se rapprochant d’eux. Il devenait fou; il lui sembla qu’en se penchant ils se donnaient des baisers, lĂ , sous ses yeux. «Cela est impossible en ma prĂ©sence, se dit-il; ma raison s’égare. Il faut se calmer; si j’ai des maniĂšres rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanitĂ©, de le suivre Ă  Belgirate; et lĂ , ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom Ă  ce qu’ils sentent l’un pour l’autre; et aprĂšs, en un instant, toutes les consĂ©quences. «La solitude rendra ce mot dĂ©cisif, et d’ailleurs, une fois la duchesse loin de moi, que devenir? et si, aprĂšs beaucoup de difficultĂ©s surmontĂ©es du cĂŽtĂ© du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse Ă  Belgirate, quel rĂŽle jouerais-je au milieu de ces gens fous de bonheur? «Ici mĂȘme que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour)! Terzo incomodo (un tiers prĂ©sent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d’esprit de sentir qu’on joue ce rĂŽle exĂ©crable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s’en aller!» Le comte allait Ă©clater ou du moins trahir sa douleur par la dĂ©composition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait prĂšs de la porte, il prit la fuite en criant d’un air bon et intime: --Adieu vous autres! «Il faut Ă©viter le sang», se dit-il. Le lendemain de cette horrible soirĂ©e, aprĂšs une nuit passĂ©e tantĂŽt Ă  se dĂ©tailler les avantages de Fabrice, tantĂŽt dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l’idĂ©e de faire appeler un jeune valet de chambre Ă  lui; cet homme faisait la cour Ă  une jeune fille nommĂ©e ChĂ©kina, l’une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique Ă©tait fort rangĂ© dans sa conduite, avare mĂȘme, et il dĂ©sirait une place de concierge dans l’un des Ă©tablissements publics de Parme. Le comte ordonna Ă  cet homme de faire venir Ă  l’instant ChĂ©kina, sa maĂźtresse. L’homme obĂ©it, et une heure plus tard le comte parut Ă  l’improviste dans la chambre oĂč cette fille se trouvait avec son prĂ©tendu. Le comte les effraya tous deux par la quantitĂ© d’or qu’il leur donna puis il adressa ce peu de mots Ă  la tremblante ChĂ©kina en la regardant entre les deux yeux. --La duchesse fait-elle l’amour avec Monsignore? --Non, dit cette fille prenant sa rĂ©solution aprĂšs un moment de silence;... non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame, en riant il est vrai, mais avec transport. Ce tĂ©moignage fut complĂ©tĂ© par cent rĂ©ponses Ă  autant de questions furibondes du comte; sa passion inquiĂšte fit bien gagner Ă  ces pauvres gens l’argent qu’il leur avait jetĂ©: il finit par croire Ă  ce qu’on lui disait, et fut moins malheureux. --Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il Ă  ChĂ©kina, j’enverrai votre prĂ©tendu passer vingt ans Ă  la forteresse, et vous ne le reverrez qu’en cheveux blancs. Quelques jours se passĂšrent pendant lesquels Fabrice Ă  son tour perdit toute sa gaietĂ©. --Je t’assure, disait-il Ă  la duchesse, que le comte Mosca a de l’antipathie pour moi. --Tant pis pour Son Excellence, rĂ©pondait-elle avec une sorte d’humeur. Ce n’était point lĂ  le vĂ©ritable sujet d’inquiĂ©tude qui avait fait disparaĂźtre la gaietĂ© de Fabrice. «La position oĂč le hasard me place n’est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sĂ»r qu’elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d’un mot trop significatif comme d’un inceste. Mais si un soir, aprĂšs une journĂ©e imprudente et folle elle vient Ă  faire l’examen de sa conscience, si elle croit que j’ai pu deviner le goĂ»t qu’elle semble prendre pour moi, quel rĂŽle jouerais-je Ă  ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au rĂŽle ridicule de Joseph avec la femme de l’eunuque Putiphar). «Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d’amour sĂ©rieux? je n’ai pas assez de tenue dans l’esprit pour Ă©noncer ce fait de façon Ă  ce qu’il ne ressemble pas comme deux gouttes d’eau Ă  une impertinence. Il ne me reste que la ressource d’une grande passion laissĂ©e Ă  Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c’est bien de la peine! Resterait un petit amour de bas Ă©tage Ă  Parme, ce qui peut dĂ©plaire; mais tout est prĂ©fĂ©rable au rĂŽle affreux de l’homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, Ă  force de prudence et en achetant la discrĂ©tion, diminuer le danger.» Ce qu’il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensĂ©es, c’est que rĂ©ellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu’aucun ĂȘtre au monde. «Il faut ĂȘtre bien maladroit, se disait-il avec colĂšre, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai!» Manquant d’habiletĂ© pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. «Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul ĂȘtre au monde pour qui j’aie un attachement passionnĂ©?» D’un autre cĂŽtĂ©, Fabrice ne pouvait se rĂ©soudre Ă  gĂąter un bonheur si dĂ©licieux par un mot indiscret. Sa position Ă©tait si remplie de charmes! l’amitiĂ© intime d’une femme si aimable et si jolie Ă©tait si douce! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si agrĂ©able Ă  cette cour, dont les grandes intrigues, grĂące Ă  elle qui les lui expliquait, l’amusaient comme une comĂ©die! «Mais au premier moment je puis ĂȘtre rĂ©veillĂ© par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirĂ©es si gaies, si tendres, passĂ©es presque en tĂȘte Ă  tĂȘte avec une femme si piquante, si elles conduisent Ă  quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie, et je n’aurai toujours Ă  lui offrir que l’amitiĂ© la plus vive, mais sans amour; la nature m’a privĂ© de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n’ai-je pas eu Ă  essuyer Ă  cet Ă©gard! Je crois encore entendre la duchesse d’A..., et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque d’amour pour elle, tandis que c’est l’amour qui manque en moi; jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent Ă  la suite d’une anecdote sur la cour contĂ©e par elle avec cette grĂące, cette folie qu’elle seule au monde possĂšde, et d’ailleurs nĂ©cessaire Ă  mon instruction, je lui baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d’une certaine façon?» Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considĂ©rĂ©es et les moins gaies de Parme. DirigĂ© par les conseils habiles de la duchesse, il faisait une cour savante aux deux princes pĂšre et fils, Ă  la princesse Clara-Paolina et Ă  monseigneur l’archevĂȘque. Il avait des succĂšs, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse. CHAPITRE VIII Ainsi moins d’un mois seulement aprĂšs son arrivĂ©e Ă  la cour, Fabrice avait tous les chagrins d’un courtisan, et l’amitiĂ© intime qui faisait le bonheur de sa vie Ă©tait empoisonnĂ©e. Un soir, tourmentĂ© par ces idĂ©es, il sortit de ce salon de la duchesse oĂč il avait trop l’air d’un amant rĂ©gnant; errant au hasard dans la ville, il passa devant le théùtre qu’il vit Ă©clairĂ©; il entra. C’était une imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu’il s’était bien promis d’éviter Ă  Parme, qui aprĂšs tout n’est qu’une petite ville de quarante mille habitants. Il est vrai que dĂšs les premiers jours il s’était affranchi de son costume officiel; le soir, quand il n’allait pas dans le trĂšs grand monde, il Ă©tait simplement vĂȘtu de noir comme un homme en deuil. Au théùtre il prit une loge du troisiĂšme rang pour n’ĂȘtre pas vu; l’on donnait La Jeune HĂŽtesse, de Goldoni. Il regardait l’architecture de la salle: Ă  peine tournait-il les yeux vers la scĂšne. Mais le public nombreux Ă©clatait de rire Ă  chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le rĂŽle de l’hĂŽtesse, il la trouva drĂŽle. Il regarda avec plus d’attention, elle lui sembla tout Ă  fait gentille et surtout remplie de naturel: c’était une jeune fille naĂŻve qui riait la premiĂšre des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu’elle avait l’air tout Ă©tonnĂ©e de prononcer. Il demanda comment elle s’appelait, on lui dit: --Marietta Valserra. «Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c’est singulier.» MalgrĂ© ses projets il ne quitta le théùtre qu’à la fin de la piĂšce. Le lendemain il revint; trois jours aprĂšs il savait l’adresse de la Marietta Valserra. Le soir mĂȘme du jour oĂč il s’était procurĂ© cette adresse avec assez de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde Ă  se tenir dans les bornes de la prudence, avait mis des espions Ă  la suite du jeune homme, et son Ă©quipĂ©e du théùtre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du jour oĂč il avait pu prendre sur lui d’ĂȘtre aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, Ă  la vĂ©ritĂ© Ă  demi dĂ©guisĂ© par une longue redingote bleue, avait montĂ© jusqu’au misĂ©rable appartement que la Marietta Valserra occupait au quatriĂšme Ă©tage d’une vieille maison derriĂšre le théùtre? Sa joie redoubla lorsqu’il sut que Fabrice s’était prĂ©sentĂ© sous un faux nom, et avait eu l’honneur d’exciter la jalousie d’un mauvais garnement nommĂ© Giletti, lequel Ă  la ville jouait les troisiĂšmes rĂŽles de valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se rĂ©pandait en injures contre Fabrice et disait qu’il voulait le tuer. Les troupes d’opĂ©ra sont formĂ©es par un impresario qui engage de cĂŽtĂ© et d’autre les sujets qu’il peut payer ou qu’il trouve libres, et la troupe amassĂ©e au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n’en est pas de mĂȘme des compagnies comiques; tout en courant de ville en ville et changeant de rĂ©sidence tous les deux ou trois mois, elle n’en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s’aiment ou se haĂŻssent. Il y a dans ces compagnies des mĂ©nages Ă©tablis que les beaux des villes oĂč la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficultĂ©s Ă  dĂ©sunir. C’est prĂ©cisĂ©ment ce qui arrivait Ă  notre hĂ©ros: la petite Marietta l’aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prĂ©tendait ĂȘtre son maĂźtre unique et la surveillait de prĂšs. Il protestait partout qu’il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et Ă©tait parvenu Ă  dĂ©couvrir son nom. Ce Giletti Ă©tait bien l’ĂȘtre le plus laid et le moins fait pour l’amour: dĂ©mesurĂ©ment grand, il Ă©tait horriblement maigre, fort marquĂ© de la petite vĂ©role et un peu louche. Du reste, plein des grĂąces de son mĂ©tier, il entrait ordinairement dans les coulisses oĂč ses camarades Ă©taient rĂ©unis, en faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les rĂŽles oĂč l’acteur doit paraĂźtre la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre infini de coups de bĂąton. Ce digne rival de Fabrice avait 32 francs d’appointements par mois et se trouvait fort riche. Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donnĂšrent la certitude de tous ces dĂ©tails. L’esprit aimable reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait Ă  la vie. Il prit mĂȘme des prĂ©cautions pour qu’elle fĂ»t informĂ©e de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d’écouter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mĂ©rite d’un amant pĂąlit, cet amant doit voyager. Une affaire importante l’appela Ă  Bologne, et deux fois par jour des courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la colĂšre du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice. Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pĂątĂ©, l’un des triomphes de Giletti (il sort du pĂątĂ© au moment oĂč son rival Brighella l’entame et le bĂątonne); ce fut un prĂ©texte pour lui faire passer cent francs. Giletti, criblĂ© de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais devint d’une fiertĂ© Ă©tonnante. La fantaisie de Fabrice se changea en pique d’amour-propre (Ă  son Ăąge, les soucis l’avaient dĂ©jĂ  rĂ©duit Ă  avoir des fantaisies)! La vanitĂ© le conduisait au spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et l’amusait; au sortir du théùtre il Ă©tait amoureux pour une heure. Le comte revint Ă  Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers rĂ©els; le Giletti, qui avait Ă©tĂ© dragon dans le beau rĂ©giment des dragons NapolĂ©on, parlait sĂ©rieusement de tuer Fabrice et prenait des mesures pour s’enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est trĂšs jeune, il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d’hĂ©roĂŻsme de la part du comte que celui de revenir de Bologne; car enfin, souvent, le matin, il avait le teint fatiguĂ©, et Fabrice avait tant de fraĂźcheur, tant de sĂ©rĂ©nitĂ©! Qui eĂ»t songĂ© Ă  lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arrivĂ©e en son absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une de ces Ăąmes rares qui se font un remords Ă©ternel d’une action gĂ©nĂ©reuse qu’elles pouvaient faire et qu’elles n’ont pas faite; d’ailleurs il ne put supporter l’idĂ©e de voir la duchesse triste, et par sa faute. Il la trouva, Ă  son arrivĂ©e, silencieuse et morne; voici ce qui s’était passĂ©: la petite femme de chambre, ChĂ©kina, tourmentĂ©e par les remords, et jugeant de l’importance de sa faute par l’énormitĂ© de la somme qu’elle avait reçue pour la commettre, Ă©tait tombĂ©e malade. Un soir, la duchesse qui l’aimait monta jusqu’à sa chambre. La petite fille ne put rĂ©sister Ă  cette marque de bontĂ©, elle fondit en larmes, voulut remettre Ă  sa maĂźtresse ce qu’elle possĂ©dait encore sur l’argent qu’elle avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites par le comte et ses rĂ©ponses. La duchesse courut vers la lampe qu’elle Ă©teignit, puis dit Ă  la petite ChĂ©kina qu’elle lui pardonnait, mais Ă  condition qu’elle ne dirait jamais un mot de cette Ă©trange scĂšne Ă  qui que ce fĂ»t: --Le pauvre comte, ajouta-t-elle d’un air lĂ©ger, craint le ridicule; tous les hommes sont ainsi. La duchesse se hĂąta de descendre chez elle. A peine enfermĂ©e dans sa chambre, elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’idĂ©e de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu naĂźtre, et pourtant que voulait dire sa conduite? Telle avait Ă©tĂ© la premiĂšre cause de la noire mĂ©lancolie dans laquelle le comte la trouva plongĂ©e; lui arrivĂ©, elle eut des accĂšs d’impatience contre lui, et presque contre Fabrice; elle eĂ»t voulu ne plus les revoir ni l’un ni l’autre; elle Ă©tait dĂ©pitĂ©e du rĂŽle ridicule Ă  ses yeux que Fabrice jouait auprĂšs de la petite Marietta; car le comte lui avait tout dit en vĂ©ritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne pouvait s’accoutumer Ă  ce malheur: son idole avait un dĂ©faut; enfin dans un moment de bonne amitiĂ© elle demanda conseil au comte, ce fut pour celui-ci un instant dĂ©licieux et une belle rĂ©compense du mouvement honnĂȘte qui l’avait fait revenir Ă  Parme. --Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent avoir toutes les femmes, puis le lendemain, ils n’y pensent plus. Ne doit-il pas aller Ă  Belgirate, voir la marquise del Dongo? Eh bien! qu’il parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter ailleurs ses talents, je paierai les frais de route; mais bientĂŽt nous le verrons amoureux de la premiĂšre jolie femme que le hasard conduira sur ses pas: c’est dans l’ordre, et je ne voudrais pas le voir autrement... S’il est nĂ©cessaire, faites Ă©crire par la marquise. Cette idĂ©e, donnĂ©e avec l’air d’une complĂšte indiffĂ©rence, fut un trait de lumiĂšre pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le comte annonça, comme par hasard, qu’il y avait un courrier qui, allant Ă  Vienne passait par Milan; trois jours aprĂšs Fabrice recevait une lettre de sa mĂšre. Il partit fort piquĂ© de n’avoir pu encore, grĂące Ă  la jalousie de Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite Marietta lui faisait porter l’assurance par une mammacia, vieille femme qui lui servait de mĂšre. Fabrice trouva sa mĂšre et une des ses sƓurs Ă  Belgirate, gros village piĂ©montais, sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient au Milanais, et par consĂ©quent Ă  l’Autriche. Ce lac, parallĂšle au lac de CĂŽme, et qui court aussi du nord au midi, est situĂ© Ă  une vingtaine de lieues plus au couchant. L’air des montagnes, l’aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui prĂšs duquel il avait passĂ© son enfance, tout contribua Ă  changer en douce mĂ©lancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la colĂšre. C’était avec une tendresse infinie que le souvenir de la duchesse se prĂ©sentait maintenant Ă  lui; il lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour qu’il n’avait jamais Ă©prouvĂ© pour aucune femme; rien ne lui eĂ»t Ă©tĂ© plus pĂ©nible que d’en ĂȘtre Ă  jamais sĂ©parĂ©, et dans ces dispositions, si la duchesse eĂ»t daignĂ© avoir recours Ă  la moindre coquetterie, elle eĂ»t conquis ce cƓur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre un parti aussi dĂ©cisif, ce n’était pas sans se faire de vifs reproches qu’elle trouvait sa pensĂ©e toujours attachĂ©e aux pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce qu’elle appelait encore une fantaisie, comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© une horreur; elle redoubla d’attentions et de prĂ©venances pour le comte qui, sĂ©duit par tant de grĂąces, n’écoutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage Ă  Bologne. La marquise del Dongo, pressĂ©e par les noces de sa fille aĂźnĂ©e qu’elle mariait Ă  un duc milanais, ne put donner que trois jours Ă  son fils bien-aimĂ©; jamais elle n’avait trouvĂ© en lui une si tendre amitiĂ©. Au milieu de la mĂ©lancolie qui s’emparait de plus en plus de l’ñme de Fabrice, une idĂ©e bizarre et mĂȘme ridicule s’était prĂ©sentĂ©e et tout Ă  coup s’était fait suivre. Oserons-nous dire qu’il voulait consulter l’abbĂ© BlanĂšs? Cet excellent vieillard Ă©tait parfaitement incapable de comprendre les chagrins d’un cƓur tiraillĂ© par des passions puĂ©riles et presque Ă©gales en force; d’ailleurs il eĂ»t fallu huit jours pour lui faire entrevoir seulement tous les intĂ©rĂȘts que Fabrice devait mĂ©nager Ă  Parme; mais en songeant Ă  le consulter Fabrice retrouvait la fraĂźcheur de ses sensations de seize ans. Le croira-t-on? ce n’était pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement douĂ©, que Fabrice voulait lui parler; l’objet de cette course et les sentiments qui agitĂšrent notre hĂ©ros pendant les cinquante heures qu’elle dura, sont tellement absurdes que sans doute, dans l’intĂ©rĂȘt du rĂ©cit, il eĂ»t mieux valu les supprimer. Je crains que la crĂ©dulitĂ© de Fabrice ne le prive de la sympathie du lecteur; mais enfin, il Ă©tait ainsi, pourquoi le flatter lui plutĂŽt qu’un autre? Je n’ai point flattĂ© le comte Mosca ni le prince. Fabrice donc, puisqu’il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mĂšre jusqu’au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, oĂč elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considĂ©rĂ© comme un pays neutre, et l’on ne demande point de passeport Ă  qui ne descend point Ă  terre.) Mais Ă  peine la nuit fut-elle venue qu’il se fit dĂ©barquer sur cette mĂȘme rive autrichienne, au milieu d’un petit bois qui avance dans les flots. Il avait louĂ© une sediola, sorte de tilbury champĂȘtre et rapide, Ă  l’aide duquel il put suivre, Ă  cinq cents pas de distance, la voiture de sa mĂšre; il Ă©tait dĂ©guisĂ© en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux employĂ©s de la police ou de la douane n’eut l’idĂ©e de lui demander son passeport. A un quart de lieue de CĂŽme, oĂč la marquise et sa fille devaient s’arrĂȘter pour passer la nuit, il prit un sentier Ă  gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se rĂ©unit ensuite Ă  un petit chemin rĂ©cemment Ă©tabli sur l’extrĂȘme bord du lac. Il Ă©tait minuit, et Fabrice pouvait espĂ©rer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait Ă  chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel Ă©toilĂ©, mais voilĂ© par une brume lĂ©gĂšre. Les eaux et le ciel Ă©taient d’une tranquillitĂ© profonde; l’ñme de Fabrice ne put rĂ©sister Ă  cette beautĂ© sublime; il s’arrĂȘta, puis s’assit sur un rocher qui s’avançait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence universel n’était troublĂ©, Ă  intervalles Ă©gaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grĂšve. Fabrice avait un cƓur italien; j’en demande pardon pour lui: ce dĂ©faut, qui le rendra moins aimable, consistait surtout en ceci: il n’avait de vanitĂ© que par accĂšs, et l’aspect seul de la beautĂ© sublime le portait Ă  l’attendrissement, et ĂŽtait Ă  ses chagrins leur pointe Ăąpre et dure. Assis sur son rocher isolĂ©, n’ayant plus Ă  se tenir en garde contre les agents de la police, protĂ©gĂ© par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes mouillĂšrent ses yeux, et il trouva lĂ , Ă  peu de frais, les moments les plus heureux qu’il eĂ»t goĂ»tĂ©s depuis longtemps. Il rĂ©solut de ne jamais dire de mensonges Ă  la duchesse, et c’est parce qu’il l’aimait Ă  l’adoration en ce moment, qu’il se jura de ne jamais lui dire qu’il l’aimait; jamais il ne prononcerait auprĂšs d’elle le mot d’amour, puisque la passion que l’on appelle ainsi Ă©tait Ă©trangĂšre Ă  son cƓur. Dans l’enthousiasme de gĂ©nĂ©rositĂ© et de vertu qui faisait sa fĂ©licitĂ© en ce moment, il prit la rĂ©solution de lui tout dire Ă  la premiĂšre occasion: son cƓur n’avait jamais connu l’amour. Une fois ce parti courageux bien adoptĂ©, il se sentit comme dĂ©livrĂ© d’un poids Ă©norme. «Elle me dira peut-ĂȘtre quelques mots sur Marietta: eh bien! je ne reverrai jamais la petite Marietta», se rĂ©pondit-il Ă  lui-mĂȘme avec gaietĂ©. La chaleur accablante qui avait rĂ©gnĂ© pendant la journĂ©e commençait Ă  ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par la brise du matin. DĂ©jĂ  l’aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s’élĂšvent au nord et Ă  l’orient du lac de CĂŽme. Leurs masses, blanchies par les neiges, mĂȘme au mois de juin, se dessinent sur l’azur clair d’un ciel toujours pur Ă  ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s’avançant au midi vers l’heureuse Italie sĂ©pare les versants du lac de CĂŽme de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l’Ɠil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l’aube en s’éclaircissant venait marquer les vallĂ©es qui les sĂ©parent en Ă©clairant la brume lĂ©gĂšre qui s’élevait du fond des gorges. Depuis quelques instants Fabrice s’était remis en marche; il passa la colline qui forme la presqu’üle de Durini, et enfin parut Ă  ses yeux ce clocher du village de Grianta, oĂč si souvent il avait fait des observations d’étoiles avec l’abbĂ© BlanĂšs. «Quelle n’était pas mon ignorance en ce temps-lĂ ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, mĂȘme le latin ridicule de ces traitĂ©s d’astrologie que feuilletait mon maĂźtre, et je crois que je les respectais surtout parce que, n’y entendant que quelques mots par-ci par-lĂ , mon imagination se chargeait de leur prĂȘter un sens, et le plus romanesque possible.» Peu Ă  peu sa rĂȘverie prit un autre cours. «Y aurait-il quelque chose de rĂ©el dans cette science? Pourquoi serait-elle diffĂ©rente des autres? Un certain nombre d’imbĂ©ciles et de gens adroits conviennent entre eux qu’ils savent le mexicain, par exemple; ils s’imposent en cette qualitĂ© Ă  la sociĂ©tĂ© qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils n’ont point d’esprit, et que le pouvoir n’a pas Ă  craindre qu’ils soulĂšvent les peuples et fassent du pathos Ă  l’aide des sentiments gĂ©nĂ©reux! Par exemple le pĂšre Bari, auquel Ernest IV vient d’accorder quatre mille francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restituĂ© dix-neuf vers d’un dithyrambe grec! «Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-lĂ  ridicules? Est-ce bien Ă  moi de me plaindre? se dit-il tout Ă  coup en s’arrĂȘtant, est-ce que cette mĂȘme croix ne vient pas d’ĂȘtre donnĂ©e Ă  mon gouverneur de Naples?» Fabrice Ă©prouva un sentiment de malaise profond; le bel enthousiasme de vertu qui naguĂšre venait de faire battre son cƓur se changeait dans le vil plaisir d’avoir une bonne part dans un vol. «Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux Ă©teints d’un homme mĂ©content de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d’une insigne duperie Ă  moi de n’en pas prendre ma part; mais il ne faut point m’aviser de les maudire en public.» Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice Ă©tait bien tombĂ© de cette Ă©lĂ©vation de bonheur sublime oĂč il s’était trouvĂ© transportĂ© une heure auparavant. La pensĂ©e du privilĂšge avait dessĂ©chĂ© cette plante toujours si dĂ©licate qu’on nomme le bonheur. «S’il ne faut pas croire Ă  l’astrologie, reprit-il en cherchant Ă  s’étourdir, si cette science est, comme les trois quarts des sciences non mathĂ©matiques, une rĂ©union de nigauds enthousiastes et d’hypocrites adroits et payĂ©s par qui ils servent, d’oĂč vient que je pense si souvent et avec Ă©motion Ă  cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti de la prison de B..., mais avec l’habit et la feuille de route d’un soldat jetĂ© en prison pour de justes causes.» Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pĂ©nĂ©trer plus loin; il tournait de cent façons autour de la difficultĂ© sans parvenir Ă  la surmonter. Il Ă©tait trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son Ăąme s’occupait avec ravissement Ă  goĂ»ter les sensations produites par des circonstances romanesques que son imagination Ă©tait toujours prĂȘte Ă  lui fournir. Il Ă©tait bien loin d’employer son temps Ă  regarder avec patience les particularitĂ©s rĂ©elles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le rĂ©el lui semblait encore plat et fangeux; je conçois qu’on n’aime pas Ă  le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses piĂšces de son ignorance. C’est ainsi que, sans manquer d’esprit, Fabrice ne put parvenir Ă  voir que sa demi-croyance dans les prĂ©sages Ă©tait pour lui une religion, une impression profonde reçue Ă  son entrĂ©e dans la vie. Penser Ă  cette croyance c’était sentir, c’était un bonheur. Et il s’obstinait Ă  chercher comment ce pouvait ĂȘtre une science prouvĂ©e, rĂ©elle, dans le genre de la gĂ©omĂ©trie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa mĂ©moire, toutes les circonstances oĂč des prĂ©sages observĂ©s par lui n’avaient pas Ă©tĂ© suivis de l’évĂ©nement heureux ou malheureux qu’ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et marcher Ă  la vĂ©ritĂ©, son attention s’arrĂȘtait avec bonheur sur le souvenir des cas oĂč le prĂ©sage avait Ă©tĂ© largement suivi par l’accident heureux ou malheureux qu’il lui semblait prĂ©dire, et son Ăąme Ă©tait frappĂ©e de respect et attendrie; et il eĂ»t Ă©prouvĂ© une rĂ©pugnance invincible pour l’ĂȘtre qui eĂ»t niĂ© les prĂ©sages, et surtout s’il eĂ»t employĂ© l’ironie. Fabrice marchait sans s’apercevoir des distances, et il en Ă©tait lĂ  de ses raisonnements impuissants, lorsqu’en levant la tĂȘte il vit le mur du jardin de son pĂšre. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s’élevait Ă  plus de quarante pieds au-dessus du chemin, Ă  droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut, prĂšs de la balustrade, lui donnait un air monumental. «Il n’est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d’une bonne architecture, presque dans le goĂ»t romain.» Il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquitĂ©s. Puis il dĂ©tourna la tĂȘte avec dĂ©goĂ»t; les sĂ©vĂ©ritĂ©s de son pĂšre, et surtout la dĂ©nonciation de son frĂšre Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent Ă  l’esprit. «Cette dĂ©nonciation dĂ©naturĂ©e a Ă©tĂ© l’origine de ma vie actuelle; je puis la haĂŻr, je puis la mĂ©priser, mais enfin elle a changĂ© ma destinĂ©e. Que devenais-je une fois relĂ©guĂ© Ă  Novare et n’étant presque que souffert chez l’homme d’affaires de mon pĂšre, si ma tante n’avait fait l’amour avec un ministre puissant? si cette tante se fĂ»t trouvĂ©e n’avoir qu’une Ăąme sĂšche et commune au lieu de cette Ăąme tendre et passionnĂ©e et qui m’aime avec une sorte d’enthousiasme qui m’étonne? oĂč en serais-je maintenant si la duchesse avait eu l’ñme de son frĂšre le marquis del Dongo?» AccablĂ© par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d’un pas incertain; il parvint au bord du fossĂ© prĂ©cisĂ©ment vis-Ă -vis la magnifique façade du chĂąteau. Ce fut Ă  peine s’il jeta un regard sur ce grand Ă©difice noirci par le temps. Le noble langage de l’architecture le trouva insensible; le souvenir de son frĂšre et de son pĂšre fermait son Ăąme Ă  toute sensation de beautĂ©, il n’était attentif qu’à se tenir sur ses gardes en prĂ©sence d’ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un dĂ©goĂ»t marquĂ©, la petite fenĂȘtre de la chambre qu’il occupait avant 1815 au troisiĂšme Ă©tage. Le caractĂšre de son pĂšre avait dĂ©pouillĂ© de tout charme les souvenirs de la premiĂšre enfance. «Je n’y suis pas rentrĂ©, pensa-t-il, depuis le 7 mars Ă  8 heures du soir. J’en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain, la crainte des espions me fit prĂ©cipiter mon dĂ©part. Quand je repassai aprĂšs le voyage en France, je n’eus pas le temps d’y monter, mĂȘme pour revoir mes gravures, et cela grĂące Ă  la dĂ©nonciation de mon frĂšre.» Fabrice dĂ©tourna la tĂȘte avec horreur. «L’abbĂ© BlanĂšs a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au chĂąteau, Ă  ce que m’a racontĂ© ma sƓur; les infirmitĂ©s de la vieillesse ont produit leur effet. Ce cƓur si ferme et si noble est glacĂ© par l’ñge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus Ă  son clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu’au moment de son rĂ©veil; je n’irai pas troubler le sommeil du bon vieillard; probablement il aura oubliĂ© jusqu’à mes traits; six ans font beaucoup Ă  cet Ăąge! je ne trouverai plus que le tombeau d’un ami! Et c’est un vĂ©ritable enfantillage, ajouta-t-il, d’ĂȘtre venu ici affronter le dĂ©goĂ»t que me cause le chĂąteau de mon pĂšre.» Fabrice entrait alors sur la petite place de l’église; ce fut avec un Ă©tonnement allant jusqu’au dĂ©lire qu’il vit, au second Ă©tage de l’antique clocher, la fenĂȘtre Ă©troite et longue Ă©clairĂ©e par la petite lanterne de l’abbĂ© BlanĂšs. L’abbĂ© avait coutume de l’y dĂ©poser, en montant Ă  la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la clartĂ© ne l’empĂȘchĂąt pas de lire sur son planisphĂšre. Cette carte du ciel Ă©tait tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis Ă  un oranger du chĂąteau. Dans l’ouverture, au fond du vase, brĂ»lait la plus exiguĂ« des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumĂ©e hors du vase, et l’ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondĂšrent d’émotions l’ñme de Fabrice et la remplirent de bonheur. Presque sans y songer, il fit avec l’aide de ses deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois Ă©tait le signal de son admission. AussitĂŽt il entendit tirer Ă  plusieurs reprises la corde qui, du haut de l’observatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se prĂ©cipita dans l’escalier, Ă©mu jusqu’au transport; il trouva l’abbĂ© sur son fauteuil de bois Ă  sa place accoutumĂ©e; son Ɠil Ă©tait fixĂ© sur la petite lunette d’un quart de cercle mural. De la main gauche, l’abbĂ© lui fit signe de ne pas l’interrompre dans son observation; un instant aprĂšs il Ă©crivit un chiffre sur une carte Ă  jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras Ă  notre hĂ©ros qui s’y prĂ©cipita en fondant en larmes. L’abbĂ© BlanĂšs Ă©tait son vĂ©ritable pĂšre. --Je t’attendais, dit BlanĂšs, aprĂšs les premiers mots d’épanchement et de tendresse. L’abbĂ© faisait-il son mĂ©tier de savant; ou bien, comme il pensait souvent Ă  Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard annoncĂ© son retour? --Voici ma mort qui arrive, dit l’abbĂ© BlanĂšs. --Comment! s’écria Fabrice tout Ă©mu. --Oui, reprit l’abbĂ© d’un ton sĂ©rieux, mais point triste: cinq mois et demi ou six mois et demi aprĂšs que je t’aurai revu, ma vie ayant trouvĂ© son complĂ©ment de bonheur, s’éteindra. CENTER Come face al mancar dell alimento (comme la petite lampe quand l’huile vient Ă  manquer). Avant le moment suprĂȘme, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, aprĂšs quoi je serai reçu dans le sein de notre pĂšre; si toutefois il trouve que j’ai rempli mon devoir dans le poste oĂč il m’avait placĂ© en sentinelle. «Toi tu es excĂ©dĂ© de fatigue, ton Ă©motion te dispose au sommeil. Depuis que je t’attends, j’ai cachĂ© un pain et une bouteille d’eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens Ă  ta vie et tĂąche de prendre assez de forces pour m’écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout Ă  fait remplacĂ©e par le jour; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-ĂȘtre je ne les verrai demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-ĂȘtre le vieil homme, l’homme terrestre sera occupĂ© en moi des prĂ©paratifs de ma mort, et demain soir Ă  9 heures, il faut que tu me quittes. Fabrice lui ayant obĂ©i en silence comme c’était sa coutume: --Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayĂ© de voir Waterloo, tu n’as trouvĂ© d’abord qu’une prison? --Oui, mon pĂšre, rĂ©pliqua Fabrice Ă©tonnĂ©. --Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton Ăąme peut se prĂ©parer Ă  une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible! Probablement tu n’en sortiras que par un crime, mais, grĂące au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois tentĂ©; je crois voir qu’il sera question de tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits; si tu rĂ©sistes Ă  la violente tentation qui semblera justifiĂ©e par les lois de l’honneur, ta vie sera trĂšs heureuse aux yeux des hommes..., et raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, aprĂšs un instant de rĂ©flexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un siĂšge de bois, loin de tout luxe, et dĂ©trompĂ© du luxe, et comme moi n’ayant Ă  te faire aucun reproche grave. «Maintenant, les choses de l’état futur sont terminĂ©es entre nous, je ne pourrais ajouter rien de bien important. C’est en vain que j’ai cherchĂ© Ă  voir de quelle durĂ©e sera cette prison; s’agit-il de six mois, d’un an, de dix ans? Je n’ai rien pu dĂ©couvrir; apparemment j’ai commis quelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette incertitude. J’ai vu seulement qu’aprĂšs la prison, mais je ne sais si c’est au moment mĂȘme de la sortie, il y aura ce que j’appelle un crime, mais par bonheur je crois ĂȘtre sĂ»r qu’il ne sera pas commis par toi. Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes calculs n’est qu’une longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la paix de l’ñme, sur un siĂšge de bois et vĂȘtu de blanc. En disant ces mots, l’abbĂ© BlanĂšs voulut se lever; ce fut alors que Fabrice s’aperçut des ravages du temps; il mit prĂšs d’une minute Ă  se lever et Ă  se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux. L’abbĂ© se jeta dans ses bras Ă  diverses reprises; il le serra avec une extrĂȘme tendresse. AprĂšs quoi il reprit avec toute sa gaietĂ© d’autrefois: --TĂąche de t’arranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu commodĂ©ment, prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs de grand prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans. Elle me demanda une prĂ©diction sur ton compte, que je me gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de cercle. Toute l’annonce de l’avenir est une infraction Ă  la rĂšgle, et a ce danger qu’elle peut changer l’évĂ©nement, auquel cas toute la science tombe par terre comme un vĂ©ritable jeu d’enfant; et d’ailleurs il y avait des choses dures Ă  dire Ă  cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point effrayĂ© dans ton sommeil par les cloches qui vont faire un tapage effroyable Ă  cĂŽtĂ© de ton oreille, lorsque l’on va sonner la messe de sept heures; plus tard, Ă  l’étage infĂ©rieur, ils vont mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C’est aujourd’hui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village de Grianta a le mĂȘme patron que la grande ville de Brescia, ce qui, par parenthĂšse, trompa d’une façon bien plaisante mon illustre maĂźtre Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m’annonça que je ferais une assez belle fortune ecclĂ©siastique, il croyait que je serais curĂ© de la magnifique Ă©glise de Saint-Giovita, Ă  Brescia; j’ai Ă©tĂ© curĂ© d’un petit village de sept cent cinquante feux! Mais tout a Ă©tĂ© pour le mieux. J’ai vu, il n’y a pas dix ans de cela, que si j’eusse Ă©tĂ© curĂ© Ă  Brescia, ma destinĂ©e Ă©tait d’ĂȘtre mis en prison sur une colline de la Moravie, au Spielberg. Demain je t’apporterai toutes sortes de mets dĂ©licats volĂ©s au grand dĂźner que je donne Ă  tous les curĂ©s des environs qui viennent chanter Ă  ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche point Ă  me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes choses que lorsque tu m’auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain Ă  sept heures et vingt-sept minutes, je ne viendrai t’embrasser que vers les huit heures, et il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf, c’est-Ă -dire avant que l’horloge ait sonnĂ© dix heures. Prends garde que l’on ne te voie aux fenĂȘtres du clocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frĂšre qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s’affaiblit, ajouta BlanĂšs d’un air triste, et s’il te revoyait, peut-ĂȘtre te donnerait-il quelque chose de la main Ă  la main. Mais de tels avantages entachĂ©s de fraude ne conviennent point Ă  un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c’est Ă  ce fils qu’échoiront les cinq ou six millions qu’il possĂšde. C’est justice. Toi, Ă  sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens. CHAPITRE IX L’ñme de Fabrice Ă©tait exaltĂ©e par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l’extrĂȘme fatigue. Il eut grand-peine Ă  s’endormir, et son sommeil fut agitĂ© de songes, peut-ĂȘtre prĂ©sages de l’avenir; le matin, Ă  dix heures, il fut rĂ©veillĂ© par le tremblement gĂ©nĂ©ral du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se leva Ă©perdu, et se crut Ă  la fin du monde, puis il pensa qu’il Ă©tait en prison; il lui fallut du temps pour reconnaĂźtre le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l’honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi. Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans ĂȘtre vu; il s’aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et mĂȘme sur la cour intĂ©rieure du chĂąteau de son pĂšre. Il l’avait oubliĂ©. L’idĂ©e de ce pĂšre arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu’aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle Ă  manger. Ce sont les descendants de ceux qu’autrefois j’avais apprivoisĂ©s, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, Ă©tait chargĂ© d’un grand nombre d’orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l’attendrit; l’aspect de cette cour intĂ©rieure, ainsi ornĂ©e avec ses ombres bien tranchĂ©es et marquĂ©es par un soleil Ă©clatant, Ă©tait vraiment grandiose. L’affaiblissement de son pĂšre lui revenait Ă  l’esprit. «Mais c’est vraiment singulier, se disait-il, mon pĂšre n’a que trente-cinq ans de plus que moi; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit!» Ses yeux, fixĂ©s sur les fenĂȘtres de la chambre de cet homme sĂ©vĂšre et qui ne l’avait jamais aimĂ©, se remplirent de larmes. Il frĂ©mit, et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu’il crut reconnaĂźtre son pĂšre traversant une terrasse garnie d’orangers, qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre; mais ce n’était qu’un valet de chambre. Tout Ă  fait sous le clocher, une quantitĂ© de jeunes filles vĂȘtues de blanc et divisĂ©es en diffĂ©rentes troupes Ă©taient occupĂ©es Ă  tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues oĂč devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement Ă  l’ñme de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac Ă  une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientĂŽt oublier toutes les autres; elle rĂ©veillait chez lui les sentiments les plus Ă©levĂ©s. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiĂ©ger sa pensĂ©e; et cette journĂ©e passĂ©e en prison dans un clocher fut peut-ĂȘtre l’une des plus heureuses de sa vie. Le bonheur le porta Ă  une hauteur de pensĂ©es assez Ă©trangĂšre Ă  son caractĂšre; il considĂ©rait les Ă©vĂ©nements de la vie, lui, si jeune, comme si dĂ©jĂ  il fĂ»t arrivĂ© Ă  sa derniĂšre limite. «Il faut en convenir, depuis mon arrivĂ©e Ă  Parme, se dit-il enfin, aprĂšs plusieurs heures de rĂȘveries dĂ©licieuses, je n’ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais Ă  Naples en galopant dans les chemins de Vomero ou en courant les rives de MisĂšne. Tous les intĂ©rĂȘts si compliquĂ©s de cette petite cour mĂ©chante m’ont rendu mĂ©chant... Je n’ai point du tout de plaisir Ă  haĂŻr, je crois mĂȘme que ce serait un triste bonheur pour moi que celui d’humilier mes ennemis si j’en avais; mais je n’ai point d’ennemi... Halte-lĂ ! se dit-il tout Ă  coup, j’ai pour ennemi Giletti... VoilĂ  qui est singulier, se dit-il; le plaisir que j’éprouverais Ă  voir cet homme si laid aller Ă  tous les diables, survit au goĂ»t fort lĂ©ger que j’avais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, Ă  beaucoup prĂšs, la duchesse d’A... que j’étais obligĂ© d’aimer Ă  Naples puisque je lui avais dit que j’étais amoureux d’elle. Grand Dieu! que de fois je me suis ennuyĂ© durant les longs rendez-vous que m’accordait cette belle duchesse; jamais rien de pareil dans la chambre dĂ©labrĂ©e et servant de cuisine oĂč la petite Marietta m’a reçu deux fois, et pendant deux minutes chaque fois. «Eh, grand Dieu! qu’est-ce que ces gens-lĂ  mangent? C’est Ă  faire pitiĂ©! J’aurais dĂ» faire Ă  elle et Ă  la mammacia une pension de trois beefsteacks payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des pensĂ©es mĂ©chantes que me donnait le voisinage de cette cour. «J’aurais peut-ĂȘtre bien fait de prendre la vie de cafĂ©, comme dit la duchesse; elle semblait pencher de ce cĂŽtĂ©-lĂ , et elle a bien plus de gĂ©nie que moi. GrĂące Ă  ses bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de quatre mille francs et ce fonds de quarante mille placĂ©s Ă  Lyon et que ma mĂšre me destine, j’aurais toujours un cheval et quelques Ă©cus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu’il semble que je ne dois pas connaĂźtre l’amour, ce seront toujours lĂ  pour moi les grandes sources de fĂ©licitĂ©; je voudrais, avant de mourir, aller revoir le champ de bataille de Waterloo, et tĂącher de reconnaĂźtre la prairie oĂč je fus si gaiement enlevĂ© de mon cheval et assis par terre. Ce pĂšlerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien d’aussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon cƓur. A quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est lĂ  sous mes yeux! «Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de CĂŽme, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de duchesse d’A..., mais je trouverais une de ces petites filles lĂ -bas qui arrangent des fleurs sur le pavĂ© et, en vĂ©ritĂ©, je l’aimerais tout autant: l’hypocrisie me glace mĂȘme en amour, et nos grandes dames visent Ă  des effets trop sublimes. NapolĂ©on leur a donnĂ© des idĂ©es de mƓurs et de constance. «Diable! se dit-il tout Ă  coup, en retirant la tĂȘte de la fenĂȘtre comme s’il eĂ»t craint d’ĂȘtre reconnu malgrĂ© l’ombre de l’énorme jalousie de bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entrĂ©e de gendarmes en grande tenue.» En effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village. Le marĂ©chal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long du trajet que devait parcourir la procession. «Tout le monde me connaĂźt ici; si l’on me voit, je ne fais qu’un saut des bords du lac de CĂŽme au Spielberg, oĂč l’on m’attachera Ă  chaque jambe une chaĂźne pesant cent dix livres: et quelle douleur pour la duchesse!» Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d’abord il Ă©tait placĂ© Ă  plus de quatre-vingts pieds d’élĂ©vation, que le lieu oĂč il se trouvait Ă©tait comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le regarder Ă©taient frappĂ©s par un soleil Ă©clatant, et qu’enfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans des rues dont toutes les maisons venaient d’ĂȘtre blanchies au lait de chaux, en l’honneur de la fĂȘte de saint Giovita. MalgrĂ© des raisonnements si clairs, l’ñme italienne de Fabrice eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©sormais hors d’état de goĂ»ter aucun plaisir, s’il n’eĂ»t interposĂ© entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile qu’il cloua contre la fenĂȘtre et auquel il fit deux trous pour les yeux. Les cloches Ă©branlaient l’air depuis dix minutes, la procession sortait de l’église, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tĂȘte et reconnut cette petite esplanade garnie d’un parapet et dominant le lac, oĂč si souvent, dans sa jeunesse, il s’était exposĂ© Ă  voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des jours de fĂȘte sa mĂšre voulait le voir auprĂšs d’elle. Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que des canons de fusil que l’on scie de façon Ă  ne leur laisser que quatre pouces de longueur; c’est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique de l’Europe a semĂ©s Ă  foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois rĂ©duits Ă  quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu’à la gueule, on les place Ă  terre dans une position verticale, et une traĂźnĂ©e de poudre va de l’un Ă  l’autre; ils sont rangĂ©s sur trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le Saint-Sacrement approche, on met le feu Ă  la traĂźnĂ©e de poudre, et alors commence un feu de file de coups secs, le plus inĂ©gal du monde et le plus ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien n’est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les idĂ©es un peu trop sĂ©rieuses dont notre hĂ©ros Ă©tait assiĂ©gĂ©; il alla chercher la grande lunette astronomique de l’abbĂ©, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait laissĂ©es Ă  l’ñge de onze et douze ans Ă©taient maintenant des femmes superbes dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse; elles firent renaĂźtre le courage de notre hĂ©ros, et pour leur parler il eĂ»t fort bien bravĂ© les gendarmes. La procession passĂ©e et rentrĂ©e dans l’église par une porte latĂ©rale que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientĂŽt extrĂȘme mĂȘme au haut du clocher; les habitants rentrĂšrent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargĂšrent de paysans retournant Ă  Belagio, Ă  Menagio et autres villages situĂ©s sur le lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame: ce dĂ©tail si simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la gĂȘne qu’il trouvait dans la vie compliquĂ©e des cours. Qu’il eĂ»t Ă©tĂ© heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui rĂ©flĂ©chissait si bien la profondeur des cieux! Il entendit ouvrir la porte d’en bas du clocher: c’était la vieille servante de l’abbĂ© BlanĂšs, qui apportait un grand panier; il eut toutes les peines du monde Ă  s’empĂȘcher de lui parler. «Elle a pour moi presque autant d’amitiĂ© que son maĂźtre, se disait-il, et d’ailleurs je pars ce soir Ă  neuf heures; est-ce qu’elle ne garderait pas le secret qu’elle m’aurait jurĂ©, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je dĂ©plairais Ă  mon ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes!» Et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dĂźner, puis s’arrangea pour dormir quelques minutes: il ne se rĂ©veilla qu’à huit heures et demie du soir, l’abbĂ© BlanĂšs lui secouait le bras, et il Ă©tait nuit. BlanĂšs Ă©tait extrĂȘmement fatiguĂ©, il avait cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla plus de choses sĂ©rieuses; assis sur son fauteuil de bois: --Embrasse-moi, dit-il Ă  Fabrice. Il le reprit plusieurs fois dans ses bras. --La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n’aura rien d’aussi pĂ©nible que cette sĂ©paration. J’ai une bourse que je laisserai en dĂ©pĂŽt Ă  la Ghita, avec ordre d’y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la connais; aprĂšs cette recommandation, elle est capable, par Ă©conomie pour toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien prĂ©cis. Tu peux toi-mĂȘme ĂȘtre rĂ©duit Ă  la misĂšre, et l’obole du vieil ami te servira. N’attends rien de ton frĂšre que des procĂ©dĂ©s atroces, et tĂąche de gagner de l’argent par un travail qui te rende utile Ă  la sociĂ©tĂ©. Je prĂ©vois des orages Ă©tranges; peut-ĂȘtre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d’oisifs. Ta mĂšre et ta tante peuvent te manquer, tes sƓurs devront obĂ©ir Ă  leurs maris... Va-t’en, va-t’en! fuis! s’écria BlanĂšs avec empressement. Il venait d’entendre un petit bruit dans l’horloge qui annonçait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas mĂȘme permettre Ă  Fabrice de l’embrasser une derniĂšre fois. --DĂ©pĂȘche! dĂ©pĂȘche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute Ă  descendre l’escalier; prends garde de tomber, ce serait d’un affreux prĂ©sage. Fabrice se prĂ©cipita dans l’escalier, et, arrivĂ© sur la place, se mit Ă  courir. Il Ă©tait Ă  peine arrivĂ© devant le chĂąteau de son pĂšre, que la cloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il s’arrĂȘta pour rĂ©flĂ©chir, ou plutĂŽt pour se livrer aux sentiments passionnĂ©s que lui inspirait la contemplation de cet Ă©difice majestueux qu’il jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa rĂȘverie, des pas d’homme vinrent le rĂ©veiller; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en dĂźnant, le petit bruit qu’il fit en les armant attira l’attention d’un des gendarmes, et fut sur le point de le faire arrĂȘter. Il s’aperçut du danger qu’il courait et pensa Ă  faire feu le premier; c’était son droit, car c’était la seule maniĂšre qu’il eĂ»t de rĂ©sister Ă  quatre hommes bien armĂ©s. Par bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire Ă©vacuer les cabarets, ne s’étaient point montrĂ©s tout Ă  fait insensibles aux politesses qu’ils avaient reçues dans plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se dĂ©cidĂšrent pas assez rapidement Ă  faire leur devoir. Fabrice prit la fuite en courant Ă  toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant: --ArrĂȘte! arrĂȘte! Puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de lĂ , Fabrice s’arrĂȘta pour reprendre haleine. «Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre; c’est bien pour le coup que la duchesse m’eĂ»t dit, si jamais il m’eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© de revoir ses beaux yeux, que mon Ăąme trouve du plaisir Ă  contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement Ă  mes cĂŽtĂ©s.» Fabrice frĂ©mit en pensant au danger qu’il venait d’éviter; il doubla le pas, mais bientĂŽt il ne put s’empĂȘcher de courir, ce qui n’était pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s’arrĂȘter que dans la montagne, Ă  plus d’une lieue de Grianta et, mĂȘme arrĂȘtĂ©, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg. «VoilĂ  une belle peur!» se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut presque tentĂ© d’avoir honte. «Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j’ai le plus besoin c’est d’apprendre Ă  me pardonner? Je me compare toujours Ă  un modĂšle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car, d’un autre cĂŽtĂ©, j’étais bien disposĂ© Ă  dĂ©fendre ma libertĂ©, et certainement tous les quatre ne seraient pas restĂ©s debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n’est pas militaire; au lieu de me retirer rapidement, aprĂšs avoir rempli mon objet, et peut-ĂȘtre donnĂ© l’éveil Ă  mes ennemis, je m’amuse Ă  une fantaisie plus ridicule peut-ĂȘtre que toutes les prĂ©dictions du bon abbĂ©.» En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur, oĂč sa barque l’attendait, il faisait un Ă©norme dĂ©tour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-ĂȘtre de l’amour que Fabrice portait Ă  un marronnier plantĂ© par sa mĂšre vingt-trois ans auparavant. «Il serait digne de mon frĂšre, se dit-il, d’avoir fait couper cet arbre; mais ces ĂȘtres-lĂ  ne sentent pas les choses dĂ©licates; il n’y aura pas songĂ©. Et d’ailleurs, ce ne serait pas d’un mauvais augure, ajouta-t-il avec fermetĂ©.» Deux heures plus tard son regard fut consternĂ©; des mĂ©chants ou un orage avaient rompu l’une des principales branches du jeune arbre, qui pendait dessĂ©chĂ©e; Fabrice la coupa avec respect, Ă  l’aide de son poignard, et tailla bien net la coupure, afin que l’eau ne pĂ»t pas s’introduire dans le tronc. Ensuite, quoique le temps fĂ»t bien prĂ©cieux pour lui, car le jour allait paraĂźtre, il passa une bonne heure Ă  bĂȘcher la terre autour de l’arbre chĂ©ri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au total, il n’était point triste, l’arbre Ă©tait d’une belle venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doublĂ©. La branche n’était qu’un accident sans consĂ©quence; une fois coupĂ©e, elle ne nuisait plus Ă  l’arbre, et mĂȘme il serait plus Ă©lancĂ©, sa membrure commençant plus haut. Fabrice n’avait pas fait une lieue, qu’une bande Ă©clatante de blancheur dessinait Ă  l’orient les pics du Resegon di Lek, montagne cĂ©lĂšbre dans le pays. La route qu’il suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu d’avoir des idĂ©es militaires, Fabrice se laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants de ces forĂȘts des environs du lac de CĂŽme. Ce sont peut-ĂȘtre les plus belles du monde; je ne veux pas dire celles qui rendent le plus d’écus neufs, comme on dirait en Suisse, mais celles qui parlent le plus Ă  l’ñme. Ecouter ce langage dans la position oĂč se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes lombardo-vĂ©nitiens, c’était un vĂ©ritable enfantillage. «Je suis Ă  une demi-lieue de la frontiĂšre, se dit-il enfin, je vais rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin: cet habit de drap fin va leur ĂȘtre suspect, ils vont me demander mon passeport; or, ce passeport porte en toutes lettres un nom promis Ă  la prison; me voici dans l’agrĂ©able nĂ©cessitĂ© de commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour faire feu que l’un des deux cherche Ă  me prendre au collet; pour peu qu’en tombant il me retienne un instant, me voilĂ  au Spielberg.» Fabrice, saisi d’horreur surtout de cette nĂ©cessitĂ© de faire feu le premier, peut-ĂȘtre sur un ancien soldat de son oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d’un Ă©norme chĂątaignier; il renouvelait l’amorce de ses pistolets, lorsqu’il entendit un homme qui s’avançait dans le bois en chantant trĂšs bien un air dĂ©licieux de Mercadante, alors Ă  la mode en Lombardie. «VoilĂ  qui est d’un bon augure!» se dit Fabrice. Cet air qu’il Ă©coutait religieusement lui ĂŽta la petite pointe de colĂšre qui commençait Ă  se mĂȘler Ă  ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des deux cĂŽtĂ©s, il n’y vit personne. «Le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse», se dit-il. Presque au mĂȘme instant, il vit un valet de chambre trĂšs proprement vĂȘtu Ă  l’anglaise, et montĂ© sur un cheval de suite, qui s’avançait au petit pas en tenant en main un beau cheval de race, peut-ĂȘtre un peu trop maigre. «Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu’il me rĂ©pĂšte que les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin, je casserais la tĂȘte d’un coup de pistolet Ă  ce valet de chambre, et, une fois montĂ© sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du monde. A peine de retour Ă  Parme, j’enverrais de l’argent Ă  cet homme ou Ă  sa veuve... mais ce serait une horreur!» CHAPITRE X Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien Ă  quatre ou cinq pieds en contrebas de la forĂȘt. «Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d’un temps de galop, et je reste plantĂ© lĂ  faisant la vraie figure d’un nigaud.» En ce moment, il se trouvait Ă  dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu’il avait peur; il allait peut-ĂȘtre retourner ses chevaux. Sans ĂȘtre encore dĂ©cidĂ© Ă  rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre. --Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligĂ© de vous emprunter votre cheval; je vais ĂȘtre tuĂ© si je ne f... pas le camp rapidement. J’ai sur les talons les quatre frĂšres Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur sƓur, j’ai sautĂ© par la fenĂȘtre et me voici. Ils sont sortis dans la forĂȘt avec leurs chiens et leurs fusils. Je m’étais cachĂ© dans ce gros chĂątaignier creux, parce que j’ai vu l’un d’eux traverser la route, leurs chiens vont me dĂ©pister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu’à une lieue au-delĂ  de CĂŽme; je vais Ă  Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval Ă  la poste avec deux napolĂ©ons pour vous, si vous consentez de bonne grĂące. Si vous faites la moindre rĂ©sistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes Ă  mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, Ă©cuyer de l’empereur, aura soin de vous faire casser les os. Fabrice inventait ce discours Ă  mesure qu’il le prononçait d’un air tout pacifique. --Au reste, dit-il en riant, mon nom n’est point un secret; je suis le Marchesino Ascanio del Dongo, mon chĂąteau est tout prĂšs d’ici, Ă  Grianta. F..., dit-il, en Ă©levant la voix, lĂąchez donc le cheval! Le valet de chambre, stupĂ©fait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que l’autre lĂącha, sauta Ă  cheval et partit au galop. Quand il fut Ă  trois cents pas, il s’aperçut qu’il avait oubliĂ© de donner les vingt francs promis; il s’arrĂȘta: il n’y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d’avancer, et quand il le vit Ă  cinquante pas, il jeta sur la route une poignĂ©e de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les piĂšces d’argent. «VoilĂ  un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile.» Il fila rapidement vers le midi, s’arrĂȘta dans une maison Ă©cartĂ©e, et se remit en route quelques heures plus tard. A deux heures du matin il Ă©tait sur le bord du lac Majeur; bientĂŽt il aperçut sa barque qui battait l’eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan Ă  qui remettre le cheval; il rendit la libertĂ© au noble animal, trois heures aprĂšs il Ă©tait Ă  Belgirate. LĂ , se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il Ă©tait fort joyeux, il avait rĂ©ussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les vĂ©ritables causes de sa joie? Son arbre Ă©tait d’une venue superbe, et son Ăąme avait Ă©tĂ© rafraĂźchie par l’attendrissement profond qu’il avait trouvĂ© dans les bras de l’abbĂ© BlanĂšs. «Croit-il rĂ©ellement, se disait-il, Ă  toutes les prĂ©dictions qu’il m’a faites; ou bien comme mon frĂšre m’a fait la rĂ©putation d’un jacobin, d’un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m’engager Ă  ne pas cĂ©der Ă  la tentation de casser la tĂȘte Ă  quelque animal qui m’aura jouĂ© un mauvais tour?» Le surlendemain Fabrice Ă©tait Ă  Parme oĂč il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la derniĂšre exactitude, comme il faisait toujours, toute l’histoire de son voyage. A son arrivĂ©e, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina chargĂ©s des insignes du plus grand deuil. --Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il Ă  la duchesse. --Cet excellent homme qu’on appelait mon mari vient de mourir Ă  Baden. Il me laisse ce palais; c’était une chose convenue, mais en signe de bonne amitiĂ©, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui m’embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa niĂšce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur; j’élĂšverai au duc un tombeau de trois cent mille francs. Le comte se mit Ă  dire des anecdotes sur la Raversi. --C’est en vain que j’ai cherchĂ© Ă  l’amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou gĂ©nĂ©raux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu’ils ne m’adressent quelque lettre anonyme abominable, j’ai Ă©tĂ© obligĂ©e de prendre un secrĂ©taire pour lire les lettres de ce genre. --Et ces lettres anonymes sont leurs moindres pĂ©chĂ©s, reprit le comte Mosca; ils tiennent manufacture de dĂ©nonciations infĂąmes. Vingt fois j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant Ă  Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnĂ©s. --Eh bien! voilĂ  qui me gĂąte tout le reste, rĂ©pliqua Fabrice avec une naĂŻvetĂ© bien plaisante Ă  la cour, j’aurais mieux aimĂ© les voir condamnĂ©s par des magistrats jugeant en conscience. --Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels magistrats, je leur Ă©crirai avant de me mettre au lit. --Si j’étais ministre, cette absence de juges honnĂȘtes gens blesserait mon amour-propre. --Mais il me semble, rĂ©pliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime tant les Français, et qui mĂȘme jadis leur prĂȘta secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces Ăąmes ardentes, et qui lisent toute la journĂ©e l’histoire de la RĂ©volution de France avec des juges qui renverraient acquittĂ©s les gens que j’accuse. Ils arriveraient Ă  ne pas condamner les coquins le plus Ă©videmment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle; votre Ăąme si dĂ©licate n’a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d’abandonner sur les rives du lac Majeur? --Je compte bien, dit Fabrice d’un grand sĂ©rieux, faire remettre ce qu’il faudra au maĂźtre du cheval pour le rembourser des frais d’affiches et autres, Ă  la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l’auront trouvĂ©; je vais lire assidĂ»ment le journal de Milan, afin d’y chercher l’annonce d’un cheval perdu; je connais fort bien le signalement de celui-ci. --Il est vraiment primitif, dit le comte Ă  la duchesse. Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu’elle galopait ventre Ă  terre sur ce cheval empruntĂ©, il se fĂ»t avisĂ© de faire un faux pas? Vous Ă©tiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crĂ©dit eĂ»t Ă  peine pu parvenir Ă  faire diminuer d’une trentaine de livres le poids de la chaĂźne attachĂ©e Ă  chacune de vos jambes. Vous auriez passĂ© en ce lieu de plaisance une dizaine d’annĂ©es; peut-ĂȘtre vos jambes se fussent-elles enflĂ©es et gangrenĂ©es, alors on les eĂ»t fait couper proprement... --Ah! de grĂące, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s’écria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour... --Et j’en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, rĂ©pliqua le ministre, d’un grand sĂ©rieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m’a-t-il pas demandĂ© un passeport sous un nom convenable, puisqu’il voulait pĂ©nĂ©trer en Lombardie? A la premiĂšre nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j’ai dans ce pays-lĂ  auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arrĂȘtĂ© un sujet du prince de Parme. Le rĂ©cit de votre course est gracieux, amusant, j’en conviens volontiers, rĂ©pliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande route me plaĂźt assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne. Nous allons faire Ă  Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici Madame qui me l’ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m’accuser d’avoir jamais dĂ©sobĂ©i Ă  ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espĂšce de course au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eĂ»t fait un faux pas. Il eĂ»t presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous cassĂąt le cou. --Vous ĂȘtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout Ă©mue. --C’est que nous sommes environnĂ©s d’évĂ©nements tragiques, rĂ©pliqua le comte aussi avec Ă©motion; nous ne sommes pas ici en France, oĂč tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d’un an ou deux, et j’ai rĂ©ellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour Ă  vous faire Ă©vĂȘque, car bonnement je ne puis pas commencer par l’archevĂȘchĂ© de Parme, ainsi que le veut, trĂšs raisonnablement, Mme la Duchesse ici prĂ©sente; dans cet Ă©vĂȘchĂ© oĂč vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique? --Tuer le diable plutĂŽt qu’il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Français, rĂ©pliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m’aurez faite. J’ai lu dans la gĂ©nĂ©alogie des del Dongo l’histoire de celui de nos ancĂȘtres qui bĂątit le chĂąteau de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami GalĂ©as, duc de Milan, l’envoie visiter un chĂąteau fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses. «Il faut pourtant que j’écrive un mot de politesse au commandant», lui dit le duc de Milan en le congĂ©diant; il Ă©crit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter. «Ce sera plus poli», dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac, il se souvient d’un vieux conte grec, car il Ă©tait savant; il ouvre la lettre de son bon maĂźtre et y trouve l’ordre adressĂ© au commandant du chĂąteau, de le mettre Ă  mort aussitĂŽt son arrivĂ©e. Le Sforce, trop attentif Ă  la comĂ©die qu’il jouait avec notre aĂŻeul, avait laissĂ© un intervalle entre la derniĂšre ligne du billet et sa signature; Vespasien del Dongo y Ă©crit l’ordre de le reconnaĂźtre pour gouverneur gĂ©nĂ©ral de tous les chĂąteaux sur le lac, et supprime la tĂȘte de la lettre. ArrivĂ© et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, dĂ©clare la guerre au Sforce, et au bout de quelques annĂ©es il Ă©change sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront Ă  moi quatre mille livres de rente. --Vous parlez comme un acadĂ©micien, s’écria le comte en riant; c’est un beau coup de tĂȘte que vous nous racontez lĂ , mais ce n’est que tous les dix ans que l’on a l’occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un ĂȘtre Ă  demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, goĂ»te trĂšs souvent le plaisir de triompher des hommes Ă  imagination. C’est par une folie d’imagination que NapolĂ©on s’est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher Ă  gagner l’AmĂ©rique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre oĂč il cite ThĂ©mistocle. De tous temps les vils Sancho Pança l’emporteront Ă  la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir Ă  ne rien faire d’extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un Ă©vĂȘque trĂšs respectĂ©, si ce n’est trĂšs respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence s’est conduite avec lĂ©gĂšretĂ© dans l’affaire du cheval, elle a Ă©tĂ© Ă  deux doigts d’une prison Ă©ternelle. Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongĂ© dans un profond Ă©tonnement. «Etait-ce lĂ , se disait-il, cette prison dont je suis menacĂ©? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre?» Les prĂ©dictions de BlanĂšs, dont il se moquait fort en tant que prophĂ©ties, prenaient Ă  ses yeux toute l’importance de prĂ©sages vĂ©ritables. --Eh bien! qu’as-tu donc? lui dit la duchesse Ă©tonnĂ©e; le comte t’a plongĂ© dans les noires images. --Je suis illuminĂ© par une vĂ©ritĂ© nouvelle, et au lieu de me rĂ©volter contre elle, mon esprit l’adopte. Il est vrai, j’ai passĂ© bien prĂšs d’une prison sans fin! Mais ce valet de chambre Ă©tait si joli dans son habit Ă  l’anglaise! quel dommage de le tuer! Le ministre fut enchantĂ© de son petit air sage. --Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquĂȘte, et la plus dĂ©sirable de toutes, peut-ĂȘtre. «Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta.» Il se trompait; le comte ajouta: --Votre simplicitĂ© Ă©vangĂ©lique a gagnĂ© le cƓur de notre vĂ©nĂ©rable archevĂȘque, le pĂšre Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c’est que les trois grands vicaires actuels, gens de mĂ©rite, travailleurs, et dont deux, je pense, Ă©taient grands vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adressĂ©e Ă  leur archevĂȘque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d’abord, et ensuite sur ce que vous ĂȘtes petit-neveu du cĂ©lĂšbre archevĂȘque Ascagne del Dongo. Quand j’ai appris le respect qu’on avait pour vos vertus, j’ai sur-le-champ nommĂ© capitaine le neveu du plus ancien des vicaires gĂ©nĂ©raux; il Ă©tait lieutenant depuis le siĂšge de Tarragone par le marĂ©chal Suchet. --Va-t’en tout de suite en nĂ©gligĂ©, comme tu es, faire une visite de tendresse Ă  ton archevĂȘque, s’écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta sƓur; quand il saura qu’elle va ĂȘtre duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination. Fabrice courut au palais archiĂ©piscopal; il y fut simple et modeste, c’était un ton qu’il prenait avec trop de facilitĂ©; au contraire, il avait besoin d’efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en Ă©coutant les rĂ©cits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait: «Aurais-je dĂ» tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre?» Sa raison lui disait oui, mais son cƓur ne pouvait s’accoutumer Ă  l’image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval dĂ©figurĂ©. «Cette prison oĂč j’allais m’engloutir, si le cheval eĂ»t bronchĂ©, Ă©tait-elle la prison dont je suis menacĂ© par tant de prĂ©sages?» Cette question Ă©tait de la derniĂšre importance pour lui, et l’archevĂȘque fut content de son air de profonde attention. CHAPITRE XI Au sortir de l’archevĂȘchĂ©, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se rĂ©galait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait fonctions de mĂšre, rĂ©pondit seule Ă  son signal. --Il y a du nouveau depuis toi, s’écria-t-elle; deux ou trois de nos acteurs sont accusĂ©s d’avoir cĂ©lĂ©brĂ© par une orgie la fĂȘte du grand NapolĂ©on, et notre pauvre troupe, qu’on appelle jacobine, a reçu l’ordre de vider les Etats de Parme, et vive NapolĂ©on! Mais le ministre a, dit-on, crachĂ© au bassinet. Ce qu’il y a de sĂ»r, c’est que Giletti a de l’argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignĂ©e d’écus. Marietta a reçu cinq Ă©cus de notre directeur pour frais de voyage jusqu’à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, Ă  la derniĂšre reprĂ©sentation que nous avons donnĂ©e, il voulait absolument la tuer; il lui a lancĂ© deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a dĂ©chirĂ© son chĂąle bleu. Si tu voulais lui donner un chĂąle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l’avons gagnĂ© Ă  une loterie. Le tambour-maĂźtre des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l’heure affichĂ©e Ă  tous les coins de rues. Viens nous voir; s’il est parti pour l’assaut, de façon Ă  nous faire espĂ©rer qu’il restera dehors un peu longtemps, je serai Ă  la fenĂȘtre et je te ferai signe de monter. TĂąche de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t’aime Ă  la passion. En descendant l’escalier tournant de ce taudis infĂąme, Fabrice Ă©tait plein de componction: «Je ne suis point changĂ©, se disait-il; toutes mes belles rĂ©solutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d’un Ɠil si philosophique se sont envolĂ©es. Mon Ăąme Ă©tait hors de son assiette ordinaire, tout cela Ă©tait un rĂȘve et disparaĂźt devant l’austĂšre rĂ©alitĂ©. Ce serait le moment d’agir», se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu’il chercha dans son cƓur le courage de parler avec cette sincĂ©ritĂ© sublime qui lui semblait si facile la nuit qu’il passa aux rives du lac de CĂŽme. «Je vais fĂącher la personne que j’aime le mieux au monde; si je parle, j’aurai l’air d’un mauvais comĂ©dien; je ne vaux rĂ©ellement quelque chose que dans de certains moments d’exaltation.» --Le comte est admirable pour moi, dit-il Ă  la duchesse, aprĂšs lui avoir rendu compte de la visite Ă  l’archevĂȘchĂ©; j’apprĂ©cie d’autant plus sa conduite que je crois m’apercevoir que je ne lui plais que fort mĂ©diocrement; ma façon d’agir doit donc ĂȘtre correcte Ă  son Ă©gard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, Ă  en juger du moins par son voyage d’avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l’on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de dĂ©couvrir les fondations, il craint qu’on ne les lui vole; j’ai envie de lui proposer d’aller passer trente-six heures Ă  Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois revoir l’archevĂȘque, je pourrai partir dans la soirĂ©e et profiter de la fraĂźcheur de la nuit pour faire la route. La duchesse ne rĂ©pondit pas d’abord. --On dirait que tu cherches des prĂ©textes pour t’éloigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une extrĂȘme tendresse; Ă  peine de retour de Belgirate, tu trouves une raison pour partir. «Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j’étais un peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de sincĂ©ritĂ© que mon compliment finit par une impertinence; il s’agirait de dire: Je t’aime de l’amitiĂ© la plus dĂ©vouĂ©e, etc. etc., mais mon Ăąme n’est pas susceptible d’amour. N’est-ce pas dire: Je vois que vous avez de l’amour pour moi; mais prenez garde, je ne puis vous payer en mĂȘme monnaie? Si elle a de l’amour, la duchesse peut se fĂącher d’ĂȘtre devinĂ©e, et elle sera rĂ©voltĂ©e de mon impudence si elle n’a pour moi qu’une amitiĂ© toute simple... et ce sont de ces offenses qu’on ne pardonne point.» Pendant qu’il pesait ces idĂ©es importantes, Fabrice, sans s’en apercevoir, se promenait dans le salon, d’un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur Ă  dix pas de lui. La duchesse le regardait avec admiration; ce n’était plus l’enfant qu’elle avait vu naĂźtre, ce n’était plus le neveu toujours prĂȘt Ă  lui obĂ©ir: c’était un homme grave et duquel il serait dĂ©licieux de se faire aimer. Elle se leva de l’ottomane oĂč elle Ă©tait assise, et, se jetant dans ses bras avec transport: --Tu veux donc me fuir? lui dit-elle. --Non, rĂ©pondit-il de l’air d’un empereur romain, mais je voudrais ĂȘtre sage. Ce mot Ă©tait susceptible de diverses interprĂ©tations; Fabrice ne se sentit pas le courage d’aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il Ă©tait trop jeune, trop susceptible de prendre de l’émotion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu’il voulait dire. Par un transport naturel et malgrĂ© tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au mĂȘme instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en mĂȘme temps lui-mĂȘme parut dans le salon; il avait l’air tout Ă©mu. --Vous inspirez des passions bien singuliĂšres, dit-il Ă  Fabrice, qui resta presque confondu du mot. «L’archevĂȘque avait ce soir l’audience que Son Altesse SĂ©rĂ©nissime lui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l’archevĂȘque, d’un air tout troublĂ©, a dĂ©butĂ© par un discours appris par cƓur et fort savant, auquel d’abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par dĂ©clarer qu’il Ă©tait important pour l’église de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fĂ»t nommĂ© son premier vicaire gĂ©nĂ©ral, et, par la suite, dĂšs qu’il aurait vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession. «Ce mot m’a effrayĂ©, je l’avoue, dit le comte; c’est aller un peu bien vite, et je craignais une boutade d’humeur chez le prince.» Mais il m’a regardĂ© en riant et m’a dit en français: «Ce sont lĂ  de vos coups, monsieur!»--«Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je Ă©criĂ© avec toute l’onction possible, que j’ignorais parfaitement le mot de <i>future succession</i>.» Alors j’ai dit la vĂ©ritĂ©, ce que nous rĂ©pĂ©tions ici mĂȘme il y a quelques heures; j’ai ajoutĂ©, avec entraĂźnement, que, par la suite, je me serais regardĂ© comme comblĂ© des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m’accorder un petit Ă©vĂȘchĂ© pour commencer. Il faut que le prince m’ait cru, car il a jugĂ© Ă  propos de faire le gracieux; il m’a dit, avec toute la simplicitĂ© possible: «Ceci est une affaire officielle entre l’archevĂȘque et moi, vous n’y entrez pour rien; le bonhomme m’adresse une sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, Ă  la suite duquel il arrive Ă  une proposition officielle; je lui ai rĂ©pondu trĂšs froidement que le sujet Ă©tait bien jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j’aurais presque l’air de payer une lettre de change tirĂ©e sur moi par l’Empereur, en donnant la perspective d’une si haute dignitĂ© au fils d’un des grands officiers de son royaume lombardo-vĂ©nitien. L’archevĂȘque a protestĂ© qu’aucune recommandation de ce genre n’avait eu lieu. C’était une bonne sottise Ă  me dire Ă  moi; j’en ai Ă©tĂ© surpris de la part d’un homme aussi entendu ; mais il est toujours dĂ©sorientĂ© quand il m’adresse la parole, et ce soir il Ă©tait plus troublĂ© que jamais, ce qui m’a donnĂ© l’idĂ©e qu’il dĂ©sirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu’il n’y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne Ă  ma cour ne lui refusait de la capacitĂ©, qu’on ne parlait point trop mal de ses mƓurs, mais que je craignais qu’il ne fĂ»t susceptible d’enthousiasme, et que je m’étais promis de ne jamais Ă©lever aux places considĂ©rables les fous de cette espĂšce avec lesquels un prince n’est sĂ»r de rien. Alors, a continuĂ© Son Altesse, j’ai dĂ» subir un pathos presque aussi long que le premier: l’archevĂȘque me faisait l’éloge de l’enthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je, tu t’égares, tu compromets la nomination qui Ă©tait presque accordĂ©e; il fallait couper court et me remercier avec effusion. Point: il continuait son homĂ©lie avec une intrĂ©piditĂ© ridicule, je cherchais une rĂ©ponse qui ne fĂ»t point trop dĂ©favorable au petit del Dongo; je l’ai trouvĂ©e, et assez heureuse, comme vous allez en juger: <i>Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l’Europe Ă  ses pieds! eh bien! il Ă©tait susceptible d’enthousiasme, ce qui l’a portĂ©, lorsqu’il Ă©tait Ă©vĂȘque d’Imola, Ă  Ă©crire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la rĂ©publique cisalpine.</i> «Mon pauvre archevĂȘque est restĂ© stupĂ©fait, et, pour achever de le stupĂ©fier, je lui ai dit d’un air fort sĂ©rieux: <i>Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pour rĂ©flĂ©chir Ă  votre proposition.</i> Le pauvre homme a ajoutĂ© quelques supplications assez mal tournĂ©es et assez inopportunes aprĂšs le mot <i>adieu</i> prononcĂ© par moi. Maintenant, comte Mosca della RovĂšre, je vous charge de dire Ă  la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui ĂȘtre agrĂ©able; asseyez-vous lĂ  et Ă©crivez Ă  l’archevĂȘque le billet d’approbation qui termine toute cette affaire. J’ai Ă©crit le billet, il l’a signĂ©, il m’a dit: «Portez-le Ă  l’instant mĂȘme Ă  la duchesse.» Voici le billet, madame, et c’est ce qui m’a donnĂ© un prĂ©texte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir. La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long rĂ©cit du comte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n’eut point l’air Ă©tonnĂ© de cet incident, il prit la chose en vĂ©ritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu’il avait droit Ă  ces avancements extraordinaires, Ă  ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte: --Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous tĂ©moigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues antiques qu’ils pourraient dĂ©couvrir; j’aime beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, j’irai voir les ouvriers. Demain soir, aprĂšs les remerciements convenables au palais et chez l’archevĂȘque, je partirai pour Sanguigna. --Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d’oĂč vient cette passion subite du bon archevĂȘque pour Fabrice? --Je n’ai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le frĂšre est capitaine me disait hier: «Le pĂšre Landriani part de ce principe certain, que le titulaire est supĂ©rieur au coadjuteur», et il ne se sent pas de joie d’avoir sous ses ordres un del Dongo et de l’avoir obligĂ©. Tout ce qui met en lumiĂšre la haute naissance de Fabrice ajoute Ă  son bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu Mgr Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnĂ©e pour l’évĂȘque de Plaisance, qui affiche hautement la prĂ©tention de lui succĂ©der sur le siĂšge de Parme, et qui de plus est fils d’un meunier. C’est dans ce but de succession future que l’évĂȘque de Plaisance a pris des relations fort Ă©troites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l’archevĂȘque pour le succĂšs de son dessein favori, avoir un del Dongo Ă  son Ă©tat-major, et lui donner des ordres. Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna, vis-Ă -vis Colorno (c’est le Versailles des princes de Parme); ces fouilles s’étendaient dans la plaine tout prĂšs de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, premiĂšre ville de l’Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue tranchĂ©e profonde de huit pieds et aussi Ă©troite que possible; on Ă©tait occupĂ© Ă  rechercher, le long de l’ancienne voie romaine, les ruines d’un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au Moyen Age. MalgrĂ© les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs fossĂ©s traversant leurs propriĂ©tĂ©s. Quoi qu’on pĂ»t leur dire, ils s’imaginaient qu’on Ă©tait Ă  la recherche d’un trĂ©sor, et la prĂ©sence de Fabrice Ă©tait surtout convenable pour empĂȘcher quelque petite Ă©meute. Il ne s’ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; de temps Ă  autre on trouvait quelque mĂ©daille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s’accorder entre eux pour l’escamoter. La journĂ©e Ă©tait belle, il pouvait ĂȘtre six heures du matin: il avait empruntĂ© un vieux fusil Ă  un coup, il tira quelques alouettes; l’une d’elles blessĂ©e alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontiĂšre de Casal-Maggiore. Il venait de recharger son fusil lorsque la voiture fort dĂ©labrĂ©e s’approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta; elle avait Ă  ses cĂŽtĂ©s le grand escogriffe Giletti, et cette femme ĂągĂ©e qu’elle faisait passer pour sa mĂšre. Giletti s’imagina que Fabrice s’était placĂ© ainsi au milieu de la route, et un fusil Ă  la main, pour l’insulter et peut-ĂȘtre mĂȘme pour lui enlever la petite Marietta. En homme de cƓur il sauta Ă  bas de la voiture; il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouillĂ©, et tenait de la droite une Ă©pĂ©e encore dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier quelque rĂŽle de marquis. --Ah! brigand! s’écria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici Ă  une lieue de la frontiĂšre; je vais te faire ton affaire; tu n’es plus protĂ©gĂ© ici par tes bas violets. Fabrice faisait des mines Ă  la petite Marietta et ne s’occupait guĂšre des cris jaloux du Giletti, lorsque tout Ă  coup il vit Ă  trois pieds de sa poitrine le bout du pistolet rouillĂ©; il n’eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d’un bĂąton: le pistolet partit, mais ne blessa personne. --ArrĂȘtez donc, f..., cria Giletti au veturino: en mĂȘme temps il eut l’adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir Ă©loignĂ© de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaçant une main devant l’autre, avançait toujours vers la batterie, et Ă©tait sur le point de s’emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l’empĂȘcher d’en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observĂ© auparavant que l’extrĂ©mitĂ© du fusil Ă©tait Ă  plus de trois pouces au-dessus de l’épaule de Giletti: la dĂ©tonation eut lieu tout prĂšs de l’oreille de ce dernier. Il resta un peu Ă©tonnĂ©, mais se remit en un clin d’Ɠil. --Ah! tu veux me faire sauter le crĂąne, canaille! je vais te faire ton compte. Giletti jeta le fourreau de son Ă©pĂ©e de marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapiditĂ© admirable. Celui-ci n’avait point d’arme et se vit perdu. Il se sauva vers la voiture, qui Ă©tait arrĂȘtĂ©e Ă  une dizaine de pas derriĂšre Giletti; il passa Ă  gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout prĂšs de la portiĂšre droite qui Ă©tait ouverte. Giletti, lancĂ© avec ses grandes jambes et qui n’avait pas eu l’idĂ©e de se retenir au ressort de la voiture fit plusieurs pas dans sa premiĂšre direction avant de pouvoir s’arrĂȘter. Au moment oĂč Fabrice passait auprĂšs de la portiĂšre ouverte, il entendit Marietta qui lui disait Ă  demi-voix: --Prends garde Ă  toi; il te tuera. Tiens! Au mĂȘme instant, Fabrice vit tomber de la portiĂšre une sorte de grand couteau de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au mĂȘme instant il fut touchĂ© Ă  l’épaule par un coup d’épĂ©e que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva Ă  six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son Ă©pĂ©e; ce coup Ă©tait lancĂ© avec une telle force qu’il Ă©branla tout Ă  fait la raison de Fabrice; en ce moment il fut sur le point d’ĂȘtre tuĂ©. Heureusement pour lui, Giletti Ă©tait encore trop prĂšs pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint Ă  soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva Ă  trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti Ă©tait lancĂ©, Fabrice lui porta un coup de pointe; Giletti avec son Ă©pĂ©e eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout prĂšs de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c’était le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d’ouvrir. Fabrice fit un saut Ă  droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvĂšrent Ă  une juste distance de combat. Giletti jurait comme un damnĂ©. --Ah! je vais te couper la gorge, gredin de prĂȘtre, rĂ©pĂ©tait-il Ă  chaque instant. Fabrice Ă©tait tout essoufflĂ© et ne pouvait parler; le coup de pommeau d’épĂ©e dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu’il faisait; il lui semblait vaguement ĂȘtre Ă  un assaut public. Cette idĂ©e lui avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e par la prĂ©sence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais Ă  distance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci courir Ă  tout moment et s’élancer l’un sur l’autre. Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la mĂȘme rapiditĂ©, lorsque Fabrice se dit: «A la douleur que je ressens au visage, il faut qu’il m’ait dĂ©figurĂ©.» Saisi de rage Ă  cette idĂ©e, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le cĂŽtĂ© droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l’épaule gauche; au mĂȘme instant l’épĂ©e de Giletti pĂ©nĂ©trait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l’épĂ©e glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante. Giletti Ă©tait tombĂ©; au moment oĂč Fabrice s’avançait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s’ouvrait machinalement et laissait Ă©chapper son arme. «Le gredin est mort», se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut Ă  la voiture. --Avez-vous un miroir? cria-t-il Ă  Marietta. Marietta le regardait trĂšs pĂąle et ne rĂ©pondait pas. La vieille femme ouvrit d’un grand sang-froid un sac Ă  ouvrage vert, et prĂ©senta Ă  Fabrice un petit miroir Ă  manche grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: «Les yeux sont sains, se disait-il, c’est dĂ©jĂ  beaucoup.» Il regarda les dents, elles n’étaient point cassĂ©es. --D’oĂč vient donc que je souffre tant? se disait-il Ă  demi-voix. La vieille femme lui rĂ©pondit: --C’est que le haut de votre joue a Ă©tĂ© pilĂ© entre le pommeau de l’épĂ©e de Giletti et l’os que nous avons lĂ . Votre joue est horriblement enflĂ©e et bleue: mettez-y des sangsues Ă  l’instant, et ce ne sera rien. --Ah! des sangsues Ă  l’instant, dit Fabrice en riant, et il reprit tout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher. --Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ĂŽtez-lui son habit... Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes Ă  trois cents pas sur la grande route qui s’avançaient Ă  pied et d’un pas mesurĂ© vers le lieu de la scĂšne. «Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tuĂ©, ils vont m’arrĂȘter, et j’aurai l’honneur de faire une entrĂ©e solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui dĂ©testent ma tante!» AussitĂŽt, et avec la rapiditĂ© de l’éclair, il jette aux ouvriers Ă©bahis tout l’argent qu’il avait dans ses poches, il s’élance dans la voiture. --EmpĂȘchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il Ă  ses ouvriers, et je fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m’a attaquĂ© et voulait me tuer. --Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napolĂ©ons d’or si tu passes le PĂŽ avant que ces gens lĂ -bas puissent m’atteindre. --Ça va! dit le veturino; mais n’ayez donc pas peur, ces hommes lĂ -bas sont Ă  pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement derriĂšre. Disant ces paroles il les mit au galop. Notre hĂ©ros fut choquĂ© de ce mot <i>peur</i> employĂ© par le cocher: c’est que rĂ©ellement il avait eu une peur extrĂȘme aprĂšs le coup de pommeau d’épĂ©e qu’il avait reçu dans la figure. --Nous pouvons contre-passer des gens Ă  cheval venant vers nous, dit le veturino prudent et qui songeait aux quatre napolĂ©ons, et les hommes qui nous suivent peuvent crier qu’on nous arrĂȘte. Ceci voulait dire: Rechargez vos armes... --Ah! que tu es brave, mon petit abbĂ©! s’écriait la Marietta en embrassant Fabrice. La vieille femme regardait hors de la voiture par la portiĂšre: au bout d’un peu de temps elle rentra la tĂȘte. --Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle Ă  Fabrice d’un grand sang-froid; et il n’y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien les employĂ©s de la police autrichienne sont formalistes: s’ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du PĂŽ, ils vous arrĂȘteront, n’en ayez aucun doute. Fabrice regarda par la portiĂšre. --Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il Ă  la vieille femme. --Trois au lieu d’un, rĂ©pondit-elle, et qui nous ont coĂ»tĂ© chacun quatre francs: n’est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l’annĂ©e! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous; voici nos deux passeports Ă  la Mariettina et Ă  moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu’allons-nous devenir? --Combien avait-il? dit Fabrice. --Quarante beaux Ă©cus de cinq francs, dit la vielle femme. --C’est-Ă -dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l’on trompe mon petit abbĂ©. --N’est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d’un grand sang-froid, que je cherche Ă  vous accrocher trente-quatre Ă©cus? Qu’est-ce que trente-quatre Ă©cus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de dĂ©battre les prix avec les veturini quand nous voyageons, et de faire peur Ă  tout le monde? Giletti n’était pas beau, mais il Ă©tait bien commode, et si la petite que voilĂ  n’était pas une sotte, qui d’abord s’est amourachĂ©e de vous, jamais Giletti ne se fĂ»t aperçu de rien, et vous nous auriez donnĂ© de beaux Ă©cus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres. Fabrice fut touchĂ©; il tira sa bourse et donna quelques napolĂ©ons Ă  la vieille femme. --Vous voyez, lui dit-il, qu’il ne m’en reste que quinze, ainsi il est inutile dorĂ©navant de me tirer aux jambes. La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barriĂšres jaunes rayĂ©es de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit Ă  Fabrice: --Vous feriez mieux d’entrer Ă  pied avec le passeport de Giletti dans votre poche; nous, nous allons nous arrĂȘter un instant, sous prĂ©texte de faire un peu de toilette. Et d’ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m’en croyez, traversez Casal-Maggiore d’un pas nonchalant; entrez mĂȘme au cafĂ© et buvez le verre d’eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en pays autrichien: elle saura bientĂŽt qu’il y a eu un homme de tuĂ©: vous voyagez avec un passeport qui n’est pas le vĂŽtre, il n’en faut pas tant pour passer deux ans en prison. Gagnez le PĂŽ Ă  droite en sortant de la ville, louez une barque et rĂ©fugiez-vous Ă  Ravenne ou Ă  Ferrare; sortez au plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous que vous avez tuĂ© l’homme. En approchant Ă  pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement le passeport de Giletti. Notre hĂ©ros avait grand-peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu’il y avait pour lui Ă  rentrer dans les Etats autrichiens; or, il voyait Ă  deux cents pas devant lui le pont terrible qui allait lui donner accĂšs en ce pays, dont la capitale Ă  ses yeux Ă©tait le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duchĂ© de ModĂšne qui borne au midi l’Etat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d’une convention expresse; la frontiĂšre de l’Etat qui s’étend dans les montagnes du cĂŽtĂ© de GĂȘnes Ă©tait trop Ă©loignĂ©e; sa mĂ©saventure serait connue Ă  Parme bien avant qu’il pĂ»t atteindre ces montagnes; il ne restait donc que les Etats de l’Autriche sur la rive gauche du PĂŽ. Avant qu’on eĂ»t le temps d’écrire aux autoritĂ©s autrichiennes pour les engager Ă  l’arrĂȘter, il se passerait peut-ĂȘtre trente-six heures ou deux jours. Toutes rĂ©flexions faites, Fabrice brĂ»la avec le feu de son cigare son propre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichien ĂȘtre un vagabond que d’ĂȘtre Fabrice del Dongo, et il Ă©tait possible qu’on le fouillĂąt. IndĂ©pendamment de la rĂ©pugnance bien naturelle qu’il avait Ă  confier sa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document prĂ©sentait des difficultĂ©s matĂ©rielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus Ă  cinq pieds cinq pouces, et non pas Ă  cinq pieds dix pouces comme l’énonçait le passeport; il avait prĂšs de vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre hĂ©ros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du PĂŽ voisine du pont de barques, avant de se dĂ©cider Ă  y descendre. «Que conseillerais-je Ă  un autre qui se trouverait Ă  ma place? se dit-il enfin. Evidemment de passer: il y a pĂ©ril Ă  rester dans l’Etat de Parme; un gendarme peut ĂȘtre envoyĂ© Ă  la poursuite de l’homme qui en a tuĂ© un autre, fĂ»t-ce mĂȘme Ă  son corps dĂ©fendant.» Fabrice fit la revue de ses poches, dĂ©chira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa boĂźte Ă  cigares; il lui importait d’abrĂ©ger l’examen qu’il allait subir. Il pensa Ă  une terrible objection qu’on pourrait lui faire et Ă  laquelle il ne trouvait que de mauvaises rĂ©ponses: il allait dire qu’il s’appelait Giletti et tout son linge Ă©tait marquĂ© F.D. Comme on voit, Fabrice Ă©tait un de ces malheureux tourmentĂ©s par leur imagination; c’est assez le dĂ©faut des gens d’esprit en Italie. Un soldat français d’un courage Ă©gal ou mĂȘme infĂ©rieur se serait prĂ©sentĂ© pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d’avance Ă  aucune difficultĂ©; mais aussi il y aurait portĂ© tout son sang-froid, et Fabrice Ă©tait bien loin d’ĂȘtre de sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme, vĂȘtu de gris, lui dit: --Entrez au bureau de police pour votre passeport. Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les chapeaux sales des employĂ©s Ă©taient suspendus. Le grand bureau de sapin derriĂšre lequel ils Ă©taient retranchĂ©s Ă©tait tout tachĂ© d’encre et de vin; deux ou trois gros registres reliĂ©s en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages Ă©tait noircie par les mains. Sur les registres placĂ©s en pile l’un sur l’autre il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi l’avant-veille pour une des fĂȘtes de l’Empereur. Fabrice fut frappĂ© de tous ces dĂ©tails, ils lui serrĂšrent le cƓur; il paya ainsi le luxe magnifique et plein de fraĂźcheur qui Ă©clatait dans son joli appartement du palais Sanseverina. Il Ă©tait obligĂ© d’entrer dans ce sale bureau et d’y paraĂźtre comme infĂ©rieur; il allait subir un interrogatoire. L’employĂ© qui tendit une main jaune pour prendre son passeport Ă©tait petit et noir, il portait un bijou de laiton Ă  sa cravate. «Ceci est un bourgeois de mauvaise humeur», se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes. --Vous avez eu un accident, dit-il Ă  l’étranger en indiquant sa joue du regard. --Le veturino nous a jetĂ©s en bas de la digue du PĂŽ. Puis le silence recommença et l’employĂ© lançait des regards farouches sur le voyageur. «J’y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu’il est fĂąchĂ© d’avoir une mauvaise nouvelle Ă  m’apprendre et que je suis arrĂȘtĂ©.» Toutes sortes d’idĂ©es folles arrivĂšrent Ă  la tĂȘte de notre hĂ©ros, qui dans ce moment n’était pas fort logique. Par exemple, il songea Ă  s’enfuir par la porte du bureau qui Ă©tait restĂ©e ouverte. «Je me dĂ©fais de mon habit; je me jette dans le PĂŽ, et sans doute je pourrai le traverser Ă  la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.» L’employĂ© de police le regardait fixement au moment oĂč il calculait les chances de succĂšs de cette Ă©quipĂ©e, cela faisait deux bonnes physionomies. La prĂ©sence du danger donne du gĂ©nie Ă  l’homme raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-mĂȘme; Ă  l’homme d’imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais souvent absurdes. Il fallait voir l’Ɠil indignĂ© de notre hĂ©ros sous l’Ɠil scrutateur de ce commis de police ornĂ© de ses bijoux de cuivre. «Si je le tuais, se disait Fabrice, je serai condamnĂ© pour meurtre Ă  vingt ans de galĂšre ou Ă  la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une chaĂźne de cent vingt livres Ă  chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n’en sortirais qu’à quarante-quatre ans.» La logique de Fabrice oubliait que, puisqu’il avait brĂ»lĂ© son passeport, rien n’indiquait Ă  l’employĂ© de police qu’il fĂ»t le rebelle Fabrice del Dongo. Notre hĂ©ros Ă©tait suffisamment effrayĂ©, comme on le voit; il l’eĂ»t Ă©tĂ© bien davantage s’il eĂ»t connu les pensĂ©es qui agitaient le commis de police. Cet homme Ă©tait ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu’il vit son passeport entre les mains d’un autre; son premier mouvement fut de faire arrĂȘter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport Ă  ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup Ă  Parme. «Si je l’arrĂȘte, se dit-il, Giletti sera compromis; on dĂ©couvrira facilement qu’il a vendu son passeport; d’un autre cĂŽtĂ©, que diront mes chefs si l’on vient Ă  vĂ©rifier que moi, ami de Giletti, j’ai visĂ© son passeport portĂ© par un autre?» L’employĂ© se leva en bĂąillant et dit Ă  Fabrice: --Attendez, monsieur. Puis, par une habitude de police, il ajouta: --Il s’élĂšve une difficultĂ©. Fabrice dit Ă  part soi: «Il va s’élever ma fuite.» En effet, l’employĂ© quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeport Ă©tait restĂ© sur la table de sapin. «Le danger est Ă©vident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s’il m’interroge, que j’ai oubliĂ© de faire viser mon passeport par le commissaire de police du dernier village des Etats de Parme.» Fabrice avait dĂ©jĂ  son passeport Ă  la main, lorsque, Ă  son inexprimable Ă©tonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait: --Ma foi je n’en puis plus; la chaleur m’étouffe; je vais au cafĂ© prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport Ă  viser; l’étranger est lĂ . Fabrice, qui sortait Ă  pas de loup, se trouva face Ă  face avec un beau jeune homme qui se disait en chantonnant: «Eh bien! visons donc ce passeport, je vais leur faire mon paraphe.» --OĂč monsieur veut-il aller? --A Mantoue, Venise et Ferrare. --Ferrare soit, rĂ©pondit l’employĂ© en sifflant; il prit une griffe, imprima le visa en encre bleue sur le passeport, Ă©crivit rapidement les mots: Mantoue, Venise et Ferrare dans l’espace laissĂ© en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l’air avec la main, signa et reprit de l’encre pour son paraphe qu’il exĂ©cuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette plume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passeport Ă  Fabrice en disant d’un air lĂ©ger: --Bon voyage, monsieur. Fabrice s’éloignait d’un pas dont il cherchait Ă  dissimuler la rapiditĂ©, lorsqu’il se sentit arrĂȘter par le bras gauche: instinctivement il mit la main sur le manche de son poignard, et s’il ne se fĂ»t vu entourĂ© de maisons, il fĂ»t peut-ĂȘtre tombĂ© dans une Ă©tourderie. L’homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l’air tout effarĂ©, lui dit en forme d’excuse: --Mais j’ai appelĂ© monsieur trois fois, sans qu’il rĂ©pondĂźt; monsieur a-t-il quelque chose Ă  dĂ©clarer Ă  la douane? --Je n’ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout prĂšs chasser chez un de mes parents. Il eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© si on l’eĂ»t priĂ© de nommer ce parent. Par la grande chaleur qu’il faisait et avec ces Ă©motions Fabrice Ă©tait mouillĂ© comme s’il fĂ»t tombĂ© dans le PĂŽ. «Je ne manque pas de courage entre les comĂ©diens, mais les commis ornĂ©s de bijoux de cuivre me mettent hors de moi; avec cette idĂ©e je ferai un sonnet comique pour la duchesse.» A peine entrĂ© dans Casal-Maggiore, Fabrice prit Ă  droite une mauvaise rue qui descend vers le PĂŽ. J’ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de CĂ©rĂ©s, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle pendait un torchon gris attachĂ© Ă  un bĂąton; sur le torchon Ă©tait Ă©crit le mot <i>Trattoria</i>. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant jusqu’à trois pieds de terre, mettait la porte de la Trattoria Ă  l’abri des rayons directs du soleil. LĂ , une femme Ă  demi nue et fort jolie reçut notre hĂ©ros avec respect, ce qui lui fit le plus vif plaisir; il se hĂąta de lui dire qu’il mourait de faim. Pendant que la femme prĂ©parait le dĂ©jeuner, entra un homme d’une trentaine d’annĂ©es, il n’avait pas saluĂ© en entrant; tout Ă  coup il se releva du banc oĂč il s’était jetĂ© d’un air familier, et dit Ă  Fabrice: --Eccellenza, la riverisco (je salue Votre Excellence). Fabrice Ă©tait trĂšs gai en ce moment, et au lieu de former des projets sinistres, il rĂ©pondit en riant: --Et d’oĂč diable connais-tu mon Excellence? --Comment! Votre Excellence ne reconnaĂźt pas Ludovic, l’un des cochers de Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne oĂč nous allions tous les ans, je prenais toujours la fiĂšvre; j’ai demandĂ© la pension Ă  Madame et me suis retirĂ©. Me voici riche; au lieu de la pension de douze Ă©cus par an Ă  laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, Madame m’a dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets, car je suis poĂšte en langue vulgaire, elle m’accordait vingt-quatre Ă©cus, et M. le comte m’a dit que si jamais j’étais malheureux, je n’avais qu’à venir lui parler. J’ai eu l’honneur de mener Monsignore pendant un relais lorsqu’il est allĂ© faire sa retraite comme un bon chrĂ©tien Ă  la chartreuse de Velleja. Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C’était un des cochers les plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu’il Ă©tait riche, disait-il, il avait pour tout vĂȘtement une grosse chemise dĂ©chirĂ©e et une culotte de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait Ă  peine aux genoux; une paire de souliers et un mauvais chapeau complĂ©taient l’équipage. De plus, il ne s’était pas fait la barbe depuis quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui absolument comme d’égal Ă  Ă©gal; il crut voir que Ludovic Ă©tait l’amant de l’hĂŽtesse. Il termina rapidement son dĂ©jeuner, puis dit Ă  demi-voix Ă  Ludovic: --J’ai un mot pour vous. --Votre Excellence peut parler librement devant elle, c’est une femme rĂ©ellement bonne, dit Ludovic d’un air tendre. --Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hĂ©siter, je suis malheureux et j’ai besoin de votre secours. D’abord il n’y a rien de politique dans mon affaire; j’ai tout simplement tuĂ© un homme qui voulait m’assassiner parce que je parlais Ă  sa maĂźtresse. --Pauvre jeune homme! dit l’hĂŽtesse. --Que Votre Excellence compte sur moi! s’écria le cocher avec des yeux enflammĂ©s par le dĂ©vouement le plus vif; oĂč Son Excellence veut-elle aller? --A Ferrare. J’ai un passeport, mais j’aimerais mieux ne pas parler aux gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait. --Quand avez-vous expĂ©diĂ© cet autre? --Ce matin Ă  six heures. --Votre Excellence n’a-t-elle point de sang sur ses vĂȘtements? dit l’hĂŽtesse. --J’y pensais, reprit le cocher, et d’ailleurs le drap de ces vĂȘtements est trop fin; on n’en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes, cela nous attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le juif. Votre Excellence est Ă  peu prĂšs de ma taille, mais plus mince. --De grĂące, ne m’appelez plus Excellence, cela peut attirer l’attention. --Oui, Excellence, rĂ©pondit le cocher en sortant de la boutique. --Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l’argent! revenez donc! --Que parlez-vous d’argent! dit l’hĂŽtesse, il a soixante-sept Ă©cus qui sont fort Ă  votre service. Moi-mĂȘme, ajouta-t-elle en baissant la voix, j’ai une quarantaine d’écus que je vous offre de bien bon cƓur; on n’a pas toujours de l’argent sur soi lorsqu’il arrive de ces accidents. Fabrice avait ĂŽtĂ© son habit Ă  cause de la chaleur en entrant dans la Trattoria. --Vous avez lĂ  un gilet qui pourrait nous causer de l’embarras s’il entrait quelqu’un: cette belle toile anglaise attirerait l’attention. Elle donna Ă  notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant Ă  son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte intĂ©rieure, il Ă©tait mis avec une certaine Ă©lĂ©gance. --C’est mon mari, dit l’hĂŽtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, monsieur est un ami de Ludovic; il lui est arrivĂ© un accident ce matin de l’autre cĂŽtĂ© du fleuve, il dĂ©sire se sauver Ă  Ferrare. --Eh! nous le passerons, dit le mari d’un air fort poli, nous avons la barque de Charles-Joseph. Par une autre faiblesse de notre hĂ©ros, que nous avouerons aussi naturellement que nous avons racontĂ© sa peur dans le bureau de police au bout du pont, il avait les larmes aux yeux; il Ă©tait profondĂ©ment attendri par le dĂ©vouement parfait qu’il rencontrait chez ces paysans: il pensait aussi Ă  la bontĂ© caractĂ©ristique de sa tante; il eĂ»t voulu pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra chargĂ© d’un paquet. --Adieu cet autre, lui dit le mari d’un air de bonne amitiĂ©. --Il ne s’agit pas de ça, reprit Ludovic d’un ton fort alarmĂ©, on commence Ă  parler de vous, on a remarquĂ© que vous avez hĂ©sitĂ© en entrant dans notre vicolo, et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait Ă  se cacher. --Montez vite Ă  la chambre, dit le mari. Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu de vitres aux deux fenĂȘtres, on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et hauts de cinq. --Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement arrivĂ© qui voulait faire la cour Ă  la jolie femme d’en bas, et auquel j’ai prĂ©dit que quand il va en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une balle; si ce chien-lĂ  entend parler de Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera Ă  vous arrĂȘter ici afin de faire mal noter la Trattoria de la ThĂ©odolinde. «Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachĂ©e de sang et des blessures serrĂ©es avec des mouchoirs, le porco s’est donc dĂ©fendu? En voilĂ  cent fois plus qu’il n’en faut pour vous faire arrĂȘter: je n’ai point achetĂ© de chemise. Il ouvrit sans façon l’armoire du mari et donna une de ses chemises Ă  Fabrice qui bientĂŽt fut habillĂ© en riche bourgeois de campagne. Ludovic dĂ©crocha un filet suspendu Ă  la muraille, plaça les habits de Fabrice dans le panier oĂč l’on met le poisson, descendit en courant et sortit rapidement par une porte de derriĂšre; Fabrice le suivait. --ThĂ©odolinde, cria-t-il en passant prĂšs de la boutique, cache ce qui est en haut, nous allons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paie bien. Ludovic fit passer plus de vingt fossĂ©s Ă  Fabrice. Il y avait des planches fort longues et fort Ă©lastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de ces fossĂ©s; Ludovic retirait ces planches aprĂšs avoir passĂ©. ArrivĂ© au dernier canal, il tira la planche avec empressement. --Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux lieues Ă  faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilĂ  tout pĂąle, dit-il Ă  Fabrice, je n’ai point oubliĂ© la petite bouteille d’eau-de-vie. --Elle vient fort Ă  propos: la blessure Ă  la cuisse commence Ă  se faire sentir; et d’ailleurs j’ai eu une fiĂšre peur dans le bureau de la police au bout du pont. --Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme Ă©tait la vĂŽtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osĂ© entrer en un tel lieu. Quant aux blessures, je m’y connais: je vais vous mettre dans un endroit bien frais oĂč vous pourrez dormir une heure; la barque viendra nous y chercher s’il y a moyen d’obtenir une barque; sinon, quand vous serez un peu reposĂ© nous ferons encore deux petites lieues, et je vous mĂšnerai Ă  un moulin oĂč je prendrai moi-mĂȘme une barque. Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi: Madame va ĂȘtre au dĂ©sespoir quand elle apprendra l’accident; on lui dira que vous ĂȘtes blessĂ© Ă  mort, peut-ĂȘtre mĂȘme que vous avez tuĂ© l’autre en traĂźtre. La marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits qui peuvent chagriner Madame. Votre Excellence pourrait Ă©crire. --Et comment faire parvenir la lettre? --Les garçons du moulin oĂč nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour et demi ils sont Ă  Parme, donc quatre francs pour le voyage; deux francs pour l’usure des souliers: si la course Ă©tait faite pour un pauvre homme tel que moi, ce serait six francs; comme elle est pour le service d’un seigneur, j’en donnerai douze. Quand on fut arrivĂ© au lieu du repos dans un bois de vernes et de saules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla Ă  plus d’une heure de lĂ  chercher de l’encre et du papier. --Grand Dieu, que je suis bien ici! s’écria Fabrice. Fortune! adieu, je ne serai jamais archevĂȘque! A son retour, Ludovic le trouva profondĂ©ment endormi et ne voulut pas l’éveiller. La barque n’arriva que vers le coucher du soleil; aussitĂŽt que Ludovic la vit paraĂźtre au loin, il appela Fabrice qui Ă©crivit deux lettres. --Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d’un air peinĂ©, et je crains bien de lui dĂ©plaire au fond du cƓur, quoi qu’elle en dise, si j’ajoute une certaine chose. --Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, rĂ©pondit Fabrice, et, quoi que vous puissiez dire, vous serez toujours Ă  mes yeux un serviteur fidĂšle de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d’un fort vilain pas. Il fallut bien d’autres protestations encore pour dĂ©cider Ludovic Ă  parler, et quand enfin il en eut pris la rĂ©solution, il commença par une prĂ©face qui dura bien cinq minutes. Fabrice s’impatienta, puis il se dit: «A qui la faute? Ă  notre vanitĂ© que cet homme a fort bien vue du haut de son siĂšge.» Le dĂ©vouement de Ludovic le porta enfin Ă  courir le risque de parler net. --Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piĂ©ton que vous allez expĂ©dier Ă  Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre Ă©criture, et par consĂ©quent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle aura peut-ĂȘtre honte de mettre sous les yeux de Madame la duchesse ma pauvre Ă©criture de cocher; mais enfin votre sĂ»retĂ© m’ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m’ĂȘtes apparu au milieu d’un champ avec une Ă©critoire de corne dans une main et un pistolet dans l’autre, et que vous m’avez ordonnĂ© d’écrire. --Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s’écria Fabrice, et pour vous prouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux lettres telles qu’elles sont. Ludovic comprit toute l’étendue de cette marque de confiance et y fut extrĂȘmement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait la barque s’avancer rapidement sur le fleuve: --Les lettres seront plus tĂŽt terminĂ©es, dit-il Ă  Fabrice, si Votre Excellence veut prendre la peine de me les dicter. Les lettres finies, Fabrice Ă©crivit un A et un B Ă  la derniĂšre ligne, et, sur une petite rognure de papier qu’ensuite il chiffonna, il mit en français: <i>Croyez</i> <i>A et B</i>. Le piĂ©ton devait cacher ce papier froissĂ© dans ses vĂȘtements. La barque arrivant Ă  portĂ©e de la voix, Ludovic appela les bateliers par des noms qui n’étaient pas les leurs; ils ne rĂ©pondirent point et abordĂšrent cinq cents toises plus bas, regardant de tous les cĂŽtĂ©s pour voir s’ils n’étaient point aperçus par quelque douanier. --Je suis Ă  vos ordres, dit Ludovic Ă  Fabrice, voulez-vous que je porte moi-mĂȘme les lettres Ă  Parme? Voulez-vous que je vous accompagne Ă  Ferrare? --M’accompagner Ă  Ferrare est un service que je n’osais presque vous demander. Il faudra dĂ©barquer et tĂącher d’entrer dans la ville sans montrer le passeport. Je vous dirai que j’ai la plus grande rĂ©pugnance Ă  voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez m’acheter un autre passeport. --Que ne parliez-vous Ă  Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m’aurait vendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs. L’un des deux mariniers qui Ă©tait nĂ© sur la rive droite du PĂŽ, et par consĂ©quent n’avait pas besoin de passeport Ă  l’étranger pour aller Ă  Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de conduire la barque avec l’autre. --Nous allons trouver sur le bas PĂŽ, dit-il, plusieurs barques armĂ©es appartenant Ă  la police, et je saurai les Ă©viter. Plus de dix fois on fut obligĂ© de se cacher au milieu de petites Ăźles Ă  fleur d’eau, chargĂ©es de saules. Trois fois on mit pied Ă  terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour rĂ©citer Ă  Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments Ă©taient assez justes, mais comme Ă©moussĂ©s par l’expression, et ne valaient pas la peine d’ĂȘtre Ă©crits; le singulier, c’est que cet ex-cocher avait des passions et des façons de voir vives et pittoresques; il devenait froid et commun dĂšs qu’il Ă©crivait. «C’est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; l’on sait maintenant tout exprimer avec grĂące, mais les cƓurs n’ont rien Ă  dire.» Il comprit que le plus grand plaisir qu’il pĂ»t faire Ă  ce serviteur fidĂšle ce serait de corriger les fautes d’orthographe de ses sonnets. --On se moque de moi quand je prĂȘte mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre Excellence daignait me dicter l’orthographe des mots lettre Ă  lettre, les envieux ne sauraient plus que dire: l’orthographe ne fait pas le gĂ©nie. Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put dĂ©barquer en toute sĂ»retĂ© dans un bois de vernes, une lieue avant que d’arriver Ă  Ponte Lago Oscuro. Toute la journĂ©e il resta cachĂ© dans une chĂšneviĂšre, et Ludovic le prĂ©cĂ©da Ă  Ferrare; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu’il y avait de l’argent Ă  gagner si l’on savait se taire. Le soir, Ă  la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare montĂ© sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l’avait frappĂ© sur le fleuve; le coup de couteau qu’il avait Ă  la cuisse et le coup d’épĂ©e que Giletti lui avait donnĂ© dans l’épaule, au commencement du combat, s’étaient enflammĂ©s et lui donnaient de la fiĂšvre. CHAPITRE XII Le juif, maĂźtre du logement, avait procurĂ© un chirurgien discret, lequel, comprenant Ă  son tour qu’il y avait de l’argent dans la bourse, dit Ă  Ludovic que sa conscience l’obligeait Ă  faire son rapport Ă  la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frĂšre. --La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop Ă©vident que votre frĂšre ne s’est point blessĂ© lui-mĂȘme, comme il le raconte, en tombant d’une Ă©chelle, au moment oĂč il tenait Ă  la main un couteau tout ouvert. Ludovic rĂ©pondit froidement Ă  cet honnĂȘte chirurgien que, s’il s’avisait de cĂ©der aux inspirations de sa conscience, il aurait l’honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui prĂ©cisĂ©ment avec un couteau ouvert Ă  la main. Quand il rendit compte de cet incident Ă  Fabrice, celui-ci le blĂąma fort, mais il n’y avait plus un instant Ă  perdre pour dĂ©camper. Ludovic dit au juif qu’il voulait essayer de faire prendre l’air Ă  son frĂšre; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison pour n’y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les rĂ©cits de toutes ces dĂ©marches que rend nĂ©cessaires l’absence d’un passeport: ce genre de prĂ©occupation n’existe plus en France; mais en Italie, et surtout aux environs du PĂŽ, tout le monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu’il avait louĂ©e pour faire douze lieues. ArrivĂ©s prĂšs de Bologne, nos amis se firent conduire Ă  travers champs sur la route qui de Florence conduit Ă  Bologne; ils passĂšrent la nuit dans la plus misĂ©rable auberge qu’ils purent dĂ©couvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrĂšrent Ă  Bologne comme des promeneurs. On avait brĂ»lĂ© le passeport de Giletti: la mort du comĂ©dien devait ĂȘtre connue, et il y avait moins de pĂ©ril Ă  ĂȘtre arrĂȘtĂ©s comme gens sans passeports que comme porteurs de passeport d’un homme tuĂ©. Ludovic connaissait Ă  Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il fut convenu qu’il irait prendre langue auprĂšs d’eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frĂšre, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l’avait laissĂ© partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village oĂč lui, Ludovic, s’arrĂȘterait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frĂšre, s’était dĂ©terminĂ© Ă  retourner sur ses pas; il l’avait retrouvĂ© blessĂ© d’un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volĂ© par des gens qui lui avaient cherchĂ© dispute. Ce frĂšre Ă©tait joli garçon, savait panser et conduire les chevaux, lire et Ă©crire, et il voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se rĂ©serva d’ajouter, quand l’occasion s’en prĂ©senterait, que, Fabrice tombĂ©, les voleurs s’étaient enfuis emportant le petit sac dans lequel Ă©taient leur linge et leurs passeports. En arrivant Ă  Bologne, Fabrice, se sentant trĂšs fatiguĂ©, et n’osant, sans passeport, se prĂ©senter dans une auberge, Ă©tait entrĂ© dans l’immense Ă©glise de Saint-PĂ©trone. Il y trouva une fraĂźcheur dĂ©licieuse; bientĂŽt il se sentit tout ranimĂ©. «Ingrat que je suis, se dit-il tout Ă  coup, j’entre dans une Ă©glise, et c’est pour m’y asseoir, comme dans un cafĂ©!» Il se jeta Ă  genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection Ă©vidente dont il Ă©tait entourĂ© depuis qu’il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frĂ©mir, c’était d’ĂȘtre reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. «Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui a relu mon passeport jusqu’à trois fois, ne s’est-il pas aperçu que je n’ai pas cinq pieds dix pouces, que je n’ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marquĂ© de la petite vĂ©role? Que de grĂąces je vous dois, ĂŽ mon Dieu! Et j’ai pu tarder jusqu’à ce moment de mettre mon nĂ©ant Ă  vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c’était Ă  une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d’échapper au Spielberg qui dĂ©jĂ  s’ouvrait pour m’engloutir!» Fabrice passa plus d’une heure dans cet extrĂȘme attendrissement, en prĂ©sence de l’immense bontĂ© de Dieu. Ludovic s’approcha sans qu’il l’entendĂźt venir, et se plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le front cachĂ© dans ses mains, releva la tĂȘte, et son fidĂšle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues. --Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement. Ludovic pardonna ce ton Ă  cause de la piĂ©tĂ©. Fabrice rĂ©cita plusieurs fois les sept psaumes de la pĂ©nitence, qu’il savait par cƓur; il s’arrĂȘtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa situation prĂ©sente. Fabrice demandait pardon Ă  Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est remarquable, c’est qu’il ne lui vint pas Ă  l’esprit de compter parmi ses fautes le projet de devenir archevĂȘque, uniquement parce que le comte Mosca Ă©tait premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu’elle donne convenables pour le neveu de la duchesse. Il l’avait dĂ©sirĂ©e sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait songĂ©, exactement comme Ă  une place de ministre ou de gĂ©nĂ©ral. Il ne lui Ă©tait point venu Ă  la pensĂ©e que sa conscience pĂ»t ĂȘtre intĂ©ressĂ©e dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion qu’il devait aux enseignements des jĂ©suites milanais. Cette religion ĂŽte le courage de penser aux choses inaccoutumĂ©es, et dĂ©fend surtout l’examen personnel, comme le plus Ă©norme des pĂ©chĂ©s; c’est un pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l’on est coupable, il faut interroger son curĂ©, ou lire la liste des pĂ©chĂ©s, telle qu’elle se trouve imprimĂ©e dans les livres intitulĂ©s: PrĂ©paration au sacrement de la PĂ©nitence. Fabrice savait par cƓur la liste des pĂ©chĂ©s rĂ©digĂ©e en langue latine, qu’il avait apprise Ă  l’AcadĂ©mie ecclĂ©siastique de Naples. Ainsi, en rĂ©citant cette liste, parvenu Ă  l’article du meurtre, il s’était fort bien accusĂ© devant Dieu d’avoir tuĂ© un homme, mais en dĂ©fendant sa vie. Il avait passĂ© rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au pĂ©chĂ© de simonie (se procurer par de l’argent les dignitĂ©s ecclĂ©siastiques). Si on lui eĂ»t proposĂ© de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l’archevĂȘque de Parme, il eĂ»t repoussĂ© cette idĂ©e avec horreur; mais quoiqu’il ne manquĂąt ni d’esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois Ă  l’esprit que le crĂ©dit du comte Mosca, employĂ© en sa faveur, fĂ»t une simonie. Tel est le triomphe de l’éducation jĂ©suitique: donner l’habitude de ne pas faire attention Ă  des choses plus claires que le jour. Un Français, Ă©levĂ© au milieu des traits d’intĂ©rĂȘt personnel et de l’ironie de Paris, eĂ»t pu, sans ĂȘtre de mauvaise foi, accuser Fabrice d’hypocrisie au moment mĂȘme oĂč notre hĂ©ros ouvrait son Ăąme Ă  Dieu avec la plus extrĂȘme sincĂ©ritĂ© et l’attendrissement le plus profond. Fabrice ne sortit de l’église qu’aprĂšs avoir prĂ©parĂ© la confession qu’il se proposait de faire dĂšs le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste pĂ©ristyle en pierre qui s’élĂšve sur la grande place en avant de la façade de Saint-PĂ©trone. Comme aprĂšs un grand orage l’air est plus pur, ainsi l’ñme de Fabrice Ă©tait tranquille, heureuse et comme rafraĂźchie. --Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il Ă  Ludovic en l’abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai rĂ©pondu avec humeur lorsque vous ĂȘtes venu me parler dans l’église; je faisais mon examen de conscience. Eh bien! oĂč en sont nos affaires? --Elles vont au mieux: j’ai arrĂȘtĂ© un logement, Ă  la vĂ©ritĂ© bien peu digne de Votre Excellence, chez la femme d’un de mes amis, qui est fort jolie et de plus intimement liĂ©e avec l’un des principaux agents de la police. Demain j’irai dĂ©clarer comme quoi nos passeports nous ont Ă©tĂ© volĂ©s; cette dĂ©claration sera prise en bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police Ă©crira Ă  Casal-Maggiore, pour savoir s’il existe dans cette commune un nommĂ© Ludovic San-Micheli, lequel a un frĂšre, nommĂ© Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, Ă  Parme. Tout est fini, siamo a cavallo. (Proverbe italien: nous sommes sauvĂ©s) Fabrice avait pris tout Ă  coup un air fort sĂ©rieux: il pria Ludovic de l’attendre un instant, rentra dans l’église presque en courant, et Ă  peine y fut-il que de nouveau il se prĂ©cipita Ă  genoux; il baisait humblement les dalles de pierre. «C’est un miracle, Seigneur, s’écriait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon Ăąme disposĂ©e Ă  rentrer dans le devoir, vous m’avez sauvĂ©. Grand Dieu! il est possible qu’un jour je sois tuĂ© dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de ma mort de l’état oĂč mon Ăąme se trouve en ce moment.» Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice rĂ©cita de nouveau les sept psaumes de la pĂ©nitence. Avant que de sortir il s’approcha d’une vieille femme qui Ă©tait assise devant une grande madone et Ă  cĂŽtĂ© d’un triangle de fer placĂ© verticalement sur un pied de mĂȘme mĂ©tal. Les bords de ce triangle Ă©taient hĂ©rissĂ©s d’un grand nombre de pointes destinĂ©es Ă  porter les petits cierges que la piĂ©tĂ© des fidĂšles allume devant la cĂ©lĂšbre madone de CimabuĂ©. Sept cierges seulement Ă©taient allumĂ©s quand Fabrice s’approcha; il plaça cette circonstance dans sa mĂ©moire avec l’intention d’y rĂ©flĂ©chir ensuite plus Ă  loisir. --Combien coĂ»tent les cierges? dit-il Ă  la femme. --Deux bajocs piĂšce. En effet ils n’étaient guĂšre plus gros qu’un tuyau de plume, et n’avaient pas un pied de long. --Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle? --Soixante-trois, puisqu’il y en a sept d’allumĂ©s. «Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore est Ă  noter.» Il paya les cierges, plaça lui-mĂȘme et alluma les sept premiers, puis se mit Ă  genoux pour faire son offrande, et dit Ă  la vieille femme en se relevant: --C’est pour grĂące reçue. --Je meurs de faim, dit Fabrice Ă  Ludovic, en le rejoignant. --N’entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maĂźtresse de la maison ira vous acheter ce qu’il faut pour dĂ©jeuner; elle volera une vingtaine de sous et en sera d’autant plus attachĂ©e au nouvel arrivant. --Ceci ne tend Ă  rien moins qu’à me faire mourir de faim une grande heure de plus, dit Fabrice en riant avec la sĂ©rĂ©nitĂ© d’un enfant, et il entra dans un cabaret voisin de Saint-PĂ©trone. A son extrĂȘme surprise, il vit Ă  une table voisine de celle oĂč il Ă©tait placĂ©, PĂ©pĂ©, le premier valet de chambre de sa tante, celui-lĂ  mĂȘme qui autrefois Ă©tait venu Ă  sa rencontre jusqu’à GenĂšve. Fabrice lui fit signe de se taire; puis, aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ© rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses lĂšvres, il se leva; PĂ©pĂ© le suivit, et, pour la troisiĂšme fois notre hĂ©ros entra dans Saint-PĂ©trone. Par discrĂ©tion, Ludovic resta Ă  se promener sur la place. --Eh! mon Dieu, monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse est horriblement inquiĂšte: un jour entier elle vous a cru mort abandonnĂ© dans quelque Ăźle du PĂŽ; je vais lui expĂ©dier un courrier Ă  l’instant mĂȘme. Je vous cherche depuis six jours, j’en ai passĂ© trois Ă  Ferrare, courant toutes les auberges. --Avez-vous un passeport pour moi? --J’en ai trois diffĂ©rents: l’un avec les noms et les titres de Votre Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisiĂšme sous un nom supposĂ©, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expĂ©dition, selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de ModĂšne. Il ne s’agit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec plaisir Ă  l’auberge del Pelegrino, dont le maĂźtre est son ami. Fabrice, ayant l’air de marcher au hasard, s’avança dans la nef droite de l’église jusqu’au lieu oĂč ses cierges Ă©taient allumĂ©s; ses yeux se fixĂšrent sur la madone de CimabuĂ©, puis il dit Ă  PĂ©pĂ© en s’agenouillant: --Il faut que je rende grĂąces un instant. PĂ©pĂ© l’imita. Au sortir de l’église, PĂ©pĂ© remarqua que Fabrice donnait une piĂšce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l’aumĂŽne; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirĂšrent sur les pas de l’ĂȘtre charitable les nuĂ©es de pauvres de tout genre qui ornent d’ordinaire la place de Saint-PĂ©trone. Tous voulaient avoir leur part du napolĂ©on. Les femmes, dĂ©sespĂ©rant de pĂ©nĂ©trer dans la mĂȘlĂ©e qui l’entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s’il n’était pas vrai qu’il avait voulu donner son napolĂ©on pour ĂȘtre divisĂ© parmi tous les pauvres du bon Dieu. PĂ©pĂ©, brandissant sa canne Ă  pomme d’or, leur ordonna de laisser Son Excellence tranquille. --Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d’une voix plus perçante, donnez aussi un napolĂ©on d’or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mĂąles, accourant par toutes les rues, firent comme une sorte de petite sĂ©dition. Toute cette foule horriblement sale et Ă©nergique criait: --Excellence. Fabrice eut beaucoup de peine Ă  se dĂ©livrer de la cohue; cette scĂšne rappela son imagination sur la terre. «Je n’ai que ce que je mĂ©rite, se dit-il, je me suis frottĂ© Ă  la canaille.» Deux femmes le suivirent jusqu’à la porte de Saragosse par laquelle il sortait de la ville; PĂ©pĂ© les arrĂȘta en les menaçant sĂ©rieusement de sa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San Michele in Bosco, fit le tour d’une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier, arriva Ă  cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de la police un passeport oĂč son signalement Ă©tait notĂ© d’une façon fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, Ă©tudiant en thĂ©ologie. Fabrice y remarqua une petite tache d’encre rouge jetĂ©e, comme par hasard, au bas de la feuille vers l’angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion Ă  ses trousses, Ă  cause du titre d’Excellence que son compagnon lui avait donnĂ© devant les pauvres de Saint-PĂ©trone, quoique son passeport ne portĂąt aucun des titres qui donnent Ă  un homme le droit de se faire appeler excellence par ses domestiques. Fabrice vit l’espion, et s’en moqua fort; il ne songeait plus ni aux passeports ni Ă  la police, et s’amusait de tout comme un enfant. PĂ©pĂ©, qui avait ordre de rester auprĂšs de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller porter lui-mĂȘme de si bonnes nouvelles Ă  la duchesse. Fabrice Ă©crivit deux trĂšs longues lettres aux personnes qui lui Ă©taient chĂšres; puis il eut l’idĂ©e d’en Ă©crire une troisiĂšme au vĂ©nĂ©rable archevĂȘque Landriani. Cette lettre produisit un effet merveilleux, elle contenait un rĂ©cit fort exact du combat avec Giletti. Le bon archevĂȘque, tout attendri, ne manqua pas d’aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l’écouter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s’y prenait pour excuser un meurtre aussi Ă©pouvantable. GrĂące aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince ainsi que toute la ville de Parme croyait que Fabrice s’était fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comĂ©dien qui avait l’insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vĂ©ritĂ©, comme la mode en dispose Ă  Paris. --Mais, que diable! disait le prince Ă  l’archevĂȘque, on fait faire ces choses-lĂ  par un autre; mais les faire soi-mĂȘme, ce n’est pas l’usage; et puis on ne tue pas un comĂ©dien tel que Giletti, on l’achĂšte. Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait Ă  Parme. Dans le fait, il s’agissait de savoir si la mort de ce comĂ©dien, qui de son vivant gagnait trente-deux francs par mois, amĂšnerait la chute du ministĂšre ultra et de son chef le comte Mosca. En apprenant la mort de Giletti, le prince, piquĂ© des airs d’indĂ©pendance que se donnait la duchesse, avait ordonnĂ© au fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi de traiter tout ce procĂšs comme s’il se fĂ»t agi d’un libĂ©ral. Fabrice, de son cĂŽtĂ©, croyait qu’un homme de son rang Ă©tait au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays oĂč les grands noms ne sont jamais punis, l’intrigue peut tout, mĂȘme contre eux. Il parlait souvent Ă  Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite proclamĂ©e; sa grande raison c’est qu’il n’était pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour: --Je ne conçois pas comment Votre Excellence, qui a tant d’esprit et d’instruction, prend la peine de dire de ces choses-lĂ  Ă  moi qui suis son serviteur dĂ©vouĂ©; Votre Excellence use de trop de prĂ©cautions, ces choses-lĂ  sont bonnes Ă  dire en public ou devant un tribunal. «Cet homme me croit un assassin et ne m’en aime pas moins», se dit Fabrice, tombant de son haut. Trois jours aprĂšs le dĂ©part de PĂ©pĂ©, il fut bien Ă©tonnĂ© de recevoir une lettre Ă©norme fermĂ©e avec une tresse de soie comme du temps de Louis XIV, et adressĂ©e Ă  Son Excellence rĂ©vĂ©rendissime Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocĂšse de Parme, chanoine, etc. «Mais, est-ce que je suis encore tout cela?» se dit-il en riant. L’épĂźtre de l’archevĂȘque Landriani Ă©tait un chef-d’Ɠuvre de logique et de clartĂ©; elle n’avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s’était passĂ© Ă  Parme Ă  l’occasion de la mort de Giletti. Une armĂ©e française commandĂ©e par le marĂ©chal Ney et marchant sur la ville n’aurait pas produit plus d’effet, lui disait le bon archevĂȘque; Ă  l’exception de la duchesse et de moi, mon trĂšs cher fils, tout le monde croit que vous vous ĂȘtes donnĂ© le plaisir de tuer l’histrion Giletti. Ce malheur vous fĂ»t-il arrivĂ©, ce sont de ces choses qu’on assoupit avec deux cents louis et une absence de six mois; mais la Raversi veut renverser le comte Mosca Ă  l’aide de cet incident. Ce n’est point l’affreux pĂ©chĂ© du meurtre que le public blĂąme en vous, c’est uniquement la maladresse ou plutĂŽt l’insolence de ne pas avoir daignĂ© recourir Ă  un bulo (sorte de fier-Ă -bras, subalterne).Je vous traduis ici en termes clairs les discours qui m’environnent, car depuis ce malheur Ă  jamais dĂ©plorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus considĂ©rables de la ville pour avoir l’occasion de vous justifier. Et jamais je n’ai cru faire un plus saint usage du peu d’éloquence que le Ciel a daignĂ© m’accorder. Les Ă©cailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de la duchesse, remplies de transports d’amitiĂ©, ne daignaient jamais raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme Ă  jamais, si bientĂŽt il n’y rentrait triomphant. «Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait celle de l’archevĂȘque, tout ce qui est humainement possible. Quant Ă  moi, tu as changĂ© mon caractĂšre avec cette belle Ă©quipĂ©e; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone; j’ai renvoyĂ© tous mes ouvriers, j’ai fait plus, j’ai dictĂ© au comte l’inventaire de ma fortune, qui s’est trouvĂ©e bien moins considĂ©rable que je ne le pensais. AprĂšs la mort de l’excellent comte Pietranera, que, par parenthĂšse, tu aurais bien plutĂŽt dĂ» venger, au lieu de t’exposer contre un ĂȘtre de l’espĂšce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et cinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres choses, que j’avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque dĂ©cidĂ©e Ă  prendre les trois cent mille francs que me laisse le duc, et que je voulais employer en entier Ă  lui Ă©lever un tombeau magnifique. Au reste, c’est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c’est-Ă -dire la mienne; si tu t’ennuies seul Ă  Bologne, tu n’as qu’à dire un mot, j’irai te joindre. Voici quatre nouvelles lettres de change, etc.» La duchesse ne disait mot Ă  Fabrice de l’opinion qu’on avait Ă  Parme sur son affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort d’un ĂȘtre ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature Ă  ĂȘtre reprochĂ©e sĂ©rieusement Ă  del Dongo. --Combien de Giletti nos ancĂȘtres n’ont-ils pas envoyĂ©s dans l’autre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tĂȘte de leur en faire un reproche! Fabrice tout Ă©tonnĂ©, et qui entrevoyait pour la premiĂšre fois le vĂ©ritable Ă©tat des choses, se mit Ă  Ă©tudier la lettre de l’archevĂȘque. Par malheur l’archevĂȘque lui-mĂȘme le croyait plus au fait qu’il ne l’était rĂ©ellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c’est qu’il Ă©tait impossible de trouver des tĂ©moins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apportĂ© la nouvelle Ă  Parme Ă©tait Ă  l’auberge du village Sanguigna lorsqu’il avait eu lieu; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait de mĂšre avaient disparu, et la marquise avait achetĂ© le veturino qui conduisait la voiture et qui faisait maintenant une dĂ©position abominable. Quoique la procĂ©dure soit environnĂ©e du plus profond mystĂšre, Ă©crivait le bon archevĂȘque avec son style cicĂ©ronien, et dirigĂ©e par le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi, dont la seule charitĂ© chrĂ©tienne peut m’empĂȘcher de dire du mal, mais qui a fait sa fortune en s’acharnant aprĂšs les malheureux accusĂ©s comme le chien de chasse aprĂšs le liĂšvre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait s’exagĂ©rer la turpitude et la vĂ©nalitĂ©, ait Ă©tĂ© chargĂ© de la direction du procĂšs par un prince irritĂ©, j’ai pu lire les trois dĂ©positions du veturino. Par un insigne bonheur, ce malheureux se contredit. Et j’ajouterai, parce que je parle Ă  mon vicaire gĂ©nĂ©ral, Ă  celui qui, aprĂšs moi, doit avoir la direction de ce diocĂšse, que j’ai mandĂ© le curĂ© de la paroisse qu’habite ce pĂ©cheur Ă©garĂ©. Je vous dirai, mon trĂšs cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce curĂ© connaĂźt dĂ©jĂ , par la femme du veturino, le nombre d’écus qu’il a reçu de la marquise Raversi; je n’oserai dire que la marquise a exigĂ© de lui de vous calomnier, mais le fait est probable. Les Ă©cus ont Ă©tĂ© remis par un malheureux prĂȘtre qui remplit des fonctions peu relevĂ©es auprĂšs de cette marquise, et auquel j’ai Ă©tĂ© obligĂ© d’interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai point du rĂ©cit de plusieurs autres dĂ©marches que vous deviez attendre de moi, et qui d’ailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre collĂšgue Ă  la cathĂ©drale, et qui d’ailleurs se souvient un peu trop quelquefois de l’influence que lui donnent les biens de sa famille dont, par la permission divine, il est restĂ© le seul hĂ©ritier, s’étant permis de dire chez M. le comte Zurla, ministre de l’IntĂ©rieur, qu’il regardait cette bagatelle comme prouvĂ©e contre vous (il parlait de l’assassinat du malheureux Giletti), je l’ai fait appeler devant moi, et lĂ , en prĂ©sence de mes trois autres vicaires gĂ©nĂ©raux, de mon aumĂŽnier et de deux curĂ©s qui se trouvaient dans la salle d’attente, je l’ai priĂ© de nous communiquer, Ă  nous ses frĂšres, les Ă©lĂ©ments de la conviction complĂšte qu’il disait avoir acquise contre un de ses collĂšgues Ă  la cathĂ©drale; le malheureux n’a pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le monde s’est Ă©levĂ© contre lui, et quoique je n’aie cru devoir ajouter que bien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus tĂ©moins du plein aveu de son erreur complĂšte, sur quoi je lui ai promis le secret en mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient assistĂ© Ă  cette confĂ©rence, sous la condition toutefois qu’il mettrait tout son zĂšle Ă  rectifier les fausses impressions qu’avaient pu causer les discours par lui profĂ©rĂ©s depuis quinze jours. Je ne vous rĂ©pĂ©terai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir depuis longtemps, c’est-Ă -dire que des trente-quatre paysans employĂ©s Ă  la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prĂ©tend soldĂ©s par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux Ă©taient au fond de leur fossĂ©, tout occupĂ©s de leurs travaux, lorsque vous vous saisĂźtes du couteau de chasse et l’employĂątes Ă  dĂ©fendre votre vie contre l’homme qui vous attaquait Ă  l’improviste. Deux d’entre eux, qui Ă©taient hors du fossĂ©, criĂšrent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce cri seul montre votre innocence dans tout son Ă©clat. Eh bien! le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi prĂ©tend que ces deux hommes ont disparu, bien plus, on a retrouvĂ© huit des hommes qui Ă©taient au fond du fossĂ©; dans leur premier interrogatoire six ont dĂ©clarĂ© avoir entendu le cri on assassine Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquiĂšme interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont dĂ©clarĂ© qu’ils ne se souvenaient pas bien s’ils avaient entendu directement ce cri ou si seulement il leur avait Ă©tĂ© racontĂ© par quelqu’un de leurs camarades. Des ordres sont donnĂ©s pour que l’on me fasse connaĂźtre la demeure de ces ouvriers terrassiers, et leurs curĂ©s leur feront comprendre qu’ils se damnent si, pour gagner quelques Ă©cus, ils se laissent aller Ă  altĂ©rer la vĂ©ritĂ©. Le bon archevĂȘque entrait dans des dĂ©tails infinis, comme on peut en juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue latine: Cette affaire n’est rien moins qu’une tentative de changement de ministĂšre. Si vous ĂȘtes condamnĂ©, ce ne peut ĂȘtre qu’aux galĂšres ou Ă  la mort, auquel cas j’interviendrais en dĂ©clarant, du haut de ma chaire archiĂ©piscopale, que je sais que vous ĂȘtes innocent, que vous avez tout simplement dĂ©fendu votre vie contre un brigand, et qu’enfin je vous ai dĂ©fendu de revenir Ă  Parme tant que vos ennemis y triompheront; je me propose mĂȘme de stigmatiser, comme il le mĂ©rite, le fiscal gĂ©nĂ©ral; la haine contre cet homme est aussi commune que l’estime pour son caractĂšre est rare. Mais enfin la veille du jour oĂč ce fiscal prononcera cet arrĂȘt si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-ĂȘtre mĂȘme les Etats de Parme: dans ce cas l’on ne fait aucun doute que le comte ne donne sa dĂ©mission. Alors, trĂšs probablement, le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti arrive au ministĂšre, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de votre affaire, c’est qu’aucun homme entendu n’est chargĂ© en chef des dĂ©marches nĂ©cessaires pour mettre au jour votre innocence et dĂ©jouer les tentatives faites pour suborner des tĂ©moins. Le comte croit remplir ce rĂŽle; mais il est trop grand seigneur pour descendre Ă  de certains dĂ©tails; de plus, en sa qualitĂ© de ministre de la police, il a dĂ» donner, dans le premier moment, les ordres les plus sĂ©vĂšres contre vous. Enfin, oserai-je le dire? Notre souverain seigneur vous croit coupable, ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cette affaire. (Les mots correspondant Ă  <i>notre souverain seigneur</i> et <i>Ă  simule cette croyance</i> Ă©taient en grec, et Fabrice sut un grĂ© infini Ă  l’archevĂȘque d’avoir osĂ© les Ă©crire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre, et la dĂ©truisit sur-le-champ.) Fabrice s’interrompit vingt fois en lisant cette lettre; il Ă©tait agitĂ© des transports de la plus vive reconnaissance: il rĂ©pondit Ă  l’instant par une lettre de huit pages. Souvent il fut obligĂ© de relever la tĂȘte pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. «Je vais l’écrire en latin, se dit-il, elle en paraĂźtra plus convenable au digne archevĂȘque.» Mais en cherchant Ă  construire de belles phrases latines bien longues, bien imitĂ©es de CicĂ©ron, il se rappela qu’un jour l’archevĂȘque, lui parlant de NapolĂ©on, affectait de l’appeler Buonaparte; Ă  l’instant disparut toute l’émotion qui la veille le touchait jusqu’aux larmes. «O roi d’Italie, s’écria-t-il, cette fidĂ©litĂ© que tant d’autres t’ont jurĂ©e de ton vivant, je te la garderai aprĂšs ta mort. Il m’aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d’un bourgeois.» Pour que sa belle lettre en italien ne fĂ»t pas perdue, Fabrice y fit quelques changements nĂ©cessaires, et l’adressa au comte Mosca. Ce jour-lĂ  mĂȘme, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle devint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l’aborder. Elle gagna rapidement un portique dĂ©sert; lĂ , elle avança encore la dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tĂȘte, de façon Ă  ce qu’elle ne pĂ»t ĂȘtre reconnue; puis, se retournant vivement: --Comment se fait-il, dit-elle Ă  Fabrice, que vous marchiez ainsi librement dans la rue? Fabrice lui raconta son histoire. --Grand Dieu! vous avez Ă©tĂ© Ă  Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherchĂ©! Vous saurez que je me suis brouillĂ©e avec la vieille femme parce qu’elle voulait me conduire Ă  Venise, oĂč je savais bien que vous n’iriez jamais, puisque vous ĂȘtes sur la liste noire de l’Autriche. J’ai vendu mon collier d’or pour venir Ă  Bologne, un pressentiment m’annonçait le bonheur que j’ai de vous y rencontrer; la vieille femme est arrivĂ©e deux jours aprĂšs moi. Ainsi, je ne vous engagerai point Ă  venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d’argent qui me font tant de honte. Nous avons vĂ©cu fort convenablement depuis le jour fatal que vous savez, et nous n’avons pas dĂ©pensĂ© le quart de ce que vous lui donnĂątes. Je ne voudrais pas aller vous voir Ă  l’auberge du Pelegrino, ce serait une publicitĂ©. TĂąchez de louer une petite chambre dans une rue dĂ©serte, et Ă  l’Ave Maria (la tombĂ©e de la nuit), je me trouverai ici, sous ce mĂȘme portique. Ces mots dits, elle prit la fuite. CHAPITRE XIII Toutes les idĂ©es sĂ©rieuses furent oubliĂ©es Ă  l’apparition imprĂ©vue de cette aimable personne. Fabrice se mit Ă  vivre Ă  Bologne dans une joie et une sĂ©curitĂ© profondes. Cette disposition naĂŻve Ă  se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres qu’il adressait Ă  la duchesse; ce fut au point qu’elle en prit de l’humeur. A peine si Fabrice le remarqua; seulement il Ă©crivit en signes abrĂ©gĂ©s sur le cadran de sa montre: «Quand j’écris Ă  la D. ne jamais dire quand j’étais prĂ©lat, quand j’étais homme d’église; cela la fĂąche.» Il avait achetĂ© deux petits chevaux dont il Ă©tait fort content: il les attelait Ă  une calĂšche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu’un de ces sites ravissants des environs de Bologne; presque tous les soirs il la conduisait Ă  la Chute du Reno. Au retour, il s’arrĂȘtait chez l’aimable Crescentini, qui se croyait un peu le pĂšre de la Marietta. «Ma foi! si c’est lĂ  la vie de cafĂ© qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j’ai eu tort de la repousser», se dit Fabrice. Il oubliait qu’il n’allait jamais au cafĂ© que pour lire <i>Le Constitutionnel</i>, et que, parfaitement inconnu Ă  tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanitĂ© n’entraient pour rien dans sa fĂ©licitĂ© prĂ©sente. Quand il n’était pas avec la petite Marietta, on le voyait Ă  l’Observatoire, oĂč il suivait un cours d’astronomie; le professeur l’avait pris en grande amitiĂ© et Fabrice lui prĂȘtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola. Il avait en exĂ©cration de faire le malheur d’un ĂȘtre quelconque, si peu estimable qu’il fĂ»t. La Marietta ne voulait pas absolument qu’il vĂźt la vieille femme; mais un jour qu’elle Ă©tait Ă  l’église, il monta chez la mammacia qui rougit de colĂšre en le voyant entrer. «C’est le cas de faire le del Dongo», se dit Fabrice. --Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagĂ©e? s’écria-t-il de l’air dont un jeune homme qui se respecte entre Ă  Paris au balcon des Bouffes. --Cinquante Ă©cus. --Vous mentez comme toujours; dites la vĂ©ritĂ©, ou par Dieu vous n’aurez pas un centime. --Eh bien, elle gagnait vingt-deux Ă©cus dans notre compagnie Ă  Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connaĂźtre; moi je gagnais douze Ă©cus, et nous donnions Ă  Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois Ă  peu prĂšs, Giletti faisait un cadeau Ă  la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux Ă©cus. --Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre Ă©cus. Mais si vous ĂȘtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j’étais un impresario; tous les mois vous recevrez douze Ă©cus pour vous et vingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute. --Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle gĂ©nĂ©rositĂ© nous ruine, rĂ©pondit la vieille femme d’un ton furieux; nous perdons l’avviamento (l’achalandage). Quand nous aurons l’énorme malheur d’ĂȘtre privĂ©es de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d’aucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas d’engagement, et par vous, nous mourrons de faim. --Va-t’en au diable, dit Fabrice en s’en allant. --Je n’irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous ĂȘtes un monsignore qui a jetĂ© le froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice avait dĂ©jĂ  descendu quelques marches de l’escalier, il revint. --D’abord la police sait mieux que toi quel peut ĂȘtre mon vrai nom; mais si tu t’avises de me dĂ©noncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d’un grand sĂ©rieux, Ludovic te parlera, et ce n’est pas six coups de couteau que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois Ă  l’hĂŽpital, et sans tabac. La vieille femme pĂąlit et se prĂ©cipita sur la main de Fabrice, qu’elle voulut baiser: --J’accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, Ă  la Marietta et Ă  moi. Vous avez l’air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien, d’autres que moi pourront commettre la mĂȘme erreur; je vous conseille d’avoir habituellement l’air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impudence admirable: --Vous rĂ©flĂ©chirez Ă  ce bon conseil, et comme l’hiver n’est pas bien Ă©loignĂ©, vous nous ferez cadeau Ă  la Marietta et Ă  moi de deux bons habits de cette belle Ă©toffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint-PĂ©trone. L’amour de la jolie Marietta offrait Ă  Fabrice tous les charmes de l’amitiĂ© la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du mĂȘme genre qu’il aurait pu trouver auprĂšs de la duchesse. «Mais n’est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette prĂ©occupation exclusive et passionnĂ©e qu’ils appellent de l’amour? Parmi les liaisons que le hasard m’a donnĂ©es Ă  Novare ou Ă  Naples, ai-je jamais rencontrĂ© de femme dont la prĂ©sence, mĂȘme dans les premiers jours, fĂ»t pour moi prĂ©fĂ©rable Ă  une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu’on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J’aime sans doute, comme j’ai bon appĂ©tit Ă  six heures! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l’amour d’Othello, l’amour de TancrĂšde? ou bien faut-il croire que je suis organisĂ© autrement que les autres hommes? Mon Ăąme manquerait d’une passion, pourquoi cela? ce serait une singuliĂšre destinĂ©e!» A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontrĂ© des femmes qui, fiĂšres de leur rang, de leur beautĂ© et de la position qu’occupaient dans le monde les adorateurs qu’elles lui avaient sacrifiĂ©s, avaient prĂ©tendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide. «Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute trĂšs vif, d’ĂȘtre bien avec cette jolie femme qu’on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Français Ă©tourdi qui tua un jour la poule aux Ɠufs d’or. C’est Ă  la duchesse que je dois le seul bonheur que j’aie jamais Ă©prouvĂ© par les sentiments tendres; mon amitiĂ© pour elle est ma vie, et d’ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre exilĂ© rĂ©duit Ă  vivoter pĂ©niblement dans un chĂąteau dĂ©labrĂ© des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d’automne j’étais obligĂ©, le soir, crainte d’accident, d’ajuster un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l’homme d’affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait Ă  trouver mon sĂ©jour un peu long; mon pĂšre m’avait assignĂ© une pension de douze cents francs, et se croyait damnĂ© de donner du pain Ă  un jacobin. Ma pauvre mĂšre et mes sƓurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en Ă©tat de faire quelques petits cadeaux Ă  mes maĂźtresses. Cette façon d’ĂȘtre gĂ©nĂ©reux me perçait le cƓur. Et, de plus, on commençait Ă  soupçonner ma misĂšre, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitiĂ©. TĂŽt ou tard, quelque fat eĂ»t laissĂ© voir son mĂ©pris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-lĂ , je n’étais pas autre chose. J’aurais donnĂ© ou reçu quelque bon coup d’épĂ©e qui m’eĂ»t conduit Ă  la forteresse de Fenestrelles, ou bien j’eusse de nouveau Ă©tĂ© me rĂ©fugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J’ai le bonheur de devoir Ă  la duchesse l’absence de tous ces maux; de plus, c’est elle qui sent pour moi les transports d’amitiĂ© que je devrais Ă©prouver pour elle. «Au lieu de cette vie ridicule et piĂštre qui eĂ»t fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j’ai une excellente voiture, ce qui m’a empĂȘchĂ© de connaĂźtre l’envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d’argent chez le banquier. Veux-je gĂąter Ă  jamais cette admirable position? Veux-je perdre l’unique amie que j’aie au monde? Il suffit de profĂ©rer un mensonge, il suffit de dire Ă  une femme charmante et peut-ĂȘtre unique au monde, et pour laquelle j’ai l’amitiĂ© la plus passionnĂ©e: Je t’aime, moi qui ne sais pas ce que c’est qu’aimer d’amour. Elle passerait la journĂ©e Ă  me faire un crime de l’absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon cƓur et qui prend une caresse pour un transport de l’ñme, me croit fou d’amour, et s’estime la plus heureuse des femmes. «Dans le fait je n’ai connu un peu cette prĂ©occupation tendre qu’on appelle, je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, prĂšs de la frontiĂšre de Belgique.» C’est avec regret que nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misĂ©rable pique de vanitĂ© s’empara de ce cƓur rebelle Ă  l’amour, et le conduisit fort loin. En mĂȘme temps que lui se trouvait Ă  Bologne la fameuse Fausta F***, sans contredit l’une des premiĂšres chanteuses de notre Ă©poque, et peut-ĂȘtre la femme la plus capricieuse que l’on ait jamais vue. L’excellent poĂšte Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours. Vouloir et ne pas vouloir, adorer et dĂ©tester en un jour, n’ĂȘtre contente que dans l’inconstance, mĂ©priser ce que le monde adore, tandis que le monde l’adore, la Fausta a ces dĂ©fauts et bien d’autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l’entendre, tu t’oublies toi-mĂȘme, et l’amour fait de toi, en un moment, ce que CircĂ© fit jadis des compagnons d’Ulysse. Pour le moment ce miracle de beautĂ© Ă©tait sous le charme des Ă©normes favoris et de la haute insolence du jeune comte M***, au point de n’ĂȘtre pas rĂ©voltĂ©e de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choquĂ© de l’air de supĂ©rioritĂ© avec lequel il occupait le pavĂ©, et daignait montrer ses grĂąces au public. Ce jeune homme Ă©tait fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui avaient attirĂ© des menaces, il ne se montrait guĂšre qu’environnĂ© de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revĂȘtus de sa livrĂ©e, et qu’il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontrĂ© une ou deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut Ă©tonnĂ© de l’angĂ©lique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur suprĂȘme, qui faisaient un beau contraste avec la placiditĂ© de sa vie prĂ©sente. «Serait-ce enfin lĂ  de l’amour?» se dit-il. Fort curieux d’éprouver ce sentiment, et d’ailleurs amusĂ© par l’action de braver ce comte M***, dont la mine Ă©tait plus terrible que celle d’aucun tambour-major, notre hĂ©ros se livra Ă  l’enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M*** avait louĂ© pour la Fausta. Un jour, vers la tombĂ©e de la nuit, Fabrice, cherchant Ă  se faire apercevoir de la Fausta, fut saluĂ© par des Ă©clats de rire fort marquĂ©s lancĂ©s par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachĂ©e derriĂšre ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M***, jaloux de toute la terre, devint spĂ©cialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s’emporta en propos ridicules; sur quoi tous les matins notre hĂ©ros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots: M. Joseph Bossi dĂ©truit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via Larga, nÂș 79. Le comte M***, accoutumĂ© aux respects que lui assuraient en tous lieux son Ă©norme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet. Fabrice en Ă©crivait d’autres Ă  la Fausta; M*** mit des espions autour de ce rival, qui peut-ĂȘtre ne dĂ©plaisait pas; d’abord il apprit son vĂ©ritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer Ă  Parme. Peu de jours aprĂšs, le comte M***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme. Fabrice, piquĂ© au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances pathĂ©tiques; Fabrice l’envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-mĂȘme, l’admira; d’ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie maĂźtresse qu’il avait Ă  Casal-Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des rĂ©giments de NapolĂ©on entrĂšrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. «Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n’aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n’expose que moi. Je dirai plus tard Ă  ma tante que j’allais Ă  la recherche de l’amour, cette belle chose que je n’ai jamais rencontrĂ©e. Le fait est que je pense Ă  la Fausta, mĂȘme quand je ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j’aime, ou sa personne?» Ne songeant plus Ă  la carriĂšre ecclĂ©siastique, Fabrice avait arborĂ© des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M***, ce qui le dĂ©guisait un peu. Il Ă©tablit son quartier gĂ©nĂ©ral non Ă  Parme, c’eĂ»t Ă©tĂ© trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca oĂč Ă©tait le chĂąteau de sa tante. D’aprĂšs les conseils de Ludovic, il s’annonça dans ce village comme le valet de chambre d’un grand seigneur anglais fort original qui dĂ©pensait cent mille francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de CĂŽme, oĂč il Ă©tait retenu par la pĂȘche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M*** avait louĂ© pour la belle Fausta Ă©tait situĂ© Ă  l’extrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale de la ville de Parme, prĂ©cisĂ©ment sur la route de Sacca, et les fenĂȘtres de la Fausta donnaient sur les belles allĂ©es de grands arbres qui s’étendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n’était point connu dans ce quartier dĂ©sert; il ne manqua pas de faire suivre le comte M***, et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l’admirable cantatrice, il eut l’audace de paraĂźtre dans la rue en plein jour; Ă  la vĂ©ritĂ©, il Ă©tait montĂ© sur un excellent cheval, et bien armĂ©. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fenĂȘtres de la Fausta: aprĂšs avoir prĂ©ludĂ©, ils chantĂšrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit Ă  la fenĂȘtre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arrĂȘtĂ© Ă  cheval au milieu de la rue, la salua d’abord, puis se mit Ă  lui adresser des regards fort peu Ă©quivoques. MalgrĂ© le costume anglais exagĂ©rĂ© adoptĂ© par Fabrice, elle eut bientĂŽt reconnu l’auteur des lettres passionnĂ©es qui avaient amenĂ© son dĂ©part de Bologne. «VoilĂ  un ĂȘtre singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l’aimer. J’ai cent louis devant moi, je puis fort bien planter lĂ  ce terrible comte M***. Au fait, il manque d’esprit et d’imprĂ©vu, et n’est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.» Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette mĂȘme Ă©glise de Saint-Jean oĂč se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l’archevĂȘque Ascanio del Dongo, il osa l’y suivre. A la vĂ©ritĂ©, Ludovic lui avait procurĂ© une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui Ă©tait celle des flammes qui brĂ»laient son cƓur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice trouvait que, malgrĂ© ses dĂ©marches de tout genre, il ne faisait pas de progrĂšs rĂ©els; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularitĂ©; elle a dit depuis qu’elle avait peur de lui. Fabrice n’était plus retenu que par un reste d’espoir d’arriver Ă  sentir ce qu’on appelle de l’amour, mais souvent il s’ennuyait. --Monsieur, allons-nous-en, lui rĂ©pĂ©tait Ludovic, vous n’ĂȘtes point amoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens dĂ©sespĂ©rants. D’ailleurs vous n’avancez point; par pure vergogne, dĂ©campons. Fabrice allait partir au premier moment d’humeur, lorsqu’il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina. «Peut-ĂȘtre que cette voix sublime achĂšvera d’enflammer mon cƓur», se dit-il; et il osa bien s’introduire dĂ©guisĂ© dans ce palais oĂč tous les yeux le connaissaient. Qu’on juge de l’émotion de la duchesse, lorsque tout Ă  fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrĂ©e de chasseur, debout prĂšs de la porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu’un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l’insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait trĂšs bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort; le comte, parfaitement galant homme hors de la politique, agissait d’aprĂšs cette maxime qu’il ne pouvait trouver le bonheur qu’autant que la duchesse serait heureuse. --Je le sauverai de lui-mĂȘme, dit-il Ă  son amie; jugez de la joie de nos ennemis si on l’arrĂȘtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus de cent hommes Ă  moi, et c’est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand chĂąteau d’eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et jusqu’ici ne peut l’enlever au comte M*** qui donne Ă  cette folle une existence de reine. La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice n’était donc qu’un libertin tout Ă  fait incapable d’un sentiment tendre et sĂ©rieux. --Et ne pas nous voir! c’est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner! dit-elle enfin; et moi qui lui Ă©cris tous les jours Ă  Bologne! --J’estime fort sa retenue, rĂ©pliqua le comte, il ne veut pas nous compromettre par son Ă©quipĂ©e, et il sera plaisant de la lui entendre raconter. La Fausta Ă©tait trop folle pour savoir taire ce qui l’occupait: le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adressĂ© tous les airs Ă  ce grand jeune homme habillĂ© en chasseur, elle parla au comte M*** d’un attentif inconnu. --OĂč le voyez-vous? dit le comte furieux. --Dans les rues, Ă  l’église, rĂ©pondit la Fausta interdite. AussitĂŽt elle voulut rĂ©parer son imprudence ou du moins Ă©loigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie d’un grand jeune homme Ă  cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans doute c’était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M***, qui ne brillait pas par la justesse des aperçus, alla se figurer, chose dĂ©licieuse pour sa vanitĂ©, que ce rival n’était autre que le prince hĂ©rĂ©ditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mĂ©lancolique, gardĂ© par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, prĂ©cepteurs, etc., qui ne le laissaient sortir qu’aprĂšs avoir tenu conseil, lançait d’étranges regards sur toutes les femmes passables qu’il lui Ă©tait permis d’approcher. Au concert de la duchesse, son rang l’avait placĂ© en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolĂ©, Ă  trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choquĂ© le comte M***. Cette folie d’exquise vanitĂ©: avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par cent dĂ©tails naĂŻvement donnĂ©s. --Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des FarnĂšse Ă  laquelle appartient ce jeune homme? --Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n’ai point de bĂątardise dans ma famille 6. Le hasard voulut que jamais le comte M*** ne dĂ»t voir Ă  son aise ce rival prĂ©tendu; ce qui le confirma dans l’idĂ©e flatteuse d’avoir un prince pour antagoniste. En effet, quand les intĂ©rĂȘts de son entreprise n’appelaient point Fabrice Ă  Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du PĂŽ. Le comte M*** Ă©tait bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu’il se croyait en passe de disputer le cƓur de la Fausta Ă  un prince; il la pria fort sĂ©rieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses dĂ©marches. AprĂšs s’ĂȘtre jetĂ© Ă  ses genoux en amant jaloux et passionnĂ©, il lui dĂ©clara fort net que son honneur Ă©tait intĂ©ressĂ© Ă  ce qu’elle ne fĂ»t pas la dupe du jeune prince. --Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l’aimais; moi, je n’ai jamais vu de prince Ă  mes pieds. --Si vous cĂ©dez, reprit-il avec un regard hautain, peut-ĂȘtre ne pourrai-je pas me venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les portes Ă  tour de bras. Si Fabrice se fĂ»t prĂ©sentĂ© en ce moment, il gagnait son procĂšs. --Si vous tenez Ă  la vie, lui dit-il le soir, en prenant congĂ© d’elle aprĂšs le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pĂ©nĂ©trĂ© dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous! --Ah! mon petit Fabrice, s’écria la Fausta; si je savais oĂč te prendre! La vanitĂ© piquĂ©e peut mener loin un jeune homme riche et dĂšs le berceau toujours environnĂ© de flatteurs. La passion trĂšs vĂ©ritable que le comte M*** avait eue pour la Fausta se rĂ©veilla avec fureur: il ne fut point arrĂȘtĂ© par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trouvait; de mĂȘme qu’il n’eut point l’esprit de chercher Ă  voir ce prince, ou du moins Ă  le faire suivre. Ne pouvant autrement l’attaquer, M*** osa songer Ă  lui donner un ridicule. «Je serai banni pour toujours des Etats de Parme, se dit-il, eh! que m’importe?» S’il eĂ»t cherchĂ© Ă  reconnaĂźtre la position de l’ennemi, le comte M*** eĂ»t appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans ĂȘtre suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de l’étiquette, et que le seul plaisir de son choix qu’on lui permĂźt au monde, Ă©tait la minĂ©ralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occupĂ© par la Fausta et oĂč la bonne compagnie de Parme faisait foule, Ă©tait environnĂ© d’observateurs; M*** savait heure par heure ce qu’elle faisait et surtout ce qu’on faisait autour d’elle. L’on peut louer ceci dans les prĂ©cautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse n’eut d’abord aucune idĂ©e de ce redoublement de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M*** qu’un homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous les fenĂȘtres de la Fausta, mais toujours avec un dĂ©guisement nouveau. «Evidemment, c’est le jeune prince, se dit M***, autrement pourquoi se dĂ©guiser? et parbleu! un homme comme moi n’est pas fait pour lui cĂ©der. Sans les usurpations de la rĂ©publique de Venise, je serais prince souverain, moi aussi.» Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus sombre; ils semblaient indiquer que la Fausta commençait Ă  rĂ©pondre aux empressements de l’inconnu. «Je puis partir Ă  l’instant avec cette femme, se dit M***! Mais quoi! Ă  Bologne, j’ai fui devant del Dongo; ici je fuirais devant un prince! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu’il a rĂ©ussi Ă  me faire peur! Et pardieu! je suis d’aussi bonne maison que lui.» M*** Ă©tait furieux, mais, pour comble de misĂšre, tenait avant tout Ă  ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu’il savait moqueuse, le ridicule d’ĂȘtre jaloux. Le jour de San Stefano donc, aprĂšs avoir passĂ© une heure avec elle, et en avoir Ă©tĂ© accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la faussetĂ©, il la laissa sur les onze heures, s’habillant pour aller entendre la messe Ă  l’église de Saint-Jean. Le comte M*** revint chez lui, prit l’habit noir rĂąpĂ© d’un jeune Ă©lĂšve en thĂ©ologie, et courut Ă  Saint-Jean; il choisit sa place derriĂšre un des tombeaux que ornent la troisiĂšme chapelle Ă  droite; il voyait tout ce qui se passait dans l’église par-dessous le bras d’un cardinal que l’on a reprĂ©sentĂ© Ă  genoux sur sa tombe; cette statue ĂŽtait la lumiĂšre au fond de la chapelle et le cachait suffisamment. BientĂŽt il vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle Ă©tait en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant Ă  la plus haute sociĂ©tĂ© lui faisaient cortĂšge. Le sourire et la joie Ă©clataient dans ses yeux et sur ses lĂšvres. «Il est Ă©vident, se dit le malheureux jaloux, qu’elle compte rencontrer ici l’homme qu’elle aime, et que depuis longtemps peut-ĂȘtre, grĂące Ă  moi, elle n’a pu voir.» Tout Ă  coup, le bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta. «Mon rival est prĂ©sent», se dit M***, et sa fureur de vanitĂ© n’eut plus de bornes. «Quelle figure est-ce que je fais ici, servant de pendant Ă  un jeune prince qui se dĂ©guise?» Mais quelques efforts qu’il pĂ»t faire, jamais il ne parvint Ă  dĂ©couvrir ce rival que ses regards affamĂ©s cherchaient de toutes parts. A chaque instant la Fausta, aprĂšs avoir promenĂ© les yeux dans toutes les parties de l’église, finissait par arrĂȘter des regards chargĂ©s d’amour et de bonheur, sur le coin obscur oĂč M*** s’était cachĂ©. Dans un cƓur passionnĂ©, l’amour est sujet Ă  exagĂ©rer les nuances les plus lĂ©gĂšres, il en tire les consĂ©quences les plus ridicules, le pauvre M*** ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l’avait vu, que malgrĂ© ses efforts, s’étant aperçue de ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en mĂȘme temps l’en consoler par ces regards si tendres. Le tombeau du cardinal, derriĂšre lequel M*** s’était placĂ© en observation, Ă©tait Ă©levĂ© de quatre ou cinq pieds sur le pavĂ© de marbre de Saint-Jean. La messe Ă  la mode finie vers les une heure, la plupart des fidĂšles s’en allĂšrent, et la Fausta congĂ©dia les beaux de la villes sous un prĂ©texte de dĂ©votion; restĂ©e agenouillĂ©e sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus brillants, Ă©taient fixĂ©s sur M***; depuis qu’il n’y avait plus que peu de personnes dans l’église, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entiĂšre, avant de s’arrĂȘter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de dĂ©licatesse, se disait le comte M*** se croyant regardĂ©! Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement, aprĂšs avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers. M***, ivre d’amour et presque tout Ă  fait dĂ©sabusĂ© de sa folle jalousie, quittait sa place pour voler au palais de sa maĂźtresse et la remercier mille et mille fois, lorsqu’en passant devant le tombeau du cardinal il aperçut un jeune homme tout en noir; cet ĂȘtre funeste s’était tenu jusque-lĂ  agenouillĂ© tout contre l’épitaphe du tombeau, et de façon Ă  ce que les regards de l’amant jaloux qui le cherchaient dussent passer par-dessus sa tĂȘte et ne point le voir. Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut Ă  l’instant mĂȘme environnĂ© par sept Ă  huit personnages assez gauches, d’un aspect singulier et qui semblaient lui appartenir. M*** se prĂ©cipita sur ses pas, mais, sans qu’il y eĂ»t rien de trop marquĂ©, il fut arrĂȘtĂ© dans le dĂ©filĂ© que forme le tambour de bois de la porte d’entrĂ©e, par ces hommes gauches qui protĂ©geaient son rival; enfin, lorsque aprĂšs eux il arriva Ă  la rue, il ne put que voir fermer la portiĂšre d’une voiture de chĂ©tive apparence, laquelle, par un contraste bizarre, Ă©tait attelĂ©e de deux excellents chevaux, et en un moment fut hors de sa vue. Il rentra chez lui haletant de fureur; bientĂŽt arrivĂšrent ses observateurs, qui lui rapportĂšrent froidement que ce jour-lĂ , l’amant mystĂ©rieux, dĂ©guisĂ© en prĂȘtre, s’était agenouillĂ© fort dĂ©votement, tout contre un tombeau placĂ© Ă  l’entrĂ©e d’une chapelle obscure de l’église de Saint-Jean. La Fausta Ă©tait restĂ©e dans l’église jusqu’à ce qu’elle fĂ»t Ă  peu prĂšs dĂ©serte, et alors elle avait Ă©changĂ© rapidement certains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle faisait comme des croix. M*** courut chez l’infidĂšle; pour la premiĂšre fois elle ne put cacher son trouble; elle raconta avec la naĂŻvetĂ© menteuse d’une femme passionnĂ©e, que comme de coutume elle Ă©tait allĂ©e Ă  Saint-Jean, mais qu’elle n’y avait pas aperçu cet homme qui la persĂ©cutait. A ces mots, M***, hors de lui, la traita comme la derniĂšre des crĂ©atures, lui dit tout ce qu’il avait vu lui-mĂȘme, et la hardiesse des mensonges croissant avec la vivacitĂ© des accusations, il prit son poignard et se prĂ©cipita sur elle. D’un grand sang-froid la Fausta lui dit: --Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vĂ©ritĂ©, mais j’ai essayĂ© de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance insensĂ©s et qui peuvent nous perdre tous les deux; car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures, l’homme qui me persĂ©cute de ses soins est fait pour ne pas trouver d’obstacles Ă  ses volontĂ©s, du moins en ce pays. AprĂšs avoir rappelĂ© fort adroitement qu’aprĂšs tout M*** n’avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n’irait plus Ă  l’église de Saint-Jean. M*** Ă©tait Ă©perdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se joindre Ă  la prudence dans le cƓur de cette jeune femme, il se sentit dĂ©sarmer. Il eut l’idĂ©e de quitter Parme; le jeune prince, si puissant qu’il fĂ»t, ne pourrait le suivre, ou s’il le suivait ne serait plus que son Ă©gal. Mais l’orgueil reprĂ©senta de nouveau que ce dĂ©part aurait toujours l’air d’une fuite, et le comte M*** se dĂ©fendit d’y songer. «Il ne se doute pas de la prĂ©sence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d’une façon prĂ©cieuse!» Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fenĂȘtres de la cantatrice soigneusement fermĂ©es, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie commença Ă  lui sembler longue. Il avait des remords. «Dans quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou Ă  sa fortune! Mais si j’abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d’amour?» Un soir que prĂȘt Ă  quitter la partie il se faisait ainsi la morale en rĂŽdant sous les grands arbres qui sĂ©parent le palais de la Fausta de la citadelle, il remarqua qu’il Ă©tait suivi par un espion de fort petite taille; ce fut en vain que pour s’en dĂ©barrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet ĂȘtre microscopique semblait attachĂ© Ă  ses pas. ImpatientĂ©, il courut dans une rue solitaire situĂ©e le long de la Parma, et oĂč ses gens Ă©taient en embuscade; sur un signe qu’il fit ils sautĂšrent sur le pauvre petit espion qui se prĂ©cipita Ă  leurs genoux: c’était la Bettina, femme de chambre de la Fausta; aprĂšs trois jours d’ennui et de rĂ©clusion, dĂ©guisĂ©e en homme pour Ă©chapper au poignard du comte M***, dont sa maĂźtresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris de venir dire Ă  Fabrice qu’on l’aimait Ă  la passion et qu’on brĂ»lait de le voir; mais on ne pouvait plus paraĂźtre Ă  l’église de Saint-Jean. «Il Ă©tait temps, se dit Fabrice, vive l’insistance!» La petite femme de chambre Ă©tait fort jolie, ce qui enleva Fabrice Ă  ses rĂȘveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues oĂč il avait passĂ© ce soir-lĂ  Ă©taient soigneusement gardĂ©es, sans qu’il y parĂ»t, par des espions de M***. Ils avaient louĂ© des chambres au rez-de-chaussĂ©e ou au premier Ă©tage, cachĂ©s derriĂšre les persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu’on y disait. --Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j’étais poignardĂ©e sans rĂ©mission Ă  ma rentrĂ©e au logis, et peut-ĂȘtre ma pauvre maĂźtresse avec moi. Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice. --Le comte M***, continua-t-elle, est furieux, et Madame sait qu’il est capable de tout... Elle m’a chargĂ©e de vous dire qu’elle voudrait ĂȘtre Ă  cent lieues d’ici avec vous! Alors elle raconta la scĂšne du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de M***, qui n’avait perdu aucun des regards et des signes d’amour que la Fausta, ce jour-lĂ  folle de Fabrice, lui avait adressĂ©s. Le comte avait tirĂ© son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa prĂ©sence d’esprit, elle Ă©tait perdue. Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu’il avait prĂšs de lĂ . Il lui raconta qu’il Ă©tait de Turin, fils d’un grand personnage qui pour le moment se trouvait Ă  Parme, ce qui l’obligeait Ă  garder beaucoup de mĂ©nagements. La Bettina lui rĂ©pondit en riant qu’il Ă©tait bien plus grand seigneur qu’il ne voulait paraĂźtre. Notre hĂ©ros eut besoin d’un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince hĂ©rĂ©ditaire lui-mĂȘme. La Fausta commençait Ă  avoir peur et Ă  aimer Fabrice; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom Ă  sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer Ă  la jolie fille qu’elle avait devinĂ© juste: --Mais si mon nom est Ă©bruitĂ©, ajouta-t-il, malgrĂ© la grande passion dont j’ai donnĂ© tant de preuves Ă  ta maĂźtresse, je serai obligĂ© de cesser de la voir, et aussitĂŽt les ministres de mon pĂšre, ces mĂ©chants drĂŽles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l’ordre de vider le pays, que jusqu’ici elle a embelli de sa prĂ©sence. Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camĂ©riste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver Ă  la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s’entendirent avec la Bettina, pendant qu’il Ă©crivait Ă  la Fausta la lettre la plus extravagante; la situation comportait toutes les exagĂ©rations de la tragĂ©die et Fabrice ne s’en fit pas faute. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il se sĂ©para de la petite camĂ©riste, fort contente des façons du jeune prince. Il avait Ă©tĂ© cent fois rĂ©pĂ©tĂ© que, maintenant que la Fausta Ă©tait d’accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenĂȘtres du petit palais que lorsqu’on pourrait l’y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant prĂšs du dĂ©nouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village Ă  deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint Ă  cheval, et bien accompagnĂ©, chanter sous les fenĂȘtres de la Fausta un air alors Ă  la mode et dont il changeait les paroles. «N’est-ce pas ainsi qu’en agissent messieurs les amants?» se disait-il. Depuis que la Fausta avait tĂ©moignĂ© le dĂ©sir d’un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue Ă  Fabrice. «Non, je n’aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fenĂȘtres du petit palais; la Bettina me semble cent fois prĂ©fĂ©rable Ă  la Fausta, et c’est par elle que je voudrais ĂȘtre reçu en ce moment.» Fabrice, s’ennuyant assez, retournait Ă  son village, lorsque Ă  cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetĂšrent sur lui, quatre d’entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s’emparĂšrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais purent se sauver; ils tirĂšrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l’affaire d’un instant: cinquante flambeaux allumĂ©s parurent dans la rue en un clin d’Ɠil et comme par enchantement. Tous ces hommes Ă©taient bien armĂ©s. Fabrice avait sautĂ© Ă  bas de son cheval, malgrĂ© les gens qui le retenaient; il chercha Ă  se faire jour; il blessa mĂȘme un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables Ă  des Ă©taux; mais il fut bien Ă©tonnĂ© d’entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux: --Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lĂšse-majestĂ©, en tirant l’épĂ©e contre mon prince. «Voici justement le chĂątiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damnĂ© pour un pĂ©chĂ© qui ne me semblait point aimable.» A peine la petite tentative de combat fut-elle terminĂ©e, que plusieurs laquais en grande livrĂ©e parurent avec une chaise Ă  porteurs dorĂ©e et peinte d’une façon bizarre: c’était une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard Ă  la main, priĂšrent Son Altesse d’y entrer, lui disant que l’air frais de la nuit pourrait nuire Ă  sa voix; on affectait les formes les plus respectueuses, le nom de prince Ă©tait rĂ©pĂ©tĂ© Ă  chaque instant, et presque en criant. Le cortĂšge commença Ă  dĂ©filer. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumĂ©es. Il pouvait ĂȘtre une heure du matin, tout le monde s’était mis aux fenĂȘtres, la chose se passait avec une certaine gravitĂ©. «Je craignais des coups de poignard de la part du comte M***, se dit Fabrice; il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de goĂ»t. Mais pense-t-il rĂ©ellement avoir affaire au prince? s’il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague!» Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armĂ©s, aprĂšs s’ĂȘtre longtemps arrĂȘtĂ©s sous les fenĂȘtres de la Fausta, allĂšrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placĂ©s aux deux cĂŽtĂ©s de la chaise Ă  porteurs demandaient de temps Ă  autre Ă  Son Altesse si elle avait quelque ordre Ă  leur donner. Fabrice ne perdit point la tĂȘte: Ă  l’aide de la clartĂ© que rĂ©pandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortĂšge autant que possible. Fabrice se disait: Ludovic n’a que huit ou dix hommes et n’ose attaquer. De l’intĂ©rieur de sa chaise Ă  porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargĂ©s de la mauvaise plaisanterie Ă©taient armĂ©s jusqu’aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargĂ©s de le soigner. AprĂšs plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l’on allait passer Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la rue oĂč Ă©tait situĂ© le palais Sanseverina. Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapiditĂ© la porte de la chaise pratiquĂ©e sur le devant, saute par-dessus l’un des bĂątons, renverse d’un coup de poignard l’un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il reçoit un coup de dague dans l’épaule, un second estafier lui brĂ»le la barbe avec sa torche allumĂ©e, et enfin Fabrice arrive Ă  Ludovic auquel il crie: --Tue! tue tout ce qui porte des torches! Ludovic donne des coups d’épĂ©e et le dĂ©livre de deux hommes qui s’attachaient Ă  le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu’à la porte du palais Sanseverina; par curiositĂ©, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiquĂ©e dans la grande, et regardait tout Ă©bahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d’un saut et ferme derriĂšre lui cette porte en miniature; il court au jardin et s’échappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure aprĂšs, il Ă©tait hors de la ville, au jour il passait la frontiĂšre des Etats de ModĂšne et se trouvait en sĂ»retĂ©. Le soir il entra dans Bologne. «Voici une belle expĂ©dition, se dit-il; je n’ai pas mĂȘme pu parler Ă  ma belle.» Il se hĂąta d’écrire des lettres d’excuses au comte et Ă  la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son cƓur, ne pouvaient rien apprendre Ă  un ennemi. «J’étais amoureux de l’amour, disait-il Ă  la duchesse; j’ai fait tout au monde pour le connaĂźtre, mais il paraĂźt que la nature m’a refusĂ© un cƓur pour aimer et ĂȘtre mĂ©lancolique; je ne puis m’élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc.» On ne saurait donner l’idĂ©e du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le mystĂšre excitait la curiositĂ©: une infinitĂ© de gens avaient vu les flambeaux et la chaise Ă  porteurs. Mais quel Ă©tait cet homme enlevĂ© et envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville. Le petit peuple qui habitait la rue d’oĂč le prisonnier s’était Ă©chappĂ© disait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osĂšrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvĂšrent d’autres traces du combat que beaucoup de sang rĂ©pandu sur le pavĂ©. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journĂ©e. Les villes d’Italie sont accoutumĂ©es Ă  des spectacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que mĂȘme un mois aprĂšs, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grĂące Ă  la prudence du comte Mosca, n’avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M***. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite dĂšs le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise Ă  la citadelle. La duchesse rit beaucoup d’une petite injustice que le comte dut se permettre pour arrĂȘter tout Ă  fait la curiositĂ© du prince, qui autrement eĂ»t pu arriver jusqu’au nom de Fabrice. On voyait Ă  Parme un savant homme arrivĂ© du nord pour Ă©crire une histoire du Moyen Age; il cherchait des manuscrits dans les bibliothĂšques, et le comte lui avait donnĂ© toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde Ă  Parme cherchait Ă  se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois Ă  cause d’une immense chevelure rouge clair Ă©talĂ©e avec orgueil. Ce savant croyait qu’à l’auberge on lui demandait des prix exagĂ©rĂ©s de toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d’une Mme Starke qui est arrivĂ© Ă  une vingtiĂšme Ă©dition, parce qu’il indique Ă  l’Anglais prudent le prix d’un dindon, d’une pomme, d’un verre de lait, etc. Le savant Ă  la criniĂšre rouge, le soir mĂȘme du jour oĂč Fabrice fit cette promenade forcĂ©e, devint furieux Ă  son auberge, et sortit de sa poche de petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d’une pĂȘche mĂ©diocre. On l’arrĂȘta, car porter de petits pistolets est un grand crime! Comme ce savant irascible Ă©tait long et maigre, le comte eut l’idĂ©e, le lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le tĂ©mĂ©raire qui, ayant prĂ©tendu enlever la Fausta au comte M***, avait Ă©tĂ© mystifiĂ©. Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de galĂšre Ă  Parme; mais cette peine n’est jamais appliquĂ©e. AprĂšs quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n’avait vu qu’un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces dirigĂ©es par la pusillanimitĂ© des gens au pouvoir contre les porteurs d’armes cachĂ©es, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade infligĂ©e par le comte M*** Ă  un rival qui Ă©tait restĂ© inconnu. --La police ne veut pas avouer au prince qu’elle n’a pu savoir quel est ce rival: Avouez que vous vouliez plaire Ă  la Fausta, que cinquante brigands vous ont enlevĂ© comme vous chantiez sous sa fenĂȘtre, que pendant une heure on vous a promenĂ© en chaise Ă  porteurs sans vous adresser autre chose que des honnĂȘtetĂ©s. Cet aveu n’a rien d’humiliant, on ne vous demande qu’un mot. AussitĂŽt aprĂšs qu’en le prononçant vous aurez tirĂ© la police d’embarras, elle vous embarque sur une chaise de poste et vous conduit Ă  la frontiĂšre oĂč l’on vous souhaite le bonsoir. Le savant rĂ©sista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut sur le point de le faire amener au ministĂšre de l’IntĂ©rieur, et de se trouver prĂ©sent Ă  l’interrogatoire. Mais enfin il n’y songeait plus quand l’historien, ennuyĂ©, se dĂ©termina Ă  tout avouer et fut conduit Ă  la frontiĂšre. Le prince resta convaincu que le rival du comte M*** avait une forĂȘt de cheveux rouges. Trois jours aprĂšs la promenade, comme Fabrice qui se cachait Ă  Bologne organisait avec le fidĂšle Ludovic les moyens de trouver le comte M***, il apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne sur la route de Florence. Le comte n’avait que trois de ses buli avec lui; le lendemain, au moment oĂč il rentrait de la promenade, il fut enlevĂ© par huit hommes masquĂ©s qui se donnĂšrent Ă  lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, aprĂšs lui avoir bandĂ© les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, oĂč il trouva tous les Ă©gards possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins d’Italie et d’Espagne. --Suis-je donc prisonnier d’Etat? dit le comte. --Pas le moins du monde! lui rĂ©pondit fort poliment Ludovic masquĂ©. Vous avez offensĂ© un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en chaise Ă  porteurs; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de l’argent et des relais prĂ©parĂ©s sur la route de GĂȘnes. --Quel est le nom du fier-Ă -bras? dit le comte irritĂ©. --Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons tĂ©moins, bien loyaux, mais il faut que l’un des deux meure! --C’est donc un assassinat! dit le comte M***, effrayĂ©. --A Dieu ne plaise! c’est tout simplement un duel Ă  mort avec le jeune homme que vous avez promenĂ© dans les rues de Parme au milieu de la nuit, et qui resterait dĂ©shonorĂ© si vous restiez en vie. L’un de vous deux est de trop sur la terre, ainsi tĂąchez de le tuer; vous aurez des Ă©pĂ©es, des pistolets, des sabres, toutes les armes qu’on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se presser; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu’elle empĂȘche ce duel nĂ©cessaire Ă  l’honneur du jeune homme dont vous vous ĂȘtes moquĂ©. --Mais si ce jeune homme est un prince... --C’est un simple particulier comme vous, et mĂȘme beaucoup moins riche que vous, mais il veut se battre Ă  mort, et il vous forcera Ă  vous battre, je vous en avertis. --Je ne crains rien au monde! s’écria M***. --C’est ce que votre adversaire dĂ©sire avec le plus de passion, rĂ©pliqua Ludovic. Demain, de grand matin, prĂ©parez-vous Ă  dĂ©fendre votre vie; elle sera attaquĂ©e par un homme qui a raison d’ĂȘtre fort en colĂšre et qui ne vous mĂ©nagera pas; je vous rĂ©pĂšte que vous aurez le choix des armes; et faites votre testament. Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit Ă  dĂ©jeuner au comte M***, puis on ouvrit une porte de la chambre oĂč il Ă©tait gardĂ©, et on l’engagea Ă  passer dans la cour d’une auberge de campagne; cette cour Ă©tait environnĂ©e de haies et de murs assez hauts, et les portes en Ă©taient soigneusement fermĂ©es. Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M*** Ă  s’approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d’eau-de-vie, deux pistolets, deux Ă©pĂ©es, deux sabres, du papier et de l’encre; une vingtaine de paysans Ă©taient aux fenĂȘtres de l’auberge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur pitiĂ©. --On veut m’assassiner! s’écriait-il; sauvez-moi la vie! --Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui Ă©tait Ă  l’angle opposĂ© de la cour, Ă  cĂŽtĂ© d’une table chargĂ©e d’armes. Il avait mis habit bas, et sa figure Ă©tait cachĂ©e par un de ces masques en fils de fer qu’on trouve dans les salles d’armes. --Je vous engage, ajouta Fabrice, Ă  prendre le masque en fil de fer qui est prĂšs de vous, ensuite avancez vers moi avec une Ă©pĂ©e ou des pistolets; comme on vous l’a dit hier soir, vous avez le choix des armes. Le comte M*** Ă©levait des difficultĂ©s sans nombre, et semblait fort contrariĂ© de se battre; Fabrice, de son cĂŽtĂ©, redoutait l’arrivĂ©e de la police, quoique l’on fĂ»t dans la montagne Ă  cinq grandes lieues de Bologne; il finit par adresser Ă  son rival les injures les plus atroces; enfin il eut le bonheur de mettre en colĂšre le comte M***, qui saisit une Ă©pĂ©e et marcha sur Fabrice; le combat s’engagea assez mollement. AprĂšs quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre hĂ©ros avait bien senti qu’il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie, pourrait ĂȘtre pour lui un sujet de reproches ou du moins d’imputations calomnieuses. Il avait expĂ©diĂ© Ludovic dans la campagne pour lui recruter des tĂ©moins. Ludovic donna de l’argent Ă  des Ă©trangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant des cris, pensant qu’il s’agissait de tuer un ennemi de l’homme qui payait. ArrivĂ©s Ă  l’auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux, et de voir si l’un de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en traĂźtre et prenait sur l’autre des avantages illicites. Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait Ă  recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuitĂ© du comte. --Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut ĂȘtre brave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves. Le comte, de nouveau piquĂ©, se mit Ă  lui crier qu’il avait longtemps frĂ©quentĂ© la salle d’armes du fameux Battistin Ă  Naples, et qu’il allait chĂątier son insolence; la colĂšre du comte M*** ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermetĂ©, ce qui n’empĂȘcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d’épĂ©e dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessĂ©, lui dit Ă  l’oreille: --Si vous dĂ©noncez ce duel Ă  la police, je vous ferai poignarder dans votre lit. Fabrice se sauva dans Florence; comme il s’était tenu cachĂ© Ă  Bologne, ce fut Ă  Florence seulement qu’il reçut toutes les lettres de reproches de la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner d’ĂȘtre venu Ă  son concert et de ne pas avoir cherchĂ© Ă  lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une franche amitiĂ© et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait Ă©crit Ă  Bologne, de façon Ă  Ă©carter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel; la police fut d’une justice parfaite: elle constata que deux Ă©trangers, dont l’un seulement, le blessĂ©, Ă©tait connu (le comte M***) s’étaient battus Ă  l’épĂ©e, devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le curĂ© du village qui avait fait de vains efforts pour sĂ©parer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n’avait point Ă©tĂ© prononcĂ©, moins de deux mois aprĂšs, Fabrice osa revenir Ă  Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinĂ©e le condamnait Ă  ne jamais connaĂźtre la partie noble et intellectuelle de l’amour. C’est ce qu’il se donna le plaisir d’expliquer fort au long Ă  la duchesse; il Ă©tait bien las de sa vie solitaire et dĂ©sirait passionnĂ©ment alors retrouver les charmantes soirĂ©es qu’il passait entre le comte et sa tante. Il n’avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagnie. Je me suis tant ennuyĂ© Ă  propos de l’amour que je voulais me donner et de la Fausta, Ă©crivait-il Ă  la duchesse, que maintenant son caprice me fĂ»t-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que j’aille jusqu’à Paris oĂč je vois qu’elle dĂ©bute avec un succĂšs fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une soirĂ©e avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis. LIVRE SECOND Par ses cris continuels, cette rĂ©publique nous empĂȘcherait de jouir de la meilleure des monarchies. (Chap. xxiii.) CHAPITRE XIV Pendant que Fabrice Ă©tait Ă  la chasse de l’amour dans un village voisin de Parme, le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi, qui ne le savait pas si prĂšs de lui, continuait Ă  traiter son affaire comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© un libĂ©ral: il feignit de ne pouvoir trouver, ou plutĂŽt intimida les tĂ©moins Ă  dĂ©charge; et enfin, aprĂšs un travail fort savant de prĂšs d’une annĂ©e, et environ deux mois aprĂšs le dernier retour de Fabrice Ă  Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d’ĂȘtre rendue depuis une heure contre le petit del Dongo serait prĂ©sentĂ©e Ă  la signature du prince et approuvĂ©e par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie. «Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait ĂȘtre rendue avant huit jours. Peut-ĂȘtre ne serait-il pas fĂąchĂ© d’éloigner de Parme mon jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevĂȘque.» La duchesse sonna: --RĂ©unissez tous les domestiques dans la salle d’attente, dit-elle Ă  son valet de chambre, mĂȘme les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place le permis nĂ©cessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu’avant une demi-heure ces chevaux soient attelĂ©s Ă  mon landau. Toutes les femmes de la maison furent occupĂ©es Ă  faire des malles, la duchesse prit Ă  la hĂąte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l’idĂ©e de se moquer un peu de lui la transportait de joie. --Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblĂ©s, j’apprends que mon pauvre neveu va ĂȘtre condamnĂ© par contumace pour avoir eu l’audace de dĂ©fendre sa a vie contre un furieux; c’était Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu voir combien le caractĂšre de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignĂ©e de cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse Ă  chacun de vous ses gages pendant dix ans; si vous ĂȘtes malheureux, Ă©crivez-moi, et tant que j’aurai un sequin, il y aura quelque chose pour vous. La duchesse pensait exactement ce qu’elle disait, et, Ă  ses derniers mots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta d’une voix Ă©mue: --Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocĂšse, qui demain matin va ĂȘtre condamnĂ© aux galĂšres, ou, ce qui serait moins bĂȘte, Ă  la peine de mort. Les larmes des domestiques redoublĂšrent et peu Ă  peu se changĂšrent en cris Ă  peu prĂšs sĂ©ditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. MalgrĂ© l’heure indue, elle fit solliciter une audience par le gĂ©nĂ©ral Fontana, aide de camp de service; elle n’était point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins fĂąchĂ© de cette demande d’audience. «Nous allons voir des larmes rĂ©pandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grĂące; enfin cette fiĂšre beautĂ© va s’humilier! elle Ă©tait aussi trop insupportable avec ses petits airs d’indĂ©pendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, Ă  la moindre chose qui la choquait: Naples ou Milan seraient un sĂ©jour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la vĂ©ritĂ© je ne rĂšgne pas sur Naples ou sur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui dĂ©pend de moi uniquement et qu’elle brĂ»le d’obtenir; j’ai toujours pensĂ© que l’arrivĂ© de ce neveu m’en ferait tirer pied ou aile.» Pendant que le prince souriait Ă  ces pensĂ©es et se livrait Ă  toutes ces prĂ©visions agrĂ©ables, il se promenait dans son grand cabinet, Ă  la porte duquel le gĂ©nĂ©ral Fontana Ă©tait restĂ© debout et raide comme un soldat au port d’armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l’habit de voyage de la duchesse, il crut Ă  la dissolution de la monarchie. Son Ă©bahissement n’eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire: --Priez Mme la duchesse d’attendre un petit quart d’heure. Le gĂ©nĂ©ral aide de camp fit son demi-tour comme un soldat Ă  la parade; le prince sourit encore: «Fontana n’est pas accoutumĂ©, se dit-il, Ă  voir attendre cette fiĂšre duchesse: la figure Ă©tonnĂ©e avec laquelle il va lui parler du petit quart d’heure d’attente prĂ©parera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir rĂ©pandre.» Ce petit quart d’heure fut dĂ©licieux pour le prince, il se promenait d’un pas ferme et Ă©gal, il rĂ©gnait. «Il s’agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement Ă  sa place; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c’est une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d’en ĂȘtre mĂ©content?» et ses yeux s’arrĂȘtĂšrent sur le portrait du grand roi. Le plaisant de la chose c’est que le prince ne songea point Ă  se demander s’il ferait grĂące Ă  Fabrice et quelle serait cette grĂące. Enfin, au bout de vingt minutes, le fidĂšle Fontana se prĂ©senta de nouveau Ă  la porte, mais sans rien dire. --La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d’un air théùtral. «Les larmes vont commencer», se dit-il, et, comme pour se prĂ©parer Ă  un tel spectacle, il tira son mouchoir. Jamais la duchesse n’avait Ă©tĂ© aussi leste et aussi jolie; elle n’avait pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas lĂ©ger et rapide effleurer Ă  peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout Ă  fait la raison. --J’ai bien des pardons Ă  demander Ă  Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime, dit la duchesse de sa petite voix lĂ©gĂšre et gaie, j’ai pris la libertĂ© de me prĂ©senter devant elle avec un habit qui n’est pas prĂ©cisĂ©ment convenable, mais Votre Altesse m’a tellement accoutumĂ©e Ă  ses bontĂ©s que j’ai osĂ© espĂ©rer qu’elle voudrait bien m’accorder encore cette grĂące. La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la figure du prince; elle Ă©tait dĂ©licieuse Ă  cause de l’étonnement profond et du reste de grands airs que la position de la tĂȘte et des bras accusait encore. Le prince Ă©tait restĂ© comme frappĂ© de la foudre; de sa petite voix aigre et troublĂ©e, il s’écriait de temps Ă  autre en articulant Ă  peine: --Comment! comment! La duchesse, comme par respect, aprĂšs avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de rĂ©pondre; puis elle ajouta: --J’ose espĂ©rer que Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime daigne me pardonner l’incongruitĂ© de mon costume. Mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d’un si vif Ă©clat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez lui Ă©tait le dernier signe du plus extrĂȘme embarras. --Comment! comment! dit-il encore. Puis il eut le bonheur de trouver une phrase: --Madame la duchesse asseyez-vous donc. Il avança lui-mĂȘme un fauteuil et avec assez de grĂące. La duchesse ne fut point insensible Ă  cette politesse, elle modĂ©ra la pĂ©tulance de son regard. --Comment! comment! rĂ©pĂ©ta encore le prince en s’agitant dans son fauteuil, sur lequel on eĂ»t dit qu’il ne pouvait trouver de position solide. --Je vais profiter de la fraĂźcheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut ĂȘtre de quelque durĂ©e, je n’ai point voulu sortir des Etats de Son Altesse SĂ©rĂ©nissime sans la remercier de toutes les bontĂ©s que depuis cinq annĂ©es elle a daignĂ© avoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin; il devint pĂąle: c’était l’homme du monde qui souffrait le plus de se voir trompĂ© dans ses prĂ©visions; puis il prit un air de grandeur tout Ă  fait digne du portrait de Louis XIV qui Ă©tait sous ses yeux. «A la bonne heure, se dit la duchesse, voilĂ  un homme.» --Et quel est le motif de ce dĂ©part subit? dit le prince d’un ton assez ferme. --J’avais ce projet depuis longtemps, rĂ©pondit la duchesse, et une petite insulte que l’on fait Ă  Monsignore del Dongo que demain l’on va condamner Ă  mort ou aux galĂšres, me fait hĂąter mon dĂ©part. --Et dans quel ville allez-vous? --A Naples, je pense. Elle ajouta en se levant: --Il ne me reste plus qu’à prendre congĂ© de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime et Ă  la remercier trĂšs humblement de ses anciennes bontĂ©s. A son tour, elle partait d’un air si ferme que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l’éclat du dĂ©part ayant eu lieu, il savait que tout arrangement Ă©tait impossible; elle n’était pas femme Ă  revenir sur ses dĂ©marches. Il courut aprĂšs elle. --Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aimĂ©e, et d’une amitiĂ© Ă  laquelle il ne tenait qu’à vous de donner un autre nom. Un meurtre a Ă©tĂ© commis, c’est ce qu’on ne saurait nier; j’ai confiĂ© l’instruction du procĂšs Ă  mes meilleurs juges... A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de respect et mĂȘme d’urbanitĂ© disparut en un clin d’Ɠil: la femme outragĂ©e parut clairement, et la femme outragĂ©e s’adressant Ă  un ĂȘtre qu’elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l’expression de la colĂšre la plus vive et mĂȘme du mĂ©pris, qu’elle dit au prince en pesant sur tous les mots: --Je quitte Ă  jamais les Etats de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime, pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infĂąmes assassins qui ont condamnĂ© Ă  mort mon neveu et tant d’autres; si Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime ne veut pas mĂȘler un sentiment d’amertume aux derniers instants que je passe auprĂšs d’un prince poli et spirituel quand il n’est pas trompĂ©, je la prie trĂšs humblement de ne pas me rappeler l’idĂ©e de ces juges infĂąmes qui se vendent pour mille Ă©cus ou une croix. L’accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcĂ©es ces paroles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignitĂ© compromise par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientĂŽt par ĂȘtre de plaisir: il admirait la duchesse; l’ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beautĂ© sublime. «Grand Dieu! qu’elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque chose Ă  une femme unique et telle que peut-ĂȘtre il n’en existe pas une seconde dans toute l’Italie... Eh bien! avec un peu de bonne politique il ne serait peut-ĂȘtre pas impossible d’en faire un jour ma maĂźtresse; il y a loin d’un tel ĂȘtre Ă  cette poupĂ©e de marquise Balbi, et qui encore chaque annĂ©e vole au moins trois cent mille francs Ă  mes pauvres sujets... Mais l’ai-je bien entendu? pensa-t-il tout Ă  coup; elle a dit: condamnĂ© mon neveu et tant d’autres.» Alors la colĂšre surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang suprĂȘme que le prince dit, aprĂšs un silence: --Et que faudrait-il faire pour que madame ne partĂźt point? --Quelque chose dont vous n’ĂȘtes pas capable, rĂ©pliqua la duchesse avec l’accent de l’ironie la plus amĂšre et du mĂ©pris le moins dĂ©guisĂ©. Le prince Ă©tait hors de lui, mais il devait Ă  l’habitude de son mĂ©tier de souverain absolu la force de rĂ©sister Ă  un premier mouvement. «Il faut avoir cette femme, se dit-il, c’est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mĂ©pris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais.» Mais, ivre de colĂšre et de haine comme il l’était en ce moment, oĂč trouver un mot qui pĂ»t satisfaire Ă  la fois Ă  ce qu’il se devait Ă  lui-mĂȘme et porter la duchesse Ă  ne pas dĂ©serter sa cour Ă  l’instant? «On ne peut, se dit-il, ni rĂ©pĂ©ter ni tourner en ridicule un geste», et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu aprĂšs il entendit gratter Ă  cette porte. --Quel est le jean-sucre, s’écria-t-il en jurant de toute la force de ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m’apporter sa sotte prĂ©sence? Le pauvre gĂ©nĂ©ral Fontana montra sa figure pĂąle et totalement renversĂ©e, et ce fut avec l’air d’un homme Ă  l’agonie qu’il prononça ces mots mal articulĂ©s: --Son Excellence le comte Mosca sollicite l’honneur d’ĂȘtre introduit. --Qu’il entre! dit le prince en criant. Et comme Mosca saluait: --Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prĂ©tend quitter Parme Ă  l’instant pour aller s’établir Ă  Naples, et qui par-dessus le marchĂ© me dit des impertinences. --Comment! dit Mosca pĂąlissant. --Quoi! vous ne saviez pas ce projet de dĂ©part? --Pas la premiĂšre parole; j’ai quittĂ© Madame Ă  six heures, joyeuse et contente. Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D’abord il regarda Mosca; sa pĂąleur croissante lui montra qu’il disait vrai et n’était point complice du coup de tĂȘte de la duchesse. «En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout s’envole en mĂȘme temps. A Naples elle fera des Ă©pigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colĂšre du petit prince de Parme.» Il regarda la duchesse; le plus violent mĂ©pris et la colĂšre se disputaient son cƓur; ses yeux Ă©taient fixĂ©s en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le dĂ©dain le plus amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! «Ainsi, pensa le prince, aprĂšs l’avoir examinĂ©e, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu’elle dira de mes juges Ă  Naples... Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donnĂ©s, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la rĂ©putation d’un tyran ridicule qui se lĂšve la nuit pour regarder sous son lit...» Alors, par une manƓuvre adroite et comme cherchant Ă  se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça de nouveau devant la porte du cabinet; le comte Ă©tait Ă  sa droite Ă  trois pas de distance, pĂąle, dĂ©fait et tellement tremblant qu’il fut obligĂ© de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occupĂ© au commencement de l’audience, et que le prince dans un mouvement de colĂšre avait poussĂ© au loin. Le comte Ă©tait amoureux. «Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi Ă  sa suite? voilĂ  la question.» A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisĂ©s et serrĂ©s contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pĂąleur complĂšte et profonde avait succĂ©dĂ© aux vives couleurs qui naguĂšre animaient cette tĂȘte sublime. Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l’air inquiet; sa main gauche jouait d’une façon convulsive avec la croix attachĂ©e au grand cordon de son ordre qu’il portait sous l’habit; de la main droite il se caressait le menton. --Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu’il faisait lui-mĂȘme et entraĂźnĂ© par l’habitude de le consulter sur tout. --Je n’en sais rien en vĂ©ritĂ©, Altesse SĂ©rĂ©nissime, rĂ©pondit le comte de l’air d’un homme qui rend le dernier soupir. Il pouvait Ă  peine prononcer les mots de sa rĂ©ponse. Le ton de cette voix donna au prince la premiĂšre consolation que son orgueil blessĂ© eĂ»t trouvĂ©e dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre. --Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire abstraction complĂšte de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami. Et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imitĂ© des temps heureux de Louis XIV: --Comme un ami parlant Ă  des amis, Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une rĂ©solution intempestive? --En vĂ©ritĂ©, je n’en sais rien, rĂ©pondit la duchesse avec un grand soupir, en vĂ©ritĂ© je n’en sais rien, tant j’ai Parme en horreur. Il n’y avait nulle intention d’épigramme dans ce mot, on voyait que la sincĂ©ritĂ© mĂȘme parlait par sa bouche. Le comte se tourna vivement de son cĂŽtĂ©; l’ñme du courtisan Ă©tait scandalisĂ©e: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignitĂ© et de sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s’adressant au comte: --Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout Ă  fait hors d’elle-mĂȘme; c’est tout simple, elle adore son neveu. Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus galant et en mĂȘme temps de l’air que l’on prend pour citer le mot d’une comĂ©die: --Que faut-il faire pour plaire Ă  ces beaux yeux? La duchesse avait eu le temps de rĂ©flĂ©chir; d’un ton ferme et lent, et comme si elle eĂ»t dictĂ© son ultimatum, elle rĂ©pondit: --Son Altesse m’écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire; elle me dirait que, n’étant point convaincue de la culpabilitĂ© de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l’archevĂȘque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui prĂ©senter, et que cette procĂ©dure injuste n’aura aucune suite Ă  l’avenir. --Comment injuste! s’écria le prince en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et reprenant sa colĂšre. --Ce n’est pas tout! rĂ©pliqua la duchesse avec une fiertĂ© romaine; dĂšs ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est dĂ©jĂ  onze heures et un quart; dĂšs ce soir Son Altesse SĂ©rĂ©nissime enverra dire Ă  la marquise Raversi qu’elle lui conseille d’aller Ă  la campagne pour se dĂ©lasser des fatigues qu’a dĂ» lui causer un certain procĂšs dont elle parlait dans son salon au commencement de la soirĂ©e. Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux. --Vit-on jamais une telle femme?... s’écriait-il; elle me manque de respect. La duchesse rĂ©pondit avec une grĂące parfaite: --De la vie je n’ai eu l’idĂ©e de manquer de respect Ă  Son Altesse SĂ©rĂ©nissime: Son Altesse a eu l’extrĂȘme condescendance de dire qu’elle parlait comme un ami Ă  des amis. Je n’ai, du reste, aucune envie de rester Ă  Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mĂ©pris. Ce regard dĂ©cida le prince, jusqu’ici fort incertain, quoique ces paroles eussent semblĂ© annoncer un engagement; il se moquait fort des paroles. Il y eut encore quelques mots d’échangĂ©s, mais enfin le comte Mosca reçut l’ordre d’écrire le billet gracieux sollicitĂ© par la duchesse. Il omit la phrase: Cette procĂ©dure injuste n’aura aucune suite Ă  l’avenir. «Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera prĂ©sentĂ©e.» Le prince le remercia d’un coup d’Ɠil en signant. Le comte eut grand tort, le prince Ă©tait fatiguĂ© et eĂ»t tout signĂ©; il croyait se bien tirer de la scĂšne, et toute l’affaire Ă©tait dominĂ©e Ă  ses yeux par ces mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours.» Le comte remarqua que le maĂźtre corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait prĂšs de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigĂ©e que l’envie pĂ©dantesque de faire preuve d’exactitude et de bon gouvernement. Quant Ă  l’exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier Ă  exiler les gens. --GĂ©nĂ©ral Fontana, s’écria-t-il en entrouvrant la porte. Le gĂ©nĂ©ral parut avec une figure tellement Ă©tonnĂ©e et tellement curieuse, qu’il y eut Ă©change d’un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit la paix. --GĂ©nĂ©ral Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et, arrivĂ© dans sa chambre, vous direz ces prĂ©cises paroles, et non d’autres: «Madame la marquise Raversi, Son Altesse SĂ©rĂ©nissime vous engage Ă  partir demain, avant huit heures du matin, pour votre chĂąteau de Velleja; Son Altesse vous fera connaĂźtre quand vous pourrez revenir Ă  Parme.» Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier comme il s’y attendait, lui fit une rĂ©vĂ©rence extrĂȘmement respectueuse et sortit rapidement. --Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca. Celui-ci, ravi de l’exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consommĂ©; il voulait consoler l’amour-propre du souverain, et ne prit congĂ© que lorsqu’il le vit bien convaincu que l’histoire anecdotique de Louis XIV n’avait pas de page plus belle que celle qu’il venait de fournir Ă  ses historiens futurs. En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu’on n’admĂźt personne, pas mĂȘme le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-mĂȘme, et voir un peu quelle idĂ©e elle devait se former de la scĂšne qui venait d’avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment mĂȘme; mais Ă  quelque dĂ©marche qu’elle se fĂ»t laissĂ© entraĂźner elle y eĂ»t tenu avec fermetĂ©. Elle ne se fĂ»t point blĂąmĂ©e en revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel Ă©tait le caractĂšre auquel elle devait d’ĂȘtre encore Ă  trente-six ans la plus jolie femme de la cour. Elle rĂȘvait en ce moment Ă  ce que Parme pouvait offrir d’agrĂ©able, comme elle eĂ»t fait au retour d’un long voyage, tant de neuf heures Ă  onze elle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours. «Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu’il a connu mon dĂ©part en prĂ©sence du prince... Au fait, c’est un homme aimable et d’un cƓur bien rare! Il eĂ»t quittĂ© ses ministĂšres pour me suivre... Mais aussi pendant cinq annĂ©es entiĂšres il n’a pas eu une distraction Ă  me reprocher. Quelles femmes mariĂ©es Ă  l’autel pourraient en dire autant Ă  leur seigneur et maĂźtre? Il faut convenir qu’il n’est point important, point pĂ©dant, il ne donne nullement l’envie de le tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une drĂŽle de figure en prĂ©sence de son seigneur et maĂźtre; s’il Ă©tait lĂ  je l’embrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais d’amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c’est une maladie dont on ne guĂ©rit qu’à la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait d’ĂȘtre ministre jeune! Il faut que je le lui Ă©crive, c’est une de ces choses qu’il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son prince... Mais j’oubliais mes bons domestiques.» La duchesse sonna. Ses femmes Ă©taient toujours occupĂ©es Ă  faire des malles; la voiture Ă©tait avancĂ©e sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques qui n’avaient pas de travail Ă  faire entouraient cette voiture, les larmes aux yeux. La ChĂ©kina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces dĂ©tails. --Fais-les monter, dit la duchesse. Un instant aprĂšs elle passa dans la salle d’attente. --On m’a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas signĂ©e par le souverain (c’est ainsi qu’on parle en Italie); je suspens mon dĂ©part; nous verrons si mes ennemis auront le crĂ©dit de faire changer cette rĂ©solution. AprĂšs un petit silence, les domestiques se mirent Ă  crier: «Vive Madame la duchesse!» et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui Ă©tait dĂ©jĂ  dans la piĂšce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite rĂ©vĂ©rence pleine de grĂące Ă  ses gens et leur dit: --Mes amis, je vous remercie. Si elle eĂ»t dit un mot, tous, en ce moment, eussent marchĂ© contre le palais pour l’attaquer. Elle fit un signe Ă  un postillon, ancien contrebandier et homme dĂ©vouĂ©, qui la suivit. --Tu vas t’habiller en paysan aisĂ©, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible Ă  Bologne. Tu entreras Ă  Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras Ă  Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que ChĂ©kina va te donner. Fabrice se cache et s’appelle lĂ -bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par Ă©tourderie, n’aie pas l’air de le connaĂźtre; mes ennemis mettront peut-ĂȘtre des espions Ă  tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c’est surtout en revenant qu’il faut redoubler de prĂ©cautions pour ne pas le trahir. --Ah! les gens de la marquise Raversi! s’écria le postillon; nous les attendons, et si Madame voulait ils seraient bientĂŽt exterminĂ©s. --Un jour peut-ĂȘtre! mais gardez-vous sur votre tĂȘte de rien faire sans mon ordre. C’était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer Ă  Fabrice; elle ne put rĂ©sister au plaisir de l’amuser, et ajouta un mot sur la scĂšne qui avait amenĂ© le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler le postillon. --Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu’à quatre heures, Ă  porte ouvrante. --Je comptais passer par le grand Ă©gout, j’aurais de l’eau jusqu’au menton, mais je passerais. --Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer Ă  prendre la fiĂšvre un de mes plus fidĂšles serviteurs. Connais-tu quelqu’un chez monseigneur l’archevĂȘque? --Le second cocher est mon ami. --Voici une lettre pour ce saint prĂ©lat: introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu’on rĂ©veillĂąt monseigneur. S’il est dĂ©jĂ  renfermĂ© dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans l’usage de se lever avec le jour, demain matin, Ă  quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bĂ©nĂ©diction au saint archevĂȘque, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu’il te donnera peut-ĂȘtre pour Bologne. La duchesse adressait Ă  l’archevĂȘque l’original mĂȘme du billet du prince; comme ce billet Ă©tait relatif Ă  son premier grand vicaire, elle le priait de le dĂ©poser aux archives de l’archevĂȘchĂ©, oĂč elle espĂ©rait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, collĂšgues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la condition du plus profond secret. La duchesse Ă©crivait Ă  monseigneur Landriani avec une familiaritĂ© qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre, fort amicale, Ă©tait suivie de ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina. «Je n’en ai pas tant Ă©crit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mĂšne ces gens-lĂ  que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beautĂ©.» Elle ne put pas finir la soirĂ©e sans cĂ©der Ă  la tentation d’écrire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonçait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les tĂȘtes couronnĂ©es, qu’elle ne se sentait pas capable d’amuser un ministre disgraciĂ©. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc Ă  moi Ă  vous faire peur?» Elle fit porter sur-le-champ cette lettre. De son cĂŽtĂ©, le lendemain dĂšs sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l’IntĂ©rieur. --De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sĂ©vĂšres Ă  tous les podestats pour qu’ils fassent arrĂȘter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-ĂȘtre il osera reparaĂźtre dans nos Etats. Ce fugitif se trouvant Ă  Bologne, oĂč il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1Âș dans les villages sur la route de Bologne Ă  Parme; 2Âș aux environs du chĂąteau de la duchesse Sanseverina, Ă  Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3Âș autour du chĂąteau du comte Mosca. J’ose espĂ©rer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez dĂ©rober la connaissance de ces ordres de votre souverain Ă  la pĂ©nĂ©tration du comte Mosca. Sachez que je veux que l’on arrĂȘte le sieur Fabrice del Dongo. DĂšs que ce ministre fut sorti, une porte secrĂšte introduisit chez le prince le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi, qui s’avança pliĂ© en deux et saluant Ă  chaque pas. La mine de ce coquin-lĂ  Ă©tait Ă  peindre; elle rendait justice Ă  toute l’infamie de son rĂŽle, et, tandis que les mouvements rapides et dĂ©sordonnĂ©s de ses yeux trahissaient la connaissance qu’il avait de ses mĂ©rites, l’assurance arrogante et grimaçante de sa bouche montrait qu’il savait lutter contre le mĂ©pris. Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destinĂ©e de Fabrice, on peut en dire un mot. Il Ă©tait grand, il avait de beaux yeux fort intelligents, mais un visage abĂźmĂ© par la petite vĂ©role; pour de l’esprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de possĂ©der parfaitement la science du droit, mais c’était surtout par l’esprit de ressource qu’il brillait. De quelque sens que pĂ»t se prĂ©senter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d’instants, les moyens fort bien fondĂ©s en droit d’arriver Ă  une condamnation ou Ă  un acquittement; il Ă©tait surtout le roi des finesses de procureur. A cet homme, que de grandes monarchies eussent enviĂ© au prince de Parme, on ne connaissait qu’une passion: ĂȘtre en conversation intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l’homme puissant rĂźt de ce qu’il disait, ou de sa propre personne, ou fĂźt des plaisanteries rĂ©voltantes sur Mme Rassi; pourvu qu’il le vĂźt rire et qu’on le traitĂąt avec familiaritĂ©, il Ă©tait content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignitĂ© de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait Ă  pleurer. Mais l’instinct de bouffonnerie Ă©tait si puissant chez lui, qu’on le voyait tous les jours prĂ©fĂ©rer le salon d’un ministre qui le bafouait, Ă  son propre salon oĂč il rĂ©gnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s’était surtout fait une position Ă  part, en ce qu’il Ă©tait impossible au noble le plus insolent de pouvoir l’humilier; sa façon de se venger des injures qu’il essuyait toute la journĂ©e Ă©tait de les raconter au prince, auquel il s’était acquis le privilĂšge de tout dire; il est vrai que souvent la rĂ©ponse Ă©tait un soufflet bien appliquĂ© et qui faisait mal, mais il ne s’en formalisait aucunement. La prĂ©sence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s’amusait Ă  l’outrager. On voit que Rassi Ă©tait Ă  peu prĂšs l’homme parfait Ă  la cour: sans honneur et sans humeur. --Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout Ă  fait comme un cuistre, lui qui Ă©tait si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle datĂ©e? --Altesse SĂ©rĂ©nissime, d’hier matin. --De combien de juges est-elle signĂ©e? --De tous les cinq. --Et la peine? --Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime me l’avait dit. --La peine de mort eĂ»t rĂ©voltĂ©, dit le prince comme se parlant Ă  soi-mĂȘme, c’est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c’est un del Dongo, et ce nom est rĂ©vĂ©rĂ© dans Parme, Ă  cause des trois archevĂȘques presque successifs... Vous me dites vingt ans de forteresse? --Oui, Altesse SĂ©rĂ©nissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et pliĂ© en deux, avec, au prĂ©alable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse SĂ©rĂ©nissime; de plus, jeĂ»ne au pain et Ă  l’eau tous les vendredis et toutes les veilles des fĂȘtes principales, le sujet Ă©tant d’une impiĂ©tĂ© notoire. Ceci pour l’avenir et pour casser le cou Ă  sa fortune. --Ecrivez, dit le prince: Son Altesse SĂ©rĂ©nissime ayant daignĂ© Ă©couter avec bontĂ© les trĂšs humbles supplications de la marquise del Dongo, mĂšre du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont reprĂ©sentĂ© qu’à l’époque du crime leur fils et neveu Ă©tait fort jeune et d’ailleurs Ă©garĂ© par une folle passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgrĂ© l’horreur inspirĂ©e par un tel meurtre, commuer la peine Ă  laquelle Fabrice del Dongo a Ă©tĂ© condamnĂ©, en celle de douze annĂ©es de forteresse. «Donnez que je signe. Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence Ă  Rassi, il lui dit: --Ecrivez immĂ©diatement au-dessous de ma signature: La duchesse Sanseverina s’étant derechef jetĂ©e aux genoux de Son Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carrĂ©e vulgairement appelĂ©e tour FarnĂšse. «Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller De’ Capitani, qui a votĂ© pour deux ans de forteresse et qui a mĂȘme pĂ©rorĂ© en faveur de cette opinion ridicule, que je l’engage Ă  relire les lois et rĂšglements. Derechef, silence, et bonsoir. Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes rĂ©vĂ©rences que le prince ne regarda pas. Ceci se passait Ă  sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l’exil de la marquise Raversi se rĂ©pandait dans la ville et dans les cafĂ©s, tout le monde parlait Ă  la fois de ce grand Ă©vĂ©nement. L’exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l’ennui. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, qui s’était cru ministre, prĂ©texta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait, qu’il Ă©tait clair que le prince avait rĂ©solu de donner l’archevĂȘchĂ© de Parme Ă  Monsignore del Dongo. Les fins politiques de cafĂ© allĂšrent mĂȘme jusqu’à prĂ©tendre qu’on avait engagĂ© le pĂšre Landriani, l’archevĂȘque actuel, Ă  feindre une maladie et Ă  prĂ©senter sa dĂ©mission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en Ă©taient sĂ»rs: ce bruit vint jusqu’à l’archevĂȘque qui s’en alarma fort, et pendant quelques jours son zĂšle pour notre hĂ©ros en fut grandement paralysĂ©. Deux mois aprĂšs, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que c’était le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait ĂȘtre fait archevĂȘque. La marquise Raversi Ă©tait furibonde dans son chĂąteau de Velleja; ce n’était point une femmelette, de celles qui croient se venger en lançant des propos outrageants contre leurs ennemis. DĂšs le lendemain de sa disgrĂące, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se prĂ©sentĂšrent au prince par son ordre, et lui demandĂšrent la permission d’aller la voir Ă  son chĂąteau. L’Altesse reçut ces messieurs avec une grĂące parfaite, et leur arrivĂ©e Ă  Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente personnes dans son chĂąteau, tous ceux que le ministĂšre libĂ©ral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil rĂ©gulier avec les mieux informĂ©s de ses amis. Un jour qu’elle avait reçu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite introduisit d’abord l’amant rĂ©gnant, le comte Baldi, jeune homme d’une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son prĂ©dĂ©cesseur: celui-ci Ă©tait un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencĂ© par ĂȘtre rĂ©pĂ©titeur de gĂ©omĂ©trie au collĂšge des nobles Ă  Parme, se voyait maintenant conseiller d’Etat et chevalier de plusieurs ordres. --J’ai la bonne habitude, dit la marquise Ă  ces deux hommes, de ne dĂ©truire jamais aucun papier, et bien m’en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m’a Ă©crites en diffĂ©rentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour GĂȘnes, vous chercherez parmi les galĂ©riens un ex-notaire nommĂ© Burati, comme le grand poĂšte de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous Ă  mon bureau et Ă©crivez ce que je vais vous dicter. Une idĂ©e me vient et je t’écris ce mot. Je vais Ă  ma chaumiĂšre prĂšs de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: il n’y a, ce me semble, pas grand danger aprĂšs ce qui vient de se passer; les nuages s’éclaircissent. Cependant arrĂȘte-toi avant d’entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t’aiment tous Ă  la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l’on ne t’a vu Ă  Parme qu’avec la figure dĂ©cente d’un grand vicaire. --Comprends-tu, Riscara? --Parfaitement; mais le voyage Ă  GĂȘnes est un luxe inutile; je connais un homme dans Parme qui, Ă  la vĂ©ritĂ©, n’est pas encore aux galĂšres, mais qui ne peut manquer d’y arriver. Il contrefera admirablement l’écriture de la Sanseverina. A ces mots, le comte Baldi ouvrit dĂ©mesurĂ©ment ses yeux si beaux; il comprenait seulement. --Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espĂšres de l’avancement, dit la marquise Ă  Riscara, apparemment qu’il te connaĂźt aussi; sa maĂźtresse, son confesseur, son ami peuvent ĂȘtre vendus Ă  la Sanseverina; j’aime mieux diffĂ©rer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m’exposer Ă  aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez Ăąme qui vive Ă  GĂȘnes et revenez bien vite. Le chevalier Riscara s’enfuit en riant, et parlant du nez comme Polichinelle: Il faut prĂ©parer les paquets, disait-il en courant d’une façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours aprĂšs, Riscara ramena Ă  la marquise son comte Baldi tout Ă©corchĂ©: pour abrĂ©ger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne Ă  dos de mulet; il jurait qu’on ne le reprendrait plus Ă  faire de grands voyages. Baldi remit Ă  la marquise trois exemplaires de la lettre qu’elle lui avait dictĂ©e, et cinq ou six autres lettres de la mĂȘme Ă©criture, composĂ©es par Riscara, et dont on pourrait peut-ĂȘtre tirer parti par la suite. L’une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la dĂ©plorable maigreur de la marquise Baldi, sa maĂźtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d’une pincette sur le coussin des bergĂšres aprĂšs s’y ĂȘtre assise un instant. On eĂ»t jurĂ© que toutes ces lettres Ă©taient Ă©crites de la main de Mme Sanseverina. --Maintenant je sais Ă  n’en pas douter, dit la marquise, que l’ami du cƓur, que le Fabrice est Ă  Bologne ou dans les environs... --Je suis trop malade, s’écria le comte Baldi en l’interrompant; je demande en grĂące d’ĂȘtre dispensĂ© de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santĂ©. --Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas Ă  la marquise. --Eh bien! soit, j’y consens, rĂ©pondit-elle en souriant. --Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise Ă  Baldi d’un air assez dĂ©daigneux. --Merci, s’écria celui-ci avec l’accent du cƓur. En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il Ă©tait Ă  peine Ă  Bologne depuis deux jours, lorsqu’il aperçut dans une calĂšche Fabrice et la petite Marietta. «Diable! se dit-il, il paraĂźt que notre futur archevĂȘque ne se gĂȘne point; il faudra faire connaĂźtre ceci Ă  la duchesse, qui en sera charmĂ©e.» Riscara n’eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par un courrier la lettre de fabrique gĂ©noise; il la trouva un peu courte, mais du reste n’eut aucun soupçon. L’idĂ©e de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pĂ»t dire Ludovic, il prit un cheval Ă  la poste et partit au galop. Sans s’en douter, il Ă©tait suivi Ă  peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, Ă  six lieues de Parme, Ă  la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait d’y conduire notre hĂ©ros, reconnu Ă  la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoyĂ©s par le comte Zurla. Les petits yeux du chevalier Riscara brillĂšrent de joie; il vĂ©rifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d’arriver dans ce petit village, puis expĂ©dia un courrier Ă  la marquise Raversi. AprĂšs quoi, courant les rues comme pour voir l’église fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan qu’on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s’empressa de rendre ses hommages Ă  un conseiller d’Etat. Riscara eut l’air Ă©tonnĂ© qu’il n’eĂ»t pas envoyĂ© sur-le-champ Ă  la citadelle de Parme le conspirateur qu’il avait eu le bonheur de faire arrĂȘter. --On pourrait craindre, ajouta Riscara d’un air froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage Ă  travers les Etats de Son Altesse SĂ©rĂ©nissime ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles Ă©taient bien douze ou quinze Ă  cheval. --<i>Intelligenti pauca</i>! s’écria le podestat d’un air malin. CHAPITRE XV Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attachĂ© par une longue chaĂźne Ă  la sediola mĂȘme dans laquelle on l’avait fait monter, partait pour la citadelle de Parme, escortĂ© par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l’ordre d’emmener avec eux tous les gendarmes stationnĂ©s dans les villages que le cortĂšge devait traverser; le podestat lui-mĂȘme suivait ce prisonnier d’importance. Sur les sept heures aprĂšs midi, la sediola, escortĂ©e par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu’habitait la Fausta quelques mois auparavant et enfin se prĂ©senta Ă  la porte extĂ©rieure de la citadelle Ă  l’instant oĂč le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s’arrĂȘta avant d’arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola Ă  laquelle Fabrice Ă©tait attachĂ©; le gĂ©nĂ©ral cria aussitĂŽt que l’on fermĂąt les portes de la citadelle, et se hĂąta de descendre au bureau d’entrĂ©e pour voir un peu ce dont il s’agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier, lequel Ă©tait devenu tout raide, attachĂ© Ă  sa sediola pendant une aussi longue route; quatre gendarmes l’avaient enlevĂ© et le portaient au bureau d’écrou. J’ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis prĂšs d’un an la haute sociĂ©tĂ© de Parme a jurĂ© de s’occuper exclusivement! Vingt fois le gĂ©nĂ©ral l’avait rencontrĂ© Ă  la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il se garda bien de tĂ©moigner qu’il le connaissait; il eĂ»t craint de se compromettre. --Que l’on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procĂšs-verbal fort circonstanciĂ© de la remise qui m’est faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo. Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eĂ»t dit un geĂŽlier allemand. Croyant savoir que c’était surtout la duchesse Sanseverina qui avait empĂȘchĂ© son maĂźtre, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, il fut d’une insolence plus qu’ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en l’appelant <i>voi</i>, ce qui est en Italie la façon de parler aux domestiques. --Je suis prĂ©lat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermetĂ©, et grand vicaire de ce diocĂšse; ma naissance seule me donne droit aux Ă©gards. --Je n’en sais rien! rĂ©pliqua le commis avec impertinence; prouvez vos assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit Ă  ces titres fort respectables. Fabrice n’avait point de brevets et ne rĂ©pondit pas. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, debout Ă  cĂŽtĂ© de son commis, le regardait Ă©crire sans lever les yeux sur le prisonnier afin de n’ĂȘtre pas obligĂ© de dire qu’il Ă©tait rĂ©ellement Fabrice del Dongo. Tout Ă  coup ClĂ©lia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d’ouvrir ses vĂȘtements, afin que l’on pĂ»t vĂ©rifier et constater le nombre et l’état des Ă©gratignures reçues lors de l’affaire Giletti. --Je ne puis, dit Fabrice souriant amĂšrement; je me trouve hors d’état d’obĂ©ir aux ordres de monsieur, les menottes m’en empĂȘchent! --Quoi! s’écria le gĂ©nĂ©ral d’un air naĂŻf, le prisonnier a des menottes! dans l’intĂ©rieur de la forteresse! cela est contre les rĂšglements, il faut un ordre ad hoc; ĂŽtez-lui les menottes. Fabrice le regarda. «VoilĂ  un plaisant jĂ©suite! pensa-t-il; il y a une heure qu’il me voit ces menottes qui me gĂȘnent horriblement, et il fait l’étonnĂ©!» Les menottes furent ĂŽtĂ©es par les gendarmes; ils venaient d’apprendre que Fabrice Ă©tait neveu de la duchesse Sanseverina, et se hĂątĂšrent de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossiĂšretĂ© du commis; celui-ci en parut piquĂ© et dit Ă  Fabrice qui restait immobile: --Allons donc! dĂ©pĂȘchons! montrez-nous ces Ă©gratignures que vous avez reçues du pauvre Giletti, lors de l’assassinat. D’un saut, Fabrice s’élança sur le commis, et lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du gĂ©nĂ©ral. Les gendarmes s’emparĂšrent des bras de Fabrice qui restait immobile; le gĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme et deux gendarmes qui Ă©taient Ă  ses cĂŽtĂ©s se hĂątĂšrent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus Ă©loignĂ©s coururent fermer la porte du bureau, dans l’idĂ©e que le prisonnier cherchait Ă  s’évader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sĂ©rieuse, puisque enfin il se trouvait dans l’intĂ©rieur de la citadelle; toutefois il s’approcha de la fenĂȘtre pour empĂȘcher le dĂ©sordre, et par un instinct de gendarme. Vis-Ă -vis de cette fenĂȘtre ouverte, et Ă  deux pas, se trouvait arrĂȘtĂ©e la voiture du gĂ©nĂ©ral: ClĂ©lia s’était blottie dans le fond, afin de ne pas ĂȘtre tĂ©moin de la triste scĂšne qui se passait au bureau; lorsqu’elle entendit tout ce bruit, elle regarda. --Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier. --Mademoiselle, c’est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d’appliquer un fier soufflet Ă  cet insolent de Barbone! --Quoi! c’est M. del Dongo qu’on amĂšne en prison? --Eh! sans doute, dit le brigadier; c’est Ă  cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que l’on fait tant de cĂ©rĂ©monies; je croyais que mademoiselle Ă©tait au fait. ClĂ©lia ne quitta plus la portiĂšre; quand les gendarmes qui entouraient la table s’écartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. «Qui m’eĂ»t dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la premiĂšre fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de CĂŽme?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mĂšre... Il se trouvait dĂ©jĂ  avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commencĂ© Ă  cette Ă©poque?» Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libĂ©ral dirigĂ© par la marquise Raversi et le gĂ©nĂ©ral Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu’on abhorrait, Ă©tait pour sa duperie l’objet d’éternelles plaisanteries. «Ainsi, pensa ClĂ©lia, le voilĂ  prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de cette capture.» Un accĂšs de gros rire Ă©clata dans le corps de garde. --Jacopo, dit-elle au brigadier d’une voix Ă©mue que se passe-t-il donc? --Le gĂ©nĂ©ral a demandĂ© avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappĂ© Barbone: Monsignore Fabrice a rĂ©pondu froidement: «Il m’a appelĂ© assassin, qu’il montre les titres et brevets qui l’autorisent Ă  me donner ce titre»; et l’on rit. Un geĂŽlier qui savait Ă©crire remplaça Barbone; ClĂ©lia vit sortir celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse figure: il jurait comme un paĂŻen: --Ce f... Fabrice, disait-il Ă  trĂšs haute voix, ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc. Il s’était arrĂȘtĂ© entre la fenĂȘtre du bureau et la voiture du gĂ©nĂ©ral pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient. --Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant mademoiselle. Barbone leva la tĂȘte pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontrĂšrent ceux de ClĂ©lia Ă  laquelle un cri d’horreur Ă©chappa; jamais elle n’avait vu d’aussi prĂšs une expression de figure tellement atroce. «Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je prĂ©vienne don Cesare.» C’était son oncle, l’un des prĂȘtres les plus respectables de la ville; le gĂ©nĂ©ral Conti, son frĂšre, lui avait fait avoir la place d’économe et de premier aumĂŽnier de la prison. Le gĂ©nĂ©ral remonta en voiture. --Veux-tu rentrer chez toi, dit-il Ă  sa fille, ou m’attendre peut-ĂȘtre longtemps dans la cour du palais? il faut que j’aille rendre compte de tout ceci au souverain. Fabrice sortait du bureau escortĂ© par trois gendarmes; on le conduisait Ă  la chambre qu’on lui avait destinĂ©e: ClĂ©lia regardait par la portiĂšre, le prisonnier Ă©tait fort prĂšs d’elle. En ce moment elle rĂ©pondit Ă  la question de son pĂšre par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout prĂšs de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frappĂ© surtout de l’expression de mĂ©lancolie de sa figure. «Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre prĂšs de CĂŽme! quelle expression de pensĂ©e profonde!... On a raison de la comparer Ă  la duchesse, quelle physionomie angĂ©lique!» Barbone, le commis sanglant, qui ne s’était pas placĂ© prĂšs de la voiture sans intention, arrĂȘta d’un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derriĂšre, pour arriver Ă  la portiĂšre prĂšs de laquelle Ă©tait le gĂ©nĂ©ral: --Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l’intĂ©rieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu de l’article 157 du rĂšglement, n’y aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours? --Allez au diable! s’écria le gĂ©nĂ©ral, que cette arrestation ne laissait pas d’embarrasser. Il s’agissait pour lui de ne pousser Ă  bout ni la duchesse ni le comte Mosca: et d’ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette affaire? au fond, le meurtre d’un Giletti Ă©tait une bagatelle, et l’intrigue seule Ă©tait parvenue Ă  en faire quelque chose. Durant ce court dialogue, Fabrice Ă©tait superbe au milieu de ces gendarmes, c’était bien la mine la plus fiĂšre et la plus noble; ses traits fins et dĂ©licats, et le sourire de mĂ©pris qui errait sur ses lĂšvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossiĂšres des gendarmes qui l’entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie extĂ©rieure de sa physionomie; il Ă©tait ravi de la cĂ©leste beautĂ© de ClĂ©lia, et son Ɠil trahissait toute sa surprise. Elle, profondĂ©ment pensive, n’avait pas songĂ© Ă  retirer la tĂȘte de la portiĂšre; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux; puis, aprĂšs un instant: --Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu’autrefois, prĂšs d’un lac, j’ai dĂ©jĂ  eu l’honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes. ClĂ©lia rougit et fut tellement interdite qu’elle ne trouva aucune parole pour rĂ©pondre. «Quel air noble au milieu de ces ĂȘtres grossiers!» se disait-elle au moment oĂč Fabrice lui adressa la parole. La profonde pitiĂ©, et nous dirons presque l’attendrissement oĂč elle Ă©tait plongĂ©e, lui ĂŽtĂšrent la prĂ©sence d’esprit nĂ©cessaire pour trouver un mot quelconque, elle s’aperçut de son silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence n’attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette voĂ»te, que, quand mĂȘme ClĂ©lia aurait trouvĂ© quelque mot pour rĂ©pondre, Fabrice n’aurait pu entendre ses paroles. EmportĂ©e par les chevaux qui avaient pris le galop aussitĂŽt aprĂšs le pont-levis, ClĂ©lia se disait: «Il m’aura trouvĂ©e bien ridicule!» Puis tout Ă  coup elle ajouta: «Non pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une Ăąme basse, il aura pensĂ© que je ne rĂ©pondais pas Ă  son salut parce qu’il est prisonnier et moi fille du gouverneur.» Cette idĂ©e fut du dĂ©sespoir pour cette jeune fille qui avait l’ñme Ă©levĂ©e. «Ce qui rend mon procĂ©dĂ© tout Ă  fait avilissant, ajouta-t-elle, c’est que jadis, quand nous nous rencontrĂąmes pour la premiĂšre fois, aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c’était moi qui me trouvais prisonniĂšre, et lui me rendait service et me tirait d’un fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon procĂ©dĂ© est complet, c’est Ă  la fois de la grossiĂšretĂ© et de l’ingratitude. HĂ©las! le pauvre jeune homme! maintenant qu’il est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m’avait bien dit alors: Vous souviendrez-vous de mon nom Ă  Parme? Combien il me mĂ©prise Ă  l’heure qu’il est! Un mot poli Ă©tait si facile Ă  dire! Il faut l’avouer, oui, ma conduite a Ă©tĂ© atroce avec lui. Jadis, sans l’offre gĂ©nĂ©reuse de la voiture de sa mĂšre, j’aurais dĂ» suivre les gendarmes Ă  pied dans la poussiĂšre, ou, ce qui est bien pis, monter en croupe derriĂšre un de ces gens-lĂ ; c’était alors mon pĂšre qui Ă©tait arrĂȘtĂ© et moi sans dĂ©fense! Oui, mon procĂ©dĂ© est complet. Et combien un ĂȘtre comme lui a dĂ» le sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon procĂ©dĂ©! Quelle noblesse! quelle sĂ©rĂ©nitĂ©! Comme il avait l’air d’un hĂ©ros entourĂ© de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de la duchesse: puisqu’il est ainsi au milieu d’un Ă©vĂ©nement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paraĂźtre lorsque son Ăąme est heureuse!» Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d’une heure et demi dans la cour du palais, et toutefois lorsque le gĂ©nĂ©ral descendit de chez le prince, ClĂ©lia ne trouva point qu’il y fĂ»t restĂ© trop longtemps. --Quelle est la volontĂ© de Son Altesse? demanda ClĂ©lia. --Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort! --La mort! Grand Dieu! s’écria ClĂ©lia. --Allons, tais-toi! reprit le gĂ©nĂ©ral avec humeur; que je suis sot de rĂ©pondre Ă  un enfant! Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui conduisaient Ă  la tour FarnĂšse, nouvelle prison bĂątie sur la plate-forme de la grosse tour, Ă  une Ă©lĂ©vation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’opĂ©rer dans son sort. «Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle profonde pitiĂ©! Elle avait l’air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour ĂȘtre infortunĂ©s? Comme ses yeux si beaux restaient attachĂ©s sur moi, mĂȘme quand les chevaux s’avançaient avec tant de bruit sous la voĂ»te!» Fabrice oubliait complĂštement d’ĂȘtre malheureux. ClĂ©lia suivit son pĂšre dans plusieurs salons; au commencement de la soirĂ©e, personne ne savait encore la nouvelle de l’arrestation du grand coupable, car ce fut le nom que les courtisans donnĂšrent deux heures plus tard Ă  ce pauvre jeune homme imprudent. On remarqua ce soir-lĂ  plus d’animation que de coutume dans la figure de ClĂ©lia; or, l’animation, l’air de prendre part Ă  ce qui l’environnait, Ă©taient surtout ce qui manquait Ă  cette belle personne. Quand on comparait sa beautĂ© Ă  celle de la duchesse, c’était surtout cet air de n’ĂȘtre Ă©mue par rien, cette façon d’ĂȘtre comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanitĂ©, on eĂ»t Ă©tĂ© probablement d’un avis tout opposĂ©. ClĂ©lia Conti Ă©tait une jeune fille encore un peu trop svelte que l’on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point que, suivant les donnĂ©es de la beautĂ© grecque, on eĂ»t pu reprocher Ă  cette tĂȘte des traits un peu marquĂ©s, par exemple, les lĂšvres remplies de la grĂące la plus touchante Ă©taient un peu fortes. L’admirable singularitĂ© de cette figure dans laquelle Ă©clataient les grĂąces naĂŻves et l’empreinte cĂ©leste de l’ñme la plus noble, c’est que, bien que de la plus rare et de la plus singuliĂšre beautĂ©, elle ne ressemblait en aucune façon aux tĂȘtes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beautĂ© connue de l’idĂ©al, et sa tĂȘte vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre mĂ©lancolie des belles HĂ©rodiades de LĂ©onard de Vinci. Autant la duchesse Ă©tait sĂ©millante, pĂ©tillante d’esprit et de malice, s’attachant avec passion, si l’on peut parler ainsi, Ă  tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son Ăąme, autant ClĂ©lia se montrait calme et lente Ă  s’émouvoir, soit par mĂ©pris de ce qui l’entourait, soit par regret de quelque chimĂšre absente. Longtemps on avait cru qu’elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la rĂ©pugnance Ă  aller au bal, et si elle y suivait son pĂšre, ce n’était que par obĂ©issance et pour ne pas nuire aux intĂ©rĂȘts de son ambition. «Il me sera donc impossible, rĂ©pĂ©tait trop souvent l’ñme vulgaire du gĂ©nĂ©ral, le ciel m’ayant donnĂ© pour fille la plus belle personne des Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, d’en tirer quelque parti pour l’avancement de ma fortune! Ma vie est trop isolĂ©e, je n’ai qu’elle au monde, et il me faut de toute nĂ©cessitĂ© une famille qui m’étaie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, oĂč mon mĂ©rite et surtout mon aptitude au ministĂšre soient posĂ©s comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l’humeur dĂšs qu’un jeune homme bien Ă©tabli Ă  la cour entreprend de lui faire agrĂ©er ses hommages. Ce prĂ©tendant est-il Ă©conduit, son caractĂšre devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu’à ce qu’un autre Ă©pouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s’est prĂ©sentĂ© et a dĂ©plu: l’homme le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succĂ©dĂ©, elle prĂ©tend qu’il ferait son malheur. «DĂ©cidĂ©ment, disait d’autres fois le gĂ©nĂ©ral, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu’en de rares occasions ils sont susceptibles d’une expression plus profonde; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu’on la lui voit? Jamais dans un salon oĂč elle pourrait lui faire honneur, mais bien Ă  la promenade, seule avec moi, oĂč elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons oĂč nous paraĂźtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l’expression assez hautaine et peu encourageante de l’obĂ©issance passive.» Le gĂ©nĂ©ral n’épargnait aucune dĂ©marche, comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai. Les courtisans, qui n’ont rien Ă  regarder dans leur Ăąme, sont attentifs Ă  tout: ils avaient remarquĂ© que c’était surtout dans ces jours oĂč ClĂ©lia ne pouvait prendre sur elle de s’élancer hors de ses chĂšres rĂȘveries et de feindre de l’intĂ©rĂȘt pour quelque chose que la duchesse aimait Ă  s’arrĂȘter auprĂšs d’elle et cherchait Ă  la faire parler. ClĂ©lia avait des cheveux blonds cendrĂ©s, se dĂ©tachant, par un effet trĂšs doux, sur des joues d’un coloris fin, mais en gĂ©nĂ©ral un peu trop pĂąle. La forme seule du front eĂ»t pu annoncer Ă  un observateur attentif que cet air si noble, cette dĂ©marche tellement au-dessus des grĂąces vulgaires, tenaient Ă  une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C’était l’absence et non pas l’impossibilitĂ© de l’intĂ©rĂȘt pour quelque chose. Depuis que son pĂšre Ă©tait gouverneur de la citadelle, ClĂ©lia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si Ă©levĂ©. Le nombre effroyable de marches qu’il fallait monter pour arriver Ă  ce palais du gouverneur, situĂ© sur l’esplanade de la grosse tour, Ă©loignait les visites ennuyeuses, et ClĂ©lia, par cette raison matĂ©rielle, jouissait de la libertĂ© du couvent; c’était presque lĂ  tout l’idĂ©al de bonheur que, dans un temps, elle avait songĂ© Ă  demander Ă  la vie religieuse. Elle Ă©tait saisie d’une sorte d’horreur Ă  la seule pensĂ©e de mettre sa chĂšre solitude et ses pensĂ©es intimes Ă  la disposition d’un jeune homme, que le titre de mari autoriserait Ă  troubler toute cette vie intĂ©rieure. Si par la solitude elle n’atteignait pas au bonheur, du moins elle Ă©tait parvenue Ă  Ă©viter les sensations trop douloureuses. Le jour oĂč Fabrice fut conduit Ă  la forteresse, la duchesse rencontra ClĂ©lia Ă  la soirĂ©e du ministre de l’IntĂ©rieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle autour d’elles: ce soir-lĂ , la beautĂ© de ClĂ©lia l’emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singuliĂšre et si profonde qu’ils en Ă©taient presque indiscrets: il y avait de la pitiĂ©, il y avait aussi de l’indignation et de la colĂšre dans ses regards. La gaietĂ© et les idĂ©es brillantes de la duchesse semblaient jeter ClĂ©lia dans des moments de douleur allant jusqu’à l’horreur. «Quels vont ĂȘtre les cris et les gĂ©missements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu’elle va savoir que son amant, ce jeune homme d’un si grand cƓur et d’une physionomie si noble, vient d’ĂȘtre jetĂ© en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent Ă  mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l’Italie! O Ăąmes vĂ©nales et basses! Et je suis fille d’un geĂŽlier! et je n’ai point dĂ©menti ce noble caractĂšre en ne daignant pas rĂ©pondre Ă  Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi Ă  cette heure, seul dans sa chambre et en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec sa petite lampe?» RĂ©voltĂ©e par cette idĂ©e, ClĂ©lia jetait des regards d’horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l’IntĂ©rieur. «Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beautĂ©s Ă  la mode, et qui cherchait Ă  se mĂȘler Ă  leur conversation, jamais elles ne se sont parlĂ© d’un air si animĂ© et en mĂȘme temps si intime.» La duchesse, toujours attentive Ă  conjurer les haines excitĂ©es par le premier ministre, aurait-elle songĂ© Ă  quelque grand mariage en faveur de la ClĂ©lia? Cette conjecture Ă©tait appuyĂ©e sur une circonstance qui jusque-lĂ  ne s’était jamais prĂ©sentĂ©e Ă  l’observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et mĂȘme, si l’on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait Ă©tonnĂ©e, et, l’on peut dire Ă  sa gloire, ravie des grĂąces si nouvelles qu’elle dĂ©couvrait dans la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti Ă  la vue d’une rivale. «Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais ClĂ©lia n’a Ă©tĂ© aussi belle, et l’on peut dire aussi touchante: son cƓur aurait-il parlĂ©?... Mais en ce cas-lĂ , certes, c’est de l’amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle... Mais l’amour malheureux se tait! S’agirait-il de ramener un inconstant par un succĂšs dans le monde?» Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d’expression singuliĂšre, c’était toujours de la fatuitĂ© plus ou moins contente. «Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, piquĂ©e de ne pas deviner. OĂč est le comte Mosca, cet ĂȘtre si fin? Non, je ne me trompe point, ClĂ©lia me regarde avec attention et comme si j’étais pour elle l’objet d’un intĂ©rĂȘt tout nouveau. Est-ce l’effet de quelque ordre donnĂ© par son pĂšre, ce vil courtisan? Je croyais cette Ăąme noble et jeune incapable de se ravaler Ă  des intĂ©rĂȘts d’argent. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti aurait-il quelque demande dĂ©cisive Ă  faire au comte?» Vers les dix heures, un ami de la duchesse s’approcha et lui dit deux mots Ă  voix basse; elle pĂąlit excessivement; ClĂ©lia lui prit la main et osa la lui serrer. --Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une belle Ăąme! dit la duchesse, faisant effort sur elle-mĂȘme. Elle eut Ă  peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires Ă  la maĂźtresse de la maison qui se leva pour l’accompagner jusqu’à la porte du dernier salon: ces honneurs n’étaient dus qu’à des princesses de sang et faisaient pour la duchesse un cruel contresens avec sa position prĂ©sente. Aussi elle sourit beaucoup Ă  la comtesse Zurla, mais malgrĂ© des efforts inouĂŻs ne put jamais lui adresser un seul mot. Les yeux de ClĂ©lia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au milieu de ces salons peuplĂ©s alors de ce qu’il y avait de plus brillant dans la sociĂ©tĂ©. «Que va devenir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une indiscrĂ©tion Ă  moi de m’offrir pour l’accompagner! je n’ose... Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, tĂȘte Ă  tĂȘte avec sa petite lampe, serait consolĂ© pourtant s’il savait qu’il est aimĂ© Ă  ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on l’a plongĂ©! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants! quelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand Dieu! ce serait trahir mon pĂšre; sa situation est si dĂ©licate entre les deux partis! Que devient-il s’il s’expose Ă  la haine passionnĂ©e de la duchesse qui dispose de la volontĂ© du premier ministre, lequel est le maĂźtre dans les trois quarts des affaires! D’un autre cĂŽtĂ© le prince s’occupe sans cesse de ce qui se passe Ă  la forteresse, et il n’entend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les cas, Fabrice (ClĂ©lia ne disait plus M. del Dongo) est bien autrement Ă  plaindre!... il s’agit pour lui de bien autre chose que du danger de perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle horrible passion que l’amour!... et cependant tous ces menteurs du monde en parlent comme d’une source de bonheur! On plaint les femmes ĂągĂ©es parce qu’elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l’amour!... Jamais je n’oublierai ce que je viens de voir; quel changement subit! Comme les yeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont devenus mornes, Ă©teints, aprĂšs le mot fatal que le marquis N... est venu lui dire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d’ĂȘtre aimĂ©!...» Au milieu de ces rĂ©flexions fort sĂ©rieuses et qui occupaient toute l’ñme de ClĂ©lia, les propos complimenteurs qui l’entouraient toujours lui semblĂšrent plus dĂ©sagrĂ©ables encore que de coutume. Pour s’en dĂ©livrer, elle s’approcha d’une fenĂȘtre ouverte et Ă  demi voilĂ©e par un rideau de taffetas; elle espĂ©rait que personne n’aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite. Cette fenĂȘtre donnait sur un petit bois d’orangers en pleine terre: Ă  la vĂ©ritĂ©, chaque hiver on Ă©tait obligĂ© de les recouvrir d’un toit. ClĂ©lia respirait avec dĂ©lices le parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme Ă  son Ăąme... «Je lui ai trouvĂ© l’air fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle passion Ă  une femme si distinguĂ©e!... Elle a eu la gloire de refuser les hommages du prince, et si elle eĂ»t daignĂ© le vouloir, elle eĂ»t Ă©tĂ© la reine de ces Etats... Mon pĂšre dit que la passion du souverain allait jusqu’à l’épouser si jamais il fĂ»t devenu libre!... Et cet amour pour Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous les rencontrĂąmes prĂšs du lac de CĂŽme!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle aprĂšs un instant de rĂ©flexion. J’en fus frappĂ©e mĂȘme alors, oĂč tant de choses passaient inaperçues devant mes yeux d’enfant! Comme ces deux dames semblaient admirer Fabrice!...» ClĂ©lia remarqua avec joie qu’aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant d’empressement n’avait osĂ© se rapprocher du balcon. L’un d’eux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s’était arrĂȘtĂ© auprĂšs d’une table de jeu. «Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fenĂȘtre du palais de la forteresse, la seule qui ait de l’ombre, j’avais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes idĂ©es seraient moins tristes! mais pour toute perspective les Ă©normes pierres de taille de la tour FarnĂšse... Ah! s’écria-t-elle en faisant un mouvement, c’est peut-ĂȘtre lĂ  qu’on l’aura placĂ©! Qu’il me tarde de pouvoir parler Ă  don Cesare! il sera moins sĂ©vĂšre que le gĂ©nĂ©ral. Mon pĂšre ne me dira rien certainement en rentrant Ă  la forteresse, mais je saurai tout par don Cesare... J’ai de l’argent, je pourrais acheter quelques orangers qui, placĂ©s sous la fenĂȘtre de ma voliĂšre, m’empĂȘcheraient de voir ce gros mur de la tour FarnĂšse. Combien il va m’ĂȘtre plus odieux encore maintenant que je connais l’une des personnes qu’il cache Ă  la lumiĂšre!... Oui, c’est bien la troisiĂšme fois que je l’ai vu; une fois Ă  la cour, au bal du jour de naissance de la princesse; aujourd’hui, entourĂ© de trois gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin prĂšs du lac de CĂŽme... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais garnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards singuliers sa mĂšre et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce jour-lĂ  quelque secret, quelque chose de particulier entre eux; dans le temps, j’eus l’idĂ©e que lui aussi avait peur des gendarmes...» ClĂ©lia tressaillit.» Mais que j’étais ignorante! Sans doute, dĂ©jĂ  dans ce temps, la duchesse avait de l’intĂ©rĂȘt pour lui... Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames, malgrĂ© leur prĂ©occupation Ă©vidente, se furent un peu accoutumĂ©es Ă  la prĂ©sence d’une Ă©trangĂšre!... et ce soir j’ai pu ne pas rĂ©pondre au mot qu’il m’a adressĂ©!... O ignorance et timiditĂ©! combien souvent vous ressemblez Ă  ce qu’il y a de plus noir! Et je suis ainsi Ă  vingt ans passĂ©s!... J’avais bien raison de songer au cloĂźtre; rĂ©ellement je ne suis faite que pour la retraite! «Digne fille d’un geĂŽlier!» se sera-t-il dit. Il me mĂ©prise, et, dĂšs qu’il pourra Ă©crire Ă  la duchesse, il parlera de mon manque d’égard, et la duchesse me croira une petite fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de sensibilitĂ© pour son malheur.» ClĂ©lia s’aperçut que quelqu’un s’approchait et apparemment dans le dessein de se placer Ă  cĂŽtĂ© d’elle au balcon de fer de cette fenĂȘtre; elle en fut contrariĂ©e quoiqu’elle se fĂźt des reproches; les rĂȘveries auxquelles on l’arrachait n’étaient point sans quelque douceur. «VoilĂ  un importun que je vais joliment recevoir!» pensa-t-elle. Elle tournait la tĂȘte avec un regard altier, lorsqu’elle aperçut la figure timide de l’archevĂȘque qui s’approchait du balcon par de petits mouvements insensibles. «Ce saint homme n’a point d’usage, pensa ClĂ©lia; pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillitĂ© est tout ce que je possĂšde.» Elle le saluait avec respect, mais aussi d’un air hautain, lorsque le prĂ©lat lui dit: --Mademoiselle, savez-vous l’horrible nouvelle? Les yeux de la jeune fille avaient dĂ©jĂ  pris une tout autre expression; mais, suivant les instructions cent fois rĂ©pĂ©tĂ©es de son pĂšre, elle rĂ©pondit avec un air d’ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement: --Je n’ai rien appris, Monseigneur. --Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a Ă©tĂ© enlevĂ© Ă  Bologne oĂč il vivait sous le nom supposĂ© de Joseph Bossi; on l’a renfermĂ© dans votre citadelle; il y est arrivĂ© enchaĂźnĂ© Ă  la voiture mĂȘme qui le portait. Une sorte de geĂŽlier nommĂ© Barbone, qui jadis eut sa grĂące aprĂšs avoir assassinĂ© un de ses frĂšres, a voulu faire Ă©prouver une violence personnelle Ă  Fabrice; mais mon jeune ami n’est point homme Ă  souffrir une insulte. Il a jetĂ© Ă  ses pieds son infĂąme adversaire, sur quoi on l’a descendu dans un cachot Ă  vingt pieds sous terre, aprĂšs lui avoir mis les menottes. --Les menottes, non. --Ah! vous savez quelque chose! s’écria l’archevĂȘque, et les traits du vieillard perdirent de leur profonde expression de dĂ©couragement; mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez charitable pour remettre vous-mĂȘme Ă  don Cesare mon anneau pastoral que voici? La jeune fille avait pris l’anneau, mais ne savait oĂč le placer pour ne pas courir la chance de le perdre. --Mettez-le au pouce, dit l’archevĂȘque; et il le plaça lui-mĂȘme. Puis-je compter que vous remettrez cet anneau? --Oui, monseigneur. --Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, mĂȘme dans le cas oĂč vous ne trouveriez pas convenable d’accĂ©der Ă  ma demande? --Mais oui, Monseigneur, rĂ©pondit la jeune fille toute tremblante en voyant l’air sombre et sĂ©rieux que le vieillard avait pris tout Ă  coup... Notre respectable archevĂȘque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres dignes de lui et de moi. --Dites Ă  don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que les sbires qui l’ont enlevĂ© ne lui ont pas donnĂ© le temps de prendre son brĂ©viaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut envoyer demain Ă  l’archevĂȘchĂ©, je me charge de remplacer le livre par lui donnĂ© Ă  Fabrice. Je prie don Cesare de faire tenir Ă©galement l’anneau que porte cette jolie main, Ă  M. del Dongo. L’archevĂȘque fut interrompu par le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti qui venait prendre sa fille pour la conduire Ă  sa voiture; il y eut lĂ  un petit moment de conversation, qui ne fut pas dĂ©pourvu d’adresse de la part du prĂ©lat. Sans parler en aucune façon du nouveau prisonnier, il s’arrangea de façon Ă  ce que le courant du discours pĂ»t amener convenablement dans sa bouche certaines maximes morales et politiques; par exemple: Il y a des moments de crise dans la vie des cours qui dĂ©cident pour longtemps de l’existence des plus grands personnages; il y aurait une imprudence notable Ă  changer en haine personnelle l’état d’éloignement politique qui est souvent le rĂ©sultat fort simple de positions opposĂ©es. L’archevĂȘque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui causait une arrestation si imprĂ©vue, alla jusqu’à dire qu’il fallait assurĂ©ment conserver les positions dont on jouissait, mais qu’il y aurait une imprudence bien gratuite Ă  s’attirer pour la suite des haines furibondes en se prĂȘtant Ă  de certaines choses que l’on n’oublie point. Quand le gĂ©nĂ©ral fut dans son carrosse avec sa fille: --Ceci peut s’appeler des menaces, lui dit-il... des menaces Ă  un homme de ma sorte! Il n’y eut pas d’autres paroles Ă©changĂ©es entre le pĂšre et la fille pendant vingt minutes. En recevant l’anneau pastoral de l’archevĂȘque, ClĂ©lia s’était bien promis de parler Ă  son pĂšre, lorsqu’elle serait en voiture, du petit service que le prĂ©lat lui demandait. Mais aprĂšs le mot <i>menaces</i> prononcĂ© avec colĂšre, elle se tint pour assurĂ©e que son pĂšre intercepterait la commission; elle recouvrait cet anneau de la main gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l’on mit pour aller du ministĂšre de l’IntĂ©rieur Ă  la citadelle, elle se demanda s’il serait criminel Ă  elle de ne pas parler Ă  son pĂšre. Elle Ă©tait fort pieuse, fort timorĂ©e, et son cƓur, si tranquille d’ordinaire, battait avec une violence inaccoutumĂ©e; mais enfin le qui vive de la sentinelle placĂ©e sur le rempart au-dessus de la porte retentit Ă  l’approche de la voiture, avant que ClĂ©lia eĂ»t trouvĂ© les termes convenables pour disposer son pĂšre Ă  ne pas refuser, tant elle avait peur d’ĂȘtre refusĂ©e! En montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur, ClĂ©lia ne trouva rien. Elle se hĂąta de parler Ă  son oncle, qui la gronda et refusa de se prĂȘter Ă  rien. CHAPITRE XVI --Eh bien! s’écria le gĂ©nĂ©ral, en apercevant son frĂšre don Cesare, voilĂ  la duchesse qui va dĂ©penser cent mille Ă©cus pour se moquer de moi et faire sauver le prisonnier! Mais pour le moment, nous sommes obligĂ©s de laisser Fabrice dans sa prison, tout au faĂźte de la citadelle de Parme; on le garde bien, et nous l’y retrouverons peut-ĂȘtre un peu changĂ©. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, oĂč des intrigues fort compliquĂ©es, et surtout les passions d’une femme malheureuse vont dĂ©cider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison Ă  la tour FarnĂšse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redoutĂ© ce moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur. En rentrant chez elle aprĂšs la soirĂ©e du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d’un geste; puis, se laissant tomber tout habillĂ©e sur son lit: --Fabrice, s’écria-t-elle Ă  haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-ĂȘtre Ă  cause de moi ils lui donneront du poison! Comment peindre le moment de dĂ©sespoir qui suivit cet exposĂ© de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation prĂ©sente, et, sans se l’avouer, Ă©perdument amoureuse du jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticulĂ©s, des transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu’elle allait Ă©clater en sanglots dĂšs qu’elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manquĂšrent tout Ă  fait. La colĂšre, l’indignation, le sentiment d’infĂ©rioritĂ© vis-Ă -vis du prince, dominaient trop cette Ăąme altiĂšre. «Suis-je assez humiliĂ©e! s’écriait-elle Ă  chaque instant; on m’outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-lĂ , mon prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j’aurai votre vie. HĂ©las! pauvre Fabrice, Ă  quoi cela te servira-t-il? Quelle diffĂ©rence avec ce jour oĂč je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement! J’allais briser toutes les habitudes d’une vie agrĂ©able: hĂ©las! sans le savoir, je touchais Ă  un Ă©vĂ©nement qui allait Ă  jamais dĂ©cider de mon sort. Si, par ses infĂąmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n’eĂ»t supprimĂ© le mot <i>procĂ©dure injuste</i> dans ce fatal billet que m’accordait la vanitĂ© du prince, nous Ă©tions sauvĂ©s. J’avais eu le bonheur plus que l’adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chĂšre ville de Parme. Alors je menaçais de partir, alors j’étais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave! Maintenant me voici clouĂ©e dans ce cloaque infĂąme, et Fabrice enchaĂźnĂ© dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distinguĂ©s a Ă©tĂ© l’antichambre de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire! «Il a trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne m’éloignerai jamais de la tour infĂąme oĂč mon cƓur est enchaĂźnĂ©. Maintenant la vanitĂ© piquĂ©e de cet homme peut lui suggĂ©rer les idĂ©es les plus singuliĂšres; leur cruautĂ© bizarre ne ferait que piquer au jeu son Ă©tonnante vanitĂ©. S’il revient Ă  ses anciens propos de fade galanterie, s’il me dit: AgrĂ©ez les hommages de votre esclave, ou Fabrice pĂ©rit: eh bien! la vieille histoire de Judith... Oui, mais si ce n’est qu’un suicide pour moi, c’est un assassin pour Fabrice; le benĂȘt de successeur, notre prince royal, et l’infĂąme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.» La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce cƓur malheureux. Sa tĂȘte troublĂ©e ne voyait aucune autre probabilitĂ© dans l’avenir. Pendant dix minutes elle s’agita comme une insensĂ©e; enfin un sommeil d’accablement remplaça pour quelques instants cet Ă©tat horrible, la vie Ă©tait Ă©puisĂ©e. Quelques minutes aprĂšs, elle se rĂ©veilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu’en sa prĂ©sence le prince voulait faire couper la tĂȘte Ă  Fabrice. Quels yeux Ă©garĂ©s la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d’elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu’elle n’avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur le point de s’évanouir. Sa faiblesse physique Ă©tait telle qu’elle ne se sentait pas la force de changer de position. «Grand Dieu! si je pouvais mourir! se dit-elle... Mais quelle lĂąchetĂ©! moi abandonner Fabrice dans le malheur! Je m’égare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de sang-froid l’exĂ©crable position oĂč je me suis plongĂ©e comme Ă  plaisir. Quelle funeste Ă©tourderie! venir habiter la cour d’un prince absolu! un tyran qui connaĂźt toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. HĂ©las! c’est ce que ni le comte ni moi nous ne vĂźmes lorsque je quittai Milan: je pensais aux grĂąces d’une cour aimable; quelque chose d’infĂ©rieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince EugĂšne! «De loin nous ne nous faisions pas d’idĂ©e de ce que c’est que l’autoritĂ© d’un despote qui connaĂźt de vue tous ses sujets. La forme extĂ©rieure du despotisme est la mĂȘme que celle des autres gouvernements: il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne trouverait rien d’extraordinaire Ă  faire pendre son pĂšre si le prince le lui ordonnait... il appellerait cela son devoir... SĂ©duire Rassi! malheureuse que je suis! je n’en possĂšde aucun moyen. Que puis-je lui offrir? cent mille francs peut-ĂȘtre! et l’on prĂ©tend que, lors du dernier coup de poignard auquel la colĂšre du ciel envers ce malheureux pays l’a fait Ă©chapper, le prince lui a envoyĂ© dix mille sequins d’or dans une cassette! D’ailleurs quelle somme d’argent pourrait le sĂ©duire? Cette Ăąme de boue, qui n’a jamais vu que du mĂ©pris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d’y voir maintenant de la crainte, et mĂȘme du respect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement que lui-mĂȘme tremble devant le souverain. «Puisque je ne peux fuir ce lieu dĂ©testĂ©, il faut que j’y sois utile Ă  Fabrice: vivre seule, solitaire, dĂ©sespĂ©rĂ©e! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le monde, feins de ne plus penser Ă  Fabrice... Feindre de t’oublier, cher ange!» A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. AprĂšs une heure accordĂ©e Ă  la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idĂ©es commençaient Ă  s’éclaircir. «Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me rĂ©fugier avec lui dans quelque pays heureux, oĂč nous ne puissions ĂȘtre poursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions d’abord avec les douze cents francs que l’homme d’affaires de son pĂšre me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des dĂ©bris de ma fortune!» L’imagination de la duchesse passait en revue avec des moments d’inexprimables dĂ©lices tous les dĂ©tails de la vie qu’elle mĂšnerait Ă  trois cents lieues de Parme. LĂ , se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom supposĂ©... PlacĂ© dans un rĂ©giment de ces braves Français, bientĂŽt le jeune Valserra aurait une rĂ©putation; enfin il serait heureux.» Ces images fortunĂ©es rappelĂšrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci Ă©taient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet Ă©tat dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de revenir Ă  la contemplation de l’affreuse rĂ©alitĂ©. Enfin, comme l’aube du jour commençait Ă  marquer d’une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. «Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille; il sera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, si le prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif Ă  Fabrice, je ne suis pas assurĂ©e de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans dĂ©lai prendre des rĂ©solutions. «Si je suis dĂ©clarĂ©e criminelle d’Etat, Rassi fait saisir tout ce qui se trouve dans ce palais; le 1^{er} de ce mois, le comte et moi nous avons brĂ»lĂ©, suivant l’usage, tous les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre de la police, voilĂ  le plaisant. J’ai trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien batelier de Grianta, partira pour GenĂšve oĂč il les mettra en sĂ»retĂ©. Si jamais Fabrice s’échappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe de croix), l’incommensurable lĂąchetĂ© du marquis del Dongo trouvera qu’il y a du pĂ©chĂ© Ă  envoyer du pain Ă  un homme poursuivi par un prince lĂ©gitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain. «Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, aprĂšs ce qui vient d’arriver, c’est ce qui m’est impossible. Le pauvre homme! Il n’est point mĂ©chant, au contraire; il n’est que faible. Cette Ăąme vulgaire n’est point Ă  la hauteur des nĂŽtres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu ĂȘtre ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos pĂ©rils! «La prudence mĂ©ticuleuse du comte gĂȘnerait tous mes projets, et d’ailleurs il ne faut point l’entraĂźner dans ma perte... Car pourquoi la vanitĂ© de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J’aurai conspirĂ©... quoi de plus facile Ă  prouver? Si c’était Ă  sa citadelle qu’il m’envoyĂąt et que je pusse Ă  force d’or parler Ă  Fabrice, ne fĂ»t-ce qu’un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble Ă  la mort! Mais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi par le poison; ma prĂ©sence dans les rues, placĂ©e sur une charrette, pourrait Ă©mouvoir la sensibilitĂ© de ses chers Parmesans... Mais quoi! toujours le roman! HĂ©las! l’on doit pardonner ces folies Ă  une pauvre femme dont le sort rĂ©el est si triste! Le vrai de tout ceci, c’est que le prince ne m’enverra point Ă  la mort; mais rien de plus facile que de me jeter en prison et de m’y retenir; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L... Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce qu’ils appellent des piĂšces probantes, et une douzaine de faux tĂ©moins suffisent. Je puis donc ĂȘtre condamnĂ©e Ă  mort comme ayant conspirĂ©; et le prince, dans sa clĂ©mence infinie, considĂ©rant qu’autrefois j’ai eu l’honneur d’ĂȘtre admise Ă  sa cour, commuera ma peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point dĂ©choir de ce caractĂšre violent qui a fait dire tant de sottises Ă  la marquise Raversi et Ă  mes autres ennemis, je m’empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bontĂ© de le croire; mais je gage que le Rassi paraĂźtra dans mon cachot pour m’apporter galamment, de la part du prince, un petit flacon de strychnine ou de l’opium de PĂ©rouse. «Oui, il faut me brouiller trĂšs ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas l’entraĂźner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m’a aimĂ©e avec tant de candeur! Ma sottise a Ă©tĂ© de croire qu’il restait assez d’ñme dans un courtisan vĂ©ritable pour ĂȘtre capable d’amour. TrĂšs probablement le prince trouvera quelque prĂ©texte pour me jeter en prison; il craindra que je ne pervertisse l’opinion publique relativement Ă  Fabrice. Le comte est plein d’honneur; Ă  l’instant il fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur Ă©tonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J’ai bravĂ© l’autoritĂ© du prince le soir du billet, je puis m’attendre Ă  tout de la part de sa vanitĂ© blessĂ©e: un homme nĂ© prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai donnĂ©e ce soir-lĂ ? D’ailleurs le comte brouillĂ© avec moi est en meilleure position pour ĂȘtre utile Ă  Fabrice. Mais si le comte, que ma rĂ©solution va mettre au dĂ©sespoir, se vengeait?... VoilĂ , par exemple, une idĂ©e qui ne lui viendra jamais; il n’a point l’ñme fonciĂšrement basse du prince: le comte peut, en gĂ©missant, contresigner un dĂ©cret infĂąme, mais il a de l’honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce que, aprĂšs l’avoir aimĂ© cinq ans, sans faire la moindre offense Ă  son amour, je lui dis: «Cher comte! j’avais le bonheur de vous aimer; eh bien, cette flamme s’éteint; je ne vous aime plus! mais je connais le fond de votre cƓur, je garde pour vous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis. «Que peut rĂ©pondre un galant homme Ă  une dĂ©claration aussi sincĂšre?» «Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai Ă  cet amant: «Au fond le prince a raison de punir l’étourderie de Fabrice; mais le jour de sa fĂȘte, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la libertĂ©.» Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant dĂ©signĂ© par la prudence serait ce juge vendu, cet infĂąme bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli et dans le fait, je lui donnerais l’entrĂ©e de la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi au-delĂ  du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D.! il me ferait Ă©vanouir d’horreur en s’approchant de moi, ou plutĂŽt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infĂąme cƓur. Ne me demande pas des choses impossibles! «Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l’ombre de colĂšre contre le prince, reprendre ma gaietĂ© ordinaire, qui paraĂźtra plus aimable Ă  ces Ăąmes fangeuses, premiĂšrement, parce que j’aurai l’air de me soumettre de bonne grĂące Ă  leur souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d’eux, je serai attentive Ă  faire ressortir leurs jolis petits mĂ©rites; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beautĂ© de la plume blanche de son chapeau qu’il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur. «Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s’en va, ce sera le parti ministĂ©riel; lĂ  sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui rĂ©gnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au ministĂšre. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme d’esprit, accoutumĂ© au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter d’affaires avec ce bƓuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie s’est occupĂ© de ce problĂšme capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils porter sur leur habit, Ă  la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces bĂȘtes brutes fort jalouses de moi, et voilĂ  ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces bĂȘtes brutes qui vont dĂ©cider de mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa dĂ©mission! qu’il reste, dĂ»t-il subir des humiliations! il s’imagine toujours que donner sa dĂ©mission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; et toutes les fois que son miroir lui dit qu’il vieillit, il m’offre ce sacrifice: donc brouillerie complĂšte, oui, et rĂ©conciliation seulement dans le cas oĂč il n’y aurait que ce moyen de l’empĂȘcher de s’en aller. AssurĂ©ment, je mettrai Ă  son congĂ© toute la bonne amitiĂ© possible; mais aprĂšs l’omission courtisanesque des mots <i>procĂ©dure injuste</i> dans le billet du prince, je sens que pour ne pas le haĂŻr j’ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soirĂ©e dĂ©cisive, je n’avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu’il Ă©crivĂźt sous ma dictĂ©e, il n’avait qu’à Ă©crire ce mot, que j’avais obtenu par mon caractĂšre: ses habitudes de bas courtisan l’ont emportĂ©. Il me disait le lendemain qu’il n’avait pu faire signer une absurditĂ© par son prince, qu’il aurait fallu des lettres de grĂące: eh! bon Dieu! avec de telles gens, avec des monstres de vanitĂ© et de rancune qu’on appelle des FarnĂšse, on prend ce qu’on peut.» A cette idĂ©e, toute la colĂšre de la duchesse se ranima. «Le prince m’a trompĂ©e, se disait-elle, et avec quelle lĂąchetĂ©!... Cet homme est sans excuse: il a de l’esprit, de la finesse, du raisonnement; il n’y a de bas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous l’avons remarquĂ©, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu’il s’imagine qu’on a voulu l’offenser. Eh bien! le crime de Fabrice est Ă©tranger Ă  la politique, c’est un petit assassinat comme on en compte cent par an dans ses heureux Etats, et le comte m’a jurĂ© qu’il a fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n’était point sans courage: se voyant Ă  deux pas de la frontiĂšre, il eut tout Ă  coup la tentation de se dĂ©faire d’un rival qui plaisait.» La duchesse s’arrĂȘta longtemps pour examiner s’il Ă©tait possible de croire Ă  la culpabilitĂ© de Fabrice: non pas qu’elle trouvĂąt que ce fĂ»t un bien gros pĂ©chĂ©, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se dĂ©faire de l’impertinence d’un historien; mais, dans son dĂ©sespoir, elle commençait Ă  sentir vaguement qu’elle allait ĂȘtre obligĂ©e de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice. «Non, se dit-elle enfin, voici une preuve dĂ©cisive; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-lĂ , il ne portait qu’un mauvais fusil Ă  un coup, et encore, empruntĂ© Ă  l’un des ouvriers. «Je hais le prince parce qu’il m’a trompĂ©e, et trompĂ©e de la façon la plus lĂąche; aprĂšs son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre garçon Ă  Bologne, etc. Mais ce compte se rĂ©glera.» Vers les cinq heures du matin, la duchesse, anĂ©antie par ce long accĂšs de dĂ©sespoir, sonna ses femmes; celles-ci jetĂšrent un cri. En l’apercevant sur son lit, toute habillĂ©e, avec ses diamants, pĂąle comme ses draps et les yeux fermĂ©s, il leur sembla la voir exposĂ©e sur un lit de parade aprĂšs sa mort. Elles l’eussent crue tout Ă  fait Ă©vanouie, si elles ne se fussent pas rappelĂ© qu’elle venait de les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps Ă  autre sur ses joues insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu’elle voulait ĂȘtre mise au lit. Deux fois aprĂšs la soirĂ©e du ministre Zurla, le comte s’était prĂ©sentĂ© chez la duchesse: toujours refusĂ©, il lui Ă©crivit qu’il avait un conseil Ă  lui demander pour lui-mĂȘme: «Devait-il garder sa position aprĂšs l’affront qu’on osait lui faire?» Le comte ajoutait: «Le jeune homme est innocent; mais fĂ»t-il coupable, devait-on l’arrĂȘter sans m’en prĂ©venir, moi, son protecteur dĂ©clarĂ©?» La duchesse ne vit cette lettre que le lendemain. Le comte n’avait pas de vertu; l’on peut mĂȘme ajouter que ce que les libĂ©raux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait une duperie; il se croyait obligĂ© Ă  chercher avant tout le bonheur du comte Mosca della Rovere; mais il Ă©tait plein d’honneur et parfaitement sincĂšre lorsqu’il parlait de sa dĂ©mission. De la vie il n’avait dit un mensonge Ă  la duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la moindre attention Ă  cette lettre; son parti, et un parti bien pĂ©nible, Ă©tait pris, feindre d’oublier Fabrice; aprĂšs cet effort, tout lui Ă©tait indiffĂ©rent. Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passĂ© dix fois au palais Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterrĂ© Ă  la vue de la duchesse... «Elle a quarante ans! se dit-il, et hier si brillante! si jeune!... Tout le monde me dit que, durant sa longue conversation avec la ClĂ©lia Conti, elle avait l’air aussi jeune et bien autrement sĂ©duisante.» La voix, le ton de la duchesse Ă©taient aussi Ă©tranges que l’aspect de sa personne. Ce ton, dĂ©pouillĂ© de toute passion, de tout intĂ©rĂȘt humain, de toute colĂšre, fit pĂąlir le comte; il lui rappela la façon d’ĂȘtre d’un de ses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant dĂ©jĂ  reçu les sacrements, avait voulu l’entretenir. AprĂšs quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses yeux restĂšrent Ă©teints: --SĂ©parons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d’une voix faible, mais bien articulĂ©e, et qu’elle s’efforçait de rendre aimable; sĂ©parons-nous, il le faut! Le ciel m’est tĂ©moin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a Ă©tĂ© irrĂ©prochable. Vous m’avez donnĂ© une existence brillante, au lieu de l’ennui qui aurait Ă©tĂ© mon triste partage au chĂąteau de Grianta; sans vous j’aurais rencontrĂ© la vieillesse quelques annĂ©es plus tĂŽt... De mon cĂŽtĂ©, ma seule occupation a Ă©tĂ© de chercher Ă  vous faire trouver le bonheur. C’est parce que je vous aime que je vous propose cette sĂ©paration Ă  l’amiable, comme on dirait en France. Le comte ne comprenait pas; elle fut obligĂ©e de rĂ©pĂ©ter plusieurs fois. Il devint d’une pĂąleur mortelle, et, se jetant Ă  genoux auprĂšs de son lit, il dit tout ce que l’étonnement profond, et ensuite le dĂ©sespoir le plus vif, peuvent inspirer Ă  un homme d’esprit passionnĂ©ment amoureux. A chaque moment il offrait de donner sa dĂ©mission et de suivre son amie dans quelque retraite Ă  mille lieues de Parme. --Vous osez me parler de dĂ©part, et Fabrice est ici! s’écria-t-elle enfin en se soulevant Ă  demi. Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une impression pĂ©nible, elle ajouta aprĂšs un moment de repos et en serrant lĂ©gĂšrement la main du comte: --Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimĂ© avec cette passion et ces transports que l’on n’éprouve plus, ce me semble, aprĂšs trente ans, et je suis dĂ©jĂ  bien loin de cet Ăąge. On vous aura dit que j’aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour mĂ©chante. (Ses yeux brillĂšrent pour la premiĂšre fois dans cette conversation, en prononçant ce mot <i>mĂ©chante</i>.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s’est passĂ© entre lui et moi la plus petite chose que n’eĂ»t pas pu souffrir l’Ɠil d’une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l’aime exactement comme ferait une sƓur; je l’aime d’instinct, pour parler ainsi. J’aime en lui son courage si simple et si parfait, que l’on peut dire qu’il ne s’en aperçoit pas lui-mĂȘme; je me souviens que ce genre d’admiration commença Ă  son retour de Warterloo. Il Ă©tait encore enfant, malgrĂ© ses dix-sept ans; sa grande inquiĂ©tude Ă©tait de savoir si rĂ©ellement il avait assistĂ© Ă  la bataille, et dans le cas du oui, s’il pouvait dire s’ĂȘtre battu, lui qui n’avait marchĂ© Ă  l’attaque d’aucune batterie ni d’aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble sur ce sujet important, que je commençai Ă  voir en lui une grĂące parfaite. Sa grande Ăąme se rĂ©vĂ©lait Ă  moi; que de savants mensonges eĂ»t Ă©talĂ©s, Ă  sa place, un jeune homme bien Ă©levĂ©! Enfin, s’il n’est heureux je ne puis ĂȘtre heureuse. Tenez, voilĂ  un mot qui peint bien l’état de mon cƓur; si ce n’est la vĂ©ritĂ©, c’est au moins tout ce que j’en vois. Le comte, encouragĂ© par ce ton de franchise et d’intimitĂ©, voulut lui baiser la main: elle la retira avec une sorte d’horreur. --Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept ans, je me trouve Ă  la porte de la vieillesse, j’en ressens dĂ©jĂ  tous les dĂ©couragements, et peut-ĂȘtre mĂȘme suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, Ă  ce qu’on dit, et pourtant il me semble que je le dĂ©sire. J’éprouve le pire symptĂŽme de la vieillesse: mon cƓur est Ă©teint par cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, que l’ombre de quelqu’un qui me fut cher. Je dirai plus, c’est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage. --Que vais-je devenir? lui rĂ©pĂ©tait le comte, moi qui sens que je vous suis attachĂ© avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous voyais Ă  la Scala! --Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d’amour m’ennuie, et me semble indĂ©cent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain, courage! soyez homme d’esprit, homme judicieux, homme Ă  ressources dans les occurrences. Soyez avec moi ce que vous ĂȘtes rĂ©ellement aux yeux des indiffĂ©rents, l’homme le plus habile et le plus grand politique que l’Italie ait produit depuis des siĂšcles. Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants. --Impossible, chĂšre amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux dĂ©chirements de la passion la plus violente, et vous me demandez d’interroger ma raison! Il n’y a plus de raison pour moi! --Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d’un ton sec. Et ce fut pour la premiĂšre fois, aprĂšs deux heures d’entretien, que sa voix prit une expression quelconque. Le comte, au dĂ©sespoir lui-mĂȘme, chercha Ă  la consoler. --Il m’a trompĂ©e, s’écriait-elle sans rĂ©pondre en aucune façon aux raisons d’espĂ©rer que lui exposait le comte; il m’a trompĂ©e de la façon la plus lĂąche! Et sa pĂąleur mortelle cessa pour un instant; mais, mĂȘme dans ce moment d’excitation violente, le comte remarqua qu’elle n’avait pas la force de soulever les bras. «Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu’elle ne fĂ»t que malade? En ce cas pourtant ce serait le dĂ©but de quelque maladie fort grave.» Alors, rempli d’inquiĂ©tude, il proposa de faire appeler le cĂ©lĂšbre Rozari, le premier mĂ©decin du pays et de l’Italie. --Vous voulez donc donner Ă  un Ă©tranger le plaisir de connaĂźtre toute l’étendue de mon dĂ©sespoir?... Est-ce lĂ  le conseil d’un traĂźtre ou d’un ami? Et elle le regarda avec des yeux Ă©tranges. «C’en est fait, se dit-il avec dĂ©sespoir, elle n’a plus d’amour pour moi, et bien plus, elle ne me place plus mĂȘme au rang des hommes d’honneur vulgaires.» --Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j’ai voulu avant tout avoir des dĂ©tails sur l’arrestation qui nous met au dĂ©sespoir, et chose Ă©trange! je ne sais encore rien de positif; j’ai fait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route de Castelnovo, et ont reçu l’ordre de suivre sa sediola. J’ai rĂ©expĂ©diĂ© aussitĂŽt Bruno, dont vous connaissez le zĂšle non moins que le dĂ©vouement; il a ordre de remonter de station en station pour savoir oĂč et comment Fabrice a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d’une lĂ©gĂšre convulsion. --Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dĂšs qu’elle put parler; ces dĂ©tails m’intĂ©ressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus petites circonstances. --Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de lĂ©gĂšretĂ© pour tenter de la distraire un peu, j’ai envie d’envoyer un commis de confiance Ă  Bruno et d’ordonner Ă  celui-ci de pousser jusqu’à Bologne; c’est lĂ , peut-ĂȘtre, qu’on aura enlevĂ© notre jeune ami. De quelle date est sa derniĂšre lettre? --De mardi, il y a cinq jours. --Avait-elle Ă©tĂ© ouverte Ă  la poste? --Aucune trace d’ouverture. Il faut vous dire qu’elle Ă©tait Ă©crite sur du papier horrible; l’adresse est d’une main de femme, et cette adresse porte le nom d’une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La blanchisseuse croit qu’il s’agit d’une affaire d’amour, et la ChĂ©kina lui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter. Le comte, qui avait pris tout Ă  fait le ton d’un homme d’affaires, essaya de dĂ©couvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir Ă©tĂ© le jour de l’enlĂšvement Ă  Bologne. Il s’aperçut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant de tact, que c’était lĂ  le ton qu’il fallait prendre. Ces dĂ©tails intĂ©ressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le comte n’eĂ»t pas Ă©tĂ© amoureux, il eĂ»t eu cette idĂ©e si simple dĂšs son entrĂ©e dans la chambre. La duchesse le renvoya pour qu’il pĂ»t sans dĂ©lai expĂ©dier de nouveaux ordres au fidĂšle Bruno. Comme on s’occupait en passant de la question de savoir s’il y avait eu sentence avant le moment oĂč le prince avait signĂ© le billet adressĂ© Ă  la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d’empressement l’occasion de dire au comte: --Je ne vous reprocherai point d’avoir omis les mots <i>injuste procĂ©dure</i> dans le billet que vous Ă©crivĂźtes et qu’il signa, c’était l’instinct de courtisan qui vous prenait Ă  la gorge; sans vous en douter, vous prĂ©fĂ©riez l’intĂ©rĂȘt de votre maĂźtre Ă  celui de votre amie. Vous avez mis vos actions Ă  mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n’est pas en votre pouvoir de changer votre nature; vous avez de grands talents pour ĂȘtre ministre, mais vous avez aussi l’instinct de ce mĂ©tier. La suppression du mot <i>injuste</i> me perd; mais loin de moi de vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l’instinct et non pas celle de la volontĂ©. «Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l’air le plus impĂ©rieux, que je ne suis point trop affligĂ©e de l’enlĂšvement de Fabrice, que je n’ai pas eu la moindre vellĂ©itĂ© de m’éloigner de ce pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. VoilĂ  ce que vous avez Ă  dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je compte seule diriger ma conduite Ă  l’avenir, je veux me sĂ©parer de vous Ă  l’amiable, c’est-Ă -dire en bonne et vieille amie. Comptez que j’ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus m’exagĂ©rer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus malheureuse que je ne le suis s’il m’arrivait de compromettre votre destinĂ©e. Il peut entrer dans mes projets de me donner l’apparence d’avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir affligĂ©. Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s’arrĂȘta une demi-minute aprĂšs ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidĂ©litĂ© et cela en cinq annĂ©es de temps. C’est bien long, dit-elle; elle essaya de sourire; ses joues si pĂąles s’agitĂšrent, mais ses lĂšvres ne purent se sĂ©parer. Je vous jure mĂȘme que jamais je n’en ai eu le projet ni l’envie. Cela bien entendu, laissez-moi. Le comte sortit, au dĂ©sespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la duchesse l’intention bien arrĂȘtĂ©e de se sĂ©parer de lui, et jamais il n’avait Ă©tĂ© aussi Ă©perdument amoureux. C’est lĂ  une de ces choses sur lesquelles je suis obligĂ© de revenir souvent, parce qu’elles sont improbables hors de l’Italie. En rentrant chez lui, il expĂ©dia jusqu’à six personnes diffĂ©rentes sur la route de Castelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres. «Mais ce n’est pas tout, se dit le malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exĂ©cuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait une limite que l’on ne doit jamais franchir, et c’est pour raccommoder les choses que j’ai eu la sottise incroyable de supprimer le mot <i>procĂ©dure injuste</i>, le seul qui liĂąt le souverain... Mais bah! ces gens-lĂ  sont-ils liĂ©s par quelque chose? C’est lĂ  sans doute la plus grande faute de ma vie, j’ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi: il s’agit de rĂ©parer cette Ă©tourderie Ă  force d’activitĂ© et d’adresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, mĂȘme en sacrifiant un peu de ma dignitĂ©, je plante lĂ  cet homme; avec ses rĂȘves de haute politique, avec ses idĂ©es de se faire roi constitutionnel de la Lombardie, nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti n’est qu’un sot, le talent de Rassi se rĂ©duit Ă  faire pendre lĂ©galement un homme qui dĂ©plaĂźt au pouvoir.» Une fois cette rĂ©solution bien arrĂȘtĂ©e de renoncer au ministĂšre si les rigueurs Ă  l’égard de Fabrice dĂ©passaient celles d’une simple dĂ©tention, le comte se dit: «Si un caprice de la vanitĂ© de cet homme imprudemment bravĂ©e me coĂ»te le bonheur, du moins l’honneur me restera... A propos, puisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m’eussent semblĂ© hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire Ă©vader Fabrice... Grand Dieu! s’écria le comte en s’interrompant et ses yeux s’ouvrant Ă  l’excĂšs comme Ă  la vue d’un bonheur imprĂ©vu, la duchesse ne m’a pas parlĂ© d’évasion, aurait-elle manquĂ© de sincĂ©ritĂ© une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le dĂ©sir que je trahisse le prince? Ma foi, c’est fait!» L’Ɠil du comte avait repris toute sa finesse satirique. «Cet aimable fiscal Rassi est payĂ© par le maĂźtre pour toutes les sentences qui nous dĂ©shonorent en Europe mais il n’est pas homme Ă  refuser d’ĂȘtre payĂ© par moi pour trahir les secrets du maĂźtre. Cet animal-lĂ  a une maĂźtresse et un confesseur, mais la maĂźtresse est d’une trop vile espĂšce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle raconterait l’entrevue Ă  toutes les fruitiĂšres du voisinage.» Le comte, ressuscitĂ© par cette lueur d’espoir, Ă©tait dĂ©jĂ  sur le chemin de la cathĂ©drale; Ă©tonnĂ© de la lĂ©gĂšretĂ© de sa dĂ©marche, il sourit malgrĂ© son chagrin: «Ce que c’est, dit-il, que de n’ĂȘtre plus ministre!» Cette cathĂ©drale, comme beaucoup d’églises en Italie, sert de passage d’une rue Ă  l’autre, le comte vit de loin un des grands vicaires de l’archevĂȘque qui traversait la nef. --Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour Ă©pargner Ă  ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez monseigneur l’archevĂȘque. Je lui aurais toutes les obligations du monde s’il voulait bien descendre jusqu’à la sacristie. L’archevĂȘque fut ravi de ce message, il avait mille choses Ă  dire au ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses n’étaient que des phrases et ne voulut rien Ă©couter. --Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul? --Un petit esprit et une grande ambition, rĂ©pondit l’archevĂȘque, peu de scrupules et une extrĂȘme pauvretĂ©, car nous en avons des vices! --Tudieu, monseigneur! s’écria le ministre, vous peignez comme Tacite. Et il prit congĂ© de lui en riant. A peine de retour au ministĂšre, il fit appeler l’abbĂ© Dugnani. --Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi, n’aurait-il rien Ă  me dire? Et, sans autres paroles ou plus de cĂ©rĂ©monie, il renvoya le Dugnani. CHAPITRE XVII Le comte se regardait comme hors du ministĂšre. «Voyons un peu, se dit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux aprĂšs ma disgrĂące, car c’est ainsi qu’on appellera ma retraite.» Le comte fit l’état de sa fortune: il Ă©tait entrĂ© au ministĂšre avec quatre-vingt mille francs de bien; Ă  son grand Ă©tonnement, il trouva que, tout comptĂ©, son avoir actuel ne s’élevait pas Ă  cinq cent mille francs: «C’est vingt mille livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un grand Ă©tourdi! Il n’y a pas un bourgeois Ă  Parme qui ne me croie cent cinquante mille livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est plus bourgeois qu’un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s’écria-t-il, si je suis encore ministre trois mois, nous la verrons doublĂ©e, cette fortune.» Il trouva dans cette idĂ©e l’occasion d’écrire Ă  la duchesse, et la saisit avec aviditĂ©; mais pour se faire pardonner une lettre dans les termes oĂč ils en Ă©taient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs. «Nous n’aurons que vingt mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous trois Ă  Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un cheval de selle Ă  nous deux.» Le ministre venait Ă  peine d’envoyer sa lettre, lorsqu’on annonça le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi; il le reçut avec une hauteur qui frisait l’impertinence. --Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever Ă  Bologne un conspirateur que je protĂšge, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur? Est-ce le gĂ©nĂ©ral Conti, ou vous-mĂȘme? Le Rassi fut atterrĂ©; il avait trop peu d’habitude de la bonne compagnie pour deviner si le comte parlait sĂ©rieusement: il rougit beaucoup, Ăąnonna quelques mots peu intelligibles; le comte le regardait et jouissait de son embarras. Tout Ă  coup le Rassi se secoua et s’écria avec une aisance parfaite et de l’air de Figaro pris en flagrant dĂ©lit par Almaviva: --Ma foi, monsieur le comte, je n’irai point par quatre chemins avec Votre Excellence: que me donnerez-vous pour rĂ©pondre Ă  toutes vos questions comme je ferais Ă  celles de mon confesseur? --La croix de Saint-Paul (c’est l’ordre de Parme), ou de l’argent, si vous pouvez me fournir un prĂ©texte pour vous en accorder. --J’aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu’elle m’anoblit. --Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre noblesse? --Si j’étais nĂ© noble, rĂ©pondit le Rassi avec toute l’impudence de son mĂ©tier, les parents des gens que j’ai fait pendre me haĂŻraient, mais ils ne me mĂ©priseraient pas. --Eh bien! je vous sauverai du mĂ©pris, dit le comte, guĂ©rissez-moi de mon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice? --Ma foi, le prince est fort embarrassĂ©: il craint que, sĂ©duit par les beaux yeux d’Armide, pardonnez Ă  ce langage un peu vif, ce sont les termes prĂ©cis du souverain; il craint que, sĂ©duit par de fort beaux yeux qui l’ont un peu touchĂ© lui-mĂȘme, vous ne le plantiez lĂ , et il n’y a que vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai mĂȘme, ajouta Rassi en baissant la voix, qu’il y a lĂ  une fiĂšre occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous accorderait, comme rĂ©compense nationale, une jolie terre valant six cent mille francs qu’il distrairait de son domaine, ou une gratification de trois cent mille francs Ă©cus, si vous vouliez consentir Ă  ne pas vous mĂȘler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins Ă  ne lui en parler qu’en public. --Je m’attendais Ă  mieux que ça, dit le comte; ne pas me mĂȘler de Fabrice c’est me brouiller avec la duchesse. --Eh bien! c’est encore ce que dit le prince: le fait est qu’il est horriblement montĂ© contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il craint que, pour dĂ©dommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous voilĂ  veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n’est ĂągĂ©e que de cinquante ans. --Il a devinĂ© juste, s’écria le comte, notre maĂźtre est l’homme le plus fin de ses Etats. Jamais le comte n’avait eu l’idĂ©e baroque d’épouser cette vieille princesse; rien ne fĂ»t allĂ© plus mal Ă  un homme que les cĂ©rĂ©monies de cour ennuyaient Ă  la mort. Il se mit Ă  jouer avec sa tabatiĂšre sur le marbre d’une petite table voisine de son fauteuil. Rassi vit dans ce geste d’embarras la possibilitĂ© d’une bonne aubaine; son Ɠil brilla. --De grĂące, monsieur le comte, s’écria-t-il, si Votre Excellence veut accepter, ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie de ne point choisir d’autre nĂ©gociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmenter la gratification en argent ou mĂȘme de faire joindre une forĂȘt assez importante Ă  la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un peu de douceur et de mĂ©nagement dans sa façon de parler au prince de ce morveux qu’on a coffrĂ©, on pourrait peut-ĂȘtre Ă©riger en duchĂ© la terre que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le rĂ©pĂšte Ă  Votre Excellence; le prince, pour le quart d’heure, exĂšcre la duchesse, mais il est fort embarrassĂ©, et mĂȘme au point que j’ai cru parfois qu’il y avait quelque circonstance secrĂšte qu’il n’osait pas m’avouer. Au fond on peut trouver ici une mine d’or, moi vous vendant ses secrets les plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi jurĂ©. Au fond, s’il est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que vous seul au monde pouvez conduire Ă  bien toutes les dĂ©marches secrĂštes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui rĂ©pĂ©ter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en s’échauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots, qu’aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que je n’y vois. --Je permets tout, dit le comte en continuant, d’un air distrait, Ă  frapper la table de marbre avec sa tabatiĂšre d’or, je permets tout et je serai reconnaissant. --Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indĂ©pendamment de la croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d’anoblissement au prince, il me rĂ©pond: «Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer boutique dĂšs le lendemain; personne Ă  Parme ne voudrait plus se faire anoblir.» Pour en revenir Ă  l’affaire du Milanais, le prince me disait, il n’y a pas trois jours: «Il n’y a que ce fripon-lĂ  pour suivre le fil de nos intrigues; si je le chasse ou s’il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce Ă  l’espoir de me voir un jour le chef libĂ©ral et adorĂ© de toute l’Italie.» A ce mot le comte respira: «Fabrice ne mourra pas», se dit-il. De sa vie le Rassi n’avait pu arriver Ă  une conversation intime avec le premier ministre: il Ă©tait hors de lui de bonheur; il se voyait Ă  la veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu’il y a de bas et de vil; le petit peuple donnait le nom de Rassi aux chiens enragĂ©s; depuis peu des soldats s’étaient battus en duel parce qu’un de leurs camarades les avait appelĂ©s Rassi. Enfin il ne se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne vĂźnt s’enchĂąsser dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent Ă©colier de seize ans, Ă©tait chassĂ© des cafĂ©s, sur son nom. C’est le souvenir brĂ»lant de tous ces agrĂ©ments de sa position qui lui fit commettre une imprudence. --J’ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du ministre, elle s’appelle Riva, je voudrais ĂȘtre baron Riva. --Pourquoi pas? dit le ministre. Rassi Ă©tait hors de lui. --Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d’ĂȘtre indiscret, j’oserai deviner le but de vos dĂ©sirs, vous aspirez Ă  la main de la princesse Isota, et c’est une noble ambition. Une fois parent, vous ĂȘtes Ă  l’abri de la disgrĂące, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai pas qu’il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur; mais si vos affaires Ă©taient confiĂ©es Ă  quelqu’un d’adroit et de bien payĂ©, on pourrait ne pas dĂ©sespĂ©rer du succĂšs. --Moi, mon cher baron, j’en dĂ©sespĂ©rais; je dĂ©savoue d’avance toutes les paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour oĂč cette alliance illustre viendra enfin combler mes vƓux et me donner une si haute position dans l’Etat, je vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder une marque de faveur que vous-mĂȘme vous prĂ©fĂ©rerez Ă  cette somme d’argent. Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons grĂące de plus de la moitiĂ©; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de grandes espĂ©rances de sauver Fabrice, et plus rĂ©solu que jamais Ă  donner sa dĂ©mission. Il trouvait que son crĂ©dit avait raison d’ĂȘtre renouvelĂ© par la prĂ©sence au pouvoir de gens tels que Rassi et le gĂ©nĂ©ral Conti; il jouissait avec dĂ©lices d’une possibilitĂ© qu’il venait d’entrevoir de se venger du prince: «Il peut faire partir la duchesse, s’écriait-il, mais parbleu il renoncera Ă  l’espoir d’ĂȘtre roi constitutionnel de la Lombardie.» (Cette chimĂšre Ă©tait ridicule: le prince avait beaucoup d’esprit, mais, Ă  force d’y rĂȘver, il en Ă©tait devenu amoureux fou.) Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte fermĂ©e pour lui; le portier n’osait presque pas lui avouer cet ordre reçu de la bouche mĂȘme de sa maĂźtresse. Le comte regagna tristement le palais du ministĂšre, le malheur qu’il venait d’essuyer Ă©clipsait en entier la joie que lui avait donnĂ©e sa conversation avec le confident du prince. N’ayant plus le cƓur de s’occuper de rien, le comte errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d’heure aprĂšs, il reçut un billet ainsi conçu: Puisqu’il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu’amis, il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous rĂ©duirons ces visites, toujours si chĂšres Ă  mon cƓur, Ă  deux par mois. Si vous voulez me plaire, donnez de la publicitĂ© Ă  cette sorte de rupture; si vous vouliez me rendre presque tout l’amour que jadis j’eus pour vous, vous feriez choix d’une nouvelle amie. Quant Ă  moi, j’ai de grands projets de dissipation: je compte aller beaucoup dans le monde, peut-ĂȘtre mĂȘme trouverai-je un homme d’esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sans doute en qualitĂ© d’ami la premiĂšre place dans mon cƓur vous sera toujours rĂ©servĂ©e; mais je ne veux plus que l’on dise que mes dĂ©marches ont Ă©tĂ© dictĂ©es par votre sagesse; je veux surtout que l’on sache bien que j’ai perdu toute influence sur vos dĂ©terminations. En un mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher, mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie, aucune idĂ©e de retour, tout est bien fini. Comptez Ă  jamais sur mon amitiĂ©. Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une belle lettre au prince pour donner sa dĂ©mission de tous ses emplois, et il l’adressa Ă  la duchesse avec priĂšre de la faire parvenir au palais. Un instant aprĂšs, il reçut sa dĂ©mission, dĂ©chirĂ©e en quatre, et, sur un des blancs du papier, la duchesse avait daignĂ© Ă©crire: Non, mille fois non! Il serait difficile de dĂ©crire le dĂ©sespoir du pauvre ministre. «Elle a raison, j’en conviens, se disait-il Ă  chaque instant; mon omission du mot <i>procĂ©dure injuste</i> est un affreux malheur; elle entraĂźnera peut-ĂȘtre la mort de Fabrice, et celle-ci amĂšnera la mienne.» Ce fut avec la mort dans l’ñme que le comte, qui ne voulait pas paraĂźtre au palais du souverain avant d’y ĂȘtre appelĂ©, Ă©crivit de sa main le mot <i>u proprio</i> qui nommait Rassi chevalier de l’ordre de Saint-Paul et lui confĂ©rait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport d’une demi-pause qui exposait au prince les raisons d’Etat qui conseillaient cette mesure. Il trouva une sorte de joie mĂ©lancolique Ă  faire de ces piĂšces deux belles copies qu’il adressa Ă  la duchesse. Il se perdait en suppositions; il cherchait Ă  deviner quel serait Ă  l’avenir le plan de conduite de la femme qu’il aimait. «Elle n’en sait rien elle-mĂȘme, se disait-il; une seule chose reste certaine, c’est que, pour rien au monde, elle ne manquerait aux rĂ©solutions qu’elle m’aurait une fois annoncĂ©es.» Ce qui ajoutait encore Ă  son malheur, c’est qu’il ne pouvait parvenir Ă  trouver la duchesse blĂąmable. «Elle m’a fait une grĂące en m’aimant, elle cesse de m’aimer aprĂšs une faute involontaire, il est vrai, mais qui peut entraĂźner une consĂ©quence horrible; je n’ai aucun droit de me plaindre.» Le lendemain matin, le comte sut que la duchesse avait recommencĂ© Ă  aller dans le monde; elle avait paru la veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que fĂ»t-il devenu s’il se fĂ»t rencontrĂ© avec elle dans le mĂȘme salon? Comment lui parler? De quel ton lui adresser la parole? Et comment ne pas lui parler? Le lendemain fut un jour funĂšbre; le bruit se rĂ©pandait gĂ©nĂ©ralement que Fabrice allait ĂȘtre mis Ă  mort, la ville fut Ă©mue. On ajoutait que le prince, ayant Ă©gard Ă  sa haute naissance, avait daignĂ© dĂ©cider qu’il aurait la tĂȘte tranchĂ©e. «C’est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prĂ©tendre Ă  revoir jamais la duchesse.» MalgrĂ© ce raisonnement assez simple, il ne put s’empĂȘcher de passer trois fois Ă  sa porte; Ă  la vĂ©ritĂ©, pour n’ĂȘtre pas remarquĂ©, il alla chez elle Ă  pied. Dans son dĂ©sespoir, il eut mĂȘme le courage de lui Ă©crire. Il avait fait appeler Rassi deux fois; le fiscal ne s’était point prĂ©sentĂ©. «Le coquin me trahit», se dit le comte. Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute sociĂ©tĂ© de Parme, et mĂȘme la bourgeoisie. La mise Ă  mort de Fabrice Ă©tait plus que jamais certaine; et, complĂ©ment bien Ă©trange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop au dĂ©sespoir. Selon les apparences, elle n’accordait que des regrets assez modĂ©rĂ©s Ă  son jeune amant; toutefois elle profitait avec un art infini de la pĂąleur que venait de lui donner une indisposition assez grave, qui Ă©tait survenue en mĂȘme temps que l’arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien Ă  ces dĂ©tails le cƓur sec d’une grande dame de la cour. Par dĂ©cence cependant, et comme sacrifice aux mĂąnes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le comte Mosca. --Quelle immoralitĂ©! s’écriaient les jansĂ©nistes de Parme. Mais dĂ©jĂ  la duchesse, chose incroyable! paraissait disposĂ©e Ă  Ă©couter les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait, entre autres singularitĂ©s, qu’elle avait Ă©tĂ© fort gaie dans une conversation avec le comte Baldi, l’amant actuel de la Raversi, et l’avait beaucoup plaisantĂ© sur ses courses frĂ©quentes au chĂąteau de Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple Ă©taient indignĂ©s de la mort de Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient Ă  la jalousie du comte Mosca. La sociĂ©tĂ© de la cour s’occupait aussi beaucoup du comte, mais c’était pour s’en moquer. La troisiĂšme des grandes nouvelles que nous avons annoncĂ©es n’était autre en effet que la dĂ©mission du comte; tout le monde se moquait d’un amant ridicule qui, Ă  l’ñge de cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d’ĂȘtre quittĂ© par une femme sans cƓur et qui, depuis longtemps, lui prĂ©fĂ©rait un jeune homme. Le seul archevĂȘque eut l’esprit, ou plutĂŽt le cƓur, de deviner que l’honneur dĂ©fendait au comte de rester premier ministre dans un pays oĂč l’on allait couper la tĂȘte, et sans le consulter, Ă  un jeune homme, son protĂ©gĂ©. La nouvelle de la dĂ©mission du comte eut l’effet de guĂ©rir de sa goutte le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la façon dont le pauvre Fabrice passait son temps Ă  la citadelle, pendant que toute la ville s’enquĂ©rait de l’heure de son supplice. Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidĂšle qu’il avait expĂ©diĂ© sur Bologne; le comte s’attendrit au moment oĂč cet homme entrait dans son cabinet; sa vue lui rappelait l’état heureux oĂč il se trouvait lorsqu’il l’avait envoyĂ© Ă  Bologne, presque d’accord avec la duchesse. Bruno arrivait de Bologne oĂč il n’avait rien dĂ©couvert; il n’avait pu trouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gardĂ© dans la prison de son village. --Je vais vous renvoyer Ă  Bologne, dit le comte Ă  Bruno: la duchesse tiendra au triste plaisir de connaĂźtre les dĂ©tails du malheur de Fabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo... «Mais non! s’écria le comte en s’interrompant; partez Ă  l’instant mĂȘme pour la Lombardie, et distribuez de l’argent et en grande quantitĂ© Ă  tous nos correspondants. Mon but est d’obtenir de tous ces gens-lĂ  des rapports de la nature la plus encourageante. Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit Ă  Ă©crire ses lettres de crĂ©ance; comme le comte lui donnait ses derniĂšres instructions, il reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien Ă©crite; on eĂ»t dit un ami Ă©crivant Ă  son ami pour lui demander un service. L’ami qui Ă©crivait n’était autre que le prince. Ayant ouĂŻ parler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte Mosca, de garder le ministĂšre; il le lui demandait au nom de l’amitiĂ© et des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son maĂźtre. Il ajoutait que le roi de *** venant de mettre Ă  sa disposition deux cordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait l’autre Ă  son cher comte Mosca. --Cet animal-lĂ  fait mon malheur! s’écria le comte furieux, devant Bruno stupĂ©fait, et croit me sĂ©duire par ces mĂȘmes phrases hypocrites que tant de fois nous avons arrangĂ©es ensemble pour prendre Ă  la glu quelque sot. Il refusa l’ordre qu’on lui offrait, et dans sa rĂ©ponse parla de l’état de sa santĂ© comme ne lui laissant que bien peu d’espĂ©rance de pouvoir s’acquitter longtemps encore des pĂ©nibles travaux du ministĂšre. Le comte Ă©tait furieux. Un instant aprĂšs on annonça le fiscal Rassi, qu’il traita comme un nĂšgre. --Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez Ă  faire l’insolent! Pourquoi n’ĂȘtre pas venu hier pour me remercier, comme c’était votre devoir Ă©troit, monsieur le cuistre? Le Rassi Ă©tait bien au-dessus des injures; c’était sur ce ton-lĂ  qu’il Ă©tait journellement reçu par le prince; mais il voulait ĂȘtre baron et se justifia avec esprit. Rien n’était plus facile. --Le prince m’a tenu clouĂ© Ă  une table hier toute la journĂ©e; je n’ai pu sortir du palais. Son Altesse m’a fait copier de ma mauvaise Ă©criture de procureur une quantitĂ© de piĂšces diplomatiques tellement niaises et tellement bavardes que je crois, en vĂ©ritĂ©, que son but unique Ă©tait de me retenir prisonnier. Quand enfin j’ai pu prendre congĂ©, vers les cinq heures, mourant de faim, il m’a donnĂ© l’ordre d’aller chez moi directement, et de n’en pas sortir de la soirĂ©e. En effet, j’ai vu deux de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin, dĂšs que je l’ai pu, j’ai fait venir une voiture qui m’a conduit jusqu’à la porte de la cathĂ©drale. Je suis descendu de voiture trĂšs lentement, puis, prenant le pas de course, j’ai traversĂ© l’église et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci l’homme du monde auquel je dĂ©sire plaire avec le plus de passion. --Et moi, monsieur le drĂŽle, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou moins bien bĂątis! Vous avez refusĂ© de me parler de Fabrice avant-hier; j’ai respectĂ© vos scrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les serments pour un ĂȘtre tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de dĂ©faite. Aujourd’hui, je veux la vĂ©ritĂ©: Qu’est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner Ă  mort ce jeune homme comme assassin du comĂ©dien Giletti! --Personne ne peut mieux rendre compte Ă  Votre Excellence de ces bruits, puisque c’est moi-mĂȘme qui les ai fait courir par ordre du souverain; et, j’y pense! c’est peut-ĂȘtre pour m’empĂȘcher de vous faire part de cet incident qu’hier, toute la journĂ©e, il m’a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et vous supplier de l’attacher Ă  ma boutonniĂšre. --Au fait! s’écria le ministre, et pas de phrases. --Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del Dongo, mais il n’a, comme vous le savez sans doute, qu’une condamnation en vingt annĂ©es de fers, commuĂ©e par lui, le lendemain mĂȘme de la sentence, en douze annĂ©es de forteresse avec jeĂ»ne au pain et Ă  l’eau tous les vendredis, et autres bamboches religieuses. --C’est parce que je savais cette condamnation Ă  la prison seulement, que j’étais effrayĂ© des bruits d’exĂ©cution prochaine qui se rĂ©pandent par la ville; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamotĂ©e par vous. --C’est alors que j’aurais dĂ» avoir la croix! s’écria Rassi sans se dĂ©concerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et que l’homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et c’est armĂ© de cette expĂ©rience que j’ose vous conseiller de ne pas m’imiter aujourd’hui. (Cette comparaison parut du plus mauvais goĂ»t Ă  l’interlocuteur, qui fut obligĂ© de se retenir pour ne pas donner des coups de pied Ă  Rassi.) --D’abord, reprit celui-ci avec la logique d’un jurisconsulte et l’assurance parfaite d’un homme qu’aucune insulte ne peut offenser, d’abord il ne peut ĂȘtre question de l’exĂ©cution dudit del Dongo; le prince n’oserait! les temps sont bien changĂ©s! et enfin, moi, noble et espĂ©rant par vous de devenir baron, je n’y donnerais pas les mains. Or, ce n’est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que l’exĂ©cuteur des hautes Ɠuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le chevalier Rassi n’en donnera jamais contre le sieur del Dongo. --Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d’un air sĂ©vĂšre. --Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si M. del Dongo vient Ă  mourir d’une colique, n’allez pas me l’attribuer! Le prince est outrĂ©, et je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi eĂ»t dit la duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le premier ministre). Le comte fut frappĂ© de la suppression du titre dans une telle bouche, et l’on peut juger du plaisir qu’elle lui fit; il lança au Rassi un regard chargĂ© de la plus vive haine. «Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne puis te montrer mon amour qu’en obĂ©issant aveuglĂ©ment Ă  tes ordres.» --Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intĂ©rĂȘt bien passionnĂ© aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme elle m’avait prĂ©sentĂ© ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dĂ» rester Ă  Naples, et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens Ă  ce qu’il ne soit pas mis Ă  mort de mon temps, et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront sa sortie de prison. --En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze annĂ©es rĂ©volues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement vive, qu’il cherche Ă  la cacher. --Son Altesse est bien bonne! qu’a-t-elle besoin de cacher sa haine, puisque son premier ministre ne protĂšge plus la duchesse? Seulement je ne veux pas qu’on puisse m’accuser de vilenie, ni surtout de jalousie: c’est moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-ĂȘtre poignardĂ©. Mais laissons cette bagatelle: le fait est que j’ai fait le compte de ma fortune; Ă  peine si j’ai trouvĂ© vingt mille livres de rente, sur quoi j’ai le projet d’adresser trĂšs humblement ma dĂ©mission au souverain. J’ai quelque espoir d’ĂȘtre employĂ© par le roi de Naples: cette grande ville m’offrira les distractions dont j’ai besoin en ce moment, et que je ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais qu’autant que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc. La conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le comte lui dit d’un air fort indiffĂ©rent: --Vous savez qu’on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu’il Ă©tait un des amants de la duchesse; je n’accepte point ce bruit, et pour le dĂ©mentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse Ă  Fabrice. --Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayĂ©, et regardant la bourse, il y a lĂ  une somme Ă©norme, et les rĂšglements... --Pour vous, mon cher, elle peut ĂȘtre Ă©norme, reprit le comte de l’air du plus souverain mĂ©pris: un bourgeois tel que vous, envoyant de l’argent Ă  son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins: moi, jeveux que Fabrice reçoive ces six mille francs, et surtout que le chĂąteau ne sache rien de cet envoi. Comme le Rassi effrayĂ© voulait rĂ©pliquer, le comte ferma la porte sur lui avec impatience. «Ces gens-lĂ , se dit-il, ne voient le pouvoir que derriĂšre l’insolence.» Cela dit, ce grand ministre se livra Ă  une action tellement ridicule, que nous avons quelque peine Ă  la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionnĂ©s. «Pardon, mon cher ange, s’écriait-il, si je n’ai pas jetĂ© par la fenĂȘtre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiaritĂ©, mais, si j’agis avec cet excĂšs de patience, c’est pour t’obĂ©ir! et il ne perdra rien pour attendre!» AprĂšs une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le cƓur mort dans la poitrine, eut l’idĂ©e d’une action ridicule et s’y livra avec un empressement d’enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut faire une visite Ă  la vieille princesse Isota; de la vie il ne s’était prĂ©sentĂ© chez elle qu’à l’occasion du jour de l’an. Il la trouva entourĂ©e d’une quantitĂ© de chiens, et parĂ©e de tous ses atours, et mĂȘme avec des diamants comme si elle allait Ă  la cour. Le comte, ayant tĂ©moignĂ© quelque crainte de dĂ©ranger les projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l’Altesse rĂ©pondit au ministre qu’une princesse de Parme se devait Ă  elle-mĂȘme d’ĂȘtre toujours ainsi. Pour la premiĂšre fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaietĂ©. «J’ai bien fait de paraĂźtre ici, se dit-il, et dĂšs aujourd’hui il faut faire ma dĂ©claration.» La princesse avait Ă©tĂ© ravie de voir arriver chez elle un homme aussi renommĂ© par son esprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille n’était guĂšre accoutumĂ©e Ă  de semblables visites. Le comte commença par une prĂ©face adroite, relative Ă  l’immense distance qui sĂ©parera toujours d’un simple gentilhomme les membres d’une famille rĂ©gnante. --Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d’un roi de France, par exemple, n’a aucun espoir d’arriver jamais Ă  la couronne; mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C’est pourquoi nous autres FarnĂšse nous devons toujours conserver une certaine dignitĂ© dans notre extĂ©rieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu’il soit absolument impossible qu’un jour vous soyez mon premier ministre. Cette idĂ©e par son imprĂ©vu baroque donna au pauvre comte un second instant de gaietĂ© parfaite. Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en recevant l’aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute hĂąte. --Je suis malade, rĂ©pondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonnĂȘtetĂ© Ă  son prince. «Ah! ah! vous me poussez Ă  bout, s’écria-t-il avec fureur, et puis vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu’avoir reçu le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siĂšcle-ci, il faut beaucoup d’esprit et un grand caractĂšre pour rĂ©ussir Ă  ĂȘtre despote.» AprĂšs avoir renvoyĂ© le fourrier du palais fort scandalisĂ© de la parfaite santĂ© de ce malade, le comte trouva plaisant d’aller voir les deux hommes de la cour qui avaient le plus d’influence sur le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti. Ce qui surtout faisait frĂ©mir le ministre et lui ĂŽtait tout courage, c’est que le gouverneur de la citadelle Ă©tait accusĂ© de s’ĂȘtre dĂ©fait jadis d’un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l’aquetta de PĂ©rouse. Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait rĂ©pandu des sommes folles pour se mĂ©nager des intelligences Ă  la citadelle; mais, suivant lui, il y avait peu d’espoir de succĂšs, tous les yeux Ă©taient encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayĂ©es par cette femme malheureuse: elle Ă©tait au dĂ©sespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement dĂ©vouĂ©s la secondaient. Mais il n’est peut-ĂȘtre qu’un seul genre d’affaires dont on s’acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques, c’est la garde des prisonniers politiques. L’or de la duchesse ne produisit d’autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade. CHAPITRE XVIII Ainsi, avec un dĂ©vouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier ministre n’avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince Ă©tait en colĂšre, la cour ainsi que le public Ă©taient piquĂ©s contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait Ă©tĂ© trop heureux. MalgrĂ© l’or jetĂ© Ă  pleines mains, la duchesse n’avait pu faire un pas dans le siĂšge de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis Ă  communiquer au gĂ©nĂ©ral Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse. Comme nous l’avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit d’abord au palais du gouverneur: C’est un joli petit bĂątiment construit dans le siĂšcle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaça Ă  cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l’immense tour ronde. Des fenĂȘtres de ce petit palais, isolĂ© sur le dos de l’énorme tour comme la bosse d’un chameau, Fabrice dĂ©couvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l’Ɠil, au pied de la citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant Ă  droite Ă  quatre lieues de la ville, va se jeter dans le PĂŽ. Par-delĂ  la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d’immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son Ɠil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de l’immense mur que les Alpes forment au nord de l’Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, mĂȘme au mois d’aoĂ»t oĂč l’on Ă©tait alors, donnent comme une sorte de fraĂźcheur par souvenir au milieu de ces campagnes brĂ»lantes; l’Ɠil en peut suivre les moindres dĂ©tails, et pourtant ils sont Ă  plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La vue si Ă©tendue du joli palais du gouverneur est interceptĂ©e vers un angle au midi par la tour FarnĂšse, dans laquelle on prĂ©parait Ă  la hĂąte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme le lecteur s’en souvient peut-ĂȘtre, fut Ă©levĂ©e sur la plate-forme de la grosse tour, en l’honneur d’un prince hĂ©rĂ©ditaire qui, fort diffĂ©rent de l’Hippolyte fils de ThĂ©sĂ©e, n’avait point repoussĂ© les politesses d’une jeune belle-mĂšre. La princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa libertĂ© que dix-sept ans plus tard en montant sur le trĂŽne Ă  la mort de son pĂšre. Cette tour FarnĂšse oĂč, aprĂšs trois quarts d’heure, l’on fit monter Fabrice, fort laide Ă  l’extĂ©rieur, est Ă©levĂ©e d’une cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de la grosse tour et garnie d’une quantitĂ© de paratonnerres. Le prince mĂ©content de sa femme, qui fit bĂątir cette prison aperçue de toutes parts, eut la singuliĂšre prĂ©tention de persuader Ă  ses sujets qu’elle existait depuis longues annĂ©es: c’est pourquoi il lui imposa le nom de tour FarnĂšse. Il Ă©tait dĂ©fendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les maçons placer chacune des pierres qui composent cet Ă©difice pentagone. Afin de prouver qu’elle Ă©tait ancienne, on plaça au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui reprĂ©sente Alexandre FarnĂšse, le gĂ©nĂ©ral cĂ©lĂšbre, forçant Henri IV Ă  s’éloigner de Paris. Cette tour FarnĂšse placĂ©e en si belle vue se compose d’un rez-de-chaussĂ©e long de quarante pas au moins, large Ă  proportion et tout rempli de colonnes fort trapues, car cette piĂšce si dĂ©mesurĂ©ment vaste n’a pas plus de quinze pieds d’élĂ©vation. Elle est occupĂ©e par le corps de garde, et, du centre, l’escalier s’élĂšve en tournant autour d’une des colonnes: c’est un petit escalier en fer, fort lĂ©ger, large de deux pieds Ă  peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des geĂŽliers qui l’escortaient, Fabrice arriva Ă  de vastes piĂšces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier Ă©tage. Elles furent jadis meublĂ©es avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus belles annĂ©es de sa vie. A l’une des extrĂ©mitĂ©s de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la voĂ»te sont entiĂšrement revĂȘtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la plus noble proportion sont placĂ©es en lignes le long des murs noirs, sans les toucher, et ces murs sont ornĂ©s d’une quantitĂ© de tĂȘtes de morts en marbre blanc, de proportions colossales, Ă©lĂ©gamment sculptĂ©es et placĂ©es sur deux os en sautoir. «VoilĂ  bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d’idĂ©e de me montrer cela!» Un escalier en fer et en filigrane fort lĂ©ger, Ă©galement disposĂ© autour d’une colonne, donne accĂšs au second Ă©tage de cette prison, et c’est dans les chambres de ce second Ă©tage, hautes de quinze pieds environ, que depuis un an le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti faisait preuve de gĂ©nie. D’abord, sous sa direction, l’on avait solidement grillĂ© les fenĂȘtres de ces chambres jadis occupĂ©es par les domestiques du prince et qui sont Ă  plus de trente pieds des dalles de pierre formant la plate-forme de la grosse tour ronde. C’est par un corridor obscur placĂ© au centre du bĂątiment que l’on arrive Ă  ces chambres, qui toutes ont deux fenĂȘtres; et dans ce corridor fort Ă©troit, Fabrice remarqua trois portes de fer successives formĂ©es de barreaux Ă©normes et s’élevant jusqu’à la voĂ»te. Ce sont les plans, coupes et Ă©lĂ©vations de toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans avaient valu au gĂ©nĂ©ral une audience de son maĂźtre chaque semaine. Un conspirateur placĂ© dans l’une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre Ă  l’opinion d’ĂȘtre traitĂ© d’une façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu’on l’entendĂźt. Le gĂ©nĂ©ral avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de chĂȘne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c’était lĂ  son invention capitale, celle qui lui donnait des droits au ministĂšre de la police. Sur ces bancs il avait fait Ă©tablir une cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du cĂŽtĂ© des fenĂȘtres. Des trois autres cĂŽtĂ©s il rĂ©gnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le mur primitif de la prison, composĂ© d’énormes pierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois, formĂ©es de quatre doubles de planches de noyer, chĂȘne et sapin, Ă©taient solidement reliĂ©es par des boulons de fer et par des clous sans nombre. Ce fut dans l’une de ces chambres construites depuis un an, et chef-d’Ɠuvre du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d’ObĂ©issance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenĂȘtres; la vue qu’on avait de ces fenĂȘtres grillĂ©es Ă©tait sublime: un seul petit coin de l’horizon Ă©tait cachĂ©, vers le nord-est, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n’avait que deux Ă©tages; le rez-de-chaussĂ©e Ă©tait occupĂ© par les bureaux de l’état-major; et d’abord les yeux de Fabrice furent attirĂ©s vers une des fenĂȘtres du second Ă©tage, oĂč se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantitĂ© d’oiseaux de toute sorte. Fabrice s’amusait Ă  les entendre chanter, et Ă  les voir saluer les derniers rayons du crĂ©puscule du soir, tandis que les geĂŽliers s’agitaient autour de lui. Cette fenĂȘtre de la voliĂšre n’était pas Ă  plus de vingt-cinq pieds de l’une des siennes, et se trouvait Ă  cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu’il plongeait sur les oiseaux. Il y avait lune ce jour-lĂ , et au moment oĂč Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement Ă  l’horizon Ă  droite, au-dessus de la chaĂźne des Alpes, vers TrĂ©vise. Il n’était que huit heures et demie du soir, et Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de l’horizon, au couchant, un brillant crĂ©puscule rouge orangĂ© dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le mont Cenis et Turin; sans songer autrement Ă  son malheur, Fabrice fut Ă©mu et ravi par ce spectacle sublime. «C’est donc dans ce monde ravissant que vit ClĂ©lia Conti! avec son Ăąme pensive et sĂ©rieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre; on est ici comme dans des montagnes solitaires Ă  cent lieues de Parme.» Ce ne fut qu’aprĂšs avoir passĂ© plus de deux heures Ă  la fenĂȘtre, admirant cet horizon qui parlait Ă  son Ăąme, et souvent aussi arrĂȘtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s’écria tout Ă  coup: «Mais ceci est-il une prison? est-ce lĂ  ce que j’ai tant redoutĂ©?» Au lieu d’apercevoir Ă  chaque pas des dĂ©sagrĂ©ments et des motifs d’aigreur, notre hĂ©ros se laissait charmer par les douceurs de la prison. Tout Ă  coup son attention fut violemment rappelĂ©e Ă  la rĂ©alitĂ© par un tapage Ă©pouvantable: sa chambre de bois, assez semblable Ă  une cage et surtout fort sonore, Ă©tait violemment Ă©branlĂ©e: des aboiements de chien et de petits cris aigus complĂ©taient le bruit le plus singulier. «Quoi donc! si tĂŽt pourrais-je m’échapper!» pensa Fabrice. Un instant aprĂšs, il riait comme jamais peut-ĂȘtre on n’a ri dans une prison. Par ordre du gĂ©nĂ©ral, on avait fait monter en mĂȘme temps que les geĂŽliers un chien anglais, fort mĂ©chant, prĂ©posĂ© Ă  la garde des prisonniers d’importance, et qui devait passer la nuit dans l’espace si ingĂ©nieusement mĂ©nagĂ© tout autour de la cage de Fabrice. Le chien et le geĂŽlier devaient coucher dans l’intervalle de trois pieds mĂ©nagĂ© entre les dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le prisonnier ne pouvait faire un pas sans ĂȘtre entendu. Or, Ă  l’arrivĂ©e de Fabrice, la chambre de l’ObĂ©issance passive se trouvait occupĂ©e par une centaine de rats Ă©normes qui prirent la fuite dans tous les sens. Le chien, sorte d’épagneul croisĂ© avec un fox anglais, n’était point beau, mais en revanche, il se montra fort alerte. On l’avait attachĂ© sur le pavĂ© en dalles de pierre au-dessous du plancher de la chambre de bois; mais lorsqu’il sentit passer les rats tout prĂšs de lui il fit des efforts si extraordinaires qu’il parvint Ă  retirer la tĂȘte de son collier; alors advint cette bataille admirable et dont le tapage rĂ©veilla Fabrice lancĂ© dans les rĂȘveries des moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se rĂ©fugiant dans la chambre de bois, le chien monta aprĂšs eux les six marches qui conduisaient du pavĂ© en pierre Ă  la cabane de Fabrice. Alors commença un tapage bien autrement Ă©pouvantable: la cabane Ă©tait Ă©branlĂ©e jusqu’en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait Ă  force de rire: le geĂŽlier Grillo, non moins riant, avait fermĂ© la porte; le chien, courant aprĂšs les rats, n’était gĂȘnĂ© par aucun meuble, car la chambre Ă©tait absolument nue; il n’y avait pour gĂȘner les bonds du chien chasseur qu’un poĂȘle de fer dans un coin. Quand le chien eut triomphĂ© de tous ses ennemis, Fabrice l’appela, le caressa, rĂ©ussit Ă  lui plaire: «Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque mur, se dit-il, il n’aboiera pas.» Mais cette politique raffinĂ©e Ă©tait une prĂ©tention de sa part: dans la situation d’esprit oĂč il Ă©tait, il trouvait son bonheur Ă  jouer avec ce chien. Par une bizarrerie Ă  laquelle il ne rĂ©flĂ©chissait point, une secrĂšte joie rĂ©gnait au fond de son Ăąme. AprĂšs qu’il se fut bien essoufflĂ© Ă  courir avec le chien: --Comment vous appelez-vous? dit Fabrice au geĂŽlier. --Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le rĂšglement. --Eh bien! mon cher Grillo, un nommĂ© Giletti a voulu m’assassiner au milieu d’un grand chemin, je me suis dĂ©fendu et l’ai tuĂ©; je le tuerais encore si c’était Ă  faire: mais je n’en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai votre hĂŽte. Sollicitez l’autorisation de vos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina; de plus, achetez-moi force nĂ©bieu d’Asti. C’est un assez bon vin mousseux qu’on fabrique en PiĂ©mont dans la patrie d’Alfieri et qui est fort estimĂ© surtout de la classe d’amateurs Ă  laquelle appartiennent les geĂŽliers. Huit ou dix de ces messieurs Ă©taient occupĂ©s Ă  transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et fort dorĂ©s que l’on enlevait au premier Ă©tage dans l’appartement du prince; tous recueillirent religieusement dans leur pensĂ©e le mot en faveur du vin d’Asti. Quoi qu’on pĂ»t faire, l’établissement de Fabrice pour cette premiĂšre nuit fut pitoyable; mais il n’eut l’air choquĂ© que de l’absence d’une bouteille de bon nĂ©bieu. --Celui-lĂ  a l’air d’un bon enfant... dirent les geĂŽliers en s’en allant... et il n’y a qu’une chose Ă  dĂ©sirer, c’est que nos messieurs lui laissent passer de l’argent. Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: «Est-il possible que ce soit lĂ  la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de TrĂ©vise au mont Viso, la chaĂźne si Ă©tendue des Alpes, les pics couverts de neige, les Ă©toiles, etc., et une premiĂšre nuit en prison encore! Je conçois que ClĂ©lia Conti se plaise dans cette solitude aĂ©rienne; on est ici Ă  mille lieues au-dessus des petitesses et des mĂ©chancetĂ©s qui nous occupent lĂ -bas. Si ces oiseaux qui sont lĂ  sous ma fenĂȘtre lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle en m’apercevant?» Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil Ă  une heure fort avancĂ©e de la nuit. DĂšs le lendemain de cette nuit, la premiĂšre passĂ©e en prison, et durant laquelle il ne s’impatienta pas une seule fois, Fabrice fut rĂ©duit Ă  faire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le geĂŽlier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n’apportait ni linge ni nĂ©bieu. «Verrai-je ClĂ©lia? se dit Fabrice en s’éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils Ă  elle?» Les oiseaux commençaient Ă  jeter des petits cris et Ă  chanter, et Ă  cette Ă©lĂ©vation c’était le seul bruit qui s’entendĂźt dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveautĂ© et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui rĂ©gnait Ă  cette hauteur: il Ă©coutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. «S’ils lui appartiennent, elle paraĂźtra un instant dans cette chambre, lĂ  sous ma fenĂȘtre», et tout en examinant les immenses chaĂźnes des Alpes, vis-Ă -vis le premier Ă©tage desquelles la citadelle de Parme semblait s’élever comme un ouvrage avancĂ©, ses regards revenaient Ă  chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d’acajou qui, garnies de fils dorĂ©s, s’élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de voliĂšre. Ce que Fabrice n’apprit que plus tard, c’est que cette chambre Ă©tait la seule du second Ă©tage du palais qui eĂ»t de l’ombre de onze heures Ă  quatre; elle Ă©tait abritĂ©e par la tour FarnĂšse. «Quel ne va pas ĂȘtre mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette physionomie cĂ©leste et pensive que j’attends et qui rougira peut-ĂȘtre un peu si elle m’aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, chargĂ©e par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois ClĂ©lia, daignera-t-elle m’apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrĂ©tions pour ĂȘtre remarquĂ©; ma situation doit avoir quelques privilĂšges; d’ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le gĂ©nĂ©ral Conti et les autres misĂ©rables de cette espĂšce appellent un de leurs subordonnĂ©s... Mais elle a tant d’esprit, ou pour mieux dire tant d’ñme, comme le suppose le comte, que peut-ĂȘtre, Ă  ce qu’il dit, mĂ©prise-t-elle le mĂ©tier de son pĂšre; de lĂ  viendrait sa mĂ©lancolie! Noble cause de tristesse! Mais aprĂšs tout, je ne suis point prĂ©cisĂ©ment un Ă©tranger pour elle. Avec quelle grĂące pleine de modestie elle m’a saluĂ© hier soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre prĂšs de CĂŽme je lui dis: «Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo?» L’aura-t-elle oubliĂ©? elle Ă©tait si jeune alors! «Mais Ă  propos, se dit Fabrice Ă©tonnĂ© en interrompant tout Ă  coup le cours de ses pensĂ©es, j’oublie d’ĂȘtre en colĂšre! Serais-je un de ces grands courages comme l’antiquitĂ© en a montrĂ© quelques exemples au monde? Suis-je un hĂ©ros sans m’en douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’ĂȘtre triste! c’est bien le cas de dire que la peur a Ă©tĂ© cent fois pire que le mal. Quoi! j’ai besoin de me raisonner pour ĂȘtre affligĂ© de cette prison, qui, comme le dit BlanĂšs, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel Ă©tablissement qui me distrait de la peine que je devrais Ă©prouver? Peut-ĂȘtre que cette bonne humeur indĂ©pendante de ma volontĂ© et peu raisonnable cessera tout Ă  coup, peut-ĂȘtre en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais Ă©prouver. «Dans tous les cas, il est bien Ă©tonnant d’ĂȘtre en prison et de devoir se raisonner pour ĂȘtre triste! Ma foi, j’en reviens Ă  ma supposition, peut-ĂȘtre que j’ai un grand caractĂšre.» Les rĂȘveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle, lequel venait prendre mesure d’abat-jour pour ses fenĂȘtres; c’était la premiĂšre fois que cette prison servait, et l’on avait oubliĂ© de la complĂ©ter en cette partie essentielle. «Ainsi, se dit Fabrice, je vais ĂȘtre privĂ© de cette vue sublime», et il cherchait Ă  s’attrister de cette privation. --Mais quoi! s’écria-t-il tout Ă  coup parlant au menuisier, je ne verrai plus ces jolis oiseaux? --Ah! les oiseaux de Mademoiselle! qu’elle aime tant! dit cet homme avec l’air de la bontĂ©; cachĂ©s, Ă©clipsĂ©s, anĂ©antis comme tout le reste. Parler Ă©tait dĂ©fendu au menuisier tout aussi strictement qu’aux geĂŽliers, mais cet homme avait pitiĂ© de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jour Ă©normes, placĂ©s sur l’appui des deux fenĂȘtres, et s’éloignant du mur tout en s’élevant, ne devaient laisser aux dĂ©tenus que la vue du ciel. --On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’ñme des prisonniers; le gĂ©nĂ©ral, ajouta le menuisier, a aussi inventĂ© de leur retirer les vitres, et de les faire remplacer Ă  leurs fenĂȘtres par du papier huilĂ©. Fabrice aima beaucoup le tour Ă©pigrammatique de cette conversation, fort rare en Italie. --Je voudrais bien avoir un oiseau pour me dĂ©sennuyer, je les aime Ă  la folie; achetez-en un de la femme de chambre de Mlle ClĂ©lia Conti. --Quoi! vous la connaissez, s’écria le menuisier, que vous dites si bien son nom? --Qui n’a pas ouĂŻ parler de cette beautĂ© si cĂ©lĂšbre? Mais j’ai eu l’honneur de la rencontrer plusieurs fois Ă  la cour. --La pauvre demoiselle s’ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa vie lĂ  avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers que l’on a placĂ©s par son ordre Ă  la porte de la tour sous votre fenĂȘtre; sans la corniche vous pourriez les voir. Il y avait dans cette rĂ©ponse des mots bien prĂ©cieux pour Fabrice, il trouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier. --Je fais deux fautes Ă  la fois, lui dit cet homme, je parle Ă  Votre Excellence et je reçois de l’argent. AprĂšs demain, en revenant pour les abat-jour, j’aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis mĂȘme, je vous apporterai un livre de priĂšres: vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices. «Ainsi, se dit Fabrice, dĂšs qu’il fut seul, ces oiseaux sont Ă  elle, mais dans deux jours je ne les verrai plus!» A cette pensĂ©e, ses regards prirent une teinte de malheur. Mais enfin, Ă  son inexprimable joie, aprĂšs une si longue attente et tant de regards, vers midi ClĂ©lia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il Ă©tait debout contre les Ă©normes barreaux de sa fenĂȘtre et fort prĂšs. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gĂȘnĂ©, comme ceux de quelqu’un qui se sent regardĂ©. Quand elle l’aurait voulu, la pauvre fille n’aurait pas pu oublier le sourire si fin qu’elle avait vu errer sur les lĂšvres du prisonnier, la veille, au moment oĂč les gendarmes l’emmenaient du corps de garde. Quoique, suivant toute apparence, elle veillĂąt sur ses actions avec le plus grand soin, au moment oĂč elle s’approcha de la fenĂȘtre de la voliĂšre, elle rougit fort sensiblement. La premiĂšre pensĂ©e de Fabrice, collĂ© contre les barreaux de fer de sa fenĂȘtre, fut de se livrer Ă  l’enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit; puis la seule idĂ©e de ce manque de dĂ©licatesse lui fit horreur. «Je mĂ©riterais que pendant huit jours elle envoyĂąt soigner ses oiseaux par sa femme de chambre.» Cette idĂ©e dĂ©licate ne lui fĂ»t point venue Ă  Naples ou Ă  Novare. Il la suivait ardemment des yeux: «Certainement, se disait-il, elle va s’en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenĂȘtre, et, pourtant elle est bien en face.» Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice, grĂące Ă  sa position plus Ă©levĂ©e apercevait fort bien, ClĂ©lia ne put s’empĂȘcher de le regarder du haut de l’Ɠil, tout en marchant, et c’en fut assez pour que Fabrice se crĂ»t autorisĂ© Ă  la saluer. «Ne sommes-nous pas seuls au monde ici?» se dit-il pour s’en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et Ă©videmment, en faisant effort sur elle-mĂȘme, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put imposer silence Ă  ses yeux; sans qu’elle le sĂ»t probablement, ils exprimĂšrent un instant la pitiĂ© la plus vive. Fabrice remarqua qu’elle rougissait tellement que la teinte rose s’étendait rapidement jusque sur le haut des Ă©paules, dont la chaleur venait d’éloigner, en arrivant Ă  la voliĂšre, un chĂąle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice rĂ©pondit Ă  son salut redoubla le trouble de la jeune fille. «Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant Ă  la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois!» Fabrice avait eu quelque lĂ©ger espoir de la saluer de nouveau Ă  son dĂ©part; mais, pour Ă©viter cette nouvelle politesse, ClĂ©lia fit une savante retraite par Ă©chelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eĂ»t dĂ» soigner les oiseaux placĂ©s le plus prĂšs de la porte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile Ă  regarder la porte par laquelle elle venait de disparaĂźtre; il Ă©tait un autre homme. DĂšs ce moment l’unique objet de ses pensĂ©es fut de savoir comment il pourrait parvenir Ă  continuer de la voir, mĂȘme quand on aurait posĂ© cet horrible abat-jour devant la fenĂȘtre qui donnait sur le palais du gouverneur. La veille au soir, avant de se coucher, il s’était imposĂ© l’ennui fort long de cacher la meilleure partie de l’or qu’il avait, dans plusieurs des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. «Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N’ai-je pas entendu dire qu’avec de la patience et un ressort de montre Ă©brĂ©chĂ© on peut couper le bois et mĂȘme le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour.» Ce travail de cacher la montre, qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux diffĂ©rents moyens de parvenir Ă  son but, et Ă  ce qu’il savait faire en travaux de menuiserie. «Si je sais m’y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrĂ©ment un compartiment de la planche de chĂȘne qui formera l’abat-jour, vers la partie qui reposera sur l’appui de la fenĂȘtre; j’îterai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances; je donnerai tout ce que je possĂšde Ă  Grillo afin qu’il veuille bien ne pas s’apercevoir de ce petit manĂšge.» Tout le bonheur de Fabrice Ă©tait dĂ©sormais attachĂ© Ă  la possibilitĂ© d’exĂ©cuter ce travail, et il ne songeait Ă  rien autre. «Si je parviens seulement Ă  la voir, je suis heureux... Non pas, se dit-il; il faut aussi qu’elle voie que je la vois.» Pendant toute la nuit, il eut la tĂȘte remplie d’inventions de menuiserie, et ne songea peut-ĂȘtre pas une seule fois Ă  la cour de Parme, Ă  la colĂšre du prince, etc. Nous avouerons qu’il ne songea pas davantage Ă  la douleur dans laquelle la duchesse devait ĂȘtre plongĂ©e. Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu’il passait pour libĂ©ral dans la prison; on eut soin d’en envoyer un autre Ă  mine rĂ©barbative, lequel ne rĂ©pondit jamais que par un grognement de mauvais augure Ă  toutes les choses agrĂ©ables que l’esprit de Fabrice cherchait Ă  lui adresser. Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice avaient Ă©tĂ© dĂ©pistĂ©es par les nombreux agents de la marquise Raversi, et, par elle, le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti Ă©tait journellement averti, effrayĂ©, piquĂ© d’amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes du rez-de-chaussĂ©e; de plus, le gouverneur Ă©tablit un geĂŽlier de garde Ă  chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui vĂźt le prisonnier, fut condamnĂ© Ă  ne sortir de la tour FarnĂšse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrariĂ©. Il fit sentir son humeur Ă  Fabrice qui eut le bon esprit de ne rĂ©pondre que par ces mots: «Force nĂ©bieu d’Asti, mon ami», et il lui donna de l’argent. --Eh bien! mĂȘme cela, qui nous console de tous les maux, s’écria Grillo indignĂ©, d’une voix Ă  peine assez Ă©levĂ©e pour ĂȘtre entendu du prisonnier, on nous dĂ©fend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la citadelle est sens dessus dessous Ă  cause de vous; les belles menĂ©es de Madame la duchesse ont dĂ©jĂ  fait renvoyer trois d’entre nous. «L’abat-jour sera-t-il prĂȘt avant midi?» Telle fut la grande question qui fit battre le cƓur de Fabrice pendant toute cette longue matinĂ©e; il comptait tous les quarts d’heure qui sonnaient Ă  l’horloge de la citadelle. Enfin, comme les trois quarts aprĂšs onze heures sonnaient, l’abat-jour n’était pas encore arrivĂ©; ClĂ©lia reparut donnant des soins Ă  ses oiseaux. La cruelle nĂ©cessitĂ© avait fait faire de si grands pas Ă  l’audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait tellement au-dessus de tout, qu’il osa, en regardant ClĂ©lia, faire avec le doigt le geste de scier l’abat-jour; il est vrai qu’aussitĂŽt aprĂšs avoir aperçu ce geste si sĂ©ditieux en prison, elle salua Ă  demi, et se retira. «HĂ© quoi! se dit Fabrice Ă©tonnĂ©, serait-elle assez dĂ©raisonnable pour voir une familiaritĂ© ridicule dans un geste dictĂ© par la plus impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ©? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la fenĂȘtre de la prison, mĂȘme quand elle la trouvera masquĂ©e par un Ă©norme volet de bois; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir Ă  la voir. Grand Dieu! est-ce qu’elle ne viendra pas demain Ă  cause de ce geste indiscret?» Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se vĂ©rifia complĂštement; le lendemain ClĂ©lia n’avait pas paru Ă  trois heures, quand on acheva de poser devant les fenĂȘtres de Fabrice les deux Ă©normes abat-jour; les diverses piĂšces en avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©es, Ă  partir de l’esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attachĂ©es par-dehors aux barreaux de fer des fenĂȘtres. Il est vrai que, cachĂ©e derriĂšre une persienne de son appartement, ClĂ©lia avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort bien vu la mortelle inquiĂ©tude de Fabrice, mais n’en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu’elle s’était faite. ClĂ©lia Ă©tait une petite sectaire de libĂ©ralisme; dans sa premiĂšre jeunesse elle avait pris au sĂ©rieux tous les propos de libĂ©ralisme qu’elle entendait dans la sociĂ©tĂ© de son pĂšre, lequel ne songeait qu’à se faire une position; elle Ă©tait partie de lĂ  pour prendre en mĂ©pris et presque en horreur le caractĂšre flexible du courtisan: de lĂ  son antipathie pour le mariage. Depuis l’arrivĂ©e de Fabrice, elle Ă©tait bourrelĂ©e de remords: «VoilĂ , se disait-elle, que mon indigne cƓur se met du parti des gens qui veulent trahir mon pĂšre! il ose me faire le geste de scier une porte!... Mais, se dit-elle aussitĂŽt l’ñme navrĂ©e, toute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut ĂȘtre le jour fatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde n’est pas possible! Quelle douceur, quelle sĂ©rĂ©nitĂ© hĂ©roĂŻque dans ces yeux qui peut-ĂȘtre vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas ĂȘtre les angoisses de la duchesse! aussi on la dit tout Ă  fait au dĂ©sespoir. Moi j’irais poignarder le prince, comme l’hĂ©roĂŻque Charlotte Corday.» Pendant toute cette troisiĂšme journĂ©e de sa prison Fabrice fut outrĂ© de colĂšre, mais uniquement de ne pas avoir vu reparaĂźtre ClĂ©lia. «ColĂšre pour colĂšre, j’aurais dĂ» lui dire que je l’aimais», s’écriait-il; car il en Ă©tait arrivĂ© Ă  cette dĂ©couverte. «Non, ce n’est point par grandeur d’ñme que je ne songe pas Ă  la prison et que je fais mentir la prophĂ©tie de BlanĂšs, tant d’honneur ne m’appartient point. MalgrĂ© moi je songe Ă  ce regard de douce pitiĂ© que ClĂ©lia laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m’emmenaient du corps de garde; ce regard a effacĂ© toute ma vie passĂ©e. Qui m’eĂ»t dit que je trouverais des yeux si doux en un tel lieu! et au moment oĂč j’avais les regards salis par la physionomie de Barbone et par celle de M. le gĂ©nĂ©ral gouverneur. Le ciel parut au milieu de ces ĂȘtres vils. Et comment faire pour ne pas aimer la beautĂ© et chercher Ă  la revoir? Non, ce n’est point par grandeur d’ñme que je suis indiffĂ©rent Ă  toutes les petites vexations dont la prison m’accable.» L’imagination de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilitĂ©s, arriva Ă  celle d’ĂȘtre mis en libertĂ©. «Sans doute l’amitiĂ© de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien! je ne la remercierais de la libertĂ© que du bout des lĂšvres; ces lieux ne sont point de ceux oĂč l’on revient! une fois hors de prison, sĂ©parĂ©s de sociĂ©tĂ©s comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais ClĂ©lia! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si ClĂ©lia daignait ne pas m’accabler de sa colĂšre, qu’aurais-je Ă  demander au ciel?» Le soir de ce jour oĂč il n’avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande idĂ©e: avec la croix de fer du chapelet que l’on distribue Ă  tous les prisonniers Ă  leur entrĂ©e en prison, il commença, et avec succĂšs, Ă  percer l’abat-jour. «C’est peut-ĂȘtre une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n’ont-ils pas dit devant moi que, dĂšs demain, ils seront remplacĂ©s par les ouvriers peintres? Que diront ceux-ci s’ils trouvent l’abat-jour de la fenĂȘtre percĂ©? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour sans la voir! et encore quand elle m’a quittĂ© fĂąchĂ©e!» L’imprudence de Fabrice fut rĂ©compensĂ©e; aprĂšs quinze heures de travail, il vit ClĂ©lia, et, par excĂšs de bonheur, comme elle ne croyait point ĂȘtre aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fixĂ© sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la pitiĂ© la plus tendre. Sur la fin de la visite elle nĂ©gligeait mĂȘme Ă©videmment les soins Ă  donner Ă  ses oiseaux, pour rester des minutes entiĂšres immobile Ă  contempler la fenĂȘtre. Son Ăąme Ă©tait profondĂ©ment troublĂ©e; elle songeait Ă  la duchesse dont l’extrĂȘme malheur lui avait inspirĂ© tant de pitiĂ©, et cependant elle commençait Ă  la haĂŻr. Elle ne comprenait rien Ă  la profonde mĂ©lancolie qui s’emparait de son caractĂšre, elle avait de l’humeur contre elle-mĂȘme. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l’impatience de chercher Ă  Ă©branler l’abat-jour; il lui semblait qu’il n’était pas heureux tant qu’il ne pouvait pas tĂ©moigner Ă  ClĂ©lia qu’il la voyait. «Cependant, se disait-il, si elle savait que je l’aperçois avec autant de facilitĂ©, timide et rĂ©servĂ©e comme elle l’est, sans doute elle se dĂ©roberait Ă  mes regards.» Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misĂšres l’amour ne fait-il pas son bonheur!): pendant qu’elle regardait tristement l’immense abat-jour, il parvint Ă  faire passer un petit morceau de fil de fer par l’ouverture que la croix de fer avait pratiquĂ©e, et il lui fit des signes qu’elle comprit Ă©videmment, du moins dans ce sens qu’ils voulaient dire: je suis lĂ  et je vous vois. Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever Ă  l’abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l’on pourrait remettre Ă  volontĂ© et qui lui permettrait de voir et d’ĂȘtre vu, c’est-Ă -dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son Ăąme; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu’il avait fabriquĂ©e avec le ressort de sa montre Ă©brĂ©chĂ© par la croix, inquiĂ©tait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sĂ©vĂ©ritĂ© de ClĂ©lia semblait diminuer Ă  mesure qu’augmentaient les difficultĂ©s matĂ©rielles qui s’opposaient Ă  toute correspondance; Fabrice observa fort bien qu’elle n’affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de prĂ©sence Ă  l’aide de son chĂ©tif morceau de fil de fer; il avait le plaisir de voir qu’elle ne manquait jamais Ă  paraĂźtre dans la voliĂšre au moment prĂ©cis oĂč onze heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la prĂ©somption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette idĂ©e ne semble pas raisonnable; mais l’amour observe des nuances invisibles Ă  l’Ɠil indiffĂ©rent, et en tire des consĂ©quences infinies. Par exemple, depuis que ClĂ©lia ne voyait plus le prisonnier, presque immĂ©diatement en entrant dans la voliĂšre, elle levait les yeux vers sa fenĂȘtre. C’était dans ces journĂ©es funĂšbres oĂč personne dans Parme ne doutait que Fabrice ne fĂ»t bientĂŽt mis Ă  mort: lui seul l’ignorait; mais cette affreuse idĂ©e ne quittait plus ClĂ©lia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d’intĂ©rĂȘt qu’elle portait Ă  Fabrice? il allait pĂ©rir! et pour la cause de la libertĂ©! car il Ă©tait trop absurde de mettre Ă  mort un del Dongo pour un coup d’épĂ©e Ă  un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme Ă©tait attachĂ© Ă  une autre femme! ClĂ©lia Ă©tait profondĂ©ment malheureuse, et sans s’avouer bien prĂ©cisĂ©ment le genre d’intĂ©rĂȘt qu’elle prenait Ă  son sort: «Certes, se disait-elle, si on le conduit Ă  la mort, je m’enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaĂźtrai dans cette sociĂ©tĂ© de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!» Le huitiĂšme jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte: elle regardait fixement, et absorbĂ©e dans ses tristes pensĂ©es, l’abat-jour qui cachait la fenĂȘtre du prisonnier; ce jour-lĂ  il n’avait encore donnĂ© aucun signe de prĂ©sence: tout Ă  coup un petit morceau d’abat-jour, plus grand que la main, fut retirĂ© par lui; il la regarda d’un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette Ă©preuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit Ă  les soigner; mais elle tremblait au point qu’elle versait l’eau qu’elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son Ă©motion; elle ne put supporter cette situation, et prit le parti de se sauver en courant. Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels transports il eĂ»t refusĂ© la libertĂ©, si on la lui eĂ»t offerte en cet instant! Le lendemain fut le jour de grand dĂ©sespoir de la duchesse. Tout le monde tenait pour sĂ»r dans la ville que c’en Ă©tait fait de Fabrice; ClĂ©lia n’eut pas le triste courage de lui montrer une duretĂ© qui n’était pas dans son cƓur, elle passa une heure et demie Ă  la voliĂšre, regarda tous ses signes, et souvent lui rĂ©pondit, au moins par l’expression de l’intĂ©rĂȘt le plus vif et le plus sincĂšre; elle le quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait bien vivement l’imperfection du langage employĂ©: si l’on se fĂ»t parlĂ©, de combien de façons diffĂ©rentes n’eĂ»t-elle pas pu chercher Ă  deviner quelle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment la nature des sentiments que Fabrice avait pour la duchesse! ClĂ©lia ne pouvait presque plus se faire d’illusion, elle avait de la haine pour Mme Sanseverina. Une nuit Fabrice vint Ă  penser un peu sĂ©rieusement Ă  sa tante: il fut Ă©tonnĂ©, il eut peine Ă  reconnaĂźtre son image, le souvenir qu’il conservait d’elle avait totalement changĂ©; pour lui, Ă  cette heure, elle avait cinquante ans. --Grand Dieu! s’écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspirĂ© de ne pas lui dire que je l’aimais! Il en Ă©tait au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment il l’avait trouvĂ©e si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible: c’est que jamais il ne s’était figurĂ© que son Ăąme fĂ»t de quelque chose dans l’amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son Ăąme tout entiĂšre appartenait Ă  la duchesse. La duchesse d’A... et la Marietta lui faisaient l’effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la faiblesse et dans l’innocence, tandis que l’image sublime de ClĂ©lia Conti, en s’emparant de toute son Ăąme, allait jusqu’à lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l’éternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu’il Ă©tait en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout Ă  coup, par un caprice sans appel de sa volontĂ©, cette sorte de vie singuliĂšre et dĂ©licieuse qu’il trouvait auprĂšs d’elle; toutefois, elle avait dĂ©jĂ  rempli de fĂ©licitĂ© les deux premiers mois de sa prison. C’était le temps oĂč, deux fois la semaine, le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti disait au prince: --Je puis donner ma parole d’honneur Ă  Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle Ă  Ăąme qui vive, et passe sa vie dans l’accablement du plus profond dĂ©sespoir, ou Ă  dormir. ClĂ©lia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des instants: si Fabrice ne l’eĂ»t pas tant aimĂ©e, il eĂ»t bien vu qu’il Ă©tait aimĂ©; mais il avait des doutes mortels Ă  cet Ă©gard. ClĂ©lia avait fait placer un piano dans la voliĂšre. Tout en frappant les touches, pour que le son de l’instrument pĂ»t rendre compte de sa prĂ©sence et occupĂąt les sentinelles qui se promenaient sous ses fenĂȘtres, elle rĂ©pondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de rĂ©ponse, et mĂȘme dans les grandes occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journĂ©e entiĂšre; c’était lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont il Ă©tait trop difficile de ne pas comprendre l’aveu: elle Ă©tait inexorable sur ce point. Ainsi, quoique Ă©troitement resserrĂ© dans une assez petite cage, Fabrice avait une vie fort occupĂ©e; elle Ă©tait employĂ©e tout entiĂšre Ă  chercher la solution de ce problĂšme si important: «M’aime-t-elle?» Le rĂ©sultat de milliers d’observations sans cesse renouvelĂ©es, mais aussi sans cesse mises en doute, Ă©tait ceci: «Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu’elle prend de l’amitiĂ© pour moi.» ClĂ©lia espĂ©rait bien ne jamais arriver Ă  un aveu, et c’est pour Ă©loigner ce pĂ©ril qu’elle avait repoussĂ©, avec une colĂšre excessive, une priĂšre que Fabrice lui avait adressĂ©e plusieurs fois. La misĂšre des ressources employĂ©es par le pauvre prisonnier aurait dĂ», ce semble, inspirer Ă  ClĂ©lia plus de pitiĂ©. Il voulait correspondre avec elle au moyen de caractĂšres qu’il traçait sur sa main avec un morceau de charbon dont il avait fait la prĂ©cieuse dĂ©couverte dans son poĂȘle; il aurait formĂ© les mots lettre Ă  lettre, successivement. Cette invention eĂ»t doublĂ© les moyens de conversation en ce qu’elle eĂ»t permis de dire des choses prĂ©cises. Sa fenĂȘtre Ă©tait Ă©loignĂ©e de celle de ClĂ©lia d’environ vingt-cinq pieds; il eĂ»t Ă©tĂ© trop chanceux de se parler par-dessus la tĂȘte des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d’ĂȘtre aimĂ©; s’il eĂ»t eu quelque expĂ©rience de l’amour, il ne lui fĂ»t pas restĂ© de doutes: mais jamais femme n’avait occupĂ© son cƓur; il n’avait, du reste, aucun soupçon d’un secret qui l’eĂ»t mis au dĂ©sespoir s’il l’eĂ»t connu; il Ă©tait grandement question du mariage de ClĂ©lia Conti avec le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche de la cour. CHAPITRE XIX L’ambition du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, exaltĂ©e jusqu’à la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carriĂšre du premier ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, l’avait portĂ© Ă  faire des scĂšnes violentes Ă  sa fille; il lui rĂ©pĂ©tait sans cesse, et avec colĂšre, qu’elle cassait le cou Ă  sa fortune si elle ne se dĂ©terminait enfin Ă  faire un choix; Ă  vingt ans passĂ©s il Ă©tait temps de prendre un parti; cet Ă©tat d’isolement cruel, dans lequel son obstination dĂ©raisonnable plongeait le gĂ©nĂ©ral, devait cesser Ă  la fin, etc. C’était d’abord pour se soustraire Ă  ces accĂšs d’humeur de tous les instants que ClĂ©lia s’était rĂ©fugiĂ©e dans la voliĂšre; on n’y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle sĂ©rieux pour le gouverneur. Depuis quelques semaines, l’ñme de ClĂ©lia Ă©tait tellement agitĂ©e, elle savait si peu elle-mĂȘme ce qu’elle devait dĂ©sirer, que, sans donner prĂ©cisĂ©ment une parole Ă  son pĂšre, elle s’était presque laissĂ© engager. Dans un de ses accĂšs de colĂšre, le gĂ©nĂ©ral s’était Ă©criĂ© qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que, lĂ , il la laisserait se morfondre jusqu’à ce qu’elle daignĂąt faire un choix. --Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne rĂ©unit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’élĂšve Ă  plus de cent mille Ă©cus par an. Tout le monde Ă  la cour s’accorde Ă  lui reconnaĂźtre le caractĂšre le plus doux; jamais il n’a donnĂ© de sujet de plainte Ă  personne; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu’il faut ĂȘtre folle Ă  lier pour repousser ses hommages. Si ce refus Ă©tait le premier, je pourrais peut-ĂȘtre le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous ĂȘtes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j’étais mis Ă  la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l’on me voyait logĂ© dans quelque second Ă©tage, moi dont il a Ă©tĂ© si souvent question pour le ministĂšre! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bontĂ© me fait jouer le rĂŽle d’un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bontĂ© d’ĂȘtre amoureux de vous, de vouloir vous Ă©pouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l’épousez dans deux mois!... Un seul mot de tout ce discours avait frappĂ© ClĂ©lia, c’était la menace d’ĂȘtre mise au couvent, et par consĂ©quent Ă©loignĂ©e de la citadelle, et au moment encore oĂč la vie de Fabrice semblait ne tenir qu’à un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courĂ»t de nouveau Ă  la ville et Ă  la cour. Quelque raisonnement qu’elle se fĂźt, elle ne put se dĂ©terminer Ă  courir cette chance: Etre sĂ©parĂ©e de Fabrice, et au moment oĂč elle tremblait pour sa vie! c’était Ă  ses yeux le plus grand des maux, c’en Ă©tait du moins le plus immĂ©diat. Ce n’est pas que, mĂȘme en n’étant pas Ă©loignĂ©e de Fabrice, son cƓur trouvĂąt la perspective du bonheur; elle le croyait aimĂ© de la duchesse, et son Ăąme Ă©tait dĂ©chirĂ©e par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si gĂ©nĂ©ralement admirĂ©e. L’extrĂȘme rĂ©serve qu’elle s’imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l’avait confinĂ©, de peur de tomber dans quelque indiscrĂ©tion, tout semblait se rĂ©unir pour lui ĂŽter les moyens d’arriver Ă  quelque Ă©claircissement sur sa maniĂšre d’ĂȘtre avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l’affreux malheur d’avoir une rivale dans le cƓur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s’exposer au danger de lui donner l’occasion de dire toute la vĂ©ritĂ© sur ce qui se passait dans ce cƓur. Mais quel charme cependant de l’entendre faire l’aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour ClĂ©lia de pouvoir Ă©claircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie! Fabrice Ă©tait lĂ©ger; Ă  Naples, il avait la rĂ©putation de changer assez facilement de maĂźtresse. MalgrĂ© toute la rĂ©serve imposĂ©e au rĂŽle d’une demoiselle, depuis qu’elle Ă©tait chanoinesse et qu’elle allait Ă  la cour, ClĂ©lia, sans interroger jamais, mais en Ă©coutant avec attention, avait appris Ă  connaĂźtre la rĂ©putation que s’étaient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherchĂ© sa main; eh bien! Fabrice, comparĂ© Ă  tous ces jeunes gens, Ă©tait celui qui portait le plus de lĂ©gĂšretĂ© dans ses relations de cƓur. Il Ă©tait en prison, il s’ennuyait, il faisait la cour Ă  l’unique femme Ă  laquelle il pĂ»t parler; quoi de plus simple? quoi mĂȘme de plus commun? et c’était ce qui dĂ©solait ClĂ©lia. Quand mĂȘme, par une rĂ©vĂ©lation complĂšte, elle eĂ»t appris que Fabrice n’aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand mĂȘme elle eĂ»t cru Ă  la sincĂ©ritĂ© de ses discours, quelle confiance eĂ»t-elle pu avoir dans la durĂ©e de ses sentiments? Et enfin, pour achever de porter le dĂ©sespoir dans son cƓur, Fabrice n’était-il pas dĂ©jĂ  fort avancĂ© dans la carriĂšre ecclĂ©siastique? n’était-il pas Ă  la veille de se lier par des vƓux Ă©ternels? Les plus grandes dignitĂ©s ne l’attendaient-elles pas dans ce genre de vie? S’il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse ClĂ©lia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon pĂšre de m’enfermer dans quelque couvent fort Ă©loignĂ©? Et pour comble de misĂšre, c’est prĂ©cisĂ©ment la crainte d’ĂȘtre Ă©loignĂ©e de la citadelle et renfermĂ©e dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C’est cette crainte qui me force Ă  dissimuler, qui m’oblige au hideux et dĂ©shonorant mensonge de feindre d’accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi. Le caractĂšre de ClĂ©lia Ă©tait profondĂ©ment raisonnable; en toute sa vie elle n’avait pas eu Ă  se reprocher une dĂ©marche inconsidĂ©rĂ©e, et sa conduite en cette occurrence Ă©tait le comble de la dĂ©raison: on peut juger de ses souffrances!... Elles Ă©taient d’autant plus cruelles qu’elle ne se faisait aucune illusion. Elle s’attachait Ă  un homme qui Ă©tait Ă©perdument aimĂ© de la plus belle femme de la cour, d’une femme qui, Ă  tant de titres, Ă©tait supĂ©rieure Ă  elle ClĂ©lia! Et cet homme mĂȘme, eĂ»t-il Ă©tĂ© libre, n’était pas capable d’un attachement sĂ©rieux, tandis qu’elle, comme elle le sentait trop bien, n’aurait jamais qu’un seul attachement dans la vie. C’était donc le cƓur agitĂ© des plus affreux remords que tous les jours ClĂ©lia venait Ă  la voliĂšre: portĂ©e en ce lieu comme malgrĂ© elle, son inquiĂ©tude changeait d’objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants; elle Ă©piait, avec des battements de cƓur indicibles, les moments oĂč Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiquĂ© dans l’immense abat-jour qui masquait sa fenĂȘtre. Souvent la prĂ©sence du geĂŽlier Grillo dans sa chambre l’empĂȘchait de s’entretenir par signes avec son amie. Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus Ă©trange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la fenĂȘtre et sortant la tĂȘte hors du vasistas, il parvenait Ă  distinguer les bruits un peu forts qu’on faisait dans le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel conduisait de la premiĂšre cour dans l’intĂ©rieur de la tour ronde, Ă  l’esplanade en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison FarnĂšse oĂč il se trouvait. Vers le milieu de son dĂ©veloppement, Ă  cent quatre-vingts marches d’élĂ©vation, cet escalier passait du cĂŽtĂ© mĂ©ridional d’une vaste cour, au cĂŽtĂ© du nord; lĂ  se trouvait un pont en fer fort lĂ©ger et fort Ă©troit, au milieu duquel Ă©tait Ă©tabli un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il Ă©tait obligĂ© de se lever et d’effacer le corps pour que l’on pĂ»t passer sur le pont qu’il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et Ă  la tour FarnĂšse. Il suffisait de donner deux tours Ă  un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour prĂ©cipiter ce pont de fer dans la cour, Ă  une profondeur de plus de cent pieds; cette simple prĂ©caution prise, comme il n’y avait pas d’autre escalier dans toute la citadelle, et que tous les soirs Ă  minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il restait complĂštement inaccessible dans son palais, et il eĂ»t Ă©tĂ© Ă©galement impossible Ă  qui que ce fĂ»t d’arriver Ă  la tour FarnĂšse. C’est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarquĂ© le jour de son entrĂ©e Ă  la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les geĂŽliers aimait Ă  vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliquĂ©: ainsi il n’avait guĂšre d’espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d’une maxime de l’abbĂ© BlanĂšs: L’amant songe plus souvent Ă  arriver Ă  sa maĂźtresse que le mari Ă  garder sa femme; le prisonnier songe plus souvent Ă  se sauver, que le geĂŽlier Ă  fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, l’amant et le prisonnier doivent rĂ©ussir. Ce soir-lĂ  Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d’hommes passer sur le pont en fer, dit le pont de l’esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait rĂ©ussi Ă  se sauver, en prĂ©cipitant le gardien du pont dans la cour. «On vient faire ici un enlĂšvement, on va peut-ĂȘtre me mener pendre; mais il peut y avoir du dĂ©sordre, il s’agit d’en profiter.» Il avait pris ses armes, il retirait dĂ©jĂ  de l’or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout Ă  coup il s’arrĂȘta. «L’homme est un plaisant animal, s’écria-t-il, il faut en convenir! Que dirait un spectateur invisible qui verrait mes prĂ©paratifs? Est-ce que par hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour oĂč je serais de retour Ă  Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir auprĂšs de ClĂ©lia? S’il y a du dĂ©sordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur; peut-ĂȘtre je pourrai parler Ă  ClĂ©lia, peut-ĂȘtre autorisĂ© par le dĂ©sordre j’oserai lui baiser la main. Le gĂ©nĂ©ral Conti, fort dĂ©fiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles, une Ă  chaque angle du bĂątiment, et une cinquiĂšme Ă  la porte d’entrĂ©e, mais par bonheur la nuit est fort noire.» A pas de loup, Fabrice alla vĂ©rifier ce que faisaient le geĂŽlier Grillo et son chien: le geĂŽlier Ă©tait profondĂ©ment endormi dans une peau de bƓuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entourĂ©e d’un filet grossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s’avança doucement vers Fabrice pour le caresser. Notre prisonnier remonta lĂ©gĂšrement les six marches qui conduisaient Ă  sa cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour FarnĂšse, et prĂ©cisĂ©ment devant la porte, qu’il pensa que Grillo pourrait bien se rĂ©veiller. Fabrice, chargĂ© de toutes ses armes, prĂȘt Ă  agir, se croyait rĂ©servĂ© cette nuit-lĂ  aux grandes aventures, quand tout Ă  coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde: c’était une sĂ©rĂ©nade que l’on donnait au gĂ©nĂ©ral ou Ă  sa fille. Il tomba dans un accĂšs de rire fou: «Et moi qui songeais dĂ©jĂ  Ă  donner des coups de dague! comme si une sĂ©rĂ©nade n’était pas une chose infiniment plus ordinaire qu’un enlĂšvement nĂ©cessitant la prĂ©sence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu’une rĂ©volte!» La musique Ă©tait excellente et parut dĂ©licieuse Ă  Fabrice, dont l’ñme n’avait eu aucune distraction depuis tant de semaines; elle lui fit verser de bien douces larmes; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irrĂ©sistibles Ă  la belle ClĂ©lia. Mais le lendemain, Ă  midi, il la trouva d’une mĂ©lancolie tellement sombre, elle Ă©tait si pĂąle, elle dirigeait sur lui des regards oĂč il lisait quelquefois tant de colĂšre, qu’il ne se sentit pas assez autorisĂ© pour lui adresser une question sur la sĂ©rĂ©nade; il craignit d’ĂȘtre impoli. ClĂ©lia avait grandement raison d’ĂȘtre triste, c’était une sĂ©rĂ©nade que lui donnait le marquis Crescenzi; une dĂ©marche aussi publique Ă©tait en quelque sorte l’annonce officielle du mariage. Jusqu’au jour mĂȘme de la sĂ©rĂ©nade, et jusqu’à neuf heures du soir, ClĂ©lia avait fait la plus belle rĂ©sistance, mais elle avait eu la faiblesse de cĂ©der Ă  la menace d’ĂȘtre envoyĂ©e immĂ©diatement au couvent, qui lui avait Ă©tĂ© faite par son pĂšre. «Quoi! je ne le verrais plus!» s’était-elle dit en pleurant. C’est en vain que sa raison avait ajoutĂ©: «Je ne le verrais plus, cet ĂȘtre qui fera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme lĂ©ger qui a eu dix maĂźtresses connues Ă  Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s’il survit Ă  la sentence qui pĂšse sur lui, va s’engager dans les ordres sacrĂ©s! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu’il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m’en Ă©pargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un prĂ©texte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journĂ©es de prison.» Au milieu de toutes ces injures, ClĂ©lia vint Ă  se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l’entouraient lorsqu’il sortait du bureau d’écrou pour monter Ă  la tour FarnĂšse. Les larmes inondĂšrent ses yeux: «Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds moi-mĂȘme d’une maniĂšre atroce en assistant ce soir Ă  cette affreuse sĂ©rĂ©nade mais demain, Ă  midi, je reverrai tes yeux!» Ce fut prĂ©cisĂ©ment le lendemain de ce jour oĂč ClĂ©lia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier qu’elle aimait d’une passion si vive; ce fut le lendemain de ce jour oĂč, voyant tous ses dĂ©fauts, elle lui avait sacrifiĂ© sa vie, que Fabrice fut dĂ©sespĂ©rĂ© de sa froideur. Si mĂȘme en n’employant que le langage si imparfait des signes il eĂ»t fait la moindre violence Ă  l’ñme de ClĂ©lia, probablement elle n’eĂ»t pu retenir ses larmes, et Fabrice eĂ»t obtenu l’aveu de tout ce qu’elle sentait pour lui, mais il manquait d’audace, il avait une trop mortelle crainte d’offenser ClĂ©lia, elle pouvait le punir d’une peine trop sĂ©vĂšre. En d’autres termes, Fabrice n’avait aucune expĂ©rience du genre d’émotion que donne une femme que l’on aime; c’était une sensation qu’il n’avait jamais Ă©prouvĂ©e, mĂȘme dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, aprĂšs celui de la sĂ©rĂ©nade, pour se remettre avec ClĂ©lia sur le pied accoutumĂ© de bonne amitiĂ©. La pauvre fille s’armait de sĂ©vĂ©ritĂ©, mourant de crainte de se trahir, et il semblait Ă  Fabrice que chaque jour il Ă©tait moins bien avec elle. Un jour, et il y avait alors prĂšs de trois mois que Fabrice Ă©tait en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux; Grillo Ă©tait restĂ© fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il Ă©tait au dĂ©sespoir; enfin midi et demi avait dĂ©jĂ  sonnĂ© lorsqu’il put ouvrir les deux petites trappes d’un pied de haut qu’il avait pratiquĂ©es Ă  l’abat-jour fatal. ClĂ©lia Ă©tait debout Ă  la fenĂȘtre de la voliĂšre, les yeux fixĂ©s sur celle de Fabrice; ses traits contractĂ©s exprimaient le plus violent dĂ©sespoir. A peine vit-elle Fabrice, qu’elle lui fit signe que tout Ă©tait perdu: elle se prĂ©cipita Ă  son piano et, feignant de chanter un rĂ©citatif de l’opĂ©ra alors Ă  la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le dĂ©sespoir et par la crainte d’ĂȘtre comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fenĂȘtre: --Grand Dieu! vous ĂȘtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers le Ciel! Barbone, ce geĂŽlier dont vous punĂźtes l’insolence le jour de votre entrĂ©e ici, avait disparu, il n’était plus dans la citadelle; avant-hier soir il est rentrĂ©, et depuis hier j’ai lieu de croire qu’il cherche Ă  vous empoisonner. Il vient rĂŽder dans la cuisine particuliĂšre du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sĂ»r, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous ĂŽter la vie. Je mourais d’inquiĂ©tude ne vous voyant point paraĂźtre, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu’à nouvel avis, je vais faire l’impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir Ă  neuf heures, si la bontĂ© du Ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de votre fenĂȘtre sur les orangers, j’y attacherai une corde que vous retirerez Ă  vous, et Ă  l’aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat.» Fabrice avait conservĂ© comme un trĂ©sor le morceau de charbon qu’il avait trouvĂ© dans le poĂȘle de sa chambre: il se hĂąta de profiter de l’émotion de ClĂ©lia, et d’écrire sur sa main une suite de lettres dont l’apparition successive formait ces mots: --Je vous aime, et la vie ne m’est prĂ©cieuse que parce que je vous vois; surtout envoyez-moi du papier et un crayon. Ainsi que Fabrice l’avait espĂ©rĂ©, l’extrĂȘme terreur qu’il lisait dans les traits de ClĂ©lia empĂȘcha la jeune fille de rompre l’entretien aprĂšs ce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de tĂ©moigner beaucoup d’humeur. Fabrice eut l’esprit d’ajouter: --Par le grand vent qu’il fait aujourd’hui, je n’entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu’est-ce que c’est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez? A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entiĂšre; elle se mit Ă  la hĂąte Ă  tracer de grandes lettres Ă  l’encre sur les pages d’un livre qu’elle dĂ©chira, et Fabrice fut transportĂ© de joie en voyant enfin Ă©tabli, aprĂšs trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu’il avait si vainement sollicitĂ©. Il n’eut garde d’abandonner la petite ruse qui lui avait si bien rĂ©ussi, il aspirait Ă  Ă©crire des lettres, et feignait Ă  chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont ClĂ©lia exposait successivement Ă  ses yeux toutes les lettres. Elle fut obligĂ©e de quitter la voliĂšre pour courir auprĂšs de son pĂšre; elle craignait par-dessus tout qu’il ne vĂźnt l’y chercher; son gĂ©nie soupçonneux n’eĂ»t point Ă©tĂ© content du grand voisinage de la fenĂȘtre de cette voliĂšre et de l’abat-jour qui masquait celle du prisonnier. ClĂ©lia elle-mĂȘme avait eu l’idĂ©e quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiĂ©tude, que l’on pourrait jeter une petite pierre enveloppĂ©e d’un morceau de papier vers la partie supĂ©rieure de cet abat-jour; si le hasard voulait qu’en cet instant le geĂŽlier chargĂ© de la garde de Fabrice ne se trouvĂąt pas dans sa chambre, c’était un moyen de correspondance certain. Notre prisonnier se hĂąta de construire une sorte de ruban avec du linge; et le soir, un peu aprĂšs neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappĂ©s sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenĂȘtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, Ă  l’aide de laquelle il retira d’abord une provision de chocolat, et ensuite, Ă  son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu’il tendit la corde ensuite, il ne reçut plus rien; apparemment que les sentinelles s’étaient rapprochĂ©es des orangers. Mais il Ă©tait ivre de joie. Il se hĂąta d’écrire une lettre infinie Ă  ClĂ©lia: Ă  peine fut-elle terminĂ©e qu’il l’attacha Ă  sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu’on vĂźnt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements. «Si ClĂ©lia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu’elle est encore Ă©mue par ses idĂ©es de poison, peut-ĂȘtre demain matin rejettera-t-elle bien loin l’idĂ©e de recevoir une lettre.» Le fait est que ClĂ©lia n’avait pu se dispenser de descendre Ă  la ville avec son pĂšre: Fabrice en eut presque l’idĂ©e en entendant, vers minuit et demi, rentrer la voiture du gĂ©nĂ©ral; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes aprĂšs avoir entendu le gĂ©nĂ©ral traverser l’esplanade et les sentinelles lui prĂ©senter les armes, il sentit s’agiter la corde qu’il n’avait cessĂ© de tenir autour du bras! On attachait un grand poids Ă  cette corde, deux petites secousses lui donnĂšrent le signal de la retirer. Il eut assez de peine Ă  faire passer au poids qu’il ramenait une corniche extrĂȘmement saillante qui se trouvait sous sa fenĂȘtre. Cet objet qu’il avait eu tant de peine Ă  faire remonter, c’était une carafe remplie d’eau et enveloppĂ©e dans un chĂąle. Ce fut avec dĂ©lices que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complĂšte, couvrit ce chĂąle de ses baisers. Mais il faut renoncer Ă  peindre son Ă©motion lorsque enfin, aprĂšs tant de jours d’espĂ©rance vaine, il dĂ©couvrit un petit morceau de papier qui Ă©tait attachĂ© au chĂąle par une Ă©pingle. Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les cĂŽtĂ©s avec de petites croix tracĂ©es Ă  l’encre. C’est affreux Ă  dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-ĂȘtre Barbone est-il chargĂ© de vous empoisonner. Comment n’avez vous pas senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me dĂ©plaire? Aussi je ne vous Ă©crirais pas sans le danger extrĂȘme qui vous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est fort maigrie; ne m’écrivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fĂącher? Ce fut un grand effort de vertu chez ClĂ©lia que d’écrire l’avant-derniĂšre ligne de ce billet. Tout le monde prĂ©tendait, dans la sociĂ©tĂ© de la cour, que Mme Sanseverina prenait beaucoup d’amitiĂ© pour le comte Baldi, ce si bel homme, l’ancien ami de la marquise Raversi. Ce qu’il y avait de sĂ»r, c’est qu’il s’était brouillĂ© de la façon la plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de mĂšre et l’avait Ă©tabli dans le monde. ClĂ©lia avait Ă©tĂ© obligĂ©e de recommencer ce petit mot Ă©crit Ă  la hĂąte, parce que dans la premiĂšre rĂ©daction il perçait quelque chose des nouvelles amours que la malignitĂ© publique supposait Ă  la duchesse. --Quelle bassesse Ă  moi! s’était-elle Ă©criĂ©e: dire du mal Ă  Fabrice de la femme qu’il aime!... Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y dĂ©posa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les cĂŽtĂ©s de petites croix tracĂ©es Ă  la plume: Fabrice les couvrit de baisers: il Ă©tait amoureux. A cĂŽtĂ© du pain se trouvait un rouleau recouvert d’un grand nombre de doubles de papier; il renfermait six mille francs en sequins; enfin, Fabrice trouva un beau brĂ©viaire tout neuf: une main qu’il commençait Ă  connaĂźtre avait tracĂ© ces mots Ă  la marge: Le poison! Prendre garde Ă  l’eau, au vin, Ă  tout; vivre de chocolat, tĂącher de faire manger par le chien le dĂźner auquel on ne touchera pas; il ne faut pas paraĂźtre mĂ©fiant, l’ennemi chercherait un autre moyen. Pas d’étourderie, au nom de Dieu! pas de lĂ©gĂšretĂ©! Fabrice se hĂąta d’enlever ces caractĂšres chĂ©ris qui pouvaient compromettre ClĂ©lia, et de dĂ©chirer un grand nombre de feuillets du brĂ©viaire, Ă  l’aide desquels il fit plusieurs alphabets; chaque lettre Ă©tait proprement tracĂ©e avec du charbon Ă©crasĂ© dĂ©layĂ© dans du vin. Ces alphabets se trouvĂšrent secs lorsqu’à onze heures trois quarts ClĂ©lia parut Ă  deux pas en arriĂšre de la fenĂȘtre de la voliĂšre. «La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c’est qu’elle consente Ă  en faire usage.» Mais, par bonheur, il se trouva qu’elle avait beaucoup de choses Ă  dire au jeune prisonnier sur la tentative d’empoisonnement: un chien des filles de service Ă©tait mort pour avoir mangĂ© un plat qui lui Ă©tait destinĂ©. ClĂ©lia, bien loin de faire des objections contre l’usage des alphabets, en avait prĂ©parĂ© un magnifique avec de l’encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d’une heure et demie, c’est-Ă -dire tout le temps que ClĂ©lia put rester Ă  la voliĂšre. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses dĂ©fendues, elle ne rĂ©pondit pas, et alla pendant un instant donner Ă  ses oiseaux les soins nĂ©cessaires. Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l’eau, elle lui ferait parvenir un des alphabets tracĂ©s par elle avec de l’encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d’écrire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d’une façon qui pĂ»t offenser. Ce moyen lui rĂ©ussit; sa lettre fut acceptĂ©e. Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, ClĂ©lia ne lui fit pas de reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone avait Ă©tĂ© attaquĂ© et presque assommĂ© par les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur, probablement il n’oserait plus reparaĂźtre dans les cuisines. ClĂ©lia lui avoua que, pour lui, elle avait osĂ© voler du contre-poison Ă  son pĂšre; elle le lui envoyait: l’essentiel Ă©tait de repousser Ă  l’instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire. ClĂ©lia avait fait beaucoup de questions Ă  don Cesare, sans pouvoir dĂ©couvrir d’oĂč provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans tous les cas, c’était un signe excellent; la sĂ©vĂ©ritĂ© diminuait. Cet Ă©pisode du poison avança infiniment les affaires de notre prisonnier; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblĂąt Ă  de l’amour, mais il avait le bonheur de vivre de la maniĂšre la plus intime avec ClĂ©lia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, Ă  neuf heures, ClĂ©lia acceptait une longue lettre, et quelquefois y rĂ©pondait par quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques livres; enfin, Grillo avait Ă©tĂ© amadouĂ© au point d’apporter Ă  Fabrice du pain et du vin, qui lui Ă©taient remis journellement par la femme de chambre de ClĂ©lia. Le geĂŽlier Grillo en avait conclu que le gouverneur n’était pas d’accord avec les gens qui avaient chargĂ© Barbone d’empoisonner le jeune Monsignore, et il en Ă©tait fort aise, ainsi que tous ses camarades, car un proverbe s’était Ă©tabli dans la prison: il suffit de regarder en face monsignore del Dongo pour qu’il vous donne de l’argent. Fabrice Ă©tait devenu fort pĂąle; le manque absolu d’exercice nuisait Ă  sa santĂ©; Ă  cela prĂšs, jamais il n’avait Ă©tĂ© aussi heureux. Le ton de la conversation Ă©tait intime, et quelquefois fort gai, entre ClĂ©lia et lui. Les seuls moments de la vie de ClĂ©lia qui ne fussent pas assiĂ©gĂ©s de prĂ©visions funestes et de remords Ă©taient ceux qu’elle passait Ă  s’entretenir avec lui. Un jour elle eut l’imprudence de lui dire: --J’admire votre dĂ©licatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du dĂ©sir de recouvrer la libertĂ©! --C’est que je me garde bien d’avoir un dĂ©sir aussi absurde, lui rĂ©pondit Fabrice; une fois de retour Ă  Parme, comment vous reverrais-je? et la vie me serait dĂ©sormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense... non, pas prĂ©cisĂ©ment tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre; mais enfin, malgrĂ© votre mĂ©chancetĂ©, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette prison! de la vie je ne fus aussi heureux!... N’est-il pas plaisant de voir que le bonheur m’attendait en prison? --Il y a bien des choses Ă  dire sur cet article, rĂ©pondit ClĂ©lia d’un air qui devint tout Ă  coup excessivement sĂ©rieux et presque sinistre. --Comment! s’écria Fabrice fort alarmĂ©, serais-je exposĂ© Ă  perdre cette place si petite que j’ai pu gagner dans votre cƓur, et qui fait ma seule joie en ce monde? --Oui, lui dit-elle, j’ai tout lieu de croire que vous manquez de probitĂ© envers moi, quoique passant d’ailleurs dans le monde pour fort galant homme; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd’hui. Cette ouverture singuliĂšre jeta beaucoup d’embarras dans leur conversation, et souvent l’un et l’autre eurent les larmes aux yeux. Le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi aspirait toujours Ă  changer de nom; il Ă©tait bien las de celui qu’il s’était fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son cĂŽtĂ©, travaillait, avec toute l’habiletĂ© dont il Ă©tait capable, Ă  fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait Ă  redoubler chez le prince la folle espĂ©rance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C’étaient les seuls moyens qu’il eĂ»t pu inventer de retarder la mort de Fabrice. Le prince disait Ă  Rassi: --Quinze jours de dĂ©sespoir et quinze jours d’espĂ©rance, c’est par ce rĂ©gime patiemment suivi que nous parviendrons Ă  vaincre le caractĂšre de cette femme altiĂšre; c’est par ces alternatives de douceur et de duretĂ© que l’on arrive Ă  dompter les chevaux les plus fĂ©roces. Appliquez le caustique ferme. En effet, tous les quinze jours on voyait renaĂźtre dans Parme un nouveau bruit annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier dĂ©sespoir. FidĂšle Ă  la rĂ©solution de ne pas entraĂźner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois; mais elle Ă©tait punie de sa cruautĂ© envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de sombre dĂ©sespoir oĂč elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduitĂ©s du comte Baldi, ce si bel homme, Ă©crivait Ă  la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu’il devait au zĂšle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir rĂ©sister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice de passer sa vie avec un homme d’esprit et de cƓur tel que Mosca; la nullitĂ© du Baldi, la laissant Ă  ses pensĂ©es, lui donnait une façon d’exister affreuse, et le comte ne pouvait parvenir Ă  lui communiquer ses raisons d’espĂ©rer. Au moyen de divers prĂ©textes assez ingĂ©nieux, ce ministre Ă©tait parvenu Ă  faire consentir le prince Ă  ce que l’on dĂ©posĂąt dans un chĂąteau ami, au centre mĂȘme de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues fort compliquĂ©es au moyen desquelles Ranuce-Ernest IV nourrissait l’espĂ©rance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays. Plus de vingt de ces piĂšces fort compromettantes Ă©taient de la main du prince ou signĂ©es par lui, et dans le cas oĂč la vie de Fabrice serait sĂ©rieusement menacĂ©e, le comte avait le projet d’annoncer Ă  Son Altesse qu’il allait livrer ces piĂšces Ă  une grande puissance qui d’un mot pouvait l’anĂ©antir. Le comte Mosca se croyait sĂ»r du futur baron Riva, il ne craignait que le poison; la tentative de Barbone l’avait profondĂ©ment alarmĂ©, et Ă  un tel point qu’il s’était dĂ©terminĂ© Ă  hasarder une dĂ©marche folle en apparence. Un matin il passa Ă  la porte de la citadelle, et fit appeler le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte; lĂ , se promenant amicalement avec lui, il n’hĂ©sita pas Ă  lui dire, aprĂšs une petite prĂ©face aigre-douce et convenable: --Si Fabrice pĂ©rit d’une façon suspecte, cette mort pourra m’ĂȘtre attribuĂ©e, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis rĂ©solu de ne pas accepter. Donc, et pour m’en laver, s’il pĂ©rit de maladie, je vous tuerai de ma main; comptez lĂ -dessus. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti fit une rĂ©ponse magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du comte resta prĂ©sent Ă  sa pensĂ©e. Peu de jours aprĂšs, et comme s’il se fĂ»t concertĂ© avec le comte, le fiscal Rassi se permit une imprudence bien singuliĂšre chez un tel homme. Le mĂ©pris public attachĂ© Ă  son nom qui servait de proverbe Ă  la canaille, le rendait malade depuis qu’il avait l’espoir fondĂ© de pouvoir y Ă©chapper. Il adressa au gĂ©nĂ©ral Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice Ă  douze annĂ©es de citadelle. D’aprĂšs la loi, c’est ce qui aurait dĂ» ĂȘtre fait dĂšs le lendemain mĂȘme de l’entrĂ©e de Fabrice en prison; mais ce qui Ă©tait inouĂŻ Ă  Parme, dans ce pays de mesures secrĂštes, c’est que la justice se permĂźt une telle dĂ©marche sans l’ordre exprĂšs du souverain. En effet, comment nourrir l’espoir de redoubler tous les quinze jours l’effroi de la duchesse, et de dompter ce caractĂšre altier, selon le mot du prince, une fois qu’une copie officielle de la sentence Ă©tait sortie de la chancellerie de justice? La veille du jour oĂč le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait Ă©tĂ© rouĂ© de coups en rentrant un peu tard Ă  la citadelle; il en conclut qu’il n’était plus question en certain lieu de se dĂ©faire de Fabrice; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites immĂ©diates de sa folie, il ne parla point au prince, Ă  la premiĂšre audience qu’il en obtint, de la copie officielle de la sentence du prisonnier Ă  lui transmise. Le comte avait dĂ©couvert, heureusement pour la tranquillitĂ© de la pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n’avait Ă©tĂ© qu’une vellĂ©itĂ© de vengeance particuliĂšre, et il avait fait donner Ă  ce commis l’avis dont on a parlĂ©. Fabrice fut bien agrĂ©ablement surpris quand, aprĂšs cent trente-cinq jours de prison dans une cage assez Ă©troite, le bon aumĂŽnier don Cesare vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour FarnĂšse: Fabrice n’y eut pas Ă©tĂ© dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal. Don Cesare prit prĂ©texte de cet accident pour lui accorder une promenade d’une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades frĂ©quentes eurent bientĂŽt rendu Ă  notre hĂ©ros des forces dont il abusa. Il y eut plusieurs sĂ©rĂ©nades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu’elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille ClĂ©lia, dont le caractĂšre lui faisait peur: il sentait vaguement qu’il n’y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de tĂȘte. Elle pouvait s’enfuir au couvent, et il restait dĂ©sarmĂ©. Du reste, le gĂ©nĂ©ral craignait que toute cette musique, dont les sons pouvaient pĂ©nĂ©trer jusque dans les cachots les plus profonds, rĂ©servĂ©s aux plus noirs libĂ©raux, ne contĂźnt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mĂȘmes; aussi, Ă  peine la sĂ©rĂ©nade terminĂ©e, on les enfermait Ă  clef dans les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l’état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C’était le gouverneur lui-mĂȘme qui, placĂ© sur le pont de l’esclave, les faisait fouiller en sa prĂ©sence et leur rendait la libertĂ©, non sans leur rĂ©pĂ©ter plusieurs fois qu’il ferait pendre Ă  l’instant celui d’entre eux qui aurait l’audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et l’on savait que dans sa peur de dĂ©plaire il Ă©tait homme Ă  tenir parole, de façon que le marquis Crescenzi Ă©tait obligĂ© de payer triple ses musiciens fort choquĂ©s de cette nuit Ă  passer en prison. Tout ce que la duchesse put obtenir et Ă  grand-peine de la pusillanimitĂ© de l’un de ces hommes, ce fut qu’il se chargerait d’une lettre pour la remettre au gouverneur. La lettre Ă©tait adressĂ©e Ă  Fabrice; on y dĂ©plorait la fatalitĂ© qui faisait que depuis plus de cinq mois qu’il Ă©tait en prison, ses amis du dehors n’avaient pu Ă©tablir avec lui la moindre correspondance. En entrant Ă  la citadelle, le musicien gagnĂ© se jeta aux genoux du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, et lui avoua qu’un prĂȘtre, Ă  lui inconnu, avait tellement insistĂ© pour le charger d’une lettre adressĂ©e au sieur del Dongo, qu’il n’avait osĂ© refuser; mais, fidĂšle Ă  son devoir, il se hĂątait de la remettre entre les mains de Son Excellence. L’Excellence fut trĂšs flattĂ©e: elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait, et avait grand-peur d’ĂȘtre mystifiĂ©. Dans sa joie, le gĂ©nĂ©ral alla prĂ©senter cette lettre au prince, qui fut ravi. --Ainsi, la fermetĂ© de mon administration est parvenue Ă  me venger! Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l’un de ces jours nous allons faire prĂ©parer un Ă©chafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire qu’il est destinĂ© au petit del Dongo. CHAPITRE XX Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couchĂ© sur sa fenĂȘtre, avait passĂ© la tĂȘte par le guichet pratiquĂ© dans l’abat-jour, et contemplait les Ă©toiles et l’immense horizon dont on jouit du haut de la tour FarnĂšse. Ses yeux, errant dans la campagne du cĂŽtĂ© du bas PĂŽ et de Ferrare, remarquĂšrent par hasard une lumiĂšre excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut d’une tour. «Cette lumiĂšre ne doit pas ĂȘtre aperçue de la plaine, se dit Fabrice, l’épaisseur de la tour l’empĂȘche d’ĂȘtre vue d’en bas; ce sera quelque signal pour un point Ă©loignĂ©.» Tout Ă  coup il remarqua que cette lueur paraissait et disparaissait Ă  des intervalles fort rapprochĂ©s. C’est quelque jeune fille qui parle Ă  son amant du village voisin. Il compta neuf apparitions successives: «Ceci est un I», dit-il. En effet, l’I est la neuviĂšme lettre de l’alphabet. Il y eut ensuite, aprĂšs un repos, quatorze apparitions: «Ceci est un N»; puis, encore aprĂšs un repos, une seule apparition: «C’est un A; le mot est <i>Ina</i>.» Quelle ne fut pas sa joie et son Ă©tonnement, quand les apparitions successives, toujours sĂ©parĂ©es par de petits repos, vinrent complĂ©ter les mots suivants: Ina pensa a te. Evidemment: Gina pense Ă  toi! Il rĂ©pondit Ă  l’instant par des apparitions successives de sa lampe au vasistas par lui pratiquĂ©: Fabrice t’aime! La correspondance continua jusqu’au jour. Cette nuit Ă©tait la cent soixante-treiziĂšme de sa captivitĂ©, et on lui apprit que depuis quatre mois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les comprendre; on commença dĂšs cette premiĂšre nuit Ă  Ă©tablir des abrĂ©viations: trois apparitions se suivant trĂšs rapidement indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca; deux apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire Ă©vasion. On convint de suivre Ă  l’avenir l’ancien alphabet alla monaca, qui, afin de n’ĂȘtre pas devinĂ© par des indiscrets, change le numĂ©ro ordinaire des lettres, et leur en donne d’arbitraires; A, par exemple, porte le numĂ©ro 10; le B, le numĂ©ro 3; c’est-Ă -dire que trois Ă©clipses successives de la lampe veulent dire B, dix Ă©clipses successives, l’A, etc.; un moment d’obscuritĂ© fait la sĂ©paration des mots. On prit rendez-vous pour le lendemain Ă  une heure aprĂšs minuit, et le lendemain la duchesse vint Ă  cette tour qui Ă©tait Ă  un quart de lieue de la ville. Ses yeux se remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu’elle avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-mĂȘme par des apparitions de lampe: Je t’aime, bon courage, santĂ©, bon espoir! Exerce tes forces dans ta chambre, tu auras besoin de la force de tes bras. «Je ne l’ai pas vu, se disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsqu’il parut Ă  la porte de mon salon habillĂ© en chasseur. Qui m’eĂ»t dit alors le sort qui nous attendait!» La duchesse fit faire des signaux qui annonçaient Ă  Fabrice que bientĂŽt il serait dĂ©livrĂ©, grĂące Ă  la bontĂ© du prince (ces signaux pouvaient ĂȘtre compris); puis elle revint Ă  lui dire des tendresses; elle ne pouvait s’arracher d’auprĂšs de lui! Les seules reprĂ©sentations de Ludovic, qui, parce qu’il avait Ă©tĂ© utile Ă  Fabrice, Ă©tait devenu son factotum, purent l’engager, lorsque le jour allait dĂ©jĂ  paraĂźtre, Ă  discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque mĂ©chant. Cette annonce plusieurs fois rĂ©pĂ©tĂ©e d’une dĂ©livrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse: ClĂ©lia, la remarquant le lendemain, commit l’imprudence de lui en demander la cause. --Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mĂ©contentement Ă  la duchesse. --Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s’écria ClĂ©lia transportĂ©e de la curiositĂ© la plus vive. --Elle veut que je sorte d’ici, lui rĂ©pondit-il, et c’est Ă  quoi je ne consentirai jamais. ClĂ©lia ne put rĂ©pondre, elle le regarda et fondit en larmes. S’il eĂ»t pu lui adresser la parole de prĂšs, peut-ĂȘtre alors eĂ»t-il obtenu l’aveu de sentiments dont l’incertitude le plongeait souvent dans un profond dĂ©couragement; il sentait vivement que la vie, sans l’amour de ClĂ©lia, ne pouvait ĂȘtre pour lui qu’une suite de chagrins amers ou d’ennuis insupportables. Il lui semblait que ce n’était plus la peine de vivre pour retrouver ces mĂȘmes bonheurs qui lui semblaient intĂ©ressants avant d’avoir connu l’amour, et quoique le suicide ne soit pas encore Ă  la mode en Italie, il y avait songĂ© comme Ă  une ressource, si le destin le sĂ©parait de ClĂ©lia. Le lendemain il reçut d’elle une fort longue lettre. Il faut, mon ami, que vous sachiez la vĂ©ritĂ©: bien souvent, depuis que vous ĂȘtes ici, l’on a cru Ă  Parme que votre dernier jour Ă©tait arrivĂ©. Il est vrai que vous n’ĂȘtes condamnĂ© qu’à douze annĂ©es de forteresse; mais il est, par malheur, impossible de douter qu’une haine toute-puissante ne s’attache Ă  vous poursuivre, et vingt fois j’ai tremblĂ© que le poison ne vĂźnt mettre fin Ă  vos jours: saisissez donc tous les moyens possibles de sortir d’ici. Vous voyez que pour vous je manque aux devoirs les plus saints; jugez de l’imminence du danger par les choses que je me hasarde Ă  vous dire et qui sont si dĂ©placĂ©es dans ma bouche. S’il le faut absolument, s’il n’est aucun autre moyen de salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus grand pĂ©ril; songez qu’il est un parti Ă  la cour que la perspective d’un crime n’arrĂȘta jamais dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse dĂ©jouĂ©s par l’habiletĂ© supĂ©rieure du comte Mosca? Or, on a trouvĂ© un moyen certain de l’exiler de Parme, c’est le dĂ©sespoir de la duchesse; et n’est-on pas trop certain d’amener ce dĂ©sespoir par la mort d’un jeune prisonnier? Ce mot seul, qui est sans rĂ©ponse, doit vous faire juger de votre situation. Vous dites que vous avez de l’amitiĂ© pour moi: songez d’abord que des obstacles insurmontables s’opposent Ă  ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixitĂ© entre nous. Nous nous serons rencontrĂ©s dans notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une pĂ©riode malheureuse; le destin m’aura placĂ©e en ce lieu de sĂ©vĂ©ritĂ© pour adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches Ă©ternels si des illusions, que rien n’autorise et n’autorisera jamais, vous portaient Ă  ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre vie Ă  un si affreux pĂ©ril. J’ai perdu la paix de l’ñme par la cruelle imprudence que j’ai commise en Ă©changeant avec vous quelques signes de bonne amitiĂ©. Si nos jeux d’enfant, avec des alphabets, vous conduisent Ă  des illusions si peu fondĂ©es et qui peuvent vous ĂȘtre si fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de Barbone. Je vous aurais jetĂ© moi-mĂȘme dans un pĂ©ril bien plus affreux, bien plus certain, en croyant vous soustraire Ă  un danger du moment; et mes imprudences sont Ă  jamais impardonnables si elles ont fait naĂźtre des sentiments qui puissent vous porter Ă  rĂ©sister aux conseils de la duchesse. Voyez ce que vous m’obligez Ă  vous rĂ©pĂ©ter; sauvez-vous, je vous l’ordonne... Cette lettre Ă©tait fort longue; certains passages, tels que le je vous l’ordonne, que nous venons de transcrire, donnĂšrent des moments d’espoir dĂ©licieux Ă  l’amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments Ă©tait assez tendre, si les expressions Ă©taient remarquablement prudentes. Dans d’autres instants, il payait la peine de sa complĂšte ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la simple amitiĂ©, ou mĂȘme de l’humanitĂ© fort ordinaire, dans cette lettre de ClĂ©lia. Au reste, tout ce qu’elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de dessein: en supposant que les pĂ©rils qu’elle lui peignait fussent bien rĂ©els, Ă©tait-ce trop que d’acheter, par quelques dangers du moment, le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie mĂšnerait-il quand il serait de nouveau rĂ©fugiĂ© Ă  Bologne ou Ă  Florence? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas mĂȘme espĂ©rer la permission de vivre Ă  Parme. Et mĂȘme, quand le prince changerait au point de le mettre en libertĂ© (ce qui Ă©tait si peu probable, puisque lui, Fabrice, Ă©tait devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca), quelle vie mĂšnerait-il Ă  Parme, sĂ©parĂ© de ClĂ©lia par toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois, peut-ĂȘtre, le hasard les placerait dans les mĂȘmes salons; mais, mĂȘme alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimitĂ© parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon, comparĂ©e Ă  celle qu’ils faisaient avec des alphabets? «Et, quand je devrais acheter cette vie de dĂ©lices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, oĂč serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour?» Fabrice ne vit dans la lettre de ClĂ©lia que l’occasion de lui demander une entrevue: c’était l’unique et constant objet de tous ses dĂ©sirs; il ne lui avait parlĂ© qu’une fois, et encore un instant, au moment de son entrĂ©e en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours. Il se prĂ©sentait un moyen facile de rencontrer ClĂ©lia: l’excellent abbĂ© don Cesare accordait Ă  Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour FarnĂšse tous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait ĂȘtre remarquĂ©e par tous les habitants de Parme et des environs et compromettre gravement le gouverneur, n’avait lieu qu’à la tombĂ©e de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour FarnĂšse il n’y avait d’autre escalier que celui du petit clocher dĂ©pendant de la chapelle si lugubrement dĂ©corĂ©e en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-ĂȘtre. Grillo conduisait Fabrice Ă  cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher: son devoir eĂ»t Ă©tĂ© de l’y suivre, mais, comme les soirĂ©es commençaient Ă  ĂȘtre fraĂźches, le geĂŽlier le laissait monter seul, l’enfermait Ă  clef dans ce clocher qui communiquait Ă  la terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, ClĂ©lia ne pourrait-elle pas se trouver, escortĂ©e par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir? Toute la longue lettre par laquelle Fabrice rĂ©pondait Ă  celle de ClĂ©lia Ă©tait calculĂ©e pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une sincĂ©ritĂ© parfaite, et comme s’il se fĂ»t agi d’une autre personne, de toutes les raisons qui le dĂ©cidaient Ă  ne pas quitter la citadelle. «Je m’exposerais chaque jour Ă  la perspective de mille morts pour avoir le bonheur de vous parler Ă  l’aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrĂȘtent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m’exiler Ă  Parme, ou peut-ĂȘtre Ă  Bologne, ou mĂȘme Ă  Florence! Vous voulez que je marche pour m’éloigner de vous! Sachez qu’un tel effort m’est impossible; c’est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.» Le rĂ©sultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de ClĂ©lia, qui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint Ă  la voliĂšre que dans les instants oĂč elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite ouverture pratiquĂ©e Ă  l’abat-jour. Fabrice fut au dĂ©sespoir; il conclut de cette absence que, malgrĂ© certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles espĂ©rances, jamais il n’avait inspirĂ© Ă  ClĂ©lia d’autres sentiments que ceux d’une simple amitiĂ©. «En ce cas, se disait-il, que m’importe la vie? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas quitter la forteresse.» Et c’était avec un profond sentiment de dĂ©goĂ»t que, toutes les nuits, il rĂ©pondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout Ă  fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots Ă©tranges: je ne veux pas me sauver; je veux mourir ici! Pendant ces cinq journĂ©es, si cruelles pour Fabrice, ClĂ©lia Ă©tait plus malheureuse que lui; elle avait eu cette idĂ©e, si poignante pour une Ăąme gĂ©nĂ©reuse: «Mon devoir est de m’enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geĂŽliers, alors il se dĂ©terminera Ă  une tentative d’évasion.» Mais aller au couvent, c’était renoncer Ă  jamais revoir Fabrice; et renoncer Ă  le voir quand il donnait une preuve si Ă©vidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier Ă  la duchesse n’existaient plus maintenant! Quelle preuve d’amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? AprĂšs sept longs mois de prison, qui avaient gravement altĂ©rĂ© sa santĂ©, il refusait de reprendre sa libertĂ©. Un ĂȘtre lĂ©ger, tel que les discours des courtisans avaient dĂ©peint Fabrice aux yeux de ClĂ©lia, eĂ»t sacrifiĂ© vingt maĂźtresses pour sortir un jour plus tĂŽt de la citadelle; et que n’eĂ»t-il pas fait pour sortir d’une prison oĂč chaque jour le poison pouvait mettre fin Ă  sa vie! ClĂ©lia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en mĂȘme temps lui eĂ»t donnĂ© un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise, comment rĂ©sister Ă  ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie Ă  des pĂ©rils affreux pour obtenir le simple bonheur de l’apercevoir d’une fenĂȘtre Ă  l’autre? AprĂšs cinq jours de combats affreux, entremĂȘlĂ©s de moments de mĂ©pris pour elle-mĂȘme, ClĂ©lia se dĂ©termina Ă  rĂ©pondre Ă  la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la vĂ©ritĂ© elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute tranquillitĂ© fut perdue pour elle, Ă  chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison; elle venait six ou huit fois par jour Ă  la voliĂšre, elle Ă©prouvait le besoin passionnĂ© de s’assurer par ses yeux que Fabrice vivait. «S’il est encore Ă  la forteresse, se disait-elle, s’il est exposĂ© Ă  toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-ĂȘtre contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c’est uniquement parce que j’ai eu la lĂąchetĂ© de ne pas m’enfuir au couvent! Quel prĂ©texte pour rester ici une fois qu’il eĂ»t Ă©tĂ© certain que je m’en Ă©tais Ă©loignĂ©e Ă  jamais?» Cette fille si timide Ă  la fois et si hautaine en vint Ă  courir la chance d’un refus de la part du geĂŽlier Grillo; bien plus, elle s’exposa Ă  tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularitĂ© de sa conduite. Elle descendit Ă  ce degrĂ© d’humiliation de le faire appeler, et de lui dire d’une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa libertĂ©, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux dĂ©marches les plus actives, que souvent il Ă©tait nĂ©cessaire d’avoir Ă  l’instant mĂȘme la rĂ©ponse du prisonnier Ă  de certaines propositions qui Ă©taient faites, et qu’elle l’engageait, lui Grillo, Ă  permettre Ă  Fabrice de pratiquer une ouverture dans l’abat-jour qui masquait sa fenĂȘtre, afin qu’elle pĂ»t lui communiquer par signes les avis qu’elle recevait plusieurs fois la journĂ©e de Mme Sanseverina. Grillo sourit et lui donna l’assurance de son respect et de son obĂ©issance. ClĂ©lia lui sut un grĂ© infini de ce qu’il n’ajoutait aucune parole; il Ă©tait Ă©vident qu’il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois. A peine ce geĂŽlier fut-il hors de chez elle que ClĂ©lia fit le signal dont elle Ă©tait convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua tout ce qu’elle venait de faire. --Vous voulez pĂ©rir par le poison, ajouta-t-elle: j’espĂšre avoir le courage un de ces jours de quitter mon pĂšre, et de m’enfuir dans quelque couvent lointain; voilĂ  l’obligation que je vous aurai; alors j’espĂšre que vous ne rĂ©sisterez plus aux plans qui peuvent vous ĂȘtre proposĂ©s pour vous tirer d’ici; tant que vous y ĂȘtes, j’ai des moments affreux et dĂ©raisonnables; de la vie je n’ai contribuĂ© au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idĂ©e que j’aurais au sujet d’un parfait inconnu me mettrait au dĂ©sespoir, jugez de ce que j’éprouve quand je viens Ă  me figurer qu’un ami, dont la dĂ©raison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu’enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment mĂȘme aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-mĂȘme que vous vivez. «C’est pour me soustraire Ă  cette affreuse douleur que je viens de m’abaisser jusqu’à demander une grĂące Ă  un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-ĂȘtre heureuse qu’il vĂźnt me dĂ©noncer Ă  mon pĂšre, Ă  l’instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obĂ©irez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c’est moi qui vous sollicite de trahir mon pĂšre! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau. Fabrice Ă©tait tellement amoureux, la plus simple expression de la volontĂ© de ClĂ©lia le plongeait dans une telle crainte, que mĂȘme cette Ă©trange communication ne fut point pour lui la certitude d’ĂȘtre aimĂ©. Il appela Grillo auquel il paya gĂ©nĂ©reusement les complaisances passĂ©es, et quant Ă  l’avenir, il lui dit que pour chaque jour qu’il lui permettrait de faire usage de l’ouverture pratiquĂ©e dans l’abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchantĂ© de ces conditions. --Je vais vous parler le cƓur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous soumettre Ă  manger votre dĂźner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d’éviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrĂ©tion, un geĂŽlier doit tout voir et ne rien deviner, etc. Au lieu d’un chien j’en aurai plusieurs, et vous-mĂȘme vous leur ferez goĂ»ter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu’aux bouteilles dont j’aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre Ă  jamais, il suffit qu’elle fasse confidence de ces dĂ©tails mĂȘme Ă  Mlle ClĂ©lia; les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, aprĂšs-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention Ă  son pĂšre, dont la plus douce joie serait d’avoir de quoi faire pendre un geĂŽlier. AprĂšs Barbone, c’est peut-ĂȘtre l’ĂȘtre le plus mĂ©chant de la forteresse, et c’est lĂ  ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le poison, soyez-en sĂ»r, et il ne me pardonnerait pas cette idĂ©e d’avoir trois ou quatre petits chiens. Il y eut une nouvelle sĂ©rĂ©nade. Maintenant Grillo rĂ©pondait Ă  toutes les questions de Fabrice; il s’était bien promis toutefois d’ĂȘtre prudent, et de ne point trahir Mlle ClĂ©lia, qui, selon lui, tout en Ă©tant sur le point d’épouser le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche des Etats de Parme, n’en faisait pas moins l’amour, autant que les murs de la prison le permettaient, avec l’aimable monsignore del Dongo. Il rĂ©pondait aux derniĂšres questions de celui-ci sur la sĂ©rĂ©nade, lorsqu’il eut l’étourderie d’ajouter: --On pense qu’il l’épousera bientĂŽt. On peut juger de l’effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne rĂ©pondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu’il Ă©tait malade. Le lendemain matin, dĂšs les dix heures, ClĂ©lia ayant paru Ă  la voliĂšre, il lui demanda, avec un ton de politesse cĂ©rĂ©monieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu’elle aimait le marquis Crescenzi, et qu’elle Ă©tait sur le point de l’épouser. --C’est que rien de tout cela n’est vrai, rĂ©pondit ClĂ©lia avec impatience. Il est vĂ©ritable aussi que le reste de sa rĂ©ponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita de l’occasion pour renouveler la demande d’une entrevue. ClĂ©lia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l’accorda presque aussitĂŽt, tout en lui faisant observer qu’elle se dĂ©shonorait Ă  jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagnĂ©e de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s’arrĂȘta au milieu, Ă  cĂŽtĂ© de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retournĂšrent Ă  trente pas auprĂšs de la porte. ClĂ©lia, toute tremblante, avait prĂ©parĂ© un beau discours: son but Ă©tait de ne point faire d’aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond intĂ©rĂȘt qu’elle met Ă  savoir la vĂ©ritĂ© ne lui permet point de garder de vains mĂ©nagements, en mĂȘme temps que l’extrĂȘme dĂ©vouement qu’elle sent pour ce qu’elle aime lui ĂŽte la crainte d’offenser. Fabrice fut d’abord Ă©bloui de la beautĂ© de ClĂ©lia, depuis prĂšs de huit mois il n’avait vu d’aussi prĂšs que des geĂŽliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que ClĂ©lia ne rĂ©pondait qu’avec des mĂ©nagements prudents; ClĂ©lia elle-mĂȘme comprit qu’elle augmentait les soupçons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle. --Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colĂšre et les larmes aux yeux, de m’avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois Ă  moi-mĂȘme? Jusqu’au 3 aoĂ»t de l’annĂ©e passĂ©e, je n’avais Ă©prouvĂ© que de l’éloignement pour les hommes qui avaient cherchĂ© Ă  me plaire. J’avais un mĂ©pris sans bornes et probablement exagĂ©rĂ© pour le caractĂšre des courtisans, tout ce qui Ă©tait heureux Ă  cette cour me dĂ©plaisait. Je trouvai au contraire des qualitĂ©s singuliĂšres Ă  un prisonnier qui le 3 aoĂ»t fut amenĂ© dans cette citadelle. J’éprouvai, d’abord sans m’en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grĂąces d’une femme charmante, et de moi bien connue, Ă©taient des coups de poignard pour mon cƓur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui Ă©tait attachĂ©. BientĂŽt les persĂ©cutions du marquis Crescenzi, qui avait demandĂ© ma main, redoublĂšrent; il est fort riche et nous n’avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande libertĂ© d’esprit, lorsque mon pĂšre prononça le mot fatal de <i>couvent</i>; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m’intĂ©ressait. Le chef-d’Ɠuvre de mes prĂ©cautions avait Ă©tĂ© que jusqu’à ce moment il ne se doutĂąt en aucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m’étais bien promis de ne jamais trahir ni mon pĂšre ni mon secret; mais cette femme d’une activitĂ© admirable, d’un esprit supĂ©rieur, d’une volontĂ© terrible, qui protĂšge ce prisonnier, lui offrit, Ă  ce que je suppose, des moyens d’évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu’il se refusait Ă  quitter la citadelle pour ne pas s’éloigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j’aurais dĂ» Ă  l’instant me rĂ©fugier au couvent et quitter la forteresse: cette dĂ©marche m’offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n’eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attachĂ©e Ă  un homme lĂ©ger: je sais quelle a Ă©tĂ© sa conduite Ă  Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu’il aura changĂ© de caractĂšre? EnfermĂ© dans une prison sĂ©vĂšre, il a fait la cour Ă  la seule femme qu’il pĂ»t voir, elle a Ă©tĂ© une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu’avec de certaines difficultĂ©s, cet amusement a pris la fausse apparence d’une passion. Ce prisonnier s’étant fait un nom dans le monde par son courage, il s’imagine prouver que son amour est mieux qu’un simple goĂ»t passager, en s’exposant Ă  d’assez grands pĂ©rils pour continuer Ă  voir la personne qu’il croit aimer. Mais dĂšs qu’il sera dans une grande ville, entourĂ© de nouveau des sĂ©ductions de la sociĂ©tĂ©, il sera de nouveau ce qu’il a toujours Ă©tĂ©, un homme du monde adonnĂ© aux dissipations, Ă  la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliĂ©e de cet ĂȘtre lĂ©ger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu. Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il Ă©tait Ă©perdument amoureux, aussi il Ă©tait parfaitement convaincu qu’il n’avait jamais aimĂ© avant d’avoir vu ClĂ©lia, et que la destinĂ©e de sa vie Ă©tait de ne vivre que pour elle. Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu’il disait, lorsque la femme de chambre avertit sa maĂźtresse que onze heures et demie venaient de sonner, et que le gĂ©nĂ©ral pouvait rentrer Ă  tout moment; la sĂ©paration fut cruelle. --Je vous vois peut-ĂȘtre pour la derniĂšre fois, dit ClĂ©lia au prisonnier: une mesure qui est dans l’intĂ©rĂȘt Ă©vident de la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle façon de prouver que vous n’ĂȘtes pas inconstant. ClĂ©lia quitta Fabrice Ă©touffĂ©e par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les dĂ©rober entiĂšrement Ă  sa femme de chambre ni surtout au geĂŽlier Grillo. Une seconde conversation n’était possible que lorsque le gĂ©nĂ©ral annoncerait devoir passer la soirĂ©e dans le monde; et comme depuis la prison de Fabrice, et l’intĂ©rĂȘt qu’elle inspirait Ă  la curiositĂ© du courtisan, il avait trouvĂ© prudent de se donner un accĂšs de goutte presque continuel, ses courses Ă  la ville, soumises aux exigences d’une politique savante, ne se dĂ©cidaient qu’au moment de monter en voiture. Depuis cette soirĂ©e dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s’opposer Ă  son bonheur; mais enfin il avait cette joie suprĂȘme et peu espĂ©rĂ©e d’ĂȘtre aimĂ© par l’ĂȘtre divin qui occupait toutes ses pensĂ©es. La troisiĂšme journĂ©e aprĂšs cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de fort bonne heure, Ă  peu prĂšs sur le minuit; Ă  l’instant oĂč ils se terminaient, Fabrice eut presque la tĂȘte cassĂ©e par une grosse balle de plomb qui, lancĂ©e dans la partie supĂ©rieure de l’abat-jour de sa fenĂȘtre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre. Cette fort grosse balle n’était point aussi pesante Ă  beaucoup prĂšs que l’annonçait son volume; Fabrice rĂ©ussit facilement Ă  l’ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l’entremise de l’archevĂȘque qu’elle flattait avec soin, elle avait gagnĂ© un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placĂ©s en sentinelle aux angles et Ă  la porte du palais du gouverneur ou s’arrangeait avec eux. Il faut te sauver avec des cordes: je frĂ©mis en te donnant cet avis Ă©trange, j’hĂ©site depuis plus de deux mois entiers Ă  te dire cette parole; mais l’avenir officiel se rembrunit chaque jour, et l’on peut s’attendre Ă  ce qu’il y a de pis. A propos, recommence Ă  l’instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette lettre dangereuse; marque P, B et G Ă  la monaca, c’est-Ă -dire quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu’à ce que j’aie vu ce signal; je suis Ă  la tour, on rĂ©pondra par N et O, sept et cinq. La rĂ©ponse reçue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement Ă  comprendre ma lettre. Fabrice se hĂąta d’obĂ©ir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des rĂ©ponses annoncĂ©es, puis il continua la lecture de la lettre. On peut s’attendre Ă  ce qu’il y a de pis; c’est ce que m’ont dĂ©clarĂ© les trois hommes dans lesquels j’ai le plus de confiance, aprĂšs que je leur ai fait jurer sur l’Evangile de me dire la vĂ©ritĂ©, quelque cruelle qu’elle pĂ»t ĂȘtre pour moi. Le premier de ces hommes menaça le chirurgien dĂ©nonciateur Ă  Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert Ă  la main; le second te dit Ă  ton retour de Belgirate, qu’il aurait Ă©tĂ© plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisiĂšme, c’est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d’exĂ©cution s’il en fut, et qui a autant de courage que toi; c’est pourquoi surtout je lui ai demandĂ© de me dĂ©clarer ce que tu devais faire. Tous les trois m’ont dit, sans savoir chacun que j’eusse consultĂ© les deux autres, qu’il vaut mieux s’exposer Ă  se casser le cou que de passer encore onze annĂ©es et quatre mois dans la crainte continuelle d’un poison fort probable. Il faut pendant un mois t’exercer dans ta chambre Ă  monter et descendre au moyen d’une corde nouĂ©e. Ensuite, un jour de fĂȘte oĂč la garnison de la citadelle aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur d’une plume de cygne, la premiĂšre de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu’il y a de ta fenĂȘtre au bois d’orangers, la seconde de trois cents pieds, et c’est lĂ  la difficultĂ© Ă  cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu’a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisiĂšme de trente pieds te servira Ă  descendre le rempart. Je passe ma vie Ă  Ă©tudier le grand mur Ă  l’orient, c’est-Ă -dire du cĂŽtĂ© de Ferrare: une fente causĂ©e par un tremblement de terre a Ă©tĂ© remplie au moyen d’un contrefort qui forme plan inclinĂ©. Mon voleur de grand chemin m’assure qu’il se ferait fort de descendre de ce cĂŽtĂ©-lĂ  sans trop de difficultĂ© et sous peine seulement de quelques Ă©corchures, en se laissant glisser sur le plan inclinĂ© formĂ© par ce contrefort. L’espace vertical n’est que de vingt-huit pieds tout Ă  fait au bas; ce cĂŽtĂ© est le moins bien gardĂ©. Cependant, Ă  tout prendre, mon voleur, qui trois fois s’est sauvĂ© de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu’il exĂšcre les gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu’il aimerait mieux descendre par le cĂŽtĂ© du couchant, exactement vis-Ă -vis le petit palais occupĂ© jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le dĂ©ciderait pour ce cĂŽtĂ©, c’est que la muraille, quoique trĂšs peu inclinĂ©e, est presque constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui peuvent fort bien Ă©corcher si l’on n’y prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce cĂŽtĂ© du couchant avec une excellente lunette; la place Ă  choisir, c’est prĂ©cisĂ©ment au-dessous d’une pierre neuve que l’on a placĂ©e Ă  la balustrade d’en haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous de cette pierre, tu trouveras d’abord un espace nu d’une vingtaine de pieds; il faut aller lĂ  trĂšs lentement (tu sens si mon cƓur frĂ©mit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste Ă  savoir choisir le moindre mal, si affreux qu’il soit encore); aprĂšs l’espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, oĂč l’on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui n’a que des herbes, des violiers et des pariĂ©taires. Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq ou trente pieds rĂ©cemment Ă©parvĂ©rĂ©s. Ce qui me dĂ©ciderait pour ce cĂŽtĂ©, c’est que lĂ  se trouve verticalement, au-dessous de la pierre neuve de la balustrade d’en haut, une cabane en bois bĂątie par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du gĂ©nie employĂ© Ă  la forteresse veut le forcer Ă  dĂ©molir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C’est ce toit qui me tente; dans le cas affreux d’un accident, il amortirait la chute. Une fois arrivĂ© lĂ , tu es dans l’enceinte des remparts assez nĂ©gligemment gardĂ©s; si l’on t’arrĂȘtait lĂ , tire des coups de pistolet et dĂ©fends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme de cƓur, celui que j’appelle le voleur de grand chemin, auront des Ă©chelles, et n’hĂ©siteront pas Ă  escalader ce rempart assez bas, et Ă  voler Ă  ton secours. Le rempart n’a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je serai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armĂ©s. J’ai l’espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la mĂȘme voie que celle-ci. Je rĂ©pĂ©terai sans cesse les mĂȘmes choses en d’autres termes, afin que nous soyons bien d’accord. Tu devines de quel cƓur je te dis que l’homme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, aprĂšs tout, est le meilleur des ĂȘtres et se meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cassĂ©. Le voleur de grand chemin, qui a plus d’expĂ©rience de ces sortes d’expĂ©ditions, pense que, si tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta libertĂ© ne te coĂ»tera que des Ă©corchures. La grande difficultĂ©, c’est d’avoir des cordes; c’est Ă  quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande idĂ©e occupe tous mes instants. Je ne rĂ©ponds pas Ă  cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite de ta vie: «Je ne veux pas me sauver!» L’homme du coup de pistolet au valet de chambre s’écria que l’ennui t’avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-ĂȘtre fera hĂąter le jour de ta fuite. Pour t’annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite: Le feu a pris au chĂąteau! Tu rĂ©pondras: Mes livres sont-ils brĂ»lĂ©s? Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de dĂ©tails; elle Ă©tait Ă©crite en caractĂšres microscopiques sur du papier trĂšs fin. «Tout cela est fort beau et fort bien inventĂ©, se dit Fabrice; je dois une reconnaissance Ă©ternelle au comte et Ă  la duchesse; ils croiront peut-ĂȘtre que j’ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l’on se sauva d’un lieu oĂč l’on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux oĂč tout manquera, jusqu’à l’air pour respirer? Que ferais-je au bout d’un mois que je serais Ă  Florence? je prendrais un dĂ©guisement pour venir rĂŽder auprĂšs de la porte de cette forteresse, et tĂącher d’épier un regard!» Le lendemain, Fabrice eut peur; il Ă©tait Ă  sa fenĂȘtre vers les onze heures, regardant le magnifique paysage et attendant l’instant heureux oĂč il pourrait voir ClĂ©lia, lorsque Grillo entra hors d’haleine dans sa chambre: --Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d’ĂȘtre malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: rĂ©flĂ©chissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller. En disant ces paroles Grillo se hĂątait de fermer la petite trappe de l’abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux. --Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites rĂ©pĂ©ter les questions pour rĂ©flĂ©chir. Les trois juges entrĂšrent. «Trois Ă©chappĂ©s des galĂšres, se dit Fabrice en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges»; ils avaient de longues robes noires. Ils saluĂšrent gravement, et occupĂšrent, sans mot dire, les trois chaises qui Ă©taient dans la chambre. --Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus ĂągĂ©, nous sommes peinĂ©s de la triste mission que nous venons remplir auprĂšs de vous. Nous sommes ici pour vous annoncer le dĂ©cĂšs de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre pĂšre, second grand majordome major du royaume lombardo-vĂ©nitien, chevalier grand-croix des ordres de, etc. Fabrice fondit en larmes; le juge continua. --Madame la marquise del Dongo, votre mĂšre, vous fait part de cette nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des rĂ©flexions inconvenantes, par un arrĂȘt d’hier, la cour de justice a dĂ©cidĂ© que sa lettre vous serait communiquĂ©e seulement par extrait, et c’est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire. Cette lecture terminĂ©e, le juge s’approcha de Fabrice toujours couchĂ©, et lui fit suivre sur la lettre de sa mĂšre les passages dont on venait de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n’en est pas un, et comprit ce qui avait motivĂ© la visite des juges. Du reste dans son mĂ©pris pour des magistrats sans probitĂ©, il ne leur dit exactement que ces paroles: --Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m’excuserez si je ne puis me lever. Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: «Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l’aimais point.» Ce jour-lĂ  et les suivants, ClĂ©lia fut fort triste; elle l’appela plusieurs fois, mais eut Ă  peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinquiĂšme jour qui suivit la premiĂšre entrevue, elle lui dit que dans la soirĂ©e elle viendrait Ă  la chapelle de marbre. --Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant. Elle Ă©tait tellement tremblante qu’elle avait besoin de s’appuyer sur sa femme de chambre. AprĂšs l’avoir renvoyĂ©e Ă  l’entrĂ©e de la chapelle: --Vous allez me donner votre parole d’honneur, ajouta-t-elle d’une voix Ă  peine intelligible, vous allez me donner votre parole d’honneur d’obĂ©ir Ă  la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu’elle vous l’ordonnera et de la façon qu’elle vous l’indiquera, ou demain matin je me rĂ©fugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai la parole. Fabrice resta muet. --Promettez, dit ClĂ©lia les larmes aux yeux et comme hors d’elle-mĂȘme, ou bien nous nous parlons ici pour la derniĂšre fois. La vie que vous m’avez faite est affreuse: vous ĂȘtes ici Ă  cause de moi et chaque jour peut ĂȘtre le dernier de votre existence. En ce moment ClĂ©lia Ă©tait si faible qu’elle fut obligĂ©e de chercher un appui sur un Ă©norme fauteuil placĂ© jadis au milieu de la chapelle, pour l’usage du prince prisonnier; elle Ă©tait sur le point de se trouver mal. --Que faut-il promettre? dit Fabrice d’un air accablĂ©. --Vous le savez. --Je jure donc de me prĂ©cipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner Ă  vivre loin de tout ce que j’aime au monde. --Promettez des choses prĂ©cises. --Je jure d’obĂ©ir Ă  la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu’elle le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous? --Jurez de vous sauver, quoi qu’il puisse arriver. --Comment! ĂȘtes-vous dĂ©cidĂ©e Ă  Ă©pouser le marquis Crescenzi dĂšs que je n’y serai plus? --O Dieu! quelle Ăąme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n’aurai plus un seul instant la paix de l’ñme. --Eh bien! je jure de me sauver d’ici le jour que Mme Sanseverina l’ordonnera, et quoi qu’il puisse arriver d’ici lĂ . Ce serment obtenu, ClĂ©lia Ă©tait si faible qu’elle fut obligĂ©e de se retirer aprĂšs avoir remerciĂ© Fabrice. --Tout Ă©tait prĂȘt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous Ă©tiez obstinĂ© Ă  rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la derniĂšre fois de ma vie, j’en avais fait le vƓu Ă  la Madone. Maintenant, dĂšs que je pourrai sortir de ma chambre, j’irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la balustrade. Le lendemain, il la trouva pĂąle au point de lui faire une vive peine. Elle lui dit de la fenĂȘtre de la voliĂšre: --Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du pĂ©chĂ© dans notre amitiĂ©, je ne doute pas qu’il ne nous arrive malheur. Vous serez dĂ©couvert en cherchant Ă  prendre la fuite, et perdu Ă  jamais, si ce n’est pis; toutefois il faut satisfaire Ă  la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la duchesse, je n’ai pu me procurer que des cordes formant Ă  peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes les cordes que l’on voit dans la forteresse sont brĂ»lĂ©es, et tous les soirs on enlĂšve les cordes des puits, si faibles d’ailleurs que souvent elles cassent en remontant leur lĂ©ger fardeau. Mais priez Dieu qu’il me pardonne, je trahis mon pĂšre, et je travaille, fille dĂ©naturĂ©e, Ă  lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauvĂ©e, faites le vƓu d’en consacrer tous les instants Ă  sa gloire. «Voici une idĂ©e qui m’est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle pour assister aux noces d’une des sƓurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard, et peut-ĂȘtre Barbone n’osera-t-il pas m’examiner de trop prĂšs. A cette noce de la sƓur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu’une de ces dames me remette un paquet de cordes bien serrĂ©es, pas trop grosses, et rĂ©duites au plus petit volume. DussĂ©-je m’exposer Ă  mille morts, j’emploierai les moyens mĂȘme les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au mĂ©pris, hĂ©las! de tous mes devoirs. Si mon pĂšre en a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la destinĂ©e qui m’attend, je serai heureuse dans les bornes d’une amitiĂ© de sƓur si je puis contribuer Ă  vous sauver. Le soir mĂȘme, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice donna avis Ă  la duchesse de l’occasion unique qu’il y aurait de faire entrer dans la citadelle une quantitĂ© de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le secret mĂȘme envers le comte, ce qui parut bizarre. «Il est fou, pensa la duchesse, la prison l’a changĂ©, il prend les choses au tragique.» Le lendemain, une balle de plomb, lancĂ©e par le frondeur, apporta au prisonnier l’annonce du plus grand pĂ©ril possible: la personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui disait-on, lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hĂąta de donner cette nouvelle Ă  ClĂ©lia. Cette balle de plomb apportait aussi Ă  Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du haut de la grosse tour dans l’espace compris entre les bastions; de ce lieu, il Ă©tait assez facile ensuite de se sauver, les remparts n’ayant que vingt-trois pieds de haut et Ă©tant assez nĂ©gligemment gardĂ©s. Sur le revers du plan Ă©tait Ă©crit d’une petite Ă©criture fine un sonnet magnifique: une Ăąme gĂ©nĂ©reuse exhortait Fabrice Ă  prendre la fuite, et Ă  ne pas laisser avilir son Ăąme et dĂ©pĂ©rir son corps par les onze annĂ©es de captivitĂ© qu’il avait encore Ă  subir. Ici un dĂ©tail nĂ©cessaire et qui explique en partie le courage qu’eut la duchesse de conseiller Ă  Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d’interrompre pour un instant l’histoire de cette entreprise hardie. Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n’était pas fort uni. Le chevalier Riscara dĂ©testait le fiscal Rassi qu’il accusait de lui avoir fait perdre un procĂšs important dans lequel, Ă  la vĂ©ritĂ©, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince reçut un avis anonyme qui l’avertissait qu’une expĂ©dition de la sentence de Fabrice avait Ă©tĂ© adressĂ©e officiellement au gouverneur de la citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement contrariĂ©e de cette fausse dĂ©marche, et en fit aussitĂŽt donner avis Ă  son ami, le fiscal gĂ©nĂ©ral; elle trouvait fort simple qu’il voulĂ»t tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca Ă©tait au pouvoir. Rassi se prĂ©senta intrĂ©pidement au palais, pensant bien qu’il en serait quitte pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer d’un jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme libĂ©raux un juge et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place. Le prince hors de lui le chargea d’injures et avançait sur lui pour le battre. --Eh bien, c’est une distraction de commis, rĂ©pondit Rassi du plus grand sang-froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dĂ» ĂȘtre faite le lendemain de l’écrou du sieur del Dongo Ă  la citadelle. Le commis plein de zĂšle a cru avoir fait un oubli, et m’aura fait signer la lettre d’envoi comme une chose de forme. --Et tu prĂ©tends me faire croire des mensonges aussi mal bĂątis? s’écria le prince furieux; dis plutĂŽt que tu t’es vendu Ă  ce fripon de Mosca, et c’est pour cela qu’il t’a donnĂ© la croix. Mais parbleu, tu n’en seras pas quitte pour des coups: je te ferai mettre en jugement, je te rĂ©voquerai honteusement. --Je vous dĂ©fie de me faire mettre en jugement! rĂ©pondit Rassi avec assurance, il savait que c’était un sĂ»r moyen de calmer le prince: la loi est pour moi, et vous n’avez pas un second Rassi pour savoir l’éluder. Vous ne me rĂ©voquerez pas, parce qu’il est des moments oĂč votre caractĂšre est sĂ©vĂšre, vous avez soif de sang alors, mais en mĂȘme temps vous tenez Ă  conserver l’estime des Italiens raisonnables; cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier acte de sĂ©vĂ©ritĂ© dont votre caractĂšre vous fera un besoin, et, comme Ă  l’ordinaire, je vous procurerai une sentence bien rĂ©guliĂšre rendue par des juges timides et assez honnĂȘtes gens, et qui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos Etats aussi utile que moi! Cela dit, Rassi s’enfuit; il en avait Ă©tĂ© quitte pour un coup de rĂšgle bien appliquĂ© et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre de Riva; il avait quelque crainte d’un coup de poignard dans le premier mouvement de colĂšre, mais il ne doutait pas non plus qu’avant quinze jours un courrier ne le rappelĂąt dans la capitale. Il employa le temps qu’il passa Ă  la campagne Ă  organiser un moyen de correspondance sĂ»r avec le comte Mosca; il Ă©tait amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de cette chose jadis sublime, la noblesse, pour la lui confĂ©rer jamais; tandis que le comte, trĂšs fier de sa naissance, n’estimait que la noblesse prouvĂ©e par des titres avant l’an 1400. Le fiscal gĂ©nĂ©ral ne s’était point trompĂ© dans ses prĂ©visions: il y avait Ă  peine huit jours qu’il Ă©tait Ă  sa terre, lorsqu’un ami du prince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner Ă  Parme sans dĂ©lai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fort sĂ©rieux, et lui fit jurer sur l’Evangile qu’il garderait le secret sur ce qu’il allait lui confier; Rassi jura d’un grand sĂ©rieux, et le prince, l’Ɠil enflammĂ© de haine, s’écria qu’il ne serait pas le maĂźtre chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie. --Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa prĂ©sence; ses regards me bravent et m’empĂȘchent de vivre. AprĂšs avoir laissĂ© le prince s’expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l’extrĂȘme embarras, s’écria enfin: --Votre Altesse sera obĂ©ie, sans doute, mais la chose est d’une horrible difficultĂ©: il n’y a pas d’apparence de condamner un del Dongo Ă  mort pour le meurtre d’un Giletti; c’est dĂ©jĂ  un tour de force Ă©tonnant que d’avoir tirĂ© de cela douze annĂ©es de citadelle. De plus, je soupçonne la duchesse d’avoir dĂ©couvert trois des paysans qui travaillaient Ă  la fouille de Sanguigna et qui se trouvaient hors du fossĂ© au moment oĂč ce brigand de Giletti attaqua del Dongo. --Et oĂč sont ces tĂ©moins? dit le prince irritĂ©. --CachĂ©s en PiĂ©mont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de Votre Altesse... --Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer Ă  la chose. --Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilĂ  tout mon arsenal officiel. --Reste le poison... --Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbĂ©cile de Conti? --Mais, Ă  ce qu’on dit, ce ne serait pas son coup d’essai... --Il faudrait le mettre en colĂšre, reprit Rassi; et d’ailleurs, lorsqu’il expĂ©dia le capitaine, il n’avait pas trente ans, et il Ă©tait amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit cĂ©der Ă  la raison d’Etat; mais, ainsi pris au dĂ©pourvu et Ă  la premiĂšre vue, je ne vois, pour exĂ©cuter les ordres du souverain, qu’un nommĂ© Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo renversa d’un soufflet le jour qu’il y entra. Une fois le prince mis Ă  son aise, la conversation fut infinie; il la termina en accordant Ă  son fiscal gĂ©nĂ©ral un dĂ©lai d’un mois; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il reçut une gratification secrĂšte de mille sequins. Pendant trois jours il rĂ©flĂ©chit; le quatriĂšme il revint Ă  son raisonnement, qui lui semblait Ă©vident: «Le seul comte Mosca aura le cƓur de me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu’il estime; secundo, en l’avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel je suis Ă  peu prĂšs payĂ© d’avance; tertio, je venge les premiers coups humiliants qu’ait reçus le chevalier Rassi.» La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa conversation avec le prince. Le comte faisait en secret la cour Ă  la duchesse; il est bien vrai qu’il ne la voyait toujours chez elle qu’une ou deux fois par mois, mais presque toutes les semaines et quand il savait faire naĂźtre les occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagnĂ©e de ChĂ©kina, venait, dans la soirĂ©e avancĂ©e, passer quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper mĂȘme son cocher, qui lui Ă©tait dĂ©vouĂ© et qui la croyait en visite dans une maison voisine. On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal, fit aussitĂŽt Ă  la duchesse le signal convenu. Quoique l’on fĂ»t au milieu de la nuit, elle le fit prier par la ChĂ©kina de passer Ă  l’instant chez elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d’intimitĂ©, hĂ©sitait cependant Ă  tout dire Ă  la duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur. AprĂšs avoir cherchĂ© des demi-mots pour mitiger l’annonce fatale, il finit cependant par lui tout dire; il n’était pas en son pouvoir de garder un secret qu’elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrĂȘme avait eu une grande influence sur cette Ăąme ardente, elle l’avait fortifiĂ©e, et la duchesse ne s’emporta point en sanglots ou en plaintes. Le lendemain soir elle fit faire Ă  Fabrice le signal du grand pĂ©ril. --Le feu a pris au chĂąteau. Il rĂ©pondit fort bien. --Mes livres sont-ils brĂ»lĂ©s? La mĂȘme nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce fut huit jours aprĂšs qu’eut lieu le mariage de la sƓur du marquis Crescenzi, oĂč la duchesse commit une Ă©norme imprudence dont nous rendrons compte en son lieu. CHAPITRE XXI A l’époque de ses malheurs il y avait dĂ©jĂ  prĂšs d’une annĂ©e que la duchesse avait fait une rencontre singuliĂšre: un jour qu’elle avait la luna, comme on dit dans le pays, elle Ă©tait allĂ©e Ă  l’improviste, sur le soir, Ă  son chĂąteau de Sacca, situĂ© au-delĂ  de Colorno, sur la colline qui domine le PĂŽ. Elle se plaisait Ă  embellir cette terre; elle aimait la vaste forĂȘt qui couronne la colline et touche au chĂąteau; elle s’occupait Ă  y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques. --Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour le prince; il est impossible qu’une forĂȘt oĂč l’on sait que vous vous promenez, reste dĂ©serte. Le prince jetait un regard sur le comte dont il prĂ©tendait Ă©moustiller la jalousie. --Je n’ai pas de craintes, Altesse SĂ©rĂ©nissime, rĂ©pondit la duchesse d’un air ingĂ©nu, quand je me promĂšne dans mes bois; je me rassure par cette pensĂ©e: je n’ai fait de mal Ă  personne, qui pourrait me haĂŻr? Ce propos fut trouvĂ© hardi, il rappelait les injures profĂ©rĂ©es par les libĂ©raux du pays, gens fort insolents. Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint Ă  l’esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vĂȘtu qui la suivait de loin Ă  travers le bois. A un dĂ©tour imprĂ©vu que fit la duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement prĂšs d’elle qu’elle eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son garde-chasse qu’elle avait laissĂ© Ă  mille pas de lĂ , dans le parterre de fleurs tout prĂšs du chĂąteau. L’inconnu eut le temps de s’approcher d’elle et se jeta Ă  ses pieds. Il Ă©tait jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis; ses habits avaient des dĂ©chirures d’un pied de long, mais ses yeux respiraient le feu d’une Ăąme ardente. --Je suis condamnĂ© Ă  mort, je suis le mĂ©decin Ferrante Palla, je meurs de faim ainsi que mes cinq enfants. La duchesse avait remarquĂ© qu’il Ă©tait horriblement maigre; mais ses yeux Ă©taient tellement beaux et remplis d’une exaltation si tendre, qu’ils lui ĂŽtĂšrent l’idĂ©e du crime. «Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dĂ» donner de tels yeux au saint Jean dans le dĂ©sert qu’il vient de placer Ă  la cathĂ©drale.» L’idĂ©e de saint Jean lui Ă©tait suggĂ©rĂ©e par l’incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins qu’elle avait dans sa bourse, s’excusant de lui offrir si peu sur ce qu’elle venait de payer un compte Ă  son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion. --HĂ©las, lui dit-il, autrefois j’habitais les villes, je voyais des femmes Ă©lĂ©gantes; depuis qu’en remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait condamner Ă  mort, je vis dans les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l’aumĂŽne ou vous voler, mais comme un sauvage fascinĂ© par une angĂ©lique beautĂ©. Il y a si longtemps que je n’ai vu deux belles mains blanches! --Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il Ă©tait restĂ© Ă  genoux. --Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve que je ne suis pas occupĂ© actuellement Ă  voler, et elle me tranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que l’on m’empĂȘche d’exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis qu’un simple mortel qui adore la sublime beautĂ©. La duchesse comprit qu’il Ă©tait un peu fou, mais elle n’eut point peur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu’il avait une Ăąme ardente et bonne, et d’ailleurs elle ne haĂŻssait pas les physionomies extraordinaires. --Je suis donc mĂ©decin, et je faisais la cour Ă  la femme de l’apothicaire Sarasine de Parme: il nous a surpris et l’a chassĂ©e, ainsi que trois enfants qu’il soupçonnait avec raison ĂȘtre de moi et non de lui. J’en ai eu deux depuis. La mĂšre et les cinq enfants vivent dans la derniĂšre misĂšre, au fond d’une sorte de cabane construite de mes mains Ă  une lieue d’ici, dans le bois. Car je dois me prĂ©server des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se sĂ©parer de moi. Je fus condamnĂ© Ă  mort, et fort justement: je conspirais. J’exĂšcre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite faute d’argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j’aurais dĂ» mille fois me tuer; je n’aime plus la malheureuse femme qui m’a donnĂ© ces cinq enfants et s’est perdue pour moi; j’en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mĂšre mourront littĂ©ralement de faim. Cet homme avait l’accent de la sincĂ©ritĂ©. --Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie. --La mĂšre des enfants file; la fille aĂźnĂ©e est nourrie dans une ferme de libĂ©raux, oĂč elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance Ă  GĂȘnes. --Comment accordez-vous le vol avec vos principes libĂ©raux? --Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j’ai quelque chose, je leur rendrai les sommes volĂ©es. J’estime qu’un tribun du peuple tel que moi exĂ©cute un travail qui, Ă  raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an. «Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delĂ , car je fais face par ce moyen aux frais d’impression de mes ouvrages. --Quels ouvrages? --La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget? --Quoi! dit la duchesse Ă©tonnĂ©e, c’est vous, monsieur, qui ĂȘtes l’un des plus grands poĂštes du siĂšcle, le fameux Ferrante Palla! --Fameux peut-ĂȘtre, mais fort malheureux, c’est sĂ»r. --Et un homme de votre talent, monsieur, est obligĂ© de voler pour vivre! --C’est peut-ĂȘtre pour cela que j’ai quelque talent. Jusqu’ici tous nos auteurs qui se sont fait connaĂźtre Ă©taient des gens payĂ©s par le gouvernement ou par le culte qu’ils voulaient saper. Moi, primo, j’expose ma vie; secundo, songez, Madame, aux rĂ©flexions qui m’agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant rĂ©ellement cent francs par mois? J’ai deux chemises, l’habit que vous voyez, quelques mauvaises armes, et je suis sĂ»r de finir par la corde: j’ose croire que je suis dĂ©sintĂ©ressĂ©. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprĂšs de la mĂšre de mes enfants. La pauvretĂ© me pĂšse comme laide: j’aime les beaux habits, les mains blanches... Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit. --Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous ĂȘtre bonne Ă  quelque chose Ă  Parme? --Pensez quelquefois Ă  cette question: son emploi est de rĂ©veiller les cƓurs et de les empĂȘcher de s’endormir dans ce faux bonheur tout matĂ©riel que donnent les monarchies. Le service qu’il rend Ă  ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?... Mon malheur est d’aimer, dit-il d’un air fort doux, et depuis prĂšs de deux ans mon Ăąme n’est occupĂ©e que de vous, mais jusqu’ici je vous avais vue sans vous faire peur. Et il prit la fuite avec une rapiditĂ© prodigieuse qui Ă©tonna la duchesse et la rassura. «Les gendarmes auraient de la peine Ă  l’atteindre, pensa-t-elle; en effet, il est fou.» --Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps que le pauvre homme est amoureux de Madame; quand Madame est ici nous le voyons errer dans les parties les plus Ă©levĂ©es du bois, et dĂšs que Madame est partie, il ne manque pas de venir s’asseoir aux mĂȘmes endroits oĂč elle s’est arrĂȘtĂ©e; il ramasse curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attachĂ©es Ă  son mauvais chapeau. --Et vous ne m’avez jamais parlĂ© de ces folies, dit la duchesse presque du ton du reproche. --Nous craignions que Madame ne le dĂźt au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon enfant! ça n’a jamais fait de mal Ă  personne, et parce qu’il aime notre NapolĂ©on, on l’a condamnĂ© Ă  mort. Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans c’était le premier secret qu’elle lui faisait, dix fois elle fut obligĂ©e de s’arrĂȘter court au milieu d’une phrase. Elle revint Ă  Sacca avec de l’or. Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante, aprĂšs l’avoir suivie quelque temps en gambadant dans le bois Ă  cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapiditĂ© de l’épervier, et se prĂ©cipita Ă  ses genoux comme la premiĂšre fois. --OĂč Ă©tiez-vous il y a quinze jours? --Dans la montagne au-delĂ  de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de Milan oĂč ils avaient vendu de l’huile. --Acceptez cette bourse. Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu’il baisa et qu’il mit dans son sein, puis la rendit. --Vous me rendez cette bourse et vous volez! --Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent francs; or, maintenant, la mĂšre de mes enfants a quatre-vingts francs et moi j’en ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l’on me pendait en ce moment j’aurais des remords. J’ai pris ce sequin parce qu’il vient de vous et que je vous aime. L’intonation de ce mot fort simple fut parfaite. «Il aime rĂ©ellement», se dit la duchesse. Ce jour-lĂ , il avait l’air tout Ă  fait Ă©garĂ©. Il dit qu’il y avait Ă  Parme des gens qui lui devaient six cents francs, et qu’avec cette somme il rĂ©parerait sa cabane oĂč maintenant ses pauvres petits enfants s’enrhumaient. --Mais je vous ferai l’avance de ces six cents francs, dit la duchesse tout Ă©mue. --Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends? La duchesse attendrie lui offrit une cachette Ă  Parme s’il voulait lui jurer que pour le moment il n’exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout il n’exĂ©cuterait aucun des arrĂȘts de mort que, disait-il, il avait in petto. --Et si l’on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues annĂ©es, et Ă  qui la faute? Que me dira mon pĂšre en me recevant lĂ -haut? La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants Ă  qui l’humiditĂ© pouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter l’offre de la cachette Ă  Parme. Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journĂ©e qu’il eĂ»t passĂ©e Ă  Parme depuis son mariage, avait montrĂ© Ă  la duchesse une cachette fort singuliĂšre qui existe Ă  l’angle mĂ©ridional du palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du Moyen Age, a huit pieds d’épaisseur; on l’a creusĂ© en dedans, et lĂ  se trouve une cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C’est tout Ă  cĂŽtĂ© que l’on admire ce rĂ©servoir d’eau citĂ© dans tous les voyages, fameux ouvrage du douziĂšme siĂšcle, pratiquĂ© lors du siĂšge de Parme par l’empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l’enceinte du palais Sanseverina. On entre dans la cachette en faisant mouvoir une Ă©norme pierre sur un axe de fer placĂ© vers le centre du bloc. La duchesse Ă©tait si profondĂ©ment touchĂ©e de la folie du Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait obstinĂ©ment tout cadeau ayant une valeur, qu’elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois aprĂšs, toujours dans les bois de Sacca, et comme ce jour-lĂ  il Ă©tait un peu plus calme, il lui rĂ©cita un de ses sonnets qui lui sembla Ă©gal ou supĂ©rieur Ă  tout ce qu’on a fait de plus beau en Italie depuis deux siĂšcles. Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour s’exalta, devint importun, et la duchesse s’aperçut que cette passion suivait les lois de tous les amours que l’on met dans la possibilitĂ© de concevoir une lueur d’espĂ©rance. Elle le renvoya dans ses bois, lui dĂ©fendit de lui adresser la parole: il obĂ©it Ă  l’instant et avec une douceur parfaite. Les choses en Ă©taient Ă  ce point quand Fabrice fut arrĂȘtĂ©. Trois jours aprĂšs, Ă  la tombĂ©e de la nuit, un capucin se prĂ©senta Ă  la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret important Ă  communiquer Ă  la maĂźtresse du logis. Elle Ă©tait si malheureuse qu’elle fit entrer: c’était Ferrante. --Il se passe ici une nouvelle iniquitĂ© dont le tribun du peuple doit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d’amour. D’autre part, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner Ă  Madame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte. Ce dĂ©vouement si sincĂšre de la part d’un voleur et d’un fou toucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps Ă  cet homme qui passait pour le plus grand poĂšte du nord de l’Italie, et pleura beaucoup. «VoilĂ  un homme qui comprend mon cƓur», se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours Ă  l’Ave Maria, dĂ©guisĂ© en domestique et portant livrĂ©e. --Je n’ai point quittĂ© Parme; j’ai entendu dire une horreur que ma bouche ne rĂ©pĂ©tera point; mais me voici. Songez, Madame, Ă  ce que vous refusez! L’ĂȘtre que vous voyez n’est pas une poupĂ©e de cour, c’est un homme! Il Ă©tait Ă  genoux en prononçant ces paroles d’un air Ă  leur donner de la valeur. --Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: «Elle a pleurĂ© en ma prĂ©sence; donc elle est un peu moins malheureuse!» --Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrĂȘtera dans cette ville! --Le tribun vous dira: Madame, qu’est-ce que la vie quand le devoir parle? L’homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu’il est brĂ»lĂ© par l’amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de cƓur, va pĂ©rir peut-ĂȘtre; ne repoussez pas un autre homme de cƓur qui s’offre Ă  vous! Voici un corps de fer et une Ăąme qui ne craint au monde que de vous dĂ©plaire. --Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte Ă  jamais. La duchesse eut bien l’idĂ©e, ce soir-lĂ , d’annoncer Ă  Ferrante qu’elle ferait une petite pension Ă  ses enfants, mais elle eut peur qu’il ne partĂźt de lĂ  pour se tuer. A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: «Moi aussi je puis mourir, et plĂ»t Ă  Dieu qu’il en fĂ»t ainsi, et bientĂŽt! si je trouvais un homme digne de ce nom Ă  qui recommander mon pauvre Fabrice.» Une idĂ©e saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un Ă©crit auquel elle mĂȘla le peu de mots de droit qu’elle savait, qu’elle avait reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs, sous l’expresse condition de payer chaque annĂ©e une rente viagĂšre de 1 500 francs Ă  la dame Sarasine et Ă  ses cinq enfants. La duchesse ajouta: «De plus je lĂšgue une rente viagĂšre de 300 francs Ă  chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme mĂ©decin Ă  mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frĂšre. Je l’en prie.» Elle signa, antidata d’un an et serra ce papier. Deux jours aprĂšs Ferrante reparut. C’était au moment oĂč toute la ville Ă©tait agitĂ©e par le bruit de la prochaine exĂ©cution de Fabrice. Cette triste cĂ©rĂ©monie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allĂšrent se promener ce soir-lĂ  devant la porte de la citadelle, pour tĂącher de voir si l’on dressait l’échafaud: ce spectacle avait Ă©mu Ferrante. Il trouva la duchesse noyĂ©e dans les larmes, et hors d’état de parler; elle le salua de la main et lui montra un siĂšge. Ferrante, dĂ©guisĂ© ce jour-lĂ  en capucin, Ă©tait superbe; au lieu de s’asseoir il se mit Ă  genoux et pria Dieu dĂ©votement Ă  demi-voix. Dans un moment oĂč la duchesse semblait un peu plus calme, sans se dĂ©ranger de sa position, il interrompit un instant sa priĂšre pour dire ces mots: --De nouveau il offre sa vie. --Songez Ă  ce que vous dites, s’écria la duchesse, avec cet Ɠil hagard qui, aprĂšs les sanglots, annonce que la colĂšre prend le dessus sur l’attendrissement. --Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger. --Il y a telle occurrence, rĂ©pliqua la duchesse, oĂč je pourrais accepter le sacrifice de votre vie. Elle le regardait avec une attention sĂ©vĂšre. Un Ă©clair de joie brilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se munir d’un papier cachĂ© dans le secret d’une grande armoire de noyer. --Lisez, dit-elle Ă  Ferrante. C’était la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlĂ©. Les larmes et les sanglots empĂȘchaient Ferrante de lire la fin; il tomba Ă  genoux. --Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brĂ»la Ă  la bougie. «Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous ĂȘtes pris et exĂ©cutĂ©, car il y va de votre tĂȘte. --Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela posĂ© et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce dĂ©tail d’argent, j’y verrais un doute injurieux. --Si vous ĂȘtes compromis, je puis l’ĂȘtre aussi, repartit la duchesse, et Fabrice aprĂšs moi: c’est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j’exige que l’homme qui me perce le cƓur soit empoisonnĂ© et non tuĂ©. Par la mĂȘme raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver. --J’exĂ©cuterai fidĂšlement, ponctuellement et prudemment. Je prĂ©vois, Madame la duchesse, que ma vengeance sera mĂȘlĂ©e Ă  la vĂŽtre: il en serait autrement, que j’obĂ©irais encore fidĂšlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas rĂ©ussir, mais j’emploierai toute ma force d’homme. --Il s’agit d’empoisonner le meurtrier de Fabrice. --Je l’avais devinĂ©, et depuis vingt-sept mois que je mĂšne cette vie errante et abominable, j’ai souvent songĂ© Ă  une pareille action pour mon compte. --Si je suis dĂ©couverte et condamnĂ©e comme complice, poursuivit la duchesse d’un ton de fiertĂ©, je ne veux point que l’on puisse m’imputer de vous avoir sĂ©duit. Je vous ordonne de ne plus chercher Ă  me voir avant l’époque de notre vengeance: il ne s’agit point de le mettre Ă  mort avant que je vous en aie donnĂ© le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste, loin de m’ĂȘtre utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J’exige qu’il meure par le poison, et j’aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d’un coup de feu. Pour des intĂ©rĂȘts que je ne veux pas vous expliquer, j’exige que votre vie soit sauvĂ©e. Ferrante Ă©tait ravi de ce ton d’autoritĂ© que la duchesse prenait avec lui: ses yeux brillaient d’une profonde joie. Ainsi que nous l’avons dit, il Ă©tait horriblement maigre; mais on voyait qu’il avait Ă©tĂ© fort beau dans sa premiĂšre jeunesse, et il croyait ĂȘtre encore ce qu’il avait Ă©tĂ© jadis. «Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donnĂ© cette preuve de dĂ©vouement, faire de moi l’homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupĂ©e de comte Mosca qui, dans l’occasion, n’a rien pu pour elle, pas mĂȘme faire Ă©vader monsignore Fabrice?» --Je puis vouloir sa mort dĂšs demain, continua la duchesse, toujours du mĂȘme air d’autoritĂ©. Vous connaissez cet immense rĂ©servoir d’eau qui est au coin du palais, tout prĂšs de la cachette que vous avez occupĂ©e quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: hĂ© bien! ce sera lĂ  le signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous ĂȘtes Ă  Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand rĂ©servoir du palais Sanseverina a crevĂ©. Agissez aussitĂŽt, mais par le poison, et surtout n’exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j’ai trempĂ© dans cette affaire. --Les paroles sont inutiles, rĂ©pondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: je suis dĂ©jĂ  fixĂ© sur les moyens que j’emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu’elle n’était, puisque je n’oserai vous revoir tant qu’il vivra. J’attendrai le signal du rĂ©servoir crevĂ© dans la rue. Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher. Quand il fut dans l’autre chambre, elle le rappela. --Ferrante! s’écria-t-elle, homme sublime! Il rentra, comme impatient d’ĂȘtre retenu; sa figure Ă©tait superbe en cet instant. --Et vos enfants? --Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-ĂȘtre quelque petite pension. --Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros Ă©tui en bois d’olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs. --Ah, Madame! vous m’humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d’horreur, et sa figure changea du tout au tout. --Je ne vous reverrai jamais avant l’action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l’étui dans sa poche et sortit. La porte avait Ă©tĂ© refermĂ©e par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il rentra d’un air inquiet: la duchesse Ă©tait debout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Au bout d’un instant, Ferrante s’évanouit presque de bonheur; la duchesse se dĂ©gagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte. «VoilĂ  le seul homme qui m’ait comprise, se dit-elle, c’est ainsi qu’en eĂ»t agi Fabrice, s’il eĂ»t pu m’entendre.» Il y avait deux choses dans le caractĂšre de la duchesse, elle voulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en dĂ©libĂ©ration ce qui avait Ă©tĂ© une fois dĂ©cidĂ©. Elle citait Ă  ce propos un mot de son premier mari, l’aimable gĂ©nĂ©ral Pietranera: «Quelle insolence envers moi-mĂȘme! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti?» De ce moment, une sorte de gaietĂ© reparut dans le caractĂšre de la duchesse. Avant la fatale rĂ©solution, Ă  chaque pas que faisait son esprit, Ă  chaque chose nouvelle qu’elle voyait, elle avait le sentiment de son infĂ©rioritĂ© envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l’avait lĂąchement trompĂ©e, et le comte Mosca, par suite de son gĂ©nie courtisanesque, quoique innocemment, avait secondĂ© le prince. DĂšs que la vengeance fut rĂ©solue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve Ă  se venger en Italie tient Ă  la force d’imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas Ă  proprement parler, ils oublient. La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l’a devinĂ© peut-ĂȘtre, ce fut lui qui donna l’idĂ©e de l’évasion: il existait dans les bois, Ă  deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, Ă  demi ruinĂ©e, et haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de fuite Ă  la duchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommes sĂ»rs, disposer une suite d’échelles auprĂšs de cette tour. En prĂ©sence de la duchesse il y monta avec les Ă©chelles, et en descendit avec une simple corde nouĂ©e; il renouvela trois fois l’expĂ©rience, puis il expliqua de nouveau son idĂ©e. Huit jours aprĂšs, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nouĂ©e: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idĂ©e Ă  Fabrice. Dans les derniers jours qui prĂ©cĂ©dĂšrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier, et de plus d’une façon, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu’autant qu’elle avait Ferrante Ă  ses cĂŽtĂ©s; le courage de cet homme Ă©lectrisait le sien; mais l’on sent bien qu’elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu’il se rĂ©voltĂąt, mais elle eĂ»t Ă©tĂ© affligĂ©e de ses objections, qui eussent redoublĂ© ses inquiĂ©tudes. «Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamnĂ© Ă  mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant Ă  elle-mĂȘme, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si Ă©tranges choses!» Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment oĂč le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup Ă  faire pour empĂȘcher Ferrante de marcher sur-le-champ Ă  l’exĂ©cution d’un affreux dessein! --Je suis fort maintenant! s’écriait ce fou; je n’ai plus de doute sur la lĂ©gitimitĂ© de l’action! --Mais, dans le moment de colĂšre qui suivra inĂ©vitablement, Fabrice serait mis Ă  mort! --Mais ainsi on lui Ă©pargnerait le pĂ©ril de cette descente: elle est possible, facile mĂȘme, ajoutait-il; mais l’expĂ©rience manque Ă  ce jeune homme. On cĂ©lĂ©bra le mariage de la sƓur du marquis Crescenzi, et ce fut Ă  la fĂȘte donnĂ©e dans cette occasion que la duchesse rencontra ClĂ©lia, et put lui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-mĂȘme remit Ă  ClĂ©lia le paquet de cordes dans le jardin, oĂč ces dames Ă©taient allĂ©es respirer un instant. Ces cordes, fabriquĂ©es avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des nƓuds, Ă©taient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait Ă©prouvĂ© leur soliditĂ©, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimĂ©es de façon Ă  en former plusieurs paquets de la forme d’un volume in-quarto; ClĂ©lia s’en empara, et promit Ă  la duchesse que tout ce qui Ă©tait humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu’à la tour FarnĂšse. --Mais je crains la timiditĂ© de votre caractĂšre; et d’ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel intĂ©rĂȘt peut vous inspirer un inconnu? --M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauvĂ©! Mais la duchesse, ne comptant que fort mĂ©diocrement sur la prĂ©sence d’esprit d’une jeune personne de vingt ans, avait pris d’autres prĂ©cautions dont elle se garda bien de faire part Ă  la fille du gouverneur. Comme il Ă©tait naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait Ă  la fĂȘte donnĂ©e pour le mariage de la sƓur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu’il s’agissait d’une attaque d’apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener Ă  la citadelle, on pourrait, avec un peu d’adresse, faire prĂ©valoir l’avis de se servir d’une litiĂšre, qui se trouverait par hasard dans la maison oĂč se donnait la fĂȘte. LĂ  se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vĂȘtus en ouvriers employĂ©s pour la fĂȘte, et qui, dans le trouble gĂ©nĂ©ral, s’offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu’à son palais si Ă©levĂ©. Ces hommes, dirigĂ©s par Ludovic, portaient une assez grande quantitĂ© de cordes, adroitement cachĂ©es sous leurs habits. On voit que la duchesse avait rĂ©ellement l’esprit Ă©garĂ© depuis qu’elle songeait sĂ©rieusement Ă  la fuite de Fabrice. Le pĂ©ril de cet ĂȘtre chĂ©ri Ă©tait trop fort pour son Ăąme, et surtout durait trop longtemps. Par excĂšs de prĂ©cautions, elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu’on va le voir. Tout s’exĂ©cuta comme elle l’avait projetĂ© avec cette seule diffĂ©rence que le narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et mĂȘme les gens de l’art, que le gĂ©nĂ©ral avait une attaque d’apoplexie. Par bonheur, ClĂ©lia, au dĂ©sespoir, ne se douta en aucune façon de la tentative si criminelle de la duchesse. Le dĂ©sordre fut tel au moment de l’entrĂ©e Ă  la citadelle de la litiĂšre oĂč le gĂ©nĂ©ral, Ă  demi-mort, Ă©tait enfermĂ©, que Ludovic et ses gens passĂšrent sans objection; ils ne furent fouillĂ©s que pour la bonne forme au pont de l’esclave. Quand ils eurent transportĂ© le gĂ©nĂ©ral jusqu’à son lit, on les conduisit Ă  l’office, oĂč les domestiques les traitĂšrent fort bien; mais aprĂšs ce repas, qui ne finit que fort prĂšs du matin, on leur expliqua que l’usage de la prison exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermĂ©s Ă  clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en libertĂ© par le lieutenant du gouverneur. Ces hommes avaient trouvĂ© le moyen de remettre Ă  Ludovic les cordes dont ils s’étaient chargĂ©s, mais Ludovic eut beaucoup de peine Ă  obtenir un instant d’attention de ClĂ©lia. A la fin, dans un moment oĂč elle passait d’une chambre Ă  une autre, il lui fit voir qu’il dĂ©posait des paquets de corde dans l’angle obscur d’un des salons du premier Ă©tage. ClĂ©lia fut profondĂ©ment frappĂ©e de cette circonstance Ă©trange: aussitĂŽt elle conçut d’atroces soupçons. --Qui ĂȘtes-vous? dit-elle Ă  Ludovic. Et, sur la rĂ©ponse fort ambiguĂ« de celui-ci, elle ajouta: --Je devrais vous faire arrĂȘter; vous ou les vĂŽtres vous avez empoisonnĂ© mon pĂšre!... Avouez Ă  l’instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le mĂ©decin de la citadelle puisse administrer les remĂšdes convenables; avouez Ă  l’instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle! --Mademoiselle a tort de s’alarmer, rĂ©pondit Ludovic, avec une grĂące et une politesse parfaites; il ne s’agit nullement de poison; on a eu l’imprudence d’administrer au gĂ©nĂ©ral une dose de laudanum, et il paraĂźt que le domestique chargĂ© de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords Ă©ternel; mais Mademoiselle peut croire que, grĂące au ciel, il n’existe aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit ĂȘtre traitĂ© pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j’ai l’honneur de le rĂ©pĂ©ter Ă  Mademoiselle, le laquais chargĂ© du crime ne faisait point usage de poisons vĂ©ritables, comme Barbone, lorsqu’il voulut empoisonner Mgr Fabrice. On n’a point prĂ©tendu se venger du pĂ©ril qu’a couru Mgr Fabrice; on n’a confiĂ© Ă  ce laquais maladroit qu’une fiole oĂč il y avait du laudanum, j’en fais serment Ă  Mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j’étais interrogĂ© officiellement, je nierais tout. «D’ailleurs, si Mademoiselle parle Ă  qui que ce soit de laudanum et de poison, fĂ»t-ce Ă  l’excellent don Cesare, Fabrice est tuĂ© de la main de Mademoiselle. Elle rend Ă  jamais impossibles tous les projets de fuite; et Mademoiselle sait mieux que moi que ce n’est pas avec du simple laudanum que l’on veut empoisonner Monseigneur; elle sait aussi que quelqu’un n’a accordĂ© qu’un mois de dĂ©lai pour ce crime, et qu’il y a dĂ©jĂ  plus d’une semaine que l’ordre fatal a Ă©tĂ© reçu. Ainsi, si elle me fait arrĂȘter, ou si seulement elle dit un mot Ă  don Cesare ou Ă  tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d’un mois, et j’ai raison de dire qu’elle tue de sa main Mgr Fabrice. ClĂ©lia Ă©tait Ă©pouvantĂ©e de l’étrange tranquillitĂ© de Ludovic. «Ainsi, me voilĂ  en dialogue rĂ©glĂ©, se disait-elle, avec l’empoisonneur de mon pĂšre, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c’est l’amour qui m’a conduite Ă  tous ces crimes!...» Le remords lui laissait Ă  peine la force de parler; elle dit Ă  Ludovic: --Je vais vous enfermer Ă  clef dans ce salon. Je cours apprendre au mĂ©decin qu’il ne s’agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je l’ai appris moi-mĂȘme? Je reviens ensuite vous dĂ©livrer. «Mais, dit ClĂ©lia revenant en courant d’auprĂšs de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du laudanum? --Mon Dieu non, Mademoiselle, il n’y eĂ»t jamais consenti. Et puis, Ă  quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte. Il s’agit de sauver la vie Ă  Monseigneur, qui sera empoisonnĂ© d’ici Ă  trois semaines; l’ordre en a Ă©tĂ© donnĂ© par quelqu’un qui d’ordinaire ne trouve point d’obstacle Ă  ses volontĂ©s; et, pour tout dire Ă  Mademoiselle, on prĂ©tend que c’est le terrible fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi qui a reçu cette commission. ClĂ©lia s’enfuit Ă©pouvantĂ©e: elle comptait tellement sur la parfaite probitĂ© de don Cesare, qu’en employant certaine prĂ©caution, elle osa lui dire qu’on avait administrĂ© au gĂ©nĂ©ral du laudanum, et pas autre chose. Sans rĂ©pondre, sans questionner, don Cesare courut au mĂ©decin. ClĂ©lia revint au salon, oĂč elle avait enfermĂ© Ludovic dans l’intention de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l’y trouva plus: il avait rĂ©ussi Ă  s’échapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite boĂźte renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit frĂ©mir. «Qui me dit, pensa-t-elle, que l’on n’a donnĂ© que du laudanum Ă  mon pĂšre, et que la duchesse n’a pas voulu se venger de la tentative de Barbone? «Grand Dieu! s’écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de mon pĂšre! Et je les laisse s’échapper! Et peut-ĂȘtre cet homme, mis Ă  la question, eĂ»t avouĂ© autre chose que du laudanum!» AussitĂŽt ClĂ©lia tomba Ă  genoux, fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur. Pendant ce temps, le mĂ©decin de la citadelle, fort Ă©tonnĂ© de l’avis qu’il recevait de don Cesare, et d’aprĂšs lequel il n’avait affaire qu’à du laudanum, donna les remĂšdes convenables qui bientĂŽt firent disparaĂźtre les symptĂŽmes les plus alarmants. Le gĂ©nĂ©ral revint un peu Ă  lui comme le jour commençait Ă  paraĂźtre. Sa premiĂšre action marquant de la connaissance fut de charger d’injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s’était avisĂ© de donner quelques ordres les plus simples du monde pendant que le gĂ©nĂ©ral n’avait pas sa connaissance. Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colĂšre contre une fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s’avisa de prononcer le mot d’<i>apoplexie</i>. --Est-ce que je suis d’ñge, s’écria-t-il, Ă  avoir des apoplexies? Il n’y a que mes ennemis acharnĂ©s qui puissent se plaire Ă  rĂ©pandre de tels bruits. Et d’ailleurs, est-ce que j’ai Ă©tĂ© saignĂ©, pour que la calomnie elle-mĂȘme ose parler d’apoplexie? Fabrice, tout occupĂ© des prĂ©paratifs de sa fuite, ne put concevoir les bruits Ă©tranges qui remplissaient la citadelle au moment oĂč l’on y rapportait le gouverneur Ă  demi mort. D’abord il eut quelque idĂ©e que sa sentence Ă©tait changĂ©e, et qu’on venait le mettre Ă  mort. Voyant ensuite que personne ne se prĂ©sentait dans sa chambre, il pensa que ClĂ©lia avait Ă©tĂ© trahie, qu’à sa rentrĂ©e dans la forteresse on lui avait enlevĂ© les cordes que probablement elle rapportait, et qu’enfin ses projets de fuite Ă©taient dĂ©sormais impossibles. Le lendemain, Ă  l’aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme Ă  lui inconnu, qui, sans dire mot, y dĂ©posa un panier de fruits: sous les fruits Ă©tait cachĂ©e la lettre suivante: PĂ©nĂ©trĂ©e des remords les plus vifs par ce qui a Ă©tĂ© fait, non pas, grĂące au ciel, de mon consentement, mais Ă  l’occasion d’une idĂ©e que j’avais eue, j’ai fait vƓu Ă  la trĂšs sainte Vierge que si, par l’effet de sa sainte intercession, mon pĂšre est sauvĂ©, jamais je n’opposerai un refus Ă  ses ordres; j’épouserai le marquis aussitĂŽt que j’en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu’il est de mon devoir d’achever ce qui a Ă©tĂ© commencĂ©. Dimanche prochain, au retour de la messe oĂč l’on vous conduira Ă  ma demande (songez Ă  prĂ©parer votre Ăąme, vous pouvez vous tuer dans la difficile entreprise); au retour de la messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentrĂ©e dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous est nĂ©cessaire pour l’entreprise mĂ©ditĂ©e. Si vous pĂ©rissez, j’aurai l’ñme navrĂ©e! Pourrez-vous m’accuser d’avoir contribuĂ© Ă  votre mort? La duchesse elle-mĂȘme ne m’a-t-elle pas rĂ©pĂ©tĂ© Ă  diverses reprises que la faction Raversi l’emporte? on veut lier le prince par une cruautĂ© qui le sĂ©pare Ă  jamais du comte Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m’a jurĂ© qu’il ne reste que cette ressource: vous pĂ©rissez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j’en ai fait le vƓu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez entiĂšrement vĂȘtue de noir, Ă  la fenĂȘtre accoutumĂ©e, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera disposĂ© autant qu’il est possible Ă  mes faibles moyens. AprĂšs onze heures, peut-ĂȘtre seulement Ă  minuit ou une heure, une petite lampe paraĂźtra Ă  ma fenĂȘtre, ce sera l’instant dĂ©cisif; recommandez-vous Ă  votre saint patron, prenez en hĂąte les habits de prĂȘtre dont vous ĂȘtes pourvu, et marchez. Adieu, Fabrice, je serai en priĂšre, et rĂ©pandant les larmes les plus amĂšres, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous pĂ©rissez, je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu’est-ce que je dis? mais si vous rĂ©ussissez, je ne vous reverrai jamais. Dimanche, aprĂšs la messe, vous trouverez dans votre prison l’argent, les poisons, les cordes, envoyĂ©s par cette femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m’a rĂ©pĂ©tĂ© jusqu’à trois fois qu’il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone! Fabio Conti Ă©tait un geĂŽlier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours en songe quelqu’un de ses prisonniers lui Ă©chapper: il Ă©tait abhorrĂ© de tout ce qui Ă©tait dans la citadelle; mais le malheur inspirant les mĂȘmes rĂ©solutions Ă  tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-lĂ  mĂȘmes qui Ă©taient enchaĂźnĂ©s dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et oĂč ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, mĂȘme ceux-lĂ , dis-je, eurent l’idĂ©e de faire chanter Ă  leur frais un Te Deum lorsqu’ils surent que leur gouverneur Ă©tait hors de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l’honneur de Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blĂąme soit conduit par sa destinĂ©e Ă  passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et jeĂ»nant les vendredis. ClĂ©lia, qui ne quittait la chambre de son pĂšre que pour aller prier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait dĂ©cidĂ© que les rĂ©jouissances n’auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista Ă  la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu d’artifice, et dans les salles basses du chĂąteau l’on distribua aux soldats une quantitĂ© de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accordĂ©e; une main inconnue avait mĂȘme envoyĂ© plusieurs tonneaux d’eau-de-vie que les soldats dĂ©foncĂšrent. La gĂ©nĂ©rositĂ© des soldats qui s’enivraient ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palais souffrissent de leur position; Ă  mesure qu’ils arrivaient Ă  leurs guĂ©rites, un domestique affidĂ© leur donnait du vin, et l’on ne sait par quelle main ceux qui furent placĂ©s en sentinelle Ă  minuit et pendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre d’eau-de-vie, et l’on oubliait Ă  chaque fois la bouteille auprĂšs de la guĂ©rite (comme il a Ă©tĂ© prouvĂ© au procĂšs qui suivit). Le dĂ©sordre dura plus longtemps que ClĂ©lia ne l’avait pensĂ©, et ce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait sciĂ© deux barreaux de sa fenĂȘtre, celle qui ne donnait pas vers la voliĂšre, commença Ă  dĂ©monter l’abat-jour; il travaillait presque sur la tĂȘte des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils n’entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux nƓuds seulement Ă  l’immense corde nĂ©cessaire pour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandouliĂšre autour de son corps: elle le gĂȘnait beaucoup, son volume Ă©tant Ă©norme; les nƓuds l’empĂȘchaient de former masse, et elle s’écartait Ă  plus de dix-huit pouces du corps. «VoilĂ  le grand obstacle», se dit Fabrice. Cette corde arrangĂ©e tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui sĂ©paraient sa fenĂȘtre de l’esplanade oĂč Ă©tait le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivrĂ©es que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs tĂȘtes, il sortit, comme nous l’avons dit, par la seconde fenĂȘtre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d’une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, dĂšs que le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonnĂ© depuis un siĂšcle. Il disait qu’aprĂšs l’avoir empoisonnĂ© on voulait l’assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l’effet que cette mesure imprĂ©vue produisit sur le cƓur de ClĂ©lia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu’à quel point elle trahissait son pĂšre, et un pĂšre qui venait d’ĂȘtre presque empoisonnĂ© dans l’intĂ©rĂȘt du prisonnier qu’elle aimait. Elle vit presque dans l’arrivĂ©e imprĂ©vue de ces deux cents hommes un arrĂȘt de la Providence qui lui dĂ©fendait d’aller plus avant et de rendre la libertĂ© Ă  Fabrice. Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On avait encore traitĂ© ce triste sujet Ă  la fĂȘte mĂȘme donnĂ©e Ă  l’occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vĂ©tille, un coup d’épĂ©e maladroit donnĂ© Ă  un comĂ©dien, un homme de la naissance de Fabrice n’était pas mis en libertĂ© au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier ministre, c’est qu’il y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s’occuper davantage de lui, avait-on dit; s’il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bientĂŽt de maladie. Un ouvrier serrurier qui avait Ă©tĂ© appelĂ© au palais du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti parla de Fabrice comme d’un prisonnier expĂ©diĂ© depuis longtemps et dont on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme dĂ©cida ClĂ©lia. CHAPITRE XXII Dans la journĂ©e Fabrice fut attaquĂ© par quelques rĂ©flexions sĂ©rieuses et dĂ©sagrĂ©ables, mais Ă  mesure qu’il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment de l’action, il se sentait allĂšgre et dispos. La duchesse lui avait Ă©crit qu’il serait surpris par le grand air, et qu’à peine hors de sa prison il se trouverait dans l’impossibilitĂ© de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s’exposer Ă  ĂȘtre repris que se prĂ©cipiter du haut d’un mur de cent quatre-vingts pieds. «Si ce malheur m’arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je l’ai jurĂ© Ă  ClĂ©lia, j’aime mieux tomber du haut d’un rempart, si Ă©levĂ© qu’il soit, que d’ĂȘtre toujours Ă  faire des rĂ©flexions sur le goĂ»t du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas Ă©prouver avant la fin, quand on meurt empoisonnĂ©! Fabio Conti n’y cherchera pas de façons, il me fera donner de l’arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.» Vers le minuit un de ces brouillards Ă©pais et blancs que le PĂŽ jette quelquefois sur ses rives s’étendit d’abord sur la ville, et ensuite gagna l’esplanade et les bastions au milieu desquels s’élĂšve la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n’apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardins Ă©tablis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds. «VoilĂ  qui est excellent», pensa-t-il. Un peu aprĂšs que minuit et demi eut sonnĂ©, le signal de la petite lampe parut Ă  la fenĂȘtre de la voliĂšre. Fabrice Ă©tait prĂȘt Ă  agir; il fit un signe de croix, puis attacha Ă  son lit la petite corde destinĂ©e Ă  lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le sĂ©paraient de la plate-forme oĂč Ă©tait le palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps de garde occupĂ© depuis la veille par les deux cents hommes de renfort dont nous avons parlĂ©. Par malheur les soldats, Ă  minuit trois quarts qu’il Ă©tait alors, n’étaient pas encore endormis; pendant qu’il marchait Ă  pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le diable Ă©tait sur le toit, et qu’il fallait essayer de le tuer d’un coup de fusil. Quelques voix prĂ©tendaient que ce souhait Ă©tait d’une grande impiĂ©tĂ©, d’autres disaient que si l’on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmĂ© la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hĂątait le plus possible en marchant sur le toit et qu’il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu’au moment oĂč, pendu Ă  sa corde, il passa devant les fenĂȘtres, par bonheur Ă  quatre ou cinq pieds de distance Ă  cause de l’avance du toit, elles Ă©taient hĂ©rissĂ©es de baĂŻonnettes. Quelques-uns ont prĂ©tendu que Fabrice toujours fou eut l’idĂ©e de jouer le rĂŽle du diable, et qu’il jeta Ă  ces soldats une poignĂ©e de sequins. Ce qui est sĂ»r, c’est qu’il avait semĂ© des sequins sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour FarnĂšse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre Ă  le poursuivre. ArrivĂ© sur la plate-forme et entourĂ© de sentinelles qui ordinairement criaient tous les quarts d’heure une phrase entiĂšre: Tout est bien autour de mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve. Ce qui paraĂźt incroyable et pourrait faire douter du fait si le rĂ©sultat n’avait eu pour tĂ©moin une ville entiĂšre, c’est que les sentinelles placĂ©es le long du parapet n’aient pas vu et arrĂȘtĂ© Fabrice; Ă  la vĂ©ritĂ©, le brouillard dont nous avons parlĂ© commençait Ă  monter, et Fabrice a dit que lorsqu’il Ă©tait sur la plate-forme, le brouillard lui semblait arrivĂ© dĂ©jĂ  jusqu’à moitiĂ© de la tour FarnĂšse. Mais ce brouillard n’était point Ă©pais, et il apercevait fort bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, poussĂ© comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux sentinelles assez voisines. Il dĂ©fit tranquillement la grande corde qu’il avait autour du corps et qui s’embrouilla deux fois; il lui fallut beaucoup de temps pour la dĂ©brouiller et l’étendre sur le parapet. Il entendait les soldats parler de tous les cĂŽtĂ©s, bien rĂ©solu Ă  poignarder le premier qui s’avancerait vers lui. «Je n’étais nullement troublĂ©, ajoutait-il, il me semblait que j’accomplissais une cĂ©rĂ©monie.» Il attacha sa corde enfin dĂ©brouillĂ©e Ă  une ouverture pratiquĂ©e dans le parapet pour l’écoulement des eaux, il monta sur ce mĂȘme parapet, et pria Dieu avec ferveur; puis, comme un hĂ©ros des temps de chevalerie, il pensa un instant Ă  ClĂ©lia. Combien je suis diffĂ©rent, se dit-il, du Fabrice lĂ©ger et libertin qui entra ici il y a neuf mois! Enfin il se mit Ă  descendre cette Ă©tonnante hauteur. Il agissait mĂ©caniquement, dit-il, et comme il eĂ»t fait en plein jour, descendant devant des amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout Ă  coup ses bras perdre leur force; il croit mĂȘme qu’il lĂącha la corde un instant; mais bientĂŽt il la reprit; peut-ĂȘtre, dit-il, il se retint aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l’écorchaient. Il Ă©prouvait de temps Ă  autre une douleur atroce entre les Ă©paules, elle allait jusqu’à lui ĂŽter la respiration. Il y avait un mouvement d’ondulation fort incommode; il Ă©tait renvoyĂ© sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut touchĂ© par plusieurs oiseaux assez gros qu’il rĂ©veillait et qui se jetaient sur lui en s’envolant. Les premiĂšres fois il crut ĂȘtre atteint par des gens descendant de la citadelle par la mĂȘme voie que lui pour le poursuivre, et il s’apprĂȘtait Ă  se dĂ©fendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvĂ©nient que d’avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus qu’elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas dans les jardins des soldats il tomba sur un acacia qui, vu d’en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait rĂ©ellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait lĂ  endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se dĂ©mit presque le bras gauche. Il se mit Ă  fuir vers le rempart, mais, Ă  ce qu’il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton; il n’avait plus aucune force. MalgrĂ© le pĂ©ril, il s’assit et but un peu d’eau-de-vie qui lui restait. Il s’endormit quelques minutes au point de ne plus savoir oĂč il Ă©tait; en se rĂ©veillant il ne pouvait comprendre comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible vĂ©ritĂ© revint Ă  sa mĂ©moire. AussitĂŽt il marcha vers le rempart; il y monta par un grand escalier. La sentinelle, qui Ă©tait placĂ©e tout prĂšs, ronflait dans sa guĂ©rite. Il trouva une piĂšce de canon gisant dans l’herbe; il y attacha sa troisiĂšme corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un fossĂ© bourbeux oĂč il pouvait y avoir un pied d’eau. Pendant qu’il se relevait et cherchait Ă  se reconnaĂźtre, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bientĂŽt il entendit prononcer prĂšs de son oreille et Ă  voix basse: --Ah! monsignore! monsignore! Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient Ă  la duchesse; aussitĂŽt il s’évanouit profondĂ©ment. Quelque temps aprĂšs il sentit qu’il Ă©tait portĂ© par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s’arrĂȘta, ce qui lui donna beaucoup d’inquiĂ©tude. Mais il n’avait ni la force de parler ni celle d’ouvrir les yeux; il sentait qu’on le serrait; tout Ă  coup il reconnut le parfum des vĂȘtements de la duchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots: --Ah! chĂšre amie! Puis il s’évanouit de nouveau profondĂ©ment. Le fidĂšle Bruno, avec une escouade de gens de police dĂ©vouĂ©s au comte, Ă©tait en rĂ©serve Ă  deux cents pas; le comte lui-mĂȘme Ă©tait cachĂ© dans une petite maison tout prĂšs du lieu oĂč la duchesse attendait. Il n’eĂ»t pas hĂ©sitĂ©, s’il l’eĂ»t fallu, Ă  mettre l’épĂ©e Ă  la main avec quelques officiers Ă  demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme obligĂ© de sauver la vie Ă  Fabrice, qui lui semblait grandement exposĂ©, et qui jadis eĂ»t eu sa grĂące signĂ©e du prince, si lui Mosca n’eĂ»t eu la sottise de vouloir Ă©viter une sottise Ă©crite au souverain. Depuis minuit la duchesse, entourĂ©e d’hommes armĂ©s jusqu’aux dents, errait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne pouvait rester en place, elle pensait qu’elle aurait Ă  combattre pour enlever Fabrice Ă  des gens qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent prĂ©cautions, trop longues Ă  dĂ©tailler ici, et d’une imprudence incroyable. On a calculĂ© que plus de quatre-vingts agents Ă©taient sur pied cette nuit-lĂ , s’attendant Ă  se battre pour quelque chose d’extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic Ă©taient Ă  la tĂȘte de tout cela, et le ministre de la police n’était pas hostile; mais le comte lui-mĂȘme remarqua que la duchesse ne fut trahie par personne, et qu’il ne sut rien comme ministre. La duchesse perdit la tĂȘte absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait convulsivement dans ses bras, puis fut au dĂ©sespoir en se voyant couverte de sang: c’était celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement blessĂ©. AidĂ©e d’un de ses gens, elle lui ĂŽtait son habit pour le panser, lorsque Ludovic, qui, par bonheur, se trouvait lĂ , mit d’autoritĂ© la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui Ă©taient cachĂ©es dans un jardin prĂšs de la porte de la ville, et l’on partit ventre Ă  terre pour aller passer le PĂŽ prĂšs de Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien armĂ©s, faisait l’arriĂšre-garde, et avait promis sur sa tĂȘte d’arrĂȘter la poursuite. Le comte, seul et Ă  pied, ne quitta les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que rien ne bougeait. «Me voici en haute trahison!» se disait-il ivre de joie. Ludovic eut l’idĂ©e excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien attachĂ© Ă  la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de Fabrice. --Prenez la fuite, lui dit-il, du cĂŽtĂ© de Bologne; soyez fort maladroit, tĂąchez de vous faire arrĂȘter; alors coupez-vous dans vos rĂ©ponses, et enfin avouez que vous ĂȘtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de l’adresse Ă  ĂȘtre maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et Madame vous donnera 50 sequins. --Est-ce qu’on songe Ă  l’argent quand on sert Madame? Il partit, et fut arrĂȘtĂ© quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien plaisante au gĂ©nĂ©ral Fabio Conti et Ă  Rassi, qui, avec le danger de Fabrice, voyait s’envoler sa baronnie. L’évasion ne fut connue Ă  la citadelle que sur les six heures du matin, et ce ne fut qu’à dix qu’on osa en instruire le prince. La duchesse avait Ă©tĂ© si bien servie que, malgrĂ© le profond sommeil de Fabrice, qu’elle prenait pour un Ă©vanouissement mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arrĂȘter la voiture, elle passait le PĂŽ dans une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on fit encore deux lieues avec une extrĂȘme rapiditĂ©, puis on fut arrĂȘtĂ© plus d’une heure pour la vĂ©rification des passeports. La duchesse en avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle Ă©tait folle ce jour-lĂ , elle s’avisa de donner dix napolĂ©ons au commis de la police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce commis, fort effrayĂ©, recommença l’examen. On prit la poste; la duchesse payait d’une façon si extravagante, que partout elle excitait les soupçons en ce pays oĂč tout Ă©tranger est suspect. Ludovic lui vint encore en aide; il dit que Mme la duchesse Ă©tait folle de douleur, Ă  cause de la fiĂšvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme, qu’elle emmenait avec elle consulter les mĂ©decins de Pavie. Ce ne fut qu’à dix lieues par-delĂ  le PĂŽ que le prisonnier se rĂ©veilla tout Ă  fait, il avait une Ă©paule luxĂ©e et force Ă©corchures. La duchesse avait encore des façons si extraordinaires que le maĂźtre d’une auberge de village, oĂč l’on dĂźna, crut avoir affaire Ă  une princesse du sang impĂ©rial, et allait lui faire rendre les honneurs qu’il croyait lui ĂȘtre dus, lorsque Ludovic dit Ă  cet homme que la princesse le ferait immanquablement mettre en prison s’il s’avisait de faire sonner les cloches. Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piĂ©montais. LĂ  seulement Fabrice Ă©tait en toute sĂ»retĂ©; on le conduisit dans un petit village Ă©cartĂ© de la grande route; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures. Ce fut dans ce village que la duchesse se livra Ă  une action non seulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste Ă  la tranquillitĂ© du reste de sa vie. Quelques semaines avant l’évasion de Fabrice, et un jour que tout Parme Ă©tait allĂ© Ă  la porte de la citadelle pour tĂącher de voir dans la cour l’échafaud qu’on dressait en son honneur, la duchesse avait montrĂ© Ă  Ludovic, devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d’un petit cadre de fer, fort bien cachĂ©, une des pierres formant le fond du fameux rĂ©servoir d’eau du palais Sanseverina, ouvrage du treiziĂšme siĂšcle, et dont nous avons parlĂ©. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle, tant les regards qu’elle lui lançait Ă©taient singuliers. --Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous ĂȘtes un poĂšte, vous auriez bientĂŽt mangĂ© cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda, Ă  une lieue de Casal-Maggiore. Ludovic se jeta Ă  ses pieds fou de joie, et protestant avec l’accent du cƓur que ce n’était point pour gagner de l’argent qu’il avait contribuĂ© Ă  sauver monsignore Fabrice; qu’il l’avait toujours aimĂ© d’une façon particuliĂšre depuis qu’il avait eu l’honneur de le conduire une fois en sa qualitĂ© de troisiĂšme cocher de Madame. Quand cet homme, qui rĂ©ellement avait du cƓur, crut avoir assez occupĂ© de lui une aussi grande dame, il prit congĂ©; mais elle, avec des yeux Ă©tincelants, lui dit: --Restez. Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps Ă  autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette Ă©trange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole Ă  sa maĂźtresse. --Madame m’a fait un don tellement exagĂ©rĂ©, tellement au-dessus de tout ce qu’un pauvre homme tel que moi pouvait s’imaginer, tellement supĂ©rieur surtout aux faibles services que j’ai eu l’honneur de rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J’ai l’honneur de rendre cette terre Ă  Madame, et de la prier de m’accorder une pension de quatre cents francs. --Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ouĂŻ dire que j’avais dĂ©sertĂ© un projet une fois Ă©noncĂ© par moi? AprĂšs cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis, s’arrĂȘtant tout Ă  coup, elle s’écria: --C’est par hasard et parce qu’il a su plaire Ă  cette petite fille, que la vie de Fabrice a Ă©tĂ© sauvĂ©e! S’il n’avait Ă©tĂ© aimable, il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux oĂč Ă©clatait la plus sombre fureur. Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de vives inquiĂ©tudes pour la propriĂ©tĂ© de sa terre de la Ricciarda. --Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et changĂ©e du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journĂ©e folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner Ă  Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger? --Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que j’étais de la suite de monsignore Fabrice. D’ailleurs, si j’ose le dire Ă  Madame, je brĂ»le de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si drĂŽle d’ĂȘtre propriĂ©taire! --Ta gaietĂ© me plaĂźt. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitiĂ© de ce qu’il me doit, et l’autre moitiĂ© de tous ces arrĂ©rages, je te la donne, mais Ă  cette condition: tu vas aller Ă  Sacca, tu diras qu’aprĂšs-demain est le jour de la fĂȘte d’une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arrivĂ©e, tu feras illuminer mon chĂąteau de la façon la plus splendide. N’épargne ni argent ni peine: songe qu’il s’agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j’ai prĂ©parĂ© cette illumination; depuis plus de trois ans j’ai rĂ©uni dans les caves du chĂąteau tout ce qui peut servir Ă  cette noble fĂȘte; j’ai donnĂ© en dĂ©pĂŽt au jardinier toutes les piĂšces d’artifice nĂ©cessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le PĂŽ. J’ai quatre-vingt-neuf grands tonneaux de vin dans mes caves, tu feras Ă©tablir quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n’aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, l’illumination et le feu d’artifice seront bien en train, tu t’esquiveras prudemment, car il est possible, et c’est mon espoir, qu’à Parme toutes ces belles choses-lĂ  paraissent une insolence. --C’est ce qui n’est pas possible seulement, c’est sĂ»r; comme il est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a signĂ© la sentence de monsignore, en crĂšvera de rage. Et mĂȘme... ajouta Ludovic avec timiditĂ©, si Madame voulait faire plus de plaisir Ă  son pauvre serviteur que de lui donner la moitiĂ© des arrĂ©rages de la Ricciarda, elle me permettrait de faire une petite plaisanterie Ă  ce Rassi... --Tu es un brave homme! s’écria la duchesse avec transport, mais je te dĂ©fends absolument de rien faire Ă  Rassi; j’ai le projet de le faire pendre en public, plus tard. Quant Ă  toi, tĂąche de ne pas te faire arrĂȘter Ă  Sacca, tout serait gĂątĂ© si je te perdais. --Moi, Madame! Quand j’aurai dit que je fĂȘte une des patronnes de Madame, si la police envoyait trente gendarmes pour dĂ©ranger quelque chose, soyez sĂ»re qu’avant d’ĂȘtre arrivĂ©s Ă  la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d’eux ne serait Ă  cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent Madame. --Enfin, reprit la duchesse d’un air singuliĂšrement dĂ©gagĂ©, si je donne du vin Ă  mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme; le mĂȘme soir oĂč mon chĂąteau sera illuminĂ©, prends le meilleur cheval de mon Ă©curie, cours Ă  mon palais, Ă  Parme, et ouvre le rĂ©servoir. --Ah! l’excellente idĂ©e qu’a Madame! s’écria Ludovic, riant comme un fou, du vin aux braves gens de Sacca, de l’eau aux bourgeois de Parme qui Ă©taient si sĂ»rs, les misĂ©rables, que monsignore Fabrice allait ĂȘtre empoisonnĂ© comme le pauvre L... La joie de Ludovic n’en finissait point; la duchesse regardait avec complaisance ses rires fous; il rĂ©pĂ©tait sans cesse: --Du vin aux gens de Sacca et de l’eau Ă  ceux de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu’on vida imprudemment le rĂ©servoir, il y a une vingtaine d’annĂ©es, il y eut jusqu’à un pied d’eau dans plusieurs des rues de Parme. --Et de l’eau aux gens de Parme, rĂ©pliqua la duchesse en riant. La promenade devant la citadelle eĂ»t Ă©tĂ© remplie de monde si l’on eĂ»t coupĂ© le cou Ă  Fabrice... Tout le monde l’appelle le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette inondation a Ă©tĂ© faite par toi, ni ordonnĂ©e par moi. Fabrice, le comte lui-mĂȘme, doivent ignorer cette folle plaisanterie... Mais j’oubliais les pauvres de Sacca; va-t’en Ă©crire une lettre Ă  mon homme d’affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fĂȘte de ma sainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu’il t’obĂ©isse en tout pour l’illumination, le feu d’artifice et le vin; que le lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves. --L’homme d’affaires de Madame ne se trouvera embarrassĂ© qu’en un point: depuis cinq ans que Madame a le chĂąteau, elle n’a pas laissĂ© dix pauvres dans Sacca. --Et de l’eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant. Comment exĂ©cuteras-tu cette plaisanterie? --Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, Ă  dix et demie mon cheval est Ă  l’auberge des Trois Ganaches, sur la route de Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda; Ă  onze heures je suis dans ma chambre au palais, et Ă  onze heures et un quart de l’eau pour les gens de Parme, et plus qu’ils n’en voudront, pour boire Ă  la santĂ© du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut Ă  la citadelle, que le courage de monsignore et l’esprit de Madame viennent de dĂ©shonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu, et je fais mon entrĂ©e Ă  la Ricciarda. Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayĂ©: elle regardait fixement la muraille nue Ă  six pas d’elle et, il faut en convenir, son regard Ă©tait atroce. «Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu’elle est folle!» La duchesse le regarda et devina sa pensĂ©e. --Ah! monsieur Ludovic le grand poĂšte, vous voulez une donation par Ă©crit: courez me chercher une feuille de papier. Ludovic ne se fit pas rĂ©pĂ©ter cet ordre, et la duchesse Ă©crivit de sa main une longue reconnaissance antidatĂ©e d’un an, et par laquelle elle dĂ©clarait avoir reçu, de Ludovic San Micheli la somme de 80 000 francs, et lui avoir donnĂ© en gage la terre de la Ricciarda. Si aprĂšs douze mois rĂ©volus la duchesse n’avait pas rendu lesdits 80 000 francs Ă  Ludovic, la terre de la Ricciarda resterait sa propriĂ©tĂ©. «Il est beau, se disait la duchesse, de donner Ă  un serviteur fidĂšle le tiers Ă  peu prĂšs de ce qui me reste pour moi-mĂȘme.» --Ah çà! dit la duchesse Ă  Ludovic, aprĂšs la plaisanterie du rĂ©servoir, je ne te donne que deux jours pour te rĂ©jouir Ă  Casal-Maggiore. Pour que la vente soit valable, dis que c’est une affaire qui remonte Ă  plus d’un an. Reviens me rejoindre Ă  Belgirate, et cela sans le moindre dĂ©lai; Fabrice ira peut-ĂȘtre en Angleterre oĂč tu le suivras. Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice Ă©taient Ă  Belgirate. On s’établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice Ă©tait entiĂšrement changĂ©; dĂšs les premiers moments oĂč il s’était rĂ©veillĂ© de son sommeil, en quelque sorte lĂ©thargique, aprĂšs sa fuite, la duchesse s’était aperçue qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Le sentiment profond par lui cachĂ© avec beaucoup de soin Ă©tait assez bizarre, ce n’était rien moins que ceci: il Ă©tait au dĂ©sespoir d’ĂȘtre hors de prison. Il se gardait bien d’avouer cette cause de sa tristesse, elle eĂ»t amenĂ© des questions auxquelles il ne voulait pas rĂ©pondre. --Mais quoi! lui disait la duchesse Ă©tonnĂ©e, cette horrible sensation lorsque la faim te forçait Ă  te nourrir, pour ne pas tomber, d’un de ces mets dĂ©testables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque goĂ»t singulier, est-ce que je m’empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur? --Je pensais Ă  la mort, rĂ©pondait Fabrice, comme je suppose qu’y pensent les soldats: c’était une chose possible que je pensais bien Ă©viter par mon adresse. Ainsi quelle inquiĂ©tude, quelle douleur pour la duchesse! Cet ĂȘtre adorĂ©, singulier, vif, original, Ă©tait dĂ©sormais sous ses yeux en proie Ă  une rĂȘverie profonde; il prĂ©fĂ©rait la solitude mĂȘme au plaisir de parler de toutes choses, et Ă  cƓur ouvert, Ă  la meilleure amie qu’il eĂ»t au monde. Toujours il Ă©tait bon, empressĂ©, reconnaissant auprĂšs de la duchesse, il eĂ»t comme jadis donnĂ© cent fois sa vie pour elle; mais son Ăąme Ă©tait ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l’échange de pensĂ©es froides dĂ©sormais possible entre eux, eĂ»t peut-ĂȘtre semblĂ© agrĂ©able Ă  d’autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu’était leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait sĂ©parĂ©s. Fabrice devait Ă  la duchesse l’histoire des neuf mois passĂ©s dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce sĂ©jour il n’avait Ă  dire que des paroles brĂšves et incomplĂštes. «VoilĂ  ce qui devait arriver tĂŽt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m’a vieillie, ou bien il aime rĂ©ellement, et je n’ai plus que la seconde place dans son cƓur.» Avilie, atterrĂ©e par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: «Si le ciel voulait que Ferrante fĂ»t devenu tout Ă  fait fou ou manquĂąt de courage, il me semble que je serais moins malheureuse.» DĂšs ce moment ce demi-remords empoisonna l’estime que la duchesse avait pour son propre caractĂšre. «Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d’une rĂ©solution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo! «Le ciel l’a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit voudrais-je qu’il ne fĂ»t pas amoureux? Une seule parole d’amour vĂ©ritable a-t-elle jamais Ă©tĂ© Ă©changĂ©e entre nous?» Cette idĂ©e si raisonnable lui ĂŽta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse et l’affaiblissement de l’ñme Ă©taient arrivĂ©es pour elle avec la perspective d’une illustre vengeance, elle Ă©tait cent fois plus malheureuse Ă  Belgirate qu’à Parme. Quant Ă  la personne qui pouvait causer l’étrange rĂȘverie de Fabrice, il n’était guĂšre possible d’avoir des doutes raisonnables: ClĂ©lia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son pĂšre puisqu’elle avait consenti Ă  enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de ClĂ©lia! «Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec dĂ©sespoir, si la garnison n’eĂ»t pas Ă©tĂ© enivrĂ©e, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c’est elle qui l’a sauvĂ©!» C’était avec une extrĂȘme difficultĂ© que la duchesse obtenait de Fabrice des dĂ©tails sur les Ă©vĂ©nements de cette nuit, «qui, se disait la duchesse, autrefois eĂ»t formĂ© entre nous le sujet d’un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortunĂ©s, il eĂ»t parlĂ© tout un jour et avec une verve et une gaietĂ© sans cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m’avisais de mettre en avant.» Comme il fallait tout prĂ©voir, la duchesse avait Ă©tabli Fabrice au port de Locarno, ville suisse Ă  l’extrĂ©mitĂ© du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu’elle s’avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapissĂ©e d’une quantitĂ© de vues de la ville de Parme qu’il avait fait venir de Milan ou de Parme mĂȘme, pays qu’il aurait dĂ» tenir en abomination. Son petit salon, changĂ© en atelier, Ă©tait encombrĂ© de tout l’appareil d’un peintre Ă  l’aquarelle, et elle le trouva finissant une troisiĂšme vue de la tour FarnĂšse et du palais du gouverneur. --Il ne te manque plus, lui dit-elle d’un air piquĂ©, que de faire de souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t’empoisonner. Mais j’y songe, continua la duchesse, tu devrais lui Ă©crire une lettre d’excuses d’avoir pris la libertĂ© de te sauver et de donner un ridicule Ă  sa citadelle. La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: Ă  peine arrivĂ© en lieu de sĂ»retĂ©, le premier soin de Fabrice avait Ă©tĂ© d’écrire au gĂ©nĂ©ral Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s’ĂȘtre sauvĂ©, allĂ©guant pour excuse qu’il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait Ă©tĂ© chargĂ© de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu’il Ă©crivait, Fabrice espĂ©rait que les yeux de ClĂ©lia verraient cette lettre, et sa figure Ă©tait couverte de larmes en l’écrivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en libertĂ©, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour FarnĂšse. C’était lĂ  la pensĂ©e capitale de sa lettre, il espĂ©rait que ClĂ©lia la comprendrait. Dans son humeur Ă©crivante, et dans l’espoir d’ĂȘtre lu par quelqu’un, Fabrice adressa des remerciements Ă  don Cesare, ce bon aumĂŽnier qui lui avait prĂȘtĂ© des livres de thĂ©ologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno Ă  faire le voyage de Milan, oĂč ce libraire, ami du cĂ©lĂšbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques Ă©ditions qu’il pĂ»t trouver des ouvrages prĂȘtĂ©s par don Cesare. Le bon aumĂŽnier reçut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d’impatience, peut-ĂȘtre pardonnables Ă  un pauvre prisonnier, on avait chargĂ© les marges de ces livres de notes ridicules. On le suppliait en consĂ©quence de les remplacer dans sa bibliothĂšque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui prĂ©senter. Fabrice Ă©tait bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait chargĂ© les marges d’un exemplaire in-folio des Ɠuvres de saint JĂ©rĂŽme. Dans l’espoir qu’il pourrait renvoyer ce livre au bon aumĂŽnier, et l’échanger contre un autre, il avait Ă©crit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands Ă©vĂ©nements n’étaient autre chose que des extases d’amour divin(ce mot divin en remplaçait un autre qu’on n’osait Ă©crire). TantĂŽt cet amour divin conduisait le prisonnier Ă  un profond dĂ©sespoir, d’autres fois une voix entendue Ă  travers les airs rendait quelque espĂ©rance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, Ă©tait Ă©crit avec une encre de prison, formĂ©e de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n’avait fait qu’y jeter un coup d’Ɠil en replaçant dans sa bibliothĂšque le volume de saint JĂ©rĂŽme. S’il en avait suivi les marges, il aurait vu qu’un jour le prisonnier, se croyant empoisonnĂ©, se fĂ©licitait de mourir Ă  moins de quarante pas de distance de ce qu’il avait aimĂ© le mieux dans ce monde. Mais un autre Ɠil que celui du bon aumĂŽnier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idĂ©e: Mourir prĂšs de ce qu’on aime! exprimĂ©e de cent façons diffĂ©rentes, Ă©tait suivie d’un sonnet oĂč l’on voyait que l’ñme sĂ©parĂ©e, aprĂšs des tourments atroces, de ce corps fragile qu’elle avait habitĂ© pendant vingt-trois ans, poussĂ©e par cet instinct de bonheur naturel Ă  tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mĂȘler aux chƓurs des anges aussitĂŽt qu’elle serait libre et dans le cas oĂč le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses pĂ©chĂ©s mais que, plus heureuse aprĂšs la mort qu’elle n’avait Ă©tĂ© durant la vie, elle irait Ă  quelques pas de la prison, oĂč si longtemps elle avait gĂ©mi, se rĂ©unir Ă  tout ce qu’elle avait aimĂ© au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j’aurai trouvĂ© mon paradis sur la terre. Quoiqu’on ne parlĂąt de Fabrice Ă  la citadelle de Parme que comme d’un traĂźtre infĂąme qui avait violĂ© les devoirs les plus sacrĂ©s, toutefois le bon prĂȘtre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu’un inconnu lui faisait parvenir; car Fabrice avait eu l’attention de n’écrire que quelques jours aprĂšs l’envoi, de peur que son nom ne fĂźt renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention Ă  son frĂšre, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimitĂ© avec son aimable niĂšce; et comme il lui avait enseignĂ© jadis quelques mots de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu’il recevait. Tel avait Ă©tĂ© l’espoir du voyageur. Tout Ă  coup ClĂ©lia rougit extrĂȘmement, elle venait de reconnaĂźtre l’écriture de Fabrice. De grands morceaux fort Ă©troits de papier jaune Ă©taient placĂ©s en guise de signets en divers endroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu’au milieu des plats intĂ©rĂȘts d’argent, et de la froideur dĂ©colorĂ©e des pensĂ©es vulgaires qui remplissent notre vie, les dĂ©marches inspirĂ©es par une vraie passion manquent rarement de produire leur effet; comme si une divinitĂ© propice prenait le soin de les conduire par la main, ClĂ©lia, guidĂ©e par cet instinct et par la pensĂ©e d’une seule chose au monde, demanda Ă  son oncle de comparer l’ancien exemplaire de saint JĂ©rĂŽme avec celui qu’il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre tristesse oĂč l’absence de Fabrice l’avait plongĂ©e, lorsqu’elle trouva sur les marges de l’ancien saint JĂ©rĂŽme le sonnet dont nous avons parlĂ©, et les mĂ©moires, jour par jour, de l’amour qu’on avait senti pour elle! DĂšs le premier jour elle sut le sonnet par cƓur; elle le chantait, appuyĂ©e sur sa fenĂȘtre, devant la fenĂȘtre dĂ©sormais solitaire, oĂč elle avait vu si souvent une petite ouverture se dĂ©masquer dans l’abat-jour. Cet abat-jour avait Ă©tĂ© dĂ©montĂ© pour ĂȘtre placĂ© sur le bureau du tribunal et servir de piĂšce de conviction dans un procĂšs ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accusĂ© du crime de s’ĂȘtre sauvĂ©, ou, comme disait le fiscal en riant lui-mĂȘme, de s’ĂȘtre dĂ©robĂ© Ă  la clĂ©mence d’un prince magnanime! Chacune des dĂ©marches de ClĂ©lia Ă©tait pour elle l’objet d’un vif remords, et depuis qu’elle Ă©tait malheureuse les remords Ă©taient plus vifs. Elle cherchait Ă  apaiser un peu les reproches qu’elle s’adressait, en se rappelant le vƓu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle Ă  la Madone lors du demi-empoisonnement du gĂ©nĂ©ral, et depuis chaque jour renouvelĂ©. Son pĂšre avait Ă©tĂ© malade de l’évasion de Fabrice, et, de plus, il avait Ă©tĂ© sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colĂšre, destitua tous les geĂŽliers de la tour FarnĂšse, et les fit passer comme prisonniers dans la prison de la ville. Le gĂ©nĂ©ral avait Ă©tĂ© sauvĂ© en partie par l’intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir enfermĂ© au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les cercles de la cour. Ce fut pendant les quinze jours que dura l’incertitude relativement Ă  la disgrĂące du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, rĂ©ellement malade, que ClĂ©lia eut le courage d’exĂ©cuter le sacrifice qu’elle avait annoncĂ© Ă  Fabrice. Elle avait eu l’esprit d’ĂȘtre malade le jour des rĂ©jouissances gĂ©nĂ©rales, qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le lecteur s’en souvient peut-ĂȘtre; elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se conduire, qu’à l’exception du geĂŽlier Grillo, chargĂ© spĂ©cialement de la garde de Fabrice, personne n’eut de soupçons sur sa complicitĂ©, et Grillo se tut. Mais aussitĂŽt que ClĂ©lia n’eut plus d’inquiĂ©tudes de ce cĂŽtĂ©, elle fut plus cruellement agitĂ©e encore par ses justes remords. «Quelle raison au monde, se disait-elle, peut diminuer le crime d’une fille qui trahit son pĂšre?» Un soir, aprĂšs une journĂ©e passĂ©e presque tout entiĂšre Ă  la chapelle et dans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l’accompagner chez le gĂ©nĂ©ral, dont les accĂšs de fureur l’effrayaient d’autant plus, qu’à tout propos il y mĂȘlait des imprĂ©cations contre Fabrice, cet abominable traĂźtre. ArrivĂ©e en prĂ©sence de son pĂšre, elle eut le courage de lui dire que si toujours elle avait refusĂ© de donner la main au marquis Crescenzi, c’est qu’elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu’elle Ă©tait assurĂ©e de ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le gĂ©nĂ©ral entra en fureur; et ClĂ©lia eut assez de peine Ă  reprendre la parole. Elle ajouta que si son pĂšre, sĂ©duit par la grande fortune du marquis, croyait devoir lui donner l’ordre prĂ©cis de l’épouser, elle Ă©tait prĂȘte Ă  obĂ©ir. Le gĂ©nĂ©ral fut tout Ă©tonnĂ© de cette conclusion, Ă  laquelle il Ă©tait loin de s’attendre; il finit pourtant par s’en rĂ©jouir. «Ainsi, dit-il Ă  son frĂšre, je ne serai pas rĂ©duit Ă  loger dans un second Ă©tage, si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais procĂ©dĂ©.» Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondĂ©ment scandalisĂ© de l’évasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et rĂ©pĂ©tait dans l’occasion la phrase inventĂ©e par Rassi sur le plat procĂ©dĂ© de ce jeune homme, fort vulgaire d’ailleurs, qui s’était soustrait Ă  la clĂ©mence du prince. Cette phrase spirituelle, consacrĂ©e par la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple. LaissĂ© Ă  son bon sens, et tout en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la rĂ©solution qu’il avait fallu pour se lancer d’un mur si haut. Pas un ĂȘtre de la cour n’admira ce courage. Quant Ă  la police, fort humiliĂ©e de cet Ă©chec, elle avait dĂ©couvert officiellement qu’une troupe de vingt soldats gagnĂ©s par les distributions d’argent de la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et dont on ne prononçait plus le nom qu’avec un soupir, avaient tendu Ă  Fabrice quatre Ă©chelles liĂ©es ensemble, et de quarante-cinq pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu’on avait liĂ©e aux Ă©chelles n’avait eu que le mĂ©rite fort vulgaire d’attirer ces Ă©chelles Ă  lui. Quelques libĂ©raux connus par leur imprudence, et entre autres le mĂ©decin C***, agent payĂ© directement par le prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient facilitĂ© la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut blĂąmĂ© mĂȘme des libĂ©raux vĂ©ritables, comme ayant causĂ© par son imprudence la mort de huit pauvres soldats. C’est ainsi que les petits despotismes rĂ©duisent Ă  rien la valeur de l’opinion 7. CHAPITRE XXIII Au milieu de ce dĂ©chaĂźnement gĂ©nĂ©ral, le seul archevĂȘque Landriani se montra fidĂšle Ă  la cause de son jeune ami; il osait rĂ©pĂ©ter, mĂȘme Ă  la cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procĂšs, il faut rĂ©server une oreille pure de tout prĂ©jugĂ© pour entendre les justifications d’un absent. DĂšs le lendemain de l’évasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient reçu un sonnet assez mĂ©diocre qui cĂ©lĂ©brait cette fuite comme une des belles actions du siĂšcle, et comparait Fabrice Ă  un ange arrivant sur la terre les ailes Ă©tendues. Le surlendemain soir, tout Parme rĂ©pĂ©tait un sonnet sublime. C’était le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l’opinion par deux vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla. Mais ici il me faudrait chercher le style Ă©pique: oĂč trouver des couleurs pour peindre les torrents d’indignation qui tout Ă  coup submergĂšrent tous les cƓurs bien pensants, lorsqu’on apprit l’effroyable insolence de cette illumination du chĂąteau de Sacca? Il n’y eut qu’un cri contre la duchesse; mĂȘme les libĂ©raux vĂ©ritables trouvĂšrent que c’était compromettre d’une façon barbare les pauvres suspects retenus dans les diverses prisons, et exaspĂ©rer inutilement le cƓur du souverain. Le comte Mosca dĂ©clara qu’il ne restait plus qu’une ressource aux anciens amis de la duchesse, c’était de l’oublier. Le concert d’exĂ©cration fut donc unanime: un Ă©tranger passant par la ville eĂ»t Ă©tĂ© frappĂ© de l’énergie de l’opinion publique. Mais en ce pays oĂč l’on sait apprĂ©cier le plaisir de la vengeance, l’illumination de Sacca et la fĂȘte admirable donnĂ©e dans le parc Ă  plus de six mille paysans eurent un immense succĂšs. Tout le monde rĂ©pĂ©tait Ă  Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins Ă  ses paysans; on expliquait ainsi l’accueil un peu dur fait Ă  une trentaine de gendarmes que la police avait eu la nigauderie d’envoyer dans ce petit village, trente-six heures aprĂšs la soirĂ©e sublime et l’ivresse gĂ©nĂ©rale qui l’avait suivie. Les gendarmes, accueillis Ă  coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux d’entre eux, tombĂ©s de cheval, avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans le PĂŽ. Quant Ă  la rupture du grand rĂ©servoir d’eau du palais Sanseverina, elle avait passĂ© Ă  peu prĂšs inaperçue: c’était pendant la nuit que quelques rues avaient Ă©tĂ© plus ou moins inondĂ©es, le lendemain on eĂ»t dit qu’il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d’une fenĂȘtre du palais, de façon que l’entrĂ©e des voleurs Ă©tait expliquĂ©e. On avait mĂȘme trouvĂ© une petite Ă©chelle. Le seul comte Mosca reconnut le gĂ©nie de son amie. Fabrice Ă©tait parfaitement dĂ©cidĂ© Ă  revenir Ă  Parme aussitĂŽt qu’il le pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre Ă  l’archevĂȘque, et ce fidĂšle serviteur revint mettre Ă  la poste au premier village du PiĂ©mont, Ă  Sannazaro, au couchant de Pavie, une Ă©pĂźtre latine que le digne prĂ©lat adressait Ă  son jeune protĂ©gĂ©. Nous ajouterons un dĂ©tail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays oĂč l’on n’a plus besoin de prĂ©cautions. Le nom de Fabrice del Dongo n’était jamais Ă©crit; toutes les lettres qui lui Ă©taient destinĂ©es Ă©taient adressĂ©es Ă  Ludovic San Micheli, Ă  Locarno en Suisse, ou Ă  Belgirate en PiĂ©mont. L’enveloppe Ă©tait faite d’un papier grossier, le cachet mal appliquĂ©, l’adresse Ă  peine lisible, et quelquefois ornĂ©e de recommandations dignes d’une cuisiniĂšre; toutes les lettres Ă©taient datĂ©es de Naples six jours avant la date vĂ©ritable. Du village piĂ©montais de Sannazaro, prĂšs de Pavie, Ludovic retourna en toute hĂąte Ă  Parme: il Ă©tait chargĂ© d’une mission Ă  laquelle Fabrice mettait la plus grande importance; il ne s’agissait de rien moins que de faire parvenir Ă  ClĂ©lia Conti un mouchoir de soie sur lequel Ă©tait imprimĂ© un sonnet de PĂ©trarque. Il est vrai qu’un mot Ă©tait changĂ© Ă  ce sonnet; ClĂ©lia le trouva sur sa table deux jours aprĂšs avoir reçu les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n’est pas besoin de dire quelle impression cette marque d’un souvenir toujours constant produisit sur son cƓur. Ludovic devait chercher Ă  se procurer tous les dĂ©tails possibles sur ce qui se passait Ă  la citadelle. Ce fut lui qui apprit Ă  Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait dĂ©sormais une chose dĂ©cidĂ©e; il ne se passait presque pas de journĂ©e sans qu’il donnĂąt une fĂȘte Ă  ClĂ©lia, dans l’intĂ©rieur de la citadelle. Une preuve dĂ©cisive du mariage c’est que ce marquis, immensĂ©ment riche et par consĂ©quent fort avare, comme c’est l’usage parmi les gens opulents du nord de l’Italie, faisait des prĂ©paratifs immenses, et pourtant il Ă©pousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanitĂ© du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, fort choquĂ©e de cette remarque, la premiĂšre qui se fĂ»t prĂ©sentĂ©e Ă  l’esprit de tous ses compatriotes, venait d’acheter une terre de plus de 300 000 francs, et cette terre, lui qui n’avait rien, il l’avait payĂ©e comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le gĂ©nĂ©ral avait-il dĂ©clarĂ© qu’il donnait cette terre en mariage Ă  sa fille. Mais les frais d’acte et autres, montant Ă  plus de 12 000 francs, semblĂšrent une dĂ©pense fort ridicule au marquis Crescenzi, ĂȘtre Ă©minemment logique. De son cĂŽtĂ© il faisait fabriquer Ă  Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agencĂ©es et calculĂ©es par l’agrĂ©ment de l’Ɠil, par le cĂ©lĂšbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme l’univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chaussĂ©e du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus Ă  Parme coĂ»tĂšrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajoutĂ©es Ă  celles que la maison possĂ©dait dĂ©jĂ , s’éleva Ă  200 000 francs. A l’exception de deux salons, ouvrages cĂ©lĂšbres du Parmesan, le grand peintre du pays aprĂšs le divin CorrĂšge, toutes les piĂšces du premier et du second Ă©tage Ă©taient maintenant occupĂ©es par les peintres cĂ©lĂšbres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures Ă  fresque. Fokelberg, le grand sculpteur suĂ©dois, Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an Ă  dix bas-reliefs reprĂ©sentant autant de belles actions de Crescentius, ce vĂ©ritable grand homme. La plupart des plafonds, peints Ă  fresque, offraient aussi quelque allusion Ă  sa vie. On admirait gĂ©nĂ©ralement le plafond oĂč Hayez, de Milan, avait reprĂ©sentĂ© Crescentius reçu dans les Champs-ElysĂ©es par François Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age. L’admiration pour ces Ăąmes d’élite est supposĂ©e faire Ă©pigramme contre les gens au pouvoir. Tous ces dĂ©tails magnifiques occupaient exclusivement l’attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et percĂšrent le cƓur de notre hĂ©ros lorsqu’il les lut racontĂ©s, avec une admiration naĂŻve, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dictĂ©e Ă  un douanier de Casal-Maggiore. «Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout! c’est vraiment une insolence Ă  moi d’oser ĂȘtre amoureux de ClĂ©lia Conti, pour qui se font tous ces miracles.» Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-lĂ  Ă©crit de sa mauvaise Ă©criture, annonçait Ă  son maĂźtre qu’il avait rencontrĂ© le soir, et dans l’état d’un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geĂŽlier, qui avait Ă©tĂ© mis en prison, puis relĂąchĂ©. Cet homme lui avait demandĂ© un sequin par charitĂ©, et Ludovic lui en avait donnĂ© quatre au nom de la duchesse. Les anciens geĂŽliers rĂ©cemment mis en libertĂ©, au nombre de douze, se prĂ©paraient Ă  donner une fĂȘte Ă  coups de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geĂŽliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient Ă  les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait sĂ©rĂ©nade Ă  la forteresse, que Mlle ClĂ©lia Conti Ă©tait fort pĂąle, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par courrier, l’ordre de revenir Ă  Locarno. Il revint, et les dĂ©tails qu’il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice. On peut juger de l’amabilitĂ© dont celui-ci Ă©tait pour la pauvre duchesse; il eĂ»t souffert mille morts plutĂŽt que de prononcer devant elle le nom de ClĂ©lia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville Ă©tait Ă  la fois sublime et attendrissant. La duchesse avait moins que jamais oubliĂ© sa vengeance; elle Ă©tait si heureuse avant l’incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel Ă©tait son sort! elle vivait dans l’attente d’un Ă©vĂ©nement affreux dont elle se serait bien gardĂ©e de dire un mot Ă  Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant rĂ©jouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il serait vengĂ©. On peut se faire quelque idĂ©e maintenant de l’agrĂ©ment des entretiens de Fabrice avec la duchesse: un silence morne rĂ©gnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agrĂ©ments de leurs relations, la duchesse avait cĂ©dĂ© Ă  la tentation de jouer un mauvais tour Ă  ce neveu trop chĂ©ri. Le comte lui Ă©crivait presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l’esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, Ă  peine si on les parcourait d’un Ɠil distrait. Que fait, hĂ©las! la fidĂ©litĂ© d’un amant estimĂ©, quand on a le cƓur percĂ© par la froideur de celui qu’on lui prĂ©fĂšre? En deux mois de temps la duchesse ne lui rĂ©pondit qu’une fois et ce fut pour l’engager Ă  sonder le terrain auprĂšs de la princesse, et Ă  voir si, malgrĂ© l’insolence du feu d’artifice, on recevrait avec plaisir une lettre de la duchesse. La lettre qu’il devait prĂ©senter, s’il le jugeait Ă  propos, demandait la place de chevalier d’honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et dĂ©sirait qu’elle lui fĂ»t accordĂ©e en considĂ©ration de son mariage. La lettre de la duchesse Ă©tait un chef-d’Ɠuvre: c’était le respect le plus tendre et le mieux exprimĂ©; on n’avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les consĂ©quences, mĂȘme les plus Ă©loignĂ©es, pussent n’ĂȘtre pas agrĂ©ables Ă  la princesse. Aussi la rĂ©ponse respirait-elle une amitiĂ© tendre et que l’absence met Ă  la torture. Mon fils et moi, lui disait la princesse, n’avons pas eu une soirĂ©e un peu passable depuis votre dĂ©part si brusque. Ma chĂšre duchesse ne se souvient donc plus que c’est elle qui m’a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se croit donc obligĂ©e de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son dĂ©sir exprimĂ© n’était pas pour moi le premier des motifs? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon cƓur, et la premiĂšre, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mĂȘmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d’un grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des Ă©chantillons de minĂ©raux de la vallĂ©e d’Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j’espĂšre frĂ©quentes, au comte, qui vous dĂ©teste toujours et que j’aime surtout Ă  cause de ces sentiments. L’archevĂȘque aussi vous est restĂ© fidĂšle. Nous espĂ©rons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu’il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande maĂźtresse, se dispose Ă  quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre femme m’a fait bien du mal; elle me dĂ©plaĂźt encore en s’en allant mal Ă  propos; sa maladie me fait penser au nom que j’eusse mis autrefois avec tant de plaisir Ă  la place du sien, si toutefois j’eusse pu obtenir ce sacrifice de l’indĂ©pendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emportĂ© avec elle toute la joie de ma petite cour, etc. C’était donc avec la conscience d’avoir cherchĂ© Ă  hĂąter, autant qu’il Ă©tait en elle, le mariage qui mettait Fabrice au dĂ©sespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures Ă  voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance Ă©tait entiĂšre et parfaite du cĂŽtĂ© de Fabrice; mais il pensait Ă  d’autres choses, et son Ăąme naĂŻve et simple ne lui fournissait rien Ă  dire. La duchesse le voyait, et c’était son supplice. Nous avons oubliĂ© de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison Ă  Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenĂȘtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s’arrangea de façon Ă  avoir un homme de chacun des villages situĂ©s aux environs de Belgirate. La troisiĂšme ou quatriĂšme fois qu’elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arrĂȘter le mouvement des rames. --Je vous considĂšre tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s’est sauvĂ© de prison; et peut-ĂȘtre, par trahison, on cherchera Ă  le reprendre, quoiqu’il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l’oreille au guet, et prĂ©venez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise Ă  entrer dans ma chambre le jour et la nuit. Les rameurs rĂ©pondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu’il fĂ»t question de reprendre Fabrice: c’était pour elle qu’étaient tous ces soins et, avant l’ordre fatal d’ouvrir le rĂ©servoir du palais Sanseverina, elle n’y eĂ»t pas songĂ©. Sa prudence l’avait aussi engagĂ©e Ă  prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-mĂȘme allait en Suisse. On peut juger de l’agrĂ©ment de leurs perpĂ©tuels tĂȘte-Ă -tĂȘte par ce dĂ©tail: La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la prĂ©sence de ces Ă©trangĂšres leur fit plaisir; car, malgrĂ© les liens du sang, on peut appeler Ă©trangĂšre une personne qui ne sait rien de nos intĂ©rĂȘts les plus chers, et que l’on ne voit qu’une fois par an. La duchesse se trouvait un soir Ă  Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L’archiprĂȘtre du pays et le curĂ© Ă©taient venus prĂ©senter leurs respects Ă  ces dames: l’archiprĂȘtre, qui Ă©tait intĂ©ressĂ© dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s’avisa de dire: --Le prince de Parme est mort! La duchesse pĂąlit extrĂȘmement; elle eut Ă  peine le courage de dire: --Donne-t-on des dĂ©tails? --Non, rĂ©pondit l’archiprĂȘtre; la nouvelle se borne Ă  dire la mort, qui est certaine. La duchesse regarda Fabrice. «J’ai fait cela pour lui, se dit-elle; j’aurais fait mille fois pis, et le voilĂ  qui est lĂ  devant moi indiffĂ©rent et songeant Ă  une autre!» Il Ă©tait au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pensĂ©e; elle tomba dans un profond Ă©vanouissement. Tout le monde s’empressa pour la secourir; mais, en revenant Ă  elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l’archiprĂȘtre et le curĂ©; il rĂȘvait comme Ă  l’ordinaire. «Il pense Ă  retourner Ă  Parme, se dit la duchesse, et peut-ĂȘtre Ă  rompre le mariage de ClĂ©lia avec le marquis; mais je saurai l’empĂȘcher.» Puis, se souvenant de la prĂ©sence des deux prĂȘtres, elle se hĂąta d’ajouter: --C’était un grand prince, et qui a Ă©tĂ© bien calomniĂ©! C’est une perte immense pour nous! Les deux prĂȘtres prirent congĂ©, et la duchesse, pour ĂȘtre seule, annonça qu’elle allait se mettre au lit. «Sans doute, se disait-elle, la prudence m’ordonne d’attendre un mois ou deux avant de retourner Ă  Parme; mais je sens que je n’aurai jamais cette patience; je souffre trop ici. Cette rĂȘverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon cƓur un spectacle intolĂ©rable. Qui me l’eĂ»t dit que je m’ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tĂȘte Ă  tĂȘte avec lui, et au moment oĂč j’ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! AprĂšs un tel spectacle, la mort n’est rien. C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais Ă  Parme lorsque j’y reçus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout Ă©tait fini, et peut-ĂȘtre que, liĂ© avec moi, il n’eĂ»t pas songĂ© Ă  cette petite ClĂ©lia; mais ce mot me faisait une rĂ©pugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changĂ©e par les soucis, malade, j’ai le double de son Ăąge!... Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimĂ©e dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanitĂ©; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller Ă  Parme, et pour m’amuser. Si les choses tournaient d’une certaine façon, on m’îterait la vie. Eh bien! oĂč est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors, je dirai Ă  Fabrice: Ingrat! c’est pour toi!... Oui, je ne puis trouver d’occupation pour ce peu de vie qui me reste qu’à Parme; j’y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais ĂȘtre sensible maintenant Ă  toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, j’avais besoin de regarder dans les yeux de l’envie... Ma vanitĂ© a un bonheur; Ă  l’exception du comte peut-ĂȘtre, personne n’aura pu deviner quel a Ă©tĂ© l’évĂ©nement qui a mis fin Ă  la vie de mon cƓur... J’aimerai Fabrice, je serai dĂ©vouĂ©e Ă  sa fortune, mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la ClĂ©lia, et qu’il finisse par l’épouser... Non, cela ne sera pas!» La duchesse en Ă©tait lĂ  de son triste monologue lorsqu’elle entendit un grand bruit dans la maison. «Bon! se dit-elle, voilĂ  qu’on vient m’arrĂȘter; Ferrante se sera laissĂ© prendre, il aura parlĂ©. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une occupation; je vais leur disputer ma tĂȘte. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.» La duchesse, Ă  demi vĂȘtue, s’enfuit au fond de son jardin: elle songeait dĂ©jĂ  Ă  passer par-dessus un petit mur et Ă  se sauver dans la campagne; mais elle vit qu’on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l’homme de confiance du comte: il Ă©tait seul avec sa femme de chambre. Elle s’approcha de la porte-fenĂȘtre. Cet homme parlait Ă  la femme de chambre des blessures qu’il avait reçues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque Ă  ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l’heure ridicule Ă  laquelle il arrivait. --AussitĂŽt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donnĂ© l’ordre, Ă  toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats de Parme. En consĂ©quence, je suis allĂ© jusqu’au PĂŽ avec les chevaux de la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a Ă©tĂ© renversĂ©e, brisĂ©e, abĂźmĂ©e, et j’ai eu des contusions si graves que je n’ai pu monter Ă  cheval, comme c’était mon devoir. --Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous ĂȘtes arrivĂ© Ă  midi; vous n’allez pas me contredire. --Je reconnais bien les bontĂ©s de Madame. La politique dans une Ɠuvre littĂ©raire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forcĂ©s d’en venir Ă  des Ă©vĂ©nements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour théùtre le cƓur des personnages. --Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse Ă  Bruno. --Il Ă©tait Ă  la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du PĂŽ, Ă  deux lieues de Sacca. Il est tombĂ© dans un trou cachĂ© par une touffe d’herbe: il Ă©tait tout en sueur, et le froid l’a saisi; on l’a transportĂ© dans une maison isolĂ©e, oĂč il est mort au bout de quelques heures. D’autres prĂ©tendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l’accident provient des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entrĂ©, qui Ă©taient remplies de vert-de-gris. On a dĂ©jeunĂ© chez cet homme. Enfin, les tĂȘtes exaltĂ©es, les jacobins, qui racontent ce qu’ils dĂ©sirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de la cour, aurait pĂ©ri sans les soins gĂ©nĂ©reux d’un manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en mĂ©decine, et lui a fait faire des remĂšdes fort singuliers. Mais on ne parle dĂ©jĂ  plus de cette mort du prince: au fait, c’était un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour tĂącher de faire sauver les prisonniers. Mais on prĂ©tendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D’autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jetĂ© de l’eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus intĂ©ressant: tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un homme est arrivĂ© de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvĂ© dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l’a assommĂ©, et ensuite on est allĂ© le pendre Ă  l’arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle. Le peuple Ă©tait en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la garde, l’a rangĂ© devant la statue, et a fait dire au peuple qu’aucun de ceux qui entreraient dans les jardins n’en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien gendarme, m’a rĂ©pĂ©tĂ© plusieurs fois, c’est que M. le comte a donnĂ© des coups de pied au gĂ©nĂ©ral P..., commandant la garde du prince, et l’a fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, aprĂšs lui avoir arrachĂ© ses Ă©paulettes. --Je reconnais bien lĂ  le comte, s’écria la duchesse avec un transport de joie qu’elle n’eĂ»t pas prĂ©vu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu’on outrage notre princesse; et quant au gĂ©nĂ©ral P..., par dĂ©vouement pour ses maĂźtres lĂ©gitimes, il n’a jamais voulu servir l’usurpateur, tandis que le comte, moins dĂ©licat, a fait toutes les campagnes d’Espagne, ce qu’on lui a souvent reprochĂ© Ă  la cour. La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture pour faire cent questions Ă  Bruno. La lettre Ă©tait bien plaisante; le comte employait les termes les plus lugubres, et cependant la joie la plus vive Ă©clatait Ă  chaque mot; il Ă©vitait les dĂ©tails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots: Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d’attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t’enverra, Ă  ce que j’espĂšre, aujourd’hui ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton dĂ©part a Ă©tĂ© hardi. Quant au grand criminel qui est auprĂšs de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appelĂ©s de toutes les parties de cet Etat. Mais, pour faire punir ce monstre-lĂ  comme il le mĂ©rite, il faut d’abord que je puisse faire des papillotes avec la premiĂšre sentence, si elle existe. Le comte avait rouvert sa lettre: Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et mĂ©riter de mon mieux ce surnom de Cruel dont les libĂ©raux m’ont gratifiĂ© depuis si longtemps. Cette vieille momie de gĂ©nĂ©ral P... a osĂ© parler dans la caserne d’entrer en pourparlers avec le peuple Ă  demi rĂ©voltĂ©. Je t’écris du milieu de la rue; je vais au palais, oĂč l’on ne pĂ©nĂ©trera que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t’adorant quand mĂȘme, ainsi que j’ai vĂ©cu! N’oublie pas de faire prendre 300 000 francs dĂ©posĂ©s en ton nom chez D..., Ă  Lyon. VoilĂ  ce pauvre diable de Rassi pĂąle comme la mort, et sans perruque; tu n’as pas d’idĂ©e de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un grand tort qu’on lui ferait, il mĂ©rite d’ĂȘtre Ă©cartelĂ©. Il se rĂ©fugiait Ă  mon palais, et m’a couru aprĂšs dans la rue; je ne sais trop qu’en faire... je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire Ă©clater la rĂ©volte de ce cĂŽtĂ©. F... verra si je l’aime; mon premier mot Ă  Rassi a Ă©tĂ©: Il me faut la sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites Ă  tous ces juges iniques, qui sont cause de cette rĂ©volte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s’ils soufflent un mot de cette sentence, qui n’a jamais existĂ©. Au nom de Fabrice, j’envoie une compagnie de grenadiers Ă  l’archevĂȘque. Adieu, cher ange! mon palais va ĂȘtre brĂ»lĂ©, et je perdrai les charmants portraits que j’ai de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet infĂąme gĂ©nĂ©ral P..., qui fait des siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces gĂ©nĂ©raux ont une peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer gĂ©nĂ©ral en chef. La duchesse eut la malice de ne pas envoyer rĂ©veiller Fabrice; elle se sentait pour le comte un accĂšs d’admiration qui ressemblait fort Ă  de l’amour. «Toutes rĂ©flexions faites, se dit-elle, il faut que je l’épouse.» Elle le lui Ă©crivit aussitĂŽt, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n’eut pas le temps d’ĂȘtre malheureuse. Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque montĂ©e par dix rameurs et qui fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent bientĂŽt un homme portant la livrĂ©e du prince de Parme: c’était en effet un de ses courriers qui, avant de descendre Ă  terre, cria Ă  la duchesse: --La rĂ©volte est apaisĂ©e! Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin, qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande maĂźtresse de la princesse douairiĂšre. Ce jeune prince, savant en minĂ©ralogie, et qu’elle croyait un imbĂ©cile, avait eu l’esprit de lui Ă©crire un petit billet; mais il y avait de l’amour Ă  la fin. Le billet commençait ainsi: Le comte dit, madame la duchesse, qu’il est content de moi; le fait est que j’ai essuyĂ© quelques coups de fusil Ă  ses cĂŽtĂ©s et que mon cheval a Ă©tĂ© touchĂ©: Ă  voir le bruit qu’on fait pour si peu de chose, je dĂ©sire vivement assister Ă  une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte; tous mes gĂ©nĂ©raux, qui n’ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des liĂšvres; je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu’à Bologne. Depuis qu’un grand et dĂ©plorable Ă©vĂ©nement m’a donnĂ© le pouvoir, je n’ai point signĂ© d’ordonnance qui m’ait Ă©tĂ© aussi agrĂ©able que celle qui vous nomme grande maĂźtresse de ma mĂšre. Ma mĂšre et moi, nous nous sommes souvenus qu’un jour vous admiriez la belle vue que l’on a du palazzetode San Giovanni, qui jadis appartint Ă  PĂ©trarque, du moins on le dit; ma mĂšre a voulu vous donner cette petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n’osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si vous ĂȘtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre Ă  notre digne archevĂȘque, qui a dĂ©ployĂ© une fermetĂ© bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir rappelĂ© toutes les dames exilĂ©es. On me dit que je ne dois plus signer, dorĂ©navant, qu’aprĂšs avoir Ă©crit les mots votre affectionnĂ©: je suis fĂąchĂ© que l’on me fasse prodiguer une assurance qui n’est complĂštement vraie que quand je vous Ă©cris. Votre affectionnĂ©, Ranuce-Ernest. Qui n’eĂ»t dit, d’aprĂšs ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d’autres lettres du comte, qu’elle reçut deux heures plus tard. Il ne s’expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour Ă  Parme, et d’écrire Ă  la princesse qu’elle Ă©tait fort indisposĂ©e. La duchesse et Fabrice n’en partirent pas moins pour Parme aussitĂŽt aprĂšs dĂźner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s’avouait pas, Ă©tait de presser le mariage du marquis Crescenzi: Fabrice, de son cĂŽtĂ©, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblĂšrent ridicules Ă  sa tante. Il avait l’espoir de revoir bientĂŽt ClĂ©lia; il comptait bien l’enlever, mĂȘme malgrĂ© elle, s’il n’y avait que ce moyen de rompre son mariage. Le voyage de la duchesse et de son neveu fut trĂšs gai. A une poste avant Parme, Fabrice s’arrĂȘta un instant pour reprendre l’habit ecclĂ©siastique; d’ordinaire il Ă©tait vĂȘtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse: --Je trouve quelque chose de louche et d’inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du comte. Si tu m’en croyais, tu passerais ici quelques heures; je t’enverrai un courrier dĂšs que j’aurai parlĂ© Ă  ce grand ministre. Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit Ă  cet avis raisonnable. Des transports de joie dignes d’un enfant de quinze ans marquĂšrent la rĂ©ception que le comte fit Ă  la duchesse, qu’il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint Ă  la triste raison: --Tu as fort bien fait d’empĂȘcher Fabrice d’arriver officiellement; nous sommes ici en pleine rĂ©action. Devine un peu le collĂšgue que le prince m’a donnĂ© comme ministre de la justice! c’est Rassi, ma chĂšre, Rassi, que j’ai traitĂ© comme un gueux qu’il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je t’avertis qu’on a supprimĂ© tout ce qui s’est passĂ© ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu’un commis de la citadelle, nommĂ© Barbone, est mort d’une chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j’ai fait tuer Ă  coups de balles, lorsqu’ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla, ministre de l’IntĂ©rieur, est allĂ© lui-mĂȘme Ă  la demeure de chacun de ces hĂ©ros malheureux, et a remis quinze sequins Ă  leurs familles ou Ă  leurs amis, avec ordre de dire que le dĂ©funt Ă©tait en voyage, et menace trĂšs expresse de la prison, si l’on s’avisait de faire entendre qu’il avait Ă©tĂ© tuĂ©. Un homme de mon propre ministĂšre, les affaires Ă©trangĂšres, a Ă©tĂ© envoyĂ© en mission auprĂšs des journalistes de Milan et de Turin, afin qu’on ne parle pas du malheureux Ă©vĂ©nement, c’est le mot consacrĂ©; cet homme doit pousser jusqu’à Paris et Londres, afin de dĂ©mentir dans tous les journaux, et presque officiellement, tout ce qu’on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s’est acheminĂ© vers Bologne et Florence. J’ai haussĂ© les Ă©paules. «Mais le plaisant, Ă  mon Ăąge, c’est que j’ai eu un moment d’enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et arrachant les Ă©paulettes de ce pleutre de gĂ©nĂ©ral P... En cet instant j’aurais donnĂ© ma vie, sans balancer, pour le prince; j’avoue maintenant que c’eĂ»t Ă©tĂ© une façon bien bĂȘte de finir. Aujourd’hui, le prince, tout bon jeune homme qu’il est, donnerait cent Ă©cus pour que je mourusse de maladie; il n’ose pas encore me demander ma dĂ©mission mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantitĂ© de petits rapports par Ă©crit, comme je le pratiquais avec le feu prince, aprĂšs la prison de Fabrice. A propos, je n’ai point fait des papillotes avec la sentence signĂ©e contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l’a point remise. Vous avez donc fort bien fait d’empĂȘcher Fabrice d’arriver ici officiellement. La sentence est toujours exĂ©cutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi osĂąt faire arrĂȘter notre neveu aujourd’hui, mais il est possible qu’il l’ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en ville, qu’il vienne loger chez moi. --Mais la cause de tout ceci? s’écria la duchesse Ă©tonnĂ©e. --On a persuadĂ© au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en parlant de lui, j’aurais prononcĂ© le mot fatal: <i>cet enfant</i>. Le fait peut ĂȘtre vrai, j’étais exaltĂ© ce jour-lĂ : par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu’il n’avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu’il entendĂźt de sa vie. Il ne manque point d’esprit, il a mĂȘme un meilleur ton que son pĂšre: enfin, je ne saurais trop le rĂ©pĂ©ter, le fond du cƓur est honnĂȘte et bon; mais ce cƓur sincĂšre et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu’il faut avoir l’ñme bien noire soi-mĂȘme pour apercevoir de telles choses: songez Ă  l’éducation qu’il a reçue!... --Votre Excellence devait songer qu’un jour il serait le maĂźtre, et placer un homme d’esprit auprĂšs de lui. --D’abord, nous avons l’exemple de l’abbĂ© de Condillac, qui, appelĂ© par le marquis de Felino, mon prĂ©dĂ©cesseur, ne fit de son Ă©lĂšve que le roi des nigauds. Il allait Ă  la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le gĂ©nĂ©ral Bonaparte, qui eĂ»t triplĂ© l’étendue de ses Etats. En second lieu, je n’ai jamais cru rester ministre dix ans de suite. Maintenant que je suis dĂ©sabusĂ© de tout, et cela depuis un mois, je veux rĂ©unir un million, avant de laisser Ă  elle-mĂȘme cette pĂ©taudiĂšre que j’ai sauvĂ©e. Sans moi, Parme eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©publique pendant deux mois, avec le poĂšte Ferrante Palla pour dictateur. Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout. --Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitiĂšme siĂšcle: le confesseur et la maĂźtresse. Au fond, le prince n’aime que la minĂ©ralogie, et peut-ĂȘtre vous, madame. Depuis qu’il rĂšgne, son valet de chambre dont je viens de faire le frĂšre capitaine, ce frĂšre a neuf mois de service, ce valet de chambre, dis-je, est allĂ© lui fourrer dans la tĂȘte qu’il doit ĂȘtre plus heureux qu’un autre parce que son profil va se trouver sur les Ă©cus. A la suite de cette belle idĂ©e est arrivĂ© l’ennui. «Maintenant il lui faut un aide de camp, remĂšde Ă  l’ennui. Eh bien! quand il m’offrirait ce fameux million qui nous est nĂ©cessaire pour bien vivre Ă  Naples ou Ă  Paris, je ne voudrais pas ĂȘtre son remĂšde de l’ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D’ailleurs, comme j’ai plus d’esprit que lui, au bout d’un mois il me prendrait pour un monstre. «Le feu prince Ă©tait mĂ©chant et envieux, mais il avait fait la guerre et commandĂ© des corps d’armĂ©e, ce qui lui avait donnĂ© de la tenue; on trouvait en lui l’étoffe d’un prince, et je pouvais ĂȘtre ministre bon ou mauvais. Avec cet honnĂȘte homme de fils candide et vraiment bon, je suis forcĂ© d’ĂȘtre un intrigant. Me voici le rival de la derniĂšre femmelette du chĂąteau, et rival fort infĂ©rieur, car je mĂ©priserai cent dĂ©tails nĂ©cessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l’idĂ©e de faire perdre au prince la clef d’un de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusĂ© de s’occuper de toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; Ă  la vĂ©ritĂ© pour vingt francs on peut faire dĂ©tacher les planches qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m’a dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour. «Jusqu’ici il lui a Ă©tĂ© absolument impossible de garder trois jours de suite la mĂȘme volontĂ©. S’il fĂ»t nĂ© monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce jeune prince eĂ»t Ă©tĂ© un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI; mais comment, avec sa naĂŻvetĂ© pieuse, va-t-il rĂ©sister Ă  toutes les savantes embĂ»ches dont il est entourĂ©? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant que jamais; on y a dĂ©couvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui Ă©tais rĂ©solu Ă  tuer trois mille hommes s’il le fallait, plutĂŽt que de laisser outrager la statue du prince qui avait Ă©tĂ© mon maĂźtre, je suis un libĂ©ral enragĂ©, je voulais faire signer une constitution, et cent absurditĂ©s pareilles. Avec ces propos de rĂ©publique, les fous nous empĂȘcheraient de jouir de la meilleure des monarchies... Enfin, madame, vous ĂȘtes la seule personne du parti libĂ©ral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliquĂ© en termes dĂ©sobligeants; l’archevĂȘque, toujours parfaitement honnĂȘte homme, pour avoir parlĂ© en termes raisonnables de ce que j’ai fait le jour malheureux, est en pleine disgrĂące. «Le lendemain du jour qui ne s’appelait pas encore malheureux, quand il Ă©tait encore vrai que la rĂ©volte avait existĂ©, le prince dit Ă  l’archevĂȘque que, pour que vous n’eussiez pas Ă  prendre un titre infĂ©rieur en m’épousant, il me ferait duc. Aujourd’hui je crois que c’est Rassi, anobli par moi lorsqu’il me vendait les secrets du feu prince, qui va ĂȘtre fait comte. En prĂ©sence d’un tel avancement je jouerai le rĂŽle d’un nigaud. --Et le pauvre prince se mettra dans la crotte. --Sans doute: mais au fond il est le maĂźtre, qualitĂ© qui, en moins de quinze jours, fait disparaĂźtre le ridicule. Ainsi, chĂšre duchesse, faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en. --Mais nous ne serons guĂšre riches. --Au fond, ni vous ni moi n’avons besoin de luxe. Si vous me donnez Ă  Naples une place dans une loge Ă  San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang Ă  vous et Ă  moi, c’est le plaisir que les gens d’esprit du pays pourront trouver peut-ĂȘtre Ă  venir prendre une tasse de thĂ© chez vous. --Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivĂ©, le jour malheureux, si vous vous Ă©tiez tenu Ă  l’écart comme j’espĂšre que vous le ferez Ă  l’avenir? --Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de massacre et d’incendie (car il faut cent ans Ă  ce pays pour que la rĂ©publique n’y soit pas une absurditĂ©), puis quinze jours de pillage, jusqu’à ce que deux ou trois rĂ©giments fournis par l’étranger fussent venus mettre le holĂ . Ferrante Palla Ă©tait au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme Ă  l’ordinaire; il avait sans doute une douzaine d’amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu’il y a de sĂ»r, c’est que, porteur d’un habit d’un dĂ©labrement incroyable, il distribuait l’or Ă  pleines mains. La duchesse, Ă©merveillĂ©e de toutes ces nouvelles, se hĂąta d’aller remercier la princesse. Au moment de son entrĂ©e dans la chambre, la dame d’atours lui remit la petite clef d’or que l’on porte Ă  la ceinture, et qui est la marque de l’autoritĂ© suprĂȘme dans la partie du palais qui dĂ©pend de la princesse. Clara Paolina se hĂąta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants Ă  ne s’expliquer qu’à demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne rĂ©pondait qu’avec beaucoup de rĂ©serve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s’écria: --Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne l’a fait son pĂšre! --C’est ce que j’empĂȘcherai, rĂ©pliqua vivement la duchesse. Mais d’abord j’ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime daigne accepter ici l’hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect. --Que voulez-vous dire? s’écria la princesse remplie d’inquiĂ©tude, et craignant une dĂ©mission. --C’est que toutes les fois que Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime me permettra de tourner Ă  droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa cheminĂ©e, elle me permettra aussi d’appeler les choses par leur vrai nom. --N’est-ce que ça, ma chĂšre duchesse? s’écria Clara Paolina en se levant, et courant elle-mĂȘme mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute libertĂ©, madame la grande maĂźtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant. --Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n’est point rĂ©voquĂ©e; par consĂ©quent, le jour oĂč l’on voudra se dĂ©faire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant Ă  moi personnellement, j’épouse le comte, et nous allons nous Ă©tablir Ă  Naples ou Ă  Paris. Le dernier trait d’ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l’a entiĂšrement dĂ©goĂ»tĂ© des affaires et, sauf l’intĂ©rĂȘt de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gĂąchis qu’autant que le prince lui donnerait une somme Ă©norme. Je demanderai Ă  Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs en arrivant aux affaires, possĂšde Ă  peine aujourd’hui 20 000 livres de rente. C’était en vain que depuis longtemps je le pressais de songer Ă  sa fortune. Pendant mon absence, il a cherchĂ© querelle aux fermiers gĂ©nĂ©raux du prince, qui Ă©taient des fripons; le comte les a remplacĂ©s par d’autres fripons qui lui ont donnĂ© 800 000 francs. --Comment! s’écria la princesse Ă©tonnĂ©e, mon Dieu! que je suis fĂąchĂ©e de cela! --Madame, rĂ©pliqua la duchesse d’un trĂšs grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot Ă  gauche? --Mon Dieu, non, s’écria la princesse; mais je suis fĂąchĂ©e qu’un homme du caractĂšre du comte ait songĂ© Ă  ce genre de gain. --Sans ce vol, il Ă©tait mĂ©prisĂ© de tous les honnĂȘtes gens. --Grand Dieu! est-il possible! --Madame, reprit la duchesse, exceptĂ© mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas dans un pays oĂč la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout Ă  fait un mois? Il n’y a donc de rĂ©el et de survivant Ă  la disgrĂące que l’argent. Je vais me permettre, madame, des vĂ©ritĂ©s terribles. --Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement dĂ©sagrĂ©ables. --Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnĂȘte homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son pĂšre; le feu prince avait du caractĂšre Ă  peu prĂšs comme tout le monde. Notre souverain actuel n’est pas sĂ»r de vouloir la mĂȘme chose trois jours de suite; par consĂ©quent, pour qu’on puisse ĂȘtre sĂ»r de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler Ă  personne. Comme cette vĂ©ritĂ© n’est pas bien difficile Ă  deviner, le nouveau parti ultra, dirigĂ© par ces deux bonnes tĂȘtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher Ă  donner une maĂźtresse au prince. Cette maĂźtresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes, mais elle devra rĂ©pondre au parti de la constante volontĂ© du maĂźtre. «Moi, pour ĂȘtre bien Ă©tablie Ă  la cour de Votre Altesse, j’ai besoin que le Rassi soit exilĂ© et conspuĂ©; je veux, de plus, que Fabrice soit jugĂ© par les juges les plus honnĂȘtes que l’on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je l’espĂšre, qu’il est innocent, il sera naturel d’accorder Ă  monsieur l’archevĂȘque que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j’échoue, le comte et moi nous nous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil Ă  Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime: elle ne doit jamais pardonner Ă  Rassi, et jamais non plus sortir des Etats de son fils. De prĂšs, ce bon fils ne lui fera pas de mal sĂ©rieux. --J’ai suivi vos raisonnements avec toute l’attention requise, rĂ©pondit la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une maĂźtresse Ă  mon fils? --Non pas, madame, mais faites d’abord que votre salon soit le seul oĂč il s’amuse. La conversation fut infinie dans ce sens, les Ă©cailles tombaient des yeux de l’innocente et spirituelle princesse. Un courrier de la duchesse alla dire Ă  Fabrice qu’il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l’aperçut Ă  peine: il passait sa vie dĂ©guisĂ© en paysan dans la baraque en bois d’un marchand de marrons, Ă©tabli vis-Ă -vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade. CHAPITRE XXIV La duchesse organisa des soirĂ©es charmantes au palais, qui n’avait jamais vu tant de gaietĂ©; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle vĂ©cut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degrĂ© de malheur Ă  l’étrange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soirĂ©es aimables de sa mĂšre, qui lui disait toujours: --Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu’il y a sur votre bureau plus de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l’Europe m’accuse de faire de vous un roi fainĂ©ant pour rĂ©gner Ă  votre place. Ces avis avaient le dĂ©savantage de se prĂ©senter toujours dans les moments les plus inopportuns, c’est-Ă -dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timiditĂ©, prenait part Ă  quelque charade en action qui l’amusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne oĂč, sous prĂ©texte de conquĂ©rir au nouveau souverain l’affection de son peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui Ă©tait l’ñme de cette cour joyeuse, espĂ©rait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu’une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idĂ©es enfantines, le prince prĂ©tendait avoir un ministĂšre moral. Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirĂ©es brillantes de la cour de la princesse, dirigĂ©es par son ennemie, Ă©taient dangereuses pour lui. Il n’avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort lĂ©gale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour. Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il Ă©tait de bon ton de nier l’existence, on avait distribuĂ© de l’argent au peuple. Rassi partit de lĂ : plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misĂ©rables de la ville, et passa des heures entiĂšres en conversation rĂ©glĂ©e avec leurs pauvres habitants. Il fut bien rĂ©compensĂ© de tant de soins: aprĂšs quinze jours de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait Ă©tĂ© le chef secret de l’insurrection, et bien plus, que cet ĂȘtre, pauvre toute sa vie comme un grand poĂšte, avait fait vendre huit ou dix diamants Ă  GĂȘnes. On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient rĂ©ellement plus de 40 000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissĂ©es pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d’argent. Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice Ă  cette dĂ©couverte? Il s’apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules Ă  la cour de la princesse douairiĂšre, et plusieurs fois le prince, parlant d’affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la naĂŻvetĂ© de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singuliĂšrement plĂ©bĂ©iennes: par exemple, dĂšs qu’une discussion l’intĂ©ressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la main; si l’intĂ©rĂȘt croissait, il Ă©talait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d’une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant d’ailleurs qu’elle avait la jambe fort bien faite, s’était mise Ă  imiter ce geste Ă©lĂ©gant du ministre de la justice. Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince: --Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a Ă©tĂ© le genre de mort de son auguste pĂšre? avec cette somme, la justice serait mise Ă  mĂȘme de saisir les coupables, s’il y en a. La rĂ©ponse du prince ne pouvait ĂȘtre douteuse. A quelque temps de lĂ , la ChĂ©kina avertit la duchesse qu’on lui avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa maĂźtresse par un orfĂšvre; elle avait refusĂ© avec indignation. La duchesse la gronda d’avoir refusĂ©; et, Ă  huit jours de lĂ , la ChĂ©kina eut des diamants Ă  montrer. Le jour pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sĂ»rs auprĂšs de chacun des orfĂšvres de Parme, et sur le minuit il vint dire Ă  la duchesse que l’orfĂšvre curieux n’était autre que le frĂšre de Rassi. La duchesse, qui Ă©tait fort gaie ce soir-lĂ  (on jouait au palais une comĂ©die dell’arte, c’est-Ă -dire oĂč chaque personnage invente le dialogue Ă  mesure qu’il le dit, le plan seul de la comĂ©die est affichĂ© dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un rĂŽle, avait pour amoureux dans la piĂšce le comte Baldi, l’ancien ami de la marquise Raversi, qui Ă©tait prĂ©sente. Le prince, l’homme le plus timide de ses Etats, mais fort joli garçon et douĂ© du cƓur le plus tendre, Ă©tudiait le rĂŽle du comte Baldi, et voulait le jouer Ă  la seconde reprĂ©sentation. --J’ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais Ă  la premiĂšre scĂšne du second acte; passons dans la salle des gardes. LĂ , au milieu de vingt gardes du corps, tous fort Ă©veillĂ©s et fort attentifs aux discours du premier ministre et de la grande maĂźtresse, la duchesse dit en riant Ă  son ami: --Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C’est par moi que fut appelĂ© au trĂŽne Ernest V; il s’agissait de venger Fabrice, que j’aimais alors bien plus qu’aujourd’hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez guĂšre Ă  cette innocence, mais peu importe, puisque vous m’aimez malgrĂ© mes crimes. Eh bien! voici un crime vĂ©ritable: j’ai donnĂ© tous mes diamants Ă  une espĂšce de fou fort intĂ©ressant, nommĂ© Ferrante Palla, je l’ai mĂȘme embrassĂ© pour qu’il fĂźt pĂ©rir l’homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. OĂč est le mal? --Ah! voilĂ  donc oĂč Ferrante avait pris de l’argent pour son Ă©meute! dit le comte, un peu stupĂ©fait; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes! --C’est que je suis pressĂ©e, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai que je n’ai jamais parlĂ© d’insurrection, car j’abhorre les jacobins. RĂ©flĂ©chissez lĂ -dessus, et dites-moi votre avis aprĂšs la piĂšce. --Je vous dirai tout de suite qu’il faut inspirer de l’amour au prince... Mais en tout bien tout honneur, au moins! On appelait la duchesse pour son entrĂ©e en scĂšne, elle s’enfuit. Quelques jours aprĂšs, la duchesse reçut par la poste une grande lettre ridicule, signĂ©e du nom d’une ancienne femme de chambre Ă  elle; cette femme demandait Ă  ĂȘtre employĂ©e Ă  la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d’Ɠil que ce n’était ni son Ă©criture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber Ă  ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pliĂ©e dans une feuille imprimĂ©e d’un vieux livre. AprĂšs avoir jetĂ© un coup d’Ɠil sur l’image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille imprimĂ©e. Ses yeux brillĂšrent, et elle y trouvait ces mots: Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut ranimer le feu sacrĂ© dans des Ăąmes qui se trouvĂšrent glacĂ©es par l’égoĂŻsme. Le renard est sur mes traces, c’est pourquoi je n’ai pas cherchĂ© Ă  voir une derniĂšre fois l’ĂȘtre adorĂ©. Je me suis dit, elle n’aime pas la rĂ©publique, elle qui m’est supĂ©rieure par l’esprit autant que par les grĂąces et la beautĂ©. D’ailleurs, comment faire une rĂ©publique sans rĂ©publicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope Ă  la main, et Ă  pied, les petites villes d’AmĂ©rique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon cƓur. Si vous recevez cette lettre, madame la baronne, et qu’aucun Ɠil profane ne l’ait lue avant vous, faites briser un des jeunes frĂȘnes plantĂ©s Ă  vingt pas de l’endroit oĂč j’osai vous parler pour la premiĂšre fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarquĂątes une fois en mes jours heureux, une boĂźte oĂč se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien gardĂ© d’écrire si le renard n’était sur mes traces, et ne pouvait arriver Ă  cet ĂȘtre cĂ©leste; voir le buis dans quinze jours. «Puisqu’il a une imprimerie Ă  ses ordres, se dit la duchesse, bientĂŽt nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu’il m’y donnera!» La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle fut indisposĂ©e, et la cour n’eut plus de jolies soirĂ©es. La princesse, fort scandalisĂ©e de tout ce que la peur qu’elle avait de son fils l’obligeait de faire dĂšs les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant Ă  l’église oĂč le feu prince Ă©tait inhumĂ©. Cette interruption des soirĂ©es jeta sur les bras du prince une masse Ă©norme de loisir, et porta un Ă©chec notable au crĂ©dit du ministre de la justice. Ernest V comprit tout l’ennui qui le menaçait si la duchesse quittait la cour, ou seulement cessait d’y rĂ©pandre la joie. Les soirĂ©es recommencĂšrent, et le prince se montra de plus en plus intĂ©ressĂ© par les comĂ©dies dell’arte. Il avait le projet de prendre un rĂŽle, mais n’osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit Ă  la duchesse: --Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi? --Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m’en donner l’ordre, je ferai arranger le plan d’une comĂ©die, toutes les scĂšnes brillantes du rĂŽle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde hĂ©site un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les rĂ©ponses qu’elle doit faire. Tout fut arrangĂ© et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d’ĂȘtre timide; les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timiditĂ© innĂ©e firent une impression profonde sur le jeune souverain. Le jour de son dĂ©but, le spectacle commença une demi-heure plus tĂŽt qu’à l’ordinaire, et il n’y avait dans le salon, au moment oĂč l’on passa dans la salle de spectacle, que huit ou dix femmes ĂągĂ©es. Ces figures-lĂ  n’imposaient guĂšre au prince, et d’ailleurs, Ă©levĂ©es Ă  Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autoritĂ© comme grande maĂźtresse, la duchesse ferma Ă  clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l’esprit littĂ©raire et une belle figure, se tira fort bien de ses premiĂšres scĂšnes; il rĂ©pĂ©tait avec intelligence les phrases qu’il lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu’elle lui indiquait Ă  demi-voix. Dans un moment oĂč les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d’honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occupĂ©e en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l’air fort heureux, se mirent Ă  applaudir; le prince rougit de bonheur. Il jouait le rĂŽle d’un amoureux de la duchesse. Bien loin d’avoir Ă  lui suggĂ©rer des paroles, bientĂŽt elle fut obligĂ©e de l’engager Ă  abrĂ©ger les scĂšnes; il parlait d’amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l’actrice; ses rĂ©pliques duraient cinq minutes. La duchesse n’était plus cette beautĂ© Ă©blouissante de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le sĂ©jour sur le lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avaient donnĂ© dix ans de plus Ă  la belle Gina. Ses traits s’étaient marquĂ©s, ils avaient plus d’esprit et moins de jeunesse. Ils n’avaient plus que bien rarement l’enjouement du premier Ăąge; mais Ă  la scĂšne, avec du rouge et tous les secours que l’art fournit aux actrices, elle Ă©tait encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionnĂ©es, dĂ©bitĂ©es par le prince, donnĂšrent l’éveil aux courtisans; tous se disaient ce soir-lĂ : --Voici la Balbi de ce nouveau rĂšgne. Le comte se rĂ©volta intĂ©rieurement. La piĂšce finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour: --Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous ĂȘtes amoureux d’une femme de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon Ă©tablissement avec le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, Ă  moins que le prince ne me jure de m’adresser la parole comme il le ferait Ă  une femme d’un certain Ăąge, Ă  Mme la marquise Raversi, par exemple. On rĂ©pĂ©ta trois fois la mĂȘme piĂšce; le prince Ă©tait fou de bonheur; mais, un soir, il parut fort soucieux. --Ou je me trompe fort, dit la grande maĂźtresse Ă  sa princesse, ou le Rassi cherche Ă  nous jouer quelque tour; je conseillerais Ă  Votre Altesse d’indiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et, dans son dĂ©sespoir, il vous dira quelque chose. Le prince joua fort mal en effet; on l’entendait Ă  peine, et il ne savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprĂšs de lui, mais froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte. --Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisiĂšme acte; je ne veux pas absolument ĂȘtre applaudi par complaisance; les applaudissements qu’on me donnait ce soir me fendaient le cƓur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire? --Je vais m’avancer sur la scĂšne, faire une profonde rĂ©vĂ©rence Ă  Son Altesse, une autre au public, comme un vĂ©ritable directeur de comĂ©die, et dire que l’acteur qui jouait le rĂŽle de LĂ©lio, se trouvant subitement indisposĂ©, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer Ă  une aussi brillante assemblĂ©e leurs petites voix aigrelettes. Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport. --Que n’ĂȘtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient de dĂ©poser sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dĂ©positions contre les prĂ©tendus assassins de mon pĂšre. Outre les dĂ©positions, il y a un acte d’accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j’ai donnĂ© ma parole de n’en rien dire au comte. Ceci mĂšne tout droit Ă  des supplices; dĂ©jĂ  il veut que je fasse enlever en France, prĂšs d’Antibes, Ferrante Palla, ce grand poĂšte que j’admire tant. Il est lĂ  sous le nom de Poncet. --Le jour oĂč vous ferez pendre un libĂ©ral, Rassi sera liĂ© au ministĂšre par des chaĂźnes de fer, et c’est ce qu’il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures Ă  l’avance. Je ne parlerai ni Ă  la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous Ă©chapper; mais, comme d’aprĂšs mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait dire Ă  sa mĂšre les mĂȘmes choses qui lui sont Ă©chappĂ©es avec moi. Cette idĂ©e fit diversion Ă  la douleur d’acteur chutĂ© qui accablait le souverain. --Eh bien! allez avertir ma mĂšre, je me rends dans son grand cabinet. Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au théùtre, renvoya d’un air dur le grand chambellan et l’aide de camp de service qui le suivaient; de son cĂŽtĂ© la princesse quitta prĂ©cipitamment le spectacle; arrivĂ©e dans le grand cabinet, la grande maĂźtresse fit une profonde rĂ©vĂ©rence Ă  la mĂšre et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l’agitation de la cour, ce sont lĂ  les choses qui la rendent si amusante. Au bout d’une heure le prince lui-mĂȘme se prĂ©senta Ă  la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse Ă©tait en larmes, son fils avait une physionomie tout altĂ©rĂ©e. «Voici des gens faibles qui ont de l’humeur, se dit la grande maĂźtresse, et qui cherchent un prĂ©texte pour se fĂącher contre quelqu’un.» D’abord la mĂšre et le fils se disputĂšrent la parole pour raconter les dĂ©tails Ă  la duchesse, qui dans ses rĂ©ponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idĂ©e. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette scĂšne ennuyeuse ne sortirent pas des rĂŽles que nous venons d’indiquer. Le prince alla chercher lui-mĂȘme les deux Ă©normes portefeuilles que Rassi avait dĂ©posĂ©s sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa mĂšre, il trouva toute la cour qui attendait. --Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s’écria-t-il, d’un ton fort impoli et qu’on ne lui avait jamais vu. Le prince ne voulait pas ĂȘtre aperçu portant lui-mĂȘme les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d’Ɠil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui Ă©teignaient les bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zĂšle. --Tout le monde prend Ă  tĂąche de m’impatienter ce soir, dit-il avec humeur Ă  la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet. Il lui croyait beaucoup d’esprit et il Ă©tait furieux de ce qu’elle s’obstinait Ă©videmment Ă  ne pas ouvrir un avis. Elle, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait rĂ©solue Ă  ne rien dire qu’autant qu’on lui demanderait son avis bien expressĂ©ment. Il s’écoula encore une grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignitĂ©, se dĂ©terminĂąt Ă  lui dire: --Mais, madame, vous ne dites rien. --Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu’on dit devant moi. --Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me donner votre avis. --On punit les crimes pour empĂȘcher qu’ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il Ă©tĂ© empoisonnĂ©? C’est ce qui est fort douteux; a-t-il Ă©tĂ© empoisonnĂ© par les jacobins? c’est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient pour Votre Altesse un instrument nĂ©cessaire Ă  tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son rĂšgne, peut se promettre bien des soirĂ©es comme celle-ci. Vos sujets disent gĂ©nĂ©ralement, ce qui est de toute vĂ©ritĂ©, que Votre Altesse a de la bontĂ© dans le caractĂšre; tant qu’elle n’aura pas fait pendre quelque libĂ©ral, elle jouira de cette rĂ©putation, et bien certainement personne ne songera Ă  lui prĂ©parer du poison. --Votre conclusion est Ă©vidente, s’écria la princesse avec humeur; vous ne voulez pas que l’on punisse les assassins de mon mari! --C’est qu’apparemment, madame, je suis liĂ©e Ă  eux par une tendre amitiĂ©. La duchesse voyait dans les yeux du prince qu’il la croyait parfaitement d’accord avec sa mĂšre pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux femmes une succession assez rapide d’aigres reparties, Ă  la suite desquelles la duchesse protesta qu’elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidĂšle Ă  sa rĂ©solution; mais le prince, aprĂšs une longue discussion avec sa mĂšre, lui ordonna de nouveau de dire son avis. --C’est ce que je jure Ă  Vos Altesses de ne point faire! --Mais c’est un vĂ©ritable enfantillage! s’écria le prince. --Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d’un air digne. --C’est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajouta la duchesse en s’adressant au prince, lit parfaitement le français; pour calmer nos esprits agitĂ©s, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine? La princesse trouva ce <i>nous</i> fort insolent, mais elle eut l’air Ă  la fois Ă©tonnĂ© et amusĂ©, quand la grande maĂźtresse, qui Ă©tait allĂ©e du plus grand sang-froid ouvrir la bibliothĂšque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui prĂ©sentant: --Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable. LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR Un amateur de jardinage Demi-bourgeois, demi-manant, PossĂ©dait en certain village Un jardin assez propre, et le clos attenant. Il avait de plant vif fermĂ© cette Ă©tendue: LĂ  croissaient Ă  plaisir l’oseille et la laitue, De quoi faire Ă  Margot pour sa fĂȘte un bouquet, Peu de jasmin d’Espagne et force serpolet. Cette fĂ©licitĂ© par un liĂšvre troublĂ©e Fit qu’au seigneur du bourg notre homme se plaignit. Ce maudit animal vient prendre sa goulĂ©e Soir et matin, dit-il, et des piĂšges se rit; Les pierres les bĂątons y perdent leur crĂ©dit: Il est sorcier, je crois--Sorcier! je l’en dĂ©fie, Repartit le seigneur: fĂ»t-il diable, Miraut, En dĂ©pit de ses tours, l’attrapera bientĂŽt. Je vous en dĂ©ferai, bonhomme, sur ma vie. --Et quand?--Et dĂšs demain, sans tarder plus longtemps. La partie ainsi faite, il vient avec ses gens. --Çà, dĂ©jeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres? * * * L’embarras des chasseurs succĂšde au dĂ©jeuner. Chacun s’anime et se prĂ©pare; Les trompes et les cors font un tel tintamarre Que le bonhomme est Ă©tonnĂ©. Le pis fut que l’on mit en piteux Ă©quipage Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux; Adieu chicorĂ©e et poireaux; Adieu de quoi mettre au potage. Le bonhomme disait: Ce sont lĂ  jeux de prince. Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens Firent plus de dĂ©gĂąt en une heure de temps Que n’en auraient fait en cent ans Tous les liĂšvres de la province. Petits princes, videz vos dĂ©bats entre vous; De recourir aux rois vous seriez de grands fous. Il ne les faut jamais engager dans vos guerres, Ni les faire entrer sur vos terres. Cette lecture fut suivie d’un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, aprĂšs ĂȘtre allĂ© lui-mĂȘme remettre le volume Ă  sa place. --Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler? --Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m’aura pas nommĂ©e ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande maĂźtresse. Nouveau silence d’un gros quart d’heure; enfin la princesse songea au rĂŽle que joua jadis Marie de MĂ©dicis, mĂšre de Louis XIII: tous les jours prĂ©cĂ©dents, la grande maĂźtresse avait fait lire par la lectrice l’excellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique fort piquĂ©e, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse eĂ»t donnĂ© tout au monde pour humilier sa grande maĂźtresse; mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagĂ©rĂ©, prendre la main de la duchesse et lui dire: --Allons, madame, prouvez-moi votre amitiĂ© en parlant. --Eh bien! deux mots sans plus: brĂ»ler, dans la cheminĂ©e que voilĂ , tous les papiers rĂ©unis par cette vipĂšre de Rassi, et ne jamais lui avouer qu’on les a brĂ»lĂ©s. Elle ajouta tout bas, et d’un air familier, Ă  l’oreille de la princesse. --Rassi peut ĂȘtre Richelieu! --Mais, diable! ces papiers me coĂ»tent plus de quatre-vingt mille francs! s’écria le prince fĂąchĂ©. --Mon prince, rĂ©pliqua la duchesse avec Ă©nergie, voilĂ  ce qu’il en coĂ»te d’employer des scĂ©lĂ©rats de basse naissance. PlĂ»t Ă  Dieu que vous pussiez perdre un million, et ne jamais prĂȘter crĂ©ance aux bas coquins qui ont empĂȘchĂ© votre pĂšre de dormir pendant les six derniĂšres annĂ©es de son rĂšgne. Le mot <i>basse naissance</i> avait plu extrĂȘmement Ă  la princesse, qui trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l’esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme. Durant le court moment de profond silence, rempli par les rĂ©flexions de la princesse, l’horloge du chĂąteau sonna trois heures. La princesse se leva, fit une profonde rĂ©vĂ©rence Ă  son fils, et lui dit: --Ma santĂ© ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance; vous ne m’îterez pas de l’idĂ©e que votre Rassi vous a volĂ© la moitiĂ© de l’argent qu’il vous a fait dĂ©penser en espionnage. La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaça dans la cheminĂ©e, de façon Ă  ne pas les Ă©teindre; puis, s’approchant de son fils, elle ajouta: --La fable de La Fontaine l’emporte, dans mon esprit, sur le juste dĂ©sir de venger un Ă©poux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brĂ»ler ces Ă©critures? Le prince restait immobile. «Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a raison: le feu prince ne nous eĂ»t pas fait veiller jusqu’à trois heures du matin, avant de prendre un parti.» La princesse, toujours debout, ajouta: --Ce petit procureur serait bien fier, s’il savait que ses paperasses, remplies de mensonges, et arrangĂ©es pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l’Etat. Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le contenu dans la cheminĂ©e. La masse des papiers fut sur le point d’étouffer les deux bougies; l’appartement se remplit de fumĂ©e. La princesse vit dans les yeux de son fils qu’il Ă©tait tentĂ© de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui lui coĂ»taient quatre-vingt mille francs. --Ouvrez donc la fenĂȘtre! cria-t-elle Ă  la duchesse avec humeur. La duchesse se hĂąta d’obĂ©ir; aussitĂŽt tous les papiers s’enflammĂšrent Ă  la fois; il se fit un grand bruit dans la cheminĂ©e, et bientĂŽt il fut Ă©vident qu’elle avait pris feu. Le prince avait l’ñme petite pour toutes les choses d’argent; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu’il contenait dĂ©truites; il courut Ă  la fenĂȘtre et appela la garde d’une voix toute changĂ©e. Les soldats en tumulte Ă©tant accourus dans la cour Ă  la voix du prince, il revint prĂšs de la cheminĂ©e qui attirait l’air de la fenĂȘtre ouverte avec un bruit rĂ©ellement effrayant; il s’impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant. La princesse et sa grande maĂźtresse restĂšrent debout, l’une vis-Ă -vis de l’autre, et gardant un profond silence. «La colĂšre va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procĂšs est gagnĂ©.» Et elle se disposait Ă  ĂȘtre fort impertinente dans ses rĂ©pliques, quand une pensĂ©e l’illumina; elle vit le second portefeuille intact. «Non, mon procĂšs n’est gagnĂ© qu’à moitiĂ©!» Elle dit Ă  la princesse, d’un air assez froid: --Madame m’ordonne-t-elle de brĂ»ler le reste de ces papiers? --Et oĂč les brĂ»lerez-vous? dit la princesse avec humeur. --Dans la cheminĂ©e du salon; en les y jetant l’un aprĂšs l’autre, il n’y a pas de danger. La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille Ă©tait celui des dĂ©positions, mit dans son chĂąle cinq ou six liasses de papiers, brĂ»la le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre congĂ© de la princesse. --Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tĂȘte sur un Ă©chafaud. En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outrĂ©e contre sa grande maĂźtresse. MalgrĂ© l’heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il Ă©tait au feu du chĂąteau, mais parut bientĂŽt avec la nouvelle que tout Ă©tait fini. --Ce petit prince a rĂ©ellement montrĂ© beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion. --Examinez bien vite ces dĂ©positions, et brĂ»lons-les au plus tĂŽt. Le comte lut et pĂąlit. --Ma foi, ils arrivaient bien prĂšs de la vĂ©ritĂ©; cette procĂ©dure est fort adroitement faite, ils sont tout Ă  fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s’il parle, nous avons un rĂŽle difficile. --Mais il ne parlera pas, s’écria la duchesse; c’est un homme d’honneur, celui-lĂ : brĂ»lons, brĂ»lons. --Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze tĂ©moins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer. --Je rappellerai Ă  Votre Excellence que le prince a donnĂ© sa parole de ne rien dire Ă  son ministre de la justice de notre expĂ©dition nocturne. --Par pusillanimitĂ©, et de peur d’une scĂšne, il la tiendra. --Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n’aurais pas voulu vous apporter en dot un procĂšs criminel, et encore pour un pĂ©chĂ© que me fit commettre mon intĂ©rĂȘt pour un autre. Le comte Ă©tait amoureux, lui prit la main, s’exclama; il avait les larmes aux yeux. --Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse; je suis excĂ©dĂ©e de fatigue, j’ai jouĂ© une heure la comĂ©die sur le théùtre, et cinq heures dans le cabinet. --Vous vous ĂȘtes assez vengĂ©e des propos aigrelets de la princesse, qui n’étaient que de la faiblesse, par l’impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n’est pas encore en prison ou exilĂ©, nous n’avons pas encore dĂ©chirĂ© la sentence de Fabrice. «Vous demandiez Ă  la princesse de prendre une dĂ©cision, ce qui donne toujours de l’humeur aux princes et mĂȘme aux premiers ministres; enfin vous ĂȘtes sa grande maĂźtresse, c’est-Ă -dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher Ă  faire prendre quelqu’un: tant qu’il n’a pas compromis le prince, il n’est sĂ»r de rien. «Il y a eu un homme blessĂ© Ă  l’incendie de cette nuit; c’est un tailleur, qui a, ma foi, montrĂ© une intrĂ©piditĂ© extraordinaire. Demain, je vais engager le prince Ă  s’appuyer sur mon bras, et Ă  venir avec moi faire une visite au tailleur; je serai armĂ© jusqu’aux dents et j’aurai l’Ɠil au guet; d’ailleurs ce jeune prince n’est point encore haĂŻ. Moi, je veux l’accoutumer Ă  se promener dans les rues, c’est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succĂ©der, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son pĂšre; il remarquera les coups de pierre qui ont cassĂ© le jupon Ă  la romaine dont le nigaud de statuaire l’a affublĂ©; et, enfin, le prince aura bien peu d’esprit si de lui-mĂȘme il ne fait pas cette rĂ©flexion: «VoilĂ  ce qu’on gagne Ă  faire prendre des jacobins.» A quoi je rĂ©pliquerai: «Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-BarthĂ©lemy a dĂ©truit les protestants en France.» «Demain, chĂšre amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui: «Hier soir, j’ai fait auprĂšs de vous le service de ministre, je vous ai donnĂ© des conseils, et, par vos ordres, j’ai encouru le dĂ©plaisir de la princesse; il faut que vous me payiez.» Il s’attendra Ă  une demande d’argent, et froncera le sourcil; vous le laisserez plongĂ© dans cette idĂ©e malheureuse le plus longtemps que vous pourrez; puis vous direz: «Je prie Votre Altesse d’ordonner que Fabrice soit jugĂ© contradictoirement (ce qui veut dire lui prĂ©sent) par les douze juges les plus respectĂ©s de vos Etats.» Et, sans perdre de temps, vous lui prĂ©senterez Ă  signer une petite ordonnance Ă©crite de votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu, la clause que la premiĂšre sentence est annulĂ©e. A cela, il n’y a qu’une objection; mais, si vous menez l’affaire chaudement, elle ne viendra pas Ă  l’esprit du prince. Il peut vous dire: «Il faut que Fabrice se constitue prisonnier Ă  la citadelle.» A quoi vous rĂ©pondrez: «Il se constituera prisonnier Ă  la prison de la ville (vous savez que j’y suis le maĂźtre, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir).» Si le prince vous rĂ©pond: «Non, sa fuite a Ă©cornĂ© l’honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu’il rentre dans la chambre oĂč il Ă©tait», vous rĂ©pondrez Ă  votre tour: «Non, car lĂ  il serait Ă  la disposition de mon ennemi Rassi». Et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour flĂ©chir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l’auto-da-fĂ© de cette nuit; s’il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours Ă  votre chĂąteau de Sacca. «Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette dĂ©marche qui peut le conduire en prison. Pour tout prĂ©voir, si, pendant qu’il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j’ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l’assassinat. J’ai dĂ©jĂ  dit Ă  notre ami Fabrice que j’ai retrouvĂ© tous les tĂ©moins de son action belle et courageuse; ce fut Ă©videmment ce Giletti qui voulut l’assassiner. Je ne vous ai pas parlĂ© de ces tĂ©moins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manquĂ©; le prince n’a pas voulu signer. J’ai dit Ă  notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place ecclĂ©siastique; mais j’aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d’assassinat. «Sentez-vous, madame, que, s’il n’est pas jugĂ© de la façon la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera dĂ©sagrĂ©able pour lui? Il y aurait une grande pusillanimitĂ© Ă  ne pas se faire juger, quand on est sĂ»r d’ĂȘtre innocent. D’ailleurs, fĂ»t-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlĂ©, le bouillant jeune homme ne m’a pas laissĂ© achever, il a pris l’almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intĂšgres et les plus savants; la liste faite, nous avons effacĂ© six noms, que nous avons remplacĂ©s par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n’avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins dĂ©vouĂ©s Ă  Rassi. Cette proposition du comte inquiĂ©ta mortellement la duchesse, et non sans cause; enfin, elle se rendit Ă  la raison, et, sous la dictĂ©e du ministre, Ă©crivit l’ordonnance qui nommait les juges. Le comte ne la quitta qu’à six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle dĂ©jeuna avec Fabrice, qu’elle trouva brĂ»lant d’envie d’ĂȘtre jugĂ©; Ă  dix heures, elle Ă©tait chez la princesse, qui n’était point visible; Ă  onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l’ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l’ordonnance au comte, et se mit au lit. Il serait peut-ĂȘtre plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l’obligea Ă  contresigner, en prĂ©sence du prince, l’ordonnance signĂ©e le matin par celui-ci; mais les Ă©vĂ©nements nous pressent. Le comte discuta le mĂ©rite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-ĂȘtre un peu las de tous ces dĂ©tails de procĂ©dure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dĂ©pendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre. D’un autre cĂŽtĂ©, en AmĂ©rique, dans la rĂ©publique, il faut s’ennuyer toute la journĂ©e Ă  faire une cour sĂ©rieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bĂȘte qu’eux, et lĂ , pas d’OpĂ©ra. La duchesse, Ă  son lever du soir, eut un moment de vive inquiĂ©tude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier Ă  la prison de la ville, oĂč le comte Ă©tait le maĂźtre, il Ă©tait allĂ© reprendre son ancienne chambre Ă  la citadelle, trop heureux d’habiter Ă  quelques pas de ClĂ©lia. Ce fut un Ă©vĂ©nement d’une immense consĂ©quence: en ce lieu il Ă©tait exposĂ© au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au dĂ©sespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour ClĂ©lia, parce que dĂ©cidĂ©ment dans quelques jours elle allait Ă©pouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit Ă  Fabrice toute l’influence qu’il avait eue jadis sur l’ñme de la duchesse. «C’est ce maudit papier que je suis allĂ©e faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idĂ©es d’honneur! Comme s’il fallait songer Ă  l’honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays oĂč un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grĂące que le prince eĂ»t signĂ©e tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu’importe, aprĂšs tout, qu’un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusĂ© d’avoir tuĂ© lui-mĂȘme, et l’épĂ©e au poing, un histrion tel que Giletti!» A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte, qu’elle trouva tout pĂąle. --Grand Dieu! chĂšre amie, j’ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m’en vouloir. Je puis vous prouver que j’ai fait venir hier soir le geĂŽlier de la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thĂ© chez vous. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est impossible Ă  vous et Ă  moi de dire au prince que l’on craint le poison, et le poison administrĂ© par Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l’immoralitĂ©. Toutefois, si vous l’exigez, je suis prĂȘt Ă  monter au palais; mais je suis sĂ»r de la rĂ©ponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n’emploierais pas pour moi. Depuis que j’ai le pouvoir en ce pays, je n’ai pas fait pĂ©rir un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce cĂŽtĂ©-lĂ , que quelquefois, Ă  la chute du jour, je pense encore Ă  ces deux espions que je fis fusiller un peu lĂ©gĂšrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous que je vous dĂ©fasse de Rassi? Le danger qu’il fait courir Ă  Fabrice est sans bornes; il tient lĂ  un moyen sĂ»r de me faire dĂ©guerpir. Cette proposition plut extrĂȘmement Ă  la duchesse; mais elle ne l’adopta pas. --Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idĂ©es noires le soir. --Mais, chĂšre amie, il me semble que nous n’avons que le choix des idĂ©es noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-mĂȘme, si Fabrice est emportĂ© par une maladie? La discussion reprit de plus belle sur cette idĂ©e, et la duchesse la termina par cette phrase: --Rassi doit la vie Ă  ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirĂ©es de la vieillesse que nous allons passer ensemble. La duchesse courut Ă  la forteresse; le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti fut enchantĂ© d’avoir Ă  lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pĂ©nĂ©trer dans une prison d’Etat sans un ordre signĂ© du prince. --Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour Ă  la citadelle? --C’est que j’ai obtenu pour eux un ordre du prince. La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti s’était regardĂ© comme personnellement dĂ©shonorĂ© par la fuite de Fabrice: lorsqu’il le vit arriver Ă  la citadelle, il n’eĂ»t pas dĂ» le recevoir, car il n’avait aucun ordre pour cela. «Mais, se dit-il, c’est le ciel qui me l’envoie pour rĂ©parer mon honneur et me sauver du ridicule qui flĂ©trirait ma carriĂšre militaire. Il s’agit de ne pas manquer Ă  l’occasion: sans doute on va l’acquitter, et je n’ai que peu de jours pour me venger.» CHAPITRE XXV L’arrivĂ©e de notre hĂ©ros mit ClĂ©lia au dĂ©sespoir: la pauvre fille, pieuse et sincĂšre avec elle-mĂȘme, ne pouvait se dissimuler qu’il n’y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait vƓu Ă  la Madone, lors du demi-empoisonnement de son pĂšre, de faire Ă  celui-ci le sacrifice d’épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le vƓu de ne jamais revoir Fabrice, et dĂ©jĂ  elle Ă©tait en proie aux remords les plus affreux, pour l’aveu auquel elle avait Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e dans la lettre qu’elle avait Ă©crite Ă  Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste cƓur lorsque, occupĂ©e mĂ©lancoliquement Ă  voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fenĂȘtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l’y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect. Elle crut Ă  une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l’atroce rĂ©alitĂ© apparut Ă  sa raison. «Ils l’ont repris, se dit-elle, et il est perdu!» Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse aprĂšs la fuite; les derniers des geĂŽliers s’estimaient mortellement offensĂ©s. ClĂ©lia regarda Fabrice, et malgrĂ© elle, ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au dĂ©sespoir. «Croyez-vous, semblait-elle dire Ă  Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu’on prĂ©pare pour moi? Mon pĂšre me rĂ©pĂšte Ă  satiĂ©tĂ© que vous ĂȘtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvretĂ©! Mais, hĂ©las! nous ne devons jamais nous revoir.» ClĂ©lia n’eut pas la force d’employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise Ă  cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre. Sa figure reposait sur l’appui de cette fenĂȘtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu’au dernier moment, son visage Ă©tait tournĂ© vers Fabrice, qui pouvait l’apercevoir en entier. Lorsque aprĂšs quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes Ă©taient l’effet de l’extrĂȘme bonheur; il voyait que l’absence ne l’avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restĂšrent quelque temps comme enchantĂ©s dans la vue l’un de l’autre. Fabrice osa chanter, comme s’il s’accompagnait de la guitare, quelques mots improvisĂ©s et qui disaient: C’est pour vous revoir que je suis revenu en prison: on va me juger. Ces mots semblĂšrent rĂ©veiller toute la vertu de ClĂ©lia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha Ă  lui exprimer qu’elle ne devait jamais le revoir; elle l’avait promis Ă  la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, ClĂ©lia s’enfuit indignĂ©e et se jurant Ă  elle-mĂȘme que jamais elle ne le reverrait, car tels Ă©taient les termes prĂ©cis de son vƓu Ă  la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de brĂ»ler sur l’autel au moment de l’offrande, tandis qu’il disait la messe. Mais, malgrĂ© tous les serments, la prĂ©sence de Fabrice dans la tour FarnĂšse avait rendu Ă  ClĂ©lia toutes ses anciennes façons d’agir. Elle passait ordinairement toutes ses journĂ©es seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble imprĂ©vu oĂč l’avait jetĂ©e la vue de Fabrice, elle se mit Ă  parcourir le palais, et pour ainsi dire Ă  renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme trĂšs bavarde employĂ©e Ă  la cuisine lui dit d’un air de mystĂšre: --Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle. --Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit ClĂ©lia; mais il sortira par la porte, s’il est acquittĂ©. --Je dis et je puis dire Ă  Votre Excellence qu’il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle. ClĂ©lia pĂąlit extrĂȘmement, ce qui fut remarquĂ© de la vieille femme, et arrĂȘta tout court son Ă©loquence. Elle se dit qu’elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait ĂȘtre de dire Ă  tout le monde que Fabrice Ă©tait mort de maladie. En remontant chez elle, ClĂ©lia rencontra le mĂ©decin de la prison, sorte d’honnĂȘte homme timide qui lui dit d’un air tout effarĂ© que Fabrice Ă©tait bien malade. ClĂ©lia pouvait Ă  peine se soutenir, elle chercha partout son oncle, le bon abbĂ© don Cesare, et enfin le trouva Ă  la chapelle, oĂč il priait avec ferveur; il avait la figure renversĂ©e. Le dĂźner sonna. A table, il n’y eut pas une parole d’échangĂ©e entre les deux frĂšres; seulement, vers la fin du repas, le gĂ©nĂ©ral adressa quelques mots fort aigres Ă  son frĂšre. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent. --Mon gĂ©nĂ©ral, dit don Cesare au gouverneur, j’ai l’honneur de vous prĂ©venir que je vais quitter la citadelle: je donne ma dĂ©mission. --Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s’il vous plaĂźt? --Ma conscience. --Allez, vous n’ĂȘtes qu’un cabotin! vous ne connaissez rien Ă  l’honneur. «Fabrice est mort, se dit ClĂ©lia; on l’a empoisonnĂ© Ă  dĂźner, ou c’est pour demain.» Elle courut Ă  la voliĂšre, rĂ©solue de chanter en s’accompagnant avec le piano. Je me confesserai, se dit-elle, et l’on me pardonnera d’avoir violĂ© mon vƓu pour sauver la vie d’un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrivĂ©e Ă  la voliĂšre, elle vit que les abat-jour venaient d’ĂȘtre remplacĂ©s par des planches attachĂ©es aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plutĂŽt criĂ©s que chantĂ©s. Il n’y eut de rĂ©ponse d’aucune sorte; un silence de mort rĂ©gnait dĂ©jĂ  dans la tour FarnĂšse. «Tout est consommé», se dit-elle. Elle descendit hors d’elle-mĂȘme, puis remonta afin de se munir du peu d’argent qu’elle avait et de petites boucles d’oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dĂźner, et qui avait Ă©tĂ© placĂ© dans un buffet. «S’il vit encore, mon devoir est de le sauver.» Elle s’avança d’un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte Ă©tait ouverte, et l’on venait seulement de placer huit soldats dans la piĂšce aux colonnes du rez-de-chaussĂ©e. Elle regarda hardiment ces soldats; ClĂ©lia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme Ă©tait absent. ClĂ©lia s’élança sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d’une colonne; les soldats la regardĂšrent d’un air fort Ă©bahi, mais, apparemment Ă  cause de son chĂąle de dentelle et de son chapeau, n’osĂšrent rien lui dire. Au premier Ă©tage il n’y avait personne; mais en arrivant au second, Ă  l’entrĂ©e du corridor qui, si le lecteur s’en souvient, Ă©tait fermĂ© par trois portes en barreaux de fer et conduisait Ă  la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier Ă  elle inconnu, et qui lui dit d’un air effarĂ©: --Il n’a pas encore dĂźnĂ©. --Je le sais bien, dit ClĂ©lia avec hauteur. Cet homme n’osa l’arrĂȘter. Vingt pas plus loin, ClĂ©lia trouva assis sur la premiĂšre des six marches en bois qui conduisaient Ă  la chambre de Fabrice un autre guichetier fort ĂągĂ© et fort rouge qui lui dit rĂ©solument: --Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur? --Est-ce que vous ne me connaissez pas? ClĂ©lia, en ce moment, Ă©tait animĂ©e d’une force surnaturelle, elle Ă©tait hors d’elle-mĂȘme. «Je vais sauver mon mari», se disait-elle. Pendant que le vieux guichetier s’écriait: «Mais mon devoir ne me permet pas...» ClĂ©lia montait rapidement les six marches; elle se prĂ©cipita contre la porte: une clef Ă©norme Ă©tait dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier Ă  demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en dĂ©chirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer aprĂšs elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table oĂč Ă©tait son dĂźner. Elle se prĂ©cipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit: --As-tu mangĂ©? Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, ClĂ©lia oubliait pour la premiĂšre fois la retenue fĂ©minine, et laissait voir son amour. Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. «Ce dĂźner Ă©tait empoisonnĂ©, pensa-t-il: si je lui dis que je n’y ai pas touchĂ©, la religion reprend ses droits et ClĂ©lia s’enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j’obtiendrai d’elle qu’elle ne me quitte point. Elle dĂ©sire trouver un moyen de rompre son exĂ©crable mariage, le hasard nous le prĂ©sente: les geĂŽliers vont s’assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle que peut-ĂȘtre le marquis Crescenzi en sera effrayĂ©, et le mariage rompu.» Pendant l’instant de silence occupĂ© par ces rĂ©flexions, Fabrice sentit que dĂ©jĂ  ClĂ©lia cherchait Ă  se dĂ©gager de ses embrassements. --Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientĂŽt elles me renverseront Ă  tes pieds; aide-moi Ă  mourir. --O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi. Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif. Elle Ă©tait si belle, Ă  demi vĂȘtue et dans cet Ă©tat d’extrĂȘme passion, que Fabrice ne put rĂ©sister Ă  un mouvement presque involontaire. Aucune rĂ©sistance ne fut opposĂ©e. Dans l’enthousiasme de passion et de gĂ©nĂ©rositĂ© qui suit un bonheur extrĂȘme, il lui dit Ă©tourdiment: --Il ne faut pas qu’un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu’un cadavre, ou je me dĂ©battrais contre d’atroces douleurs; mais j’allais commencer Ă  dĂźner lorsque tu es entrĂ©e, et je n’ai point touchĂ© Ă  ces plats. Fabrice s’étendait sur ces images atroces pour conjurer l’indignation qu’il lisait dans les yeux de ClĂ©lia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et opposĂ©s, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant. --Ah! si j’avais des armes! s’écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d’entrer. Sans doute ils viennent pour m’achever! Adieu, ma ClĂ©lia, je bĂ©nis ma mort puisqu’elle a Ă©tĂ© l’occasion de mon bonheur. ClĂ©lia l’embrassa et lui donna un petit poignard Ă  manche d’ivoire, dont la lame n’était guĂšre plus longue que celle d’un canif. --Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et dĂ©fends-toi jusqu’au dernier moment; si mon oncle l’abbĂ© a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler. En disant ces mots elle se prĂ©cipita vers la porte. --Si tu n’es pas tuĂ©, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la tĂȘte de son cĂŽtĂ©, laisse-toi mourir de faim plutĂŽt que de toucher Ă  quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s’approchait, Fabrice la saisit Ă  bras-le-corps, prit sa place auprĂšs de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se prĂ©cipita sur l’escalier de bois de six marches. Il avait Ă  la main le petit poignard Ă  manche d’ivoire, et fut sur le point d’en percer le gilet du gĂ©nĂ©ral Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s’écriant tout effrayĂ©: --Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo. Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre: --Fontana vient me sauver. Puis, revenant prĂšs du gĂ©nĂ©ral sur les marches de bois, s’expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de colĂšre. --On voulait m’empoisonner; ce dĂźner qui est lĂ  devant moi, est empoisonnĂ©; j’ai eu l’esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce procĂ©dĂ© m’a choquĂ©. En vous entendant monter, j’ai cru qu’on venait m’achever Ă  coups de dague... Monsieur le gĂ©nĂ©ral, je vous requiers d’ordonner que personne n’entre dans ma chambre: on ĂŽterait le poison, et notre bon prince doit tout savoir. Le gĂ©nĂ©ral, fort pĂąle et tout interdit, transmit les ordres indiquĂ©s par Fabrice aux geĂŽliers d’élite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison dĂ©couvert, se hĂątĂšrent de descendre; ils prenaient les devants, en apparence, pour ne pas arrĂȘter dans l’escalier si Ă©troit l’aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et disparaĂźtre. Au grand Ă©tonnement du gĂ©nĂ©ral Fontana, Fabrice s’arrĂȘta un gros quart d’heure au petit escalier de fer autour de la colonne du rez-de-chaussĂ©e; il voulait donner le temps Ă  ClĂ©lia de se cacher au premier Ă©tage. C’était la duchesse qui, aprĂšs plusieurs dĂ©marches folles, Ă©tait parvenue Ă  faire envoyer le gĂ©nĂ©ral Fontana Ă  la citadelle; elle y rĂ©ussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarmĂ© qu’elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une rĂ©pugnance marquĂ©e pour l’énergie qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout disposĂ©e Ă  tenter en sa faveur quelque dĂ©marche insolite. La duchesse, hors d’elle-mĂȘme, pleurait Ă  chaudes larmes, elle ne savait que rĂ©pĂ©ter Ă  chaque instant: --Mais, madame, dans un quart d’heure Fabrice sera mort par le poison! En voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit point cette rĂ©flexion morale, qui n’eĂ»t pas Ă©chappĂ© Ă  une femme Ă©levĂ©e dans une de ces religions du Nord qui admettent l’examen personnel: «J’ai employĂ© le poison la premiĂšre, et je pĂ©ris par le poison.» En Italie ces sortes de rĂ©flexions, dans les moments passionnĂ©s, paraissent de l’esprit fort plat, comme ferait Ă  Paris un calembour en pareille circonstance. La duchesse, au dĂ©sespoir, hasarda d’aller dans le salon oĂč se tenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-lĂ . Au retour de la duchesse Ă  Parme, il l’avait remerciĂ©e avec effusion de la place de chevalier d’honneur Ă  laquelle, sans elle, il n’eĂ»t jamais pu prĂ©tendre. Les protestations de dĂ©vouement sans bornes n’avaient pas manquĂ© de sa part. La duchesse l’aborda par ces mots: --Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est Ă  la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d’eau que je vais vous donner. Montez Ă  la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au gĂ©nĂ©ral Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s’il ne vous permet pas de remettre vous-mĂȘme Ă  Fabrice cette eau et ce chocolat. Le marquis pĂąlit, et sa physionomie, loin d’ĂȘtre animĂ©e par ces mots, peignit l’embarras le plus plat; il ne pouvait croire Ă  un crime si Ă©pouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et oĂč rĂ©gnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot, la duchesse trouva un homme honnĂȘte, mais faible au possible et ne pouvant se dĂ©terminer Ă  agir. AprĂšs vingt phrases semblables interrompues par les cris d’impatience de Mme Sanseverina, il tomba sur une idĂ©e excellente: le serment qu’il avait prĂȘtĂ© comme chevalier d’honneur lui dĂ©fendait de se mĂȘler de manƓuvres contre le gouvernement. Qui pourrait se figurer l’anxiĂ©tĂ© et le dĂ©sespoir de la duchesse, qui sentait que le temps volait? --Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu’aux enfers les assassins de Fabrice!... Le dĂ©sespoir augmentait l’éloquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait qu’effrayer davantage le marquis et redoubler son irrĂ©solution; au bout d’une heure, il Ă©tait moins disposĂ© Ă  agir qu’au premier moment. Cette femme malheureuse, parvenue aux derniĂšres limites du dĂ©sespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien Ă  un gendre aussi riche, alla jusqu’à se jeter Ă  ses genoux: alors la pusillanimitĂ© du marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-mĂȘme, Ă  la vue de ce spectacle Ă©trange, craignit d’ĂȘtre compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singuliĂšre: le marquis, bon homme au fond, fut touchĂ© des larmes et de la position, Ă  ses pieds, d’une femme aussi belle et surtout aussi puissante. «Moi-mĂȘme, si noble et si riche, se dit-il, peut-ĂȘtre un jour je serai aussi aux genoux de quelque rĂ©publicain!» Le marquis se mit Ă  pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualitĂ© de grande maĂźtresse, le prĂ©senterait Ă  la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre Ă  Fabrice un petit panier dont il dĂ©clarerait ignorer le contenu. La veille au soir, avant que la duchesse sĂ»t la folie faite par Fabrice d’aller Ă  la citadelle, on avait jouĂ© Ă  la cour une comĂ©die dell’arte; et le prince, qui se rĂ©servait toujours les rĂŽles d’amoureux Ă  jouer avec la duchesse, avait Ă©tĂ© tellement passionnĂ© en lui parlant de sa tendresse, qu’il eĂ»t Ă©tĂ© ridicule, si, en Italie, un homme passionnĂ© ou un prince pouvait jamais l’ĂȘtre! Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sĂ©rieux les choses d’amour, rencontra dans l’un des corridors du chĂąteau la duchesse qui entraĂźnait le marquis Crescenzi, tout troublĂ©, chez la princesse. Il fut tellement surpris et Ă©bloui par la beautĂ© pleine d’émotion que le dĂ©sespoir donnait Ă  la grande maĂźtresse, que, pour la premiĂšre fois de sa vie, il eut du caractĂšre. D’un geste plus qu’impĂ©rieux il renvoya le marquis et se mit Ă  faire une dĂ©claration d’amour dans toutes les rĂšgles Ă  la duchesse. Le prince l’avait sans doute arrangĂ©e longtemps Ă  l’avance, car il y avait des choses assez raisonnables. --Puisque les convenances de mon rang me dĂ©fendent de me donner le suprĂȘme bonheur de vous Ă©pouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacrĂ©e, de ne jamais me marier sans votre permission par Ă©crit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d’un premier ministre, homme d’esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n’en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire injure et mĂ©riter vos refus si je vous parlais des avantages Ă©trangers Ă  l’amour; mais tout ce qui tient Ă  l’argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d’amour que le comte vous donne, en vous laissant la dĂ©positaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de l’imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-mĂȘme, et vous aurez l’entiĂšre disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent Ă  l’intendant gĂ©nĂ©ral de ma couronne; de façon que ce sera vous, madame la duchesse, qui dĂ©ciderez des sommes que je pourrai dĂ©penser chaque mois. La duchesse trouvait tous ces dĂ©tails bien longs; les dangers de Fabrice lui perçaient le cƓur. --Mais vous ne savez donc pas, mon prince s’écria-t-elle, qu’en ce moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout. L’arrangement de cette phrase Ă©tait d’une maladresse complĂšte. Au seul mot de poison, tout l’abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d’Ɠil; la duchesse ne s’aperçut de cette maladresse que lorsqu’il n’était plus temps d’y remĂ©dier, et son dĂ©sespoir fut augmentĂ©, chose qu’elle croyait impossible. «Si je n’eusse pas parlĂ© de poison, se dit-elle, il m’accordait la libertĂ© de Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc Ă©crit que c’est moi qui dois te percer le cƓur par mes sottises!» La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire revenir le prince Ă  ses propos d’amour passionnĂ©; mais il resta profondĂ©ment effarouchĂ©. C’était son esprit seul qui parlait; son Ăąme avait Ă©tĂ© glacĂ©e par l’idĂ©e du poison d’abord, et ensuite par cette autre idĂ©e, aussi dĂ©sobligeante que la premiĂšre Ă©tait terrible: «On administre du poison dans mes Etats, et cela sans me le dire! Rassi veut donc me dĂ©shonorer aux yeux de l’Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!» Tout Ă  coup l’ñme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva Ă  une idĂ©e. --ChĂšre duchesse! vous savez si je vous suis attachĂ©. Vos idĂ©es atroces sur le poison ne sont pas fondĂ©es, j’aime Ă  le croire; mais enfin elles me donnent aussi Ă  penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j’ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j’ai Ă©prouvĂ©e. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu’un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi Ă  l’épreuve. Le prince s’animait assez en tenant ce langage. --Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraĂźnĂ©e par les craintes folles d’une Ăąme de mĂšre; mais envoyez Ă  l’instant chercher Fabrice Ă  la citadelle, que je le voie. S’il vit encore, envoyez-le du palais Ă  la prison de la ville, oĂč il restera des mois entiers, si Votre Altesse l’exige, et jusqu’à son jugement. La duchesse vit avec dĂ©sespoir que le prince, au lieu d’accorder d’un mot une chose aussi simple, Ă©tait devenu sombre; il Ă©tait fort rouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pĂąlissaient. L’idĂ©e de poison, mal Ă  propos mise en avant, lui avait suggĂ©rĂ© une idĂ©e digne de son pĂšre ou de Philippe II: mais il n’osait l’exprimer. --Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d’un ton fort peu gracieux, vous me mĂ©prisez comme un enfant, et de plus, comme un ĂȘtre sans grĂąces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m’est suggĂ©rĂ©e Ă  l’instant par la passion profonde et vraie que j’ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j’aurais dĂ©jĂ  agi, mon devoir m’en faisait une loi; mais je ne vois dans votre demande qu’une fantaisie passionnĂ©e, et dont peut-ĂȘtre, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la portĂ©e. Vous voulez que j’agisse sans consulter mes ministres, moi qui rĂšgne depuis trois mois Ă  peine! vous me demandez une grande exception Ă  ma façon d’agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l’avoue. C’est vous, madame, qui ĂȘtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des espĂ©rances pour l’intĂ©rĂȘt qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma prĂ©sence vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez, madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j’obtiendrai de vous, d’ici Ă  trois mois, tout ce que mon amour peut dĂ©sirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entiĂšre en mettant Ă  ma disposition une heure de la vĂŽtre, et vous serez toute Ă  moi. En cet instant, l’horloge du chĂąteau sonna deux heures. «Ah! il n’est plus temps peut-ĂȘtre», se dit la duchesse. --Je le jure, s’écria-t-elle avec des yeux Ă©garĂ©s. AussitĂŽt le prince devint un autre homme; il courut Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la galerie oĂč se trouvait le salon des aides de camp. --GĂ©nĂ©ral Fontana, courez Ă  la citadelle ventre Ă  terre, montez aussi vite que possible Ă  la chambre oĂč l’on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s’il est possible. --Ah! gĂ©nĂ©ral, s’écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut dĂ©cider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui dĂšs que vous serez Ă  portĂ©e de la voix, de ne pas manger. S’il a touchĂ© Ă  son repas, faites-le vomir, dites-lui que c’est moi qui le veux, employez la force s’il le faut; dites-lui que je vous suis de bien prĂšs, et croyez-moi votre obligĂ©e pour la vie. --Madame la duchesse, mon cheval est sellĂ©, je passe pour savoir manier un cheval, et je cours ventre Ă  terre, je serai Ă  la citadelle huit minutes avant vous. --Et moi, madame la duchesse, s’écria le prince, je vous demande quatre de ces huit minutes. L’aide de camp avait disparu, c’était un homme qui n’avait pas d’autre mĂ©rite que celui de monter Ă  cheval. A peine eut-il refermĂ© la porte, que le jeune prince, qui semblait avoir du caractĂšre, saisit la main de la duchesse. --Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi Ă  la chapelle. La duchesse, interdite pour la premiĂšre fois de sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant Ă  l’autre extrĂ©mitĂ©. EntrĂ© dans la chapelle, le prince se mit Ă  genoux, presque autant devant la duchesse que devant l’autel. --RĂ©pĂ©tez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez Ă©tĂ© juste, si cette malheureuse qualitĂ© de prince ne m’eĂ»t pas nui, vous m’eussiez accordĂ© par pitiĂ© pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l’avez jurĂ©. --Si je revois Fabrice non empoisonnĂ©, s’il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l’archevĂȘque Landriani, mon honneur, ma dignitĂ© de femme, tout par moi sera foulĂ© aux pieds, et je serai Ă  Son Altesse. --Mais, chĂšre amie, dit le prince avec une timide anxiĂ©tĂ© et une tendresse mĂ©langĂ©es et bien plaisantes, je crains quelque embĂ»che que je ne comprends pas, et qui pourrait dĂ©truire mon bonheur; j’en mourrais. Si l’archevĂȘque m’oppose quelqu’une de ces raisons ecclĂ©siastiques qui font durer les affaires des annĂ©es entiĂšres, qu’est-ce que je deviens? Vous voyez que j’agis avec une entiĂšre bonne foi; allez-vous ĂȘtre avec moi un petit jĂ©suite? --Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvĂ©, si, de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archevĂȘque, je me dĂ©shonore et je suis Ă  vous. «Votre Altesse s’engage Ă  mettre <i>approuvĂ©</i> en marge d’une demande que monseigneur l’archevĂȘque vous prĂ©sentera d’ici Ă  huit jours. --Je vous signe un papier en blanc, rĂ©gnez sur moi et sur mes Etats, s’écria le prince rougissant de bonheur et rĂ©ellement hors de lui. Il exigea un second serment. Il Ă©tait tellement Ă©mu, qu’il en oubliait la timiditĂ© qui lui Ă©tait si naturelle, et, dans cette chapelle du palais oĂč ils Ă©taient seuls, il dit Ă  voix basse Ă  la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient changĂ© l’opinion qu’elle avait de lui. Mais chez elle le dĂ©sespoir que lui causait le danger de Fabrice avait fait place Ă  l’horreur de la promesse qu’on lui avait arrachĂ©e. La duchesse Ă©tait bouleversĂ©e de ce qu’elle venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute l’affreuse amertume du mot prononcĂ©, c’est que son attention Ă©tait occupĂ©e Ă  savoir si le gĂ©nĂ©ral Fontana pourrait arriver Ă  temps Ă  la citadelle. Pour se dĂ©livrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu le discours, elle loua un tableau cĂ©lĂšbre du Parmesan, qui Ă©tait au maĂźtre-autel de cette chapelle. --Soyez assez bonne pour me permettre de vous l’envoyer, dit le prince. --J’accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de Fabrice. D’un air Ă©garĂ©, elle dit Ă  son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du fossĂ© de la citadelle le gĂ©nĂ©ral Fontana et Fabrice, qui sortaient Ă  pied. --As-tu mangĂ©? --Non, par miracle. La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un Ă©vanouissement qui dura une heure et donna des craintes d’abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison. Le gouverneur Fabio Conti avait pĂąli de colĂšre Ă  la vue du gĂ©nĂ©ral Fontana: il avait apportĂ© de telles lenteurs Ă  obĂ©ir Ă  l’ordre du prince, que l’aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de maĂźtresse rĂ©gnante, avait fini par se fĂącher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours, et voilĂ , se disait-il, que le gĂ©nĂ©ral, un homme de la cour, va trouver cet insolent se dĂ©battant dans les douleurs qui me vengent de sa fuite. Fabio Conti, tout pensif, s’arrĂȘta dans le corps de garde du rez-de-chaussĂ©e de la tour FarnĂšse, d’oĂč il se hĂąta de renvoyez les soldats; il ne voulait pas de tĂ©moins Ă  la scĂšne qui se prĂ©parait. Cinq minutes aprĂšs il fut pĂ©trifiĂ© d’étonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant, vif et alerte, faire au gĂ©nĂ©ral Fontana la description de la prison. Il disparut. Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D’abord il ne voulut point avoir l’air d’un enfant qui s’effraie Ă  propos de rien. Le prince lui demandant avec bontĂ© comment il se trouvait: --Comme un homme, Altesse SĂ©rĂ©nissime, qui meurt de faim, n’ayant par bonheur ni dĂ©jeunĂ©, ni dĂźnĂ©. AprĂšs avoir eu l’honneur de remercier le prince, il sollicita la permission de voir l’archevĂȘque avant de se rendre Ă  la prison de la ville. Le prince Ă©tait devenu prodigieusement pĂąle, lorsque arriva dans sa tĂȘte d’enfant l’idĂ©e que le poison n’était point tout Ă  fait une chimĂšre de l’imagination de la duchesse. AbsorbĂ© dans cette cruelle pensĂ©e, il ne rĂ©pondit pas d’abord Ă  la demande de voir l’archevĂȘque, que Fabrice lui adressait; puis il se crut obligĂ© de rĂ©parer sa distraction par beaucoup de grĂąces. --Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, oĂč j’ai l’espoir que vous ne resterez pas longtemps. Le lendemain de cette grande journĂ©e, la plus remarquable de sa vie, le prince se croyait un petit NapolĂ©on; il avait lu que ce grand homme avait Ă©tĂ© bien traitĂ© par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois NapolĂ©on par les bonnes fortunes, il se rappela qu’il l’avait Ă©tĂ© devant les balles. Son cƓur Ă©tait encore tout transportĂ© de la fermetĂ© de sa conduite avec la duchesse. La conscience d’avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements gĂ©nĂ©reux; il eut quelque caractĂšre. Il dĂ©buta ce jour-lĂ  par brĂ»ler la patente de comte dressĂ©e en faveur de Rassi, qui Ă©tait sur son bureau depuis un mois. Il destitua le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, et demanda au colonel Lange, son successeur, la vĂ©ritĂ© sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux geĂŽliers, et dit au prince qu’on avait voulu empoisonner le dĂ©jeuner de M. del Dongo; mais il eĂ»t fallu mettre dans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dĂźner; et, sans l’arrivĂ©e du gĂ©nĂ©ral Fontana, M. del Dongo Ă©tait perdu. Le prince fut consternĂ©; mais, comme il Ă©tait rĂ©ellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: «Il se trouve que j’ai rĂ©ellement sauvĂ© la vie Ă  M. del Dongo, et la duchesse n’osera pas manquer Ă  la parole qu’elle m’a donnĂ©e.» Il arriva Ă  une autre idĂ©e: «Mon mĂ©tier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d’esprit, la politique est ici d’accord avec mon cƓur. Il serait divin pour moi qu’elle voulĂ»t ĂȘtre mon premier ministre.» Le soir, le prince Ă©tait tellement irritĂ© des horreurs qu’il avait dĂ©couvertes, qu’il ne voulut pas se mĂȘler de la comĂ©die. --Je serais trop heureux, dit-il Ă  la duchesse, si vous vouliez rĂ©gner sur mes Etats comme vous rĂ©gnez sur mon cƓur. Pour commencer, je vais vous dire l’emploi de ma journĂ©e. Alors il lui conta tout fort exactement: la brĂ»lure de la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l’empoisonnement, etc. --Je me trouve bien peu d’expĂ©rience pour rĂ©gner. Le comte m’humilie par ses plaisanteries, il plaisante mĂȘme au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la vĂ©ritĂ©; il dit que je suis un enfant qu’il mĂšne oĂč il veut. Pour ĂȘtre prince, madame, on n’en est pas moins homme, et ces choses-lĂ  fĂąchent. Afin de donner de l’invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l’on m’a fait appeler au ministĂšre ce dangereux coquin Rassi, et voilĂ  ce gĂ©nĂ©ral Conti qui le croit encore tellement puissant, qu’il n’ose avouer que c’est lui ou la Raversi qui l’ont engagĂ© Ă  faire pĂ©rir votre neveu; j’ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti; les juges verront s’il est coupable de tentative d’empoisonnement. --Mais, mon prince, avez-vous des juges? --Comment? dit le prince Ă©tonnĂ©. --Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d’un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre cour. Pendant que le jeune prince, scandalisĂ©, prononçait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacitĂ©, la duchesse se disait: «Me convient-il bien de laisser dĂ©shonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnĂȘte homme de marquis Crescenzi devient impossible.» Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut Ă©bloui d’admiration. En faveur du mariage de ClĂ©lia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse par lui dĂ©clarĂ©e avec colĂšre Ă  l’ex-gouverneur, il lui fit grĂące sur sa tentative d’empoisonnement; mais, par l’avis de la duchesse, il l’exila jusqu’à l’époque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n’aimer plus Fabrice d’amour, mais elle dĂ©sirait encore passionnĂ©ment le mariage de ClĂ©lia Conti avec le marquis; il y avait lĂ  le vague espoir que peu Ă  peu elle verrait disparaĂźtre la prĂ©occupation de Fabrice. Le prince, transportĂ© de bonheur, voulait, ce soir-lĂ , destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant: --Savez-vous un mot de NapolĂ©on? Un homme placĂ© dans un lieu Ă©levĂ©, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires Ă  demain. Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soirĂ©e, en supprimant, toutefois, les frĂ©quentes allusions faites par le prince Ă  une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement nĂ©cessaire qu’elle pourrait obtenir un ajournement indĂ©fini en disant au prince: «Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre Ă  cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos Etats.» ConsultĂ© par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra trĂšs philosophe. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti et lui allĂšrent voyager en PiĂ©mont. Une singuliĂšre difficultĂ© s’éleva pour le procĂšs de Fabrice: les juges voulaient l’acquitter par acclamation, et dĂšs la premiĂšre sĂ©ance. Le comte eut besoin d’employer la menace pour que le procĂšs durĂąt au moins huit jours, et que les juges se donnassent la peine d’entendre tous les tĂ©moins. «Ces gens sont toujours les mĂȘmes», se dit-il. Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevĂȘque Landriani. Le mĂȘme jour, le prince signa les dĂ©pĂȘches nĂ©cessaires pour obtenir que Fabrice fĂ»t nommĂ© coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois aprĂšs, il fut installĂ© dans cette place. Tout le monde faisait compliment Ă  la duchesse sur l’air grave de son neveu; le fait est qu’il Ă©tait au dĂ©sespoir. DĂšs le lendemain de sa dĂ©livrance, suivie de la destitution et de l’exil du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse, ClĂ©lia avait pris refuge chez la comtesse Cantarini, sa tante, femme fort riche, fort ĂągĂ©e, et uniquement occupĂ©e des soins de sa santĂ©. ClĂ©lia eĂ»t pu voir Fabrice: mais quelqu’un qui eĂ»t connu ses engagements antĂ©rieurs, et qui l’eĂ»t vue agir maintenant, eĂ»t pu penser qu’avec les dangers de son amant son amour pour lui avait cessĂ©. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu’il le pouvait dĂ©cemment devant le palais Cantarini, mais encore il avait rĂ©ussi, aprĂšs des peines infinies, Ă  louer un petit appartement vis-Ă -vis les fenĂȘtres du premier Ă©tage. Une fois, ClĂ©lia s’étant mise Ă  la fenĂȘtre Ă  l’étourdie, pour voir passer une procession, se retira Ă  l’instant, et comme frappĂ©e de terreur; elle avait aperçu Fabrice, vĂȘtu de noir, mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait d’une des fenĂȘtres de ce taudis qui avait des vitres de papier huilĂ©, comme sa chambre Ă  la tour FarnĂšse. Fabrice eĂ»t bien voulu pouvoir se persuader que ClĂ©lia le fuyait par suite de la disgrĂące de son pĂšre, que la voix publique attribuait Ă  la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause de cet Ă©loignement, et rien ne pouvait le distraire de sa mĂ©lancolie. Il n’avait Ă©tĂ© sensible ni Ă  son acquittement, ni Ă  son installation dans de belles fonctions, les premiĂšres qu’il eĂ»t eues Ă  remplir dans sa vie, ni Ă  sa belle position dans le monde, ni enfin Ă  la cour assidue que lui faisaient tous les ecclĂ©siastiques et tous les dĂ©vots du diocĂšse. Le charmant appartement qu’il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrĂȘme plaisir, la duchesse fut obligĂ©e de lui cĂ©der tout le second Ă©tage de son palais et deux beaux salons au premier, lesquels Ă©taient toujours remplis de personnages attendant l’instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus Ă  Fabrice de toutes ces qualitĂ©s fermes de son caractĂšre, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds. Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver parfaitement insensible Ă  tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrĂ©e, qu’il n’avait Ă©tĂ© dans sa chambre de bois de la tour FarnĂšse, environnĂ© de hideux geĂŽliers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mĂšre et sa sƓur, la duchesse V***, qui vinrent Ă  Parme pour le voir dans sa gloire, furent frappĂ©es de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profondĂ©ment alarmĂ©e qu’elle crut qu’à la tour FarnĂšse on lui avait fait prendre quelque poison lent. MalgrĂ© son extrĂȘme discrĂ©tion, elle crut devoir lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne rĂ©pondit que par des larmes. Une foule d’avantages, consĂ©quence de sa brillante position, ne produisaient chez lui d’autre effet que de lui donner de l’humeur. Son frĂšre, cette Ăąme vaniteuse et gangrenĂ©e par le plus vil Ă©goĂŻsme, lui Ă©crivit une lettre de congratulation presque officielle, et Ă  cette lettre Ă©tait joint un mandat de 50 000 francs, afin qu’il pĂ»t, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme Ă  sa sƓur cadette, mal mariĂ©e. Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la gĂ©nĂ©alogie de la famille Valserra del Dongo, publiĂ©e jadis en latin par l’archevĂȘque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaient Ă©tĂ© traduites par de superbes lithographies faites Ă  Paris. La duchesse avait voulu qu’un beau portrait de Fabrice fĂ»t placĂ© vis-Ă -vis celui de l’ancien archevĂȘque. Cette traduction fut publiĂ©e comme Ă©tant l’ouvrage de Fabrice pendant sa premiĂšre dĂ©tention. Mais tout Ă©tait anĂ©anti chez notre hĂ©ros, mĂȘme la vanitĂ© si naturelle Ă  l’homme; il ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui Ă©tait attribuĂ©. Sa position dans le monde lui fit une obligation d’en prĂ©senter un exemplaire magnifiquement reliĂ© au prince, qui crut lui devoir un dĂ©dommagement pour la mort cruelle dont il avait Ă©tĂ© si prĂšs, et lui accorda les grandes entrĂ©es de sa chambre, faveur qui donne l’excellence. CHAPITRE XXVI Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa profonde tristesse, Ă©taient ceux qu’il passait cachĂ© derriĂšre un carreau de vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huilĂ© Ă  la fenĂȘtre de son appartement vis-Ă -vis le palais Contarini, oĂč, comme on sait, ClĂ©lia s’était rĂ©fugiĂ©e; le petit nombre de fois qu’il l’avait vue depuis qu’il Ă©tait sorti de la citadelle, il avait Ă©tĂ© profondĂ©ment affligĂ© d’un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de ClĂ©lia avait pris un caractĂšre de noblesse et de sĂ©rieux vraiment remarquable; on eĂ»t dit qu’elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice aperçut le reflet de quelque ferme rĂ©solution. «A chaque instant de la journĂ©e, se disait-il, elle se jure Ă  elle-mĂȘme d’ĂȘtre fidĂšle au vƓu qu’elle a fait Ă  la Madone, et de ne jamais me revoir.» Fabrice ne devinait qu’en partie les malheurs de ClĂ©lia; elle savait que son pĂšre, tombĂ© dans une profonde disgrĂące, ne pouvait rentrer Ă  Parme et reparaĂźtre Ă  la cour (chose sans laquelle la vie Ă©tait impossible pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis de Crescenzi, elle Ă©crivit Ă  son pĂšre qu’elle dĂ©sirait ce mariage. Le gĂ©nĂ©ral Ă©tait alors rĂ©fugiĂ© Ă  Turin, et malade de chagrin. A la vĂ©ritĂ©, le contrecoup de cette grande rĂ©solution avait Ă©tĂ© de la vieillir de dix ans. Elle avait fort bien dĂ©couvert que Fabrice avait une fenĂȘtre vis-Ă -vis le palais Contarini; mais elle n’avait eu le malheur de le regarder qu’une fois; dĂšs qu’elle apercevait un air de tĂȘte ou une tournure d’homme ressemblant un peu Ă  la sienne, elle fermait les yeux Ă  l’instant. Sa piĂ©tĂ© profonde et sa confiance dans le secours de la Madone Ă©taient dĂ©sormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de ne pas avoir d’estime pour son pĂšre: le caractĂšre de son futur mari lui semblait parfaitement plat et Ă  la hauteur des façons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu’elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destinĂ©e lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu’elle avait raison. Il eĂ»t fallu, aprĂšs son mariage, aller vivre Ă  deux cents lieues de Parme. Fabrice connaissait la profonde modestie de ClĂ©lia; il savait combien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle Ă©tait dĂ©couverte, Ă©tait assurĂ©e de lui dĂ©plaire. Toutefois, poussĂ© Ă  bout par l’excĂšs de sa mĂ©lancolie et par ces regards de ClĂ©lia qui constamment se dĂ©tournaient de lui, il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour, Ă  la tombĂ©e de la nuit, Fabrice, habillĂ© comme un bourgeois de campagne, se prĂ©senta Ă  la porte du palais, oĂč l’attendait l’un des domestiques gagnĂ©s par lui; il s’annonça comme arrivant de Turin, et ayant pour ClĂ©lia des lettres de son pĂšre. Le domestique alla porter son message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier Ă©tage du palais. C’est en ce lieu que Fabrice passa peut-ĂȘtre le quart d’heure de sa vie le plus rempli d’anxiĂ©tĂ©. Si ClĂ©lia le repoussait, il n’y avait plus pour lui d’espoir de tranquillitĂ©. «Afin de couper court aux soins importuns dont m’accable ma nouvelle dignitĂ©, j’îterai Ă  l’Eglise un mauvais prĂȘtre, et, sous un nom supposĂ©, j’irai me rĂ©fugier dans quelque chartreuse.» Enfin le domestique vint lui annoncer que Mlle ClĂ©lia Conti Ă©tait disposĂ©e Ă  le recevoir. Le courage manqua tout Ă  fait Ă  notre hĂ©ros; il fut sur le point de tomber de peur en montant l’escalier du second Ă©tage. ClĂ©lia Ă©tait assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son dĂ©guisement, qu’elle prit la fuite et alla se cacher au fond du salon. --VoilĂ  comment vous ĂȘtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon pĂšre fut sur le point de pĂ©rir par suite du poison, je fis vƓu Ă  la Madone de ne jamais vous voir. Je n’ai manquĂ© Ă  ce vƓu que ce jour, le plus malheureux de ma vie, oĂč je crus en conscience devoir vous soustraire Ă  la mort. C’est dĂ©jĂ  beaucoup que, par une interprĂ©tation forcĂ©e et sans doute criminelle, je consente Ă  vous entendre. Cette derniĂšre phrase Ă©tonna tellement Fabrice, qu’il lui fallut quelques secondes pour s’en rĂ©jouir. Il s’était attendu Ă  la plus vive colĂšre, et Ă  voir ClĂ©lia enfuir; enfin la prĂ©sence d’esprit lui revint et il Ă©teignit la bougie unique. Quoiqu’il crĂ»t avoir bien compris les ordres de ClĂ©lia, il Ă©tait tout tremblant en avançant vers le fond du salon oĂč elle s’était rĂ©fugiĂ©e derriĂšre un canapĂ©; il ne savait s’il ne l’offenserait pas en lui baisant la main; elle Ă©tait toute tremblante d’amour, et se jeta dans ses bras. --Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardĂ© de temps Ă  venir! Je ne puis te parler qu’un instant car c’est sans doute un grand pĂ©chĂ©; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j’entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l’idĂ©e de vengeance qu’a eue mon pauvre pĂšre? car enfin c’est lui d’abord qui a Ă©tĂ© presque empoisonnĂ© pour faciliter ta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant exposĂ© ma bonne renommĂ©e afin de te sauver? Et d’ailleurs te voilĂ  tout Ă  fait liĂ© aux ordres sacrĂ©s; tu ne pourrais plus m’épouser quand mĂȘme je trouverais un moyen d’éloigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu osĂ©, le soir de la procession, prĂ©tendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la façon la plus criante, la sainte promesse que j’ai faite Ă  la Madone? Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur. Un entretien qui commençait avec cette quantitĂ© de choses Ă  se dire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l’exacte vĂ©ritĂ© sur l’exil de son pĂšre; la duchesse ne s’en Ă©tait mĂȘlĂ©e en aucune sorte, par la grande raison qu’elle n’avait pas cru un seul instant que l’idĂ©e du poison appartĂźnt au gĂ©nĂ©ral Conti; elle avait toujours pensĂ© que c’était un trait d’esprit de la faction Raversi, qui voulait chasser le comte Mosca. Cette vĂ©ritĂ© historique longuement dĂ©veloppĂ©e rendit ClĂ©lia fort heureuse; elle Ă©tait dĂ©solĂ©e de devoir haĂŻr quelqu’un qui appartenait Ă  Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d’un Ɠil jaloux. Le bonheur que cette soirĂ©e Ă©tablit ne dura que quelques jours. L’excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la parfaite honnĂȘtetĂ© de son cƓur, il osa se faire prĂ©senter Ă  la duchesse. AprĂšs lui avoir demandĂ© sa parole de ne point abuser de la confiance qu’il allait lui faire, il avoua que son frĂšre, abusĂ© par un faux point d’honneur, et qui s’était cru bravĂ© et perdu dans l’opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger. Don Cesare n’avait pas parlĂ© deux minutes, que son procĂšs Ă©tait gagnĂ©: sa vertu parfaite avait touchĂ© la duchesse, qui n’était point accoutumĂ©e Ă  un tel spectacle. Il lui plut comme nouveautĂ©. --HĂątez le mariage de la fille du gĂ©nĂ©ral avec le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le gĂ©nĂ©ral soit reçu comme s’il revenait de voyage. Je l’inviterai Ă  dĂźner; ĂȘtes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le gĂ©nĂ©ral ne devra point se hĂąter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez que j’ai de l’amitiĂ© pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre son beau-pĂšre. ArmĂ© de ces paroles, don Cesare vint dire Ă  sa niĂšce qu’elle tenait en ses mains la vie de son pĂšre, malade de dĂ©sespoir. Depuis plusieurs mois il n’avait paru Ă  aucune cour. ClĂ©lia voulut aller voir son pĂšre, rĂ©fugiĂ©, sous un nom supposĂ©, dans un village prĂšs de Turin; car il s’était figurĂ© que la cour de Parme demandait son extradition Ă  celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir mĂȘme elle Ă©crivit Ă  Fabrice une lettre d’éternelle rupture. En recevant cette lettre, Fabrice, qui dĂ©veloppait un caractĂšre tout Ă  fait semblable Ă  celui de sa maĂźtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situĂ© dans les montagnes Ă  dix lieues de Parme. ClĂ©lia lui Ă©crivait une lettre de dix pages: elle lui avait jurĂ© jadis de ne jamais Ă©pouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le lui accorda du fond de sa retraite de Velleja, par une lettre remplie de l’amitiĂ© la plus pure. En recevant cette lettre dont, il faut l’avouer, l’amitiĂ© l’irrita, ClĂ©lia fixa elle-mĂȘme le jour de son mariage, dont les fĂȘtes vinrent encore augmenter l’éclat dont brilla cet hiver la cour de Parme. Ranuce-Ernest V Ă©tait avare au fond; mais il Ă©tait Ă©perdument amoureux, et il espĂ©rait fixer la duchesse Ă  sa cour: il pria sa mĂšre d’accepter une somme fort considĂ©rable, et de donner des fĂȘtes. La grande maĂźtresse sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les fĂȘtes de Parme, cet hiver-lĂ , rappelĂšrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable prince EugĂšne, vice-roi d’Italie, dont la bontĂ© laisse un si long souvenir. Les devoirs du coadjuteur l’avaient rappelĂ© Ă  Parme mais il dĂ©clara que, par des motifs de piĂ©tĂ©, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur, monseigneur Landriani, l’avait forcĂ© de prendre Ă  l’archevĂȘchĂ©; et il alla s’y enfermer, suivi d’un seul domestique. Ainsi il n’assista Ă  aucune des fĂȘtes si brillantes de la cour, ce qui lui valut Ă  Parme et dans son futur diocĂšse une immense rĂ©putation de saintetĂ©. Par un effet inattendu de cette retraite qu’inspirait seule Ă  Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archevĂȘque Landriani, qui l’avait toujours aimĂ©, et qui, dans le fait, avait eu l’idĂ©e de le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu de jalousie. L’archevĂȘque croyait avec raison devoir aller Ă  toutes les fĂȘtes de la cour, comme il est d’usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume de grande cĂ©rĂ©monie, qui, Ă  peu de chose prĂšs, est le mĂȘme que celui qu’on lui voyait dans le chƓur de sa cathĂ©drale. Les centaines de domestiques rĂ©unis dans l’antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa bĂ©nĂ©diction Ă  monseigneur, qui voulait bien s’arrĂȘter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que monseigneur Landriani entendit une voix qui disait: --Notre archevĂȘque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre! De ce moment prit fin Ă  l’archevĂȘchĂ© l’immense faveur dont Fabrice y avait joui; mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n’avait Ă©tĂ© inspirĂ©e que par le dĂ©sespoir oĂč le plongeait le mariage de ClĂ©lia, passa pour l’effet d’une piĂ©tĂ© simple et sublime, et les dĂ©votes lisaient, comme un livre d’édification, la traduction de la gĂ©nĂ©alogie de sa famille, oĂč perçait la vanitĂ© la plus folle. Les libraires firent une Ă©dition lithographiĂ©e de son portrait, qui fut enlevĂ©e en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu’aux portraits des Ă©vĂȘques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prĂ©tendre. L’archevĂȘque vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n’eut aucun effort Ă  faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l’eĂ»t fait FĂ©nelon en pareille occurrence; il Ă©couta l’archevĂȘque avec toute l’humilitĂ© et tout le respect possibles; et, lorsque ce prĂ©lat eut cessĂ© de parler, il lui raconta toute l’histoire de la traduction de cette gĂ©nĂ©alogie faite par les ordres du comte Mosca, Ă  l’époque de sa premiĂšre prison. Elle avait Ă©tĂ© publiĂ©e dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaient semblĂ© peu convenables pour un homme de son Ă©tat. Quant au portrait, il avait Ă©tĂ© parfaitement Ă©tranger Ă  la seconde Ă©dition, comme Ă  la premiĂšre; et le libraire lui ayant adressĂ© Ă  l’archevĂȘchĂ©, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde Ă©dition, il avait envoyĂ© son domestique en acheter un vingt-cinquiĂšme; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoyĂ© cent francs comme paiement des vingt-quatre exemplaires. Toutes ces raisons, quoique exposĂ©es du ton le plus raisonnable par un homme qui avait bien d’autres chagrins dans le cƓur, portĂšrent jusqu’à l’égarement la colĂšre de l’archevĂȘque; il alla jusqu’à accuser Fabrice d’hypocrisie. «VoilĂ  ce que c’est que les gens du commun, se dit Fabrice, mĂȘme quand ils ont de l’esprit!» Il avait alors un souci plus sĂ©rieux; c’étaient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu’il vĂźnt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que du moins il vĂźnt la voir quelquefois. LĂ  Fabrice Ă©tait certain d’entendre parler des fĂȘtes splendides donnĂ©es par le marquis Crescenzi Ă  l’occasion de son mariage: or, c’est ce qu’il n’était pas sĂ»r de pouvoir supporter sans se donner en spectacle. Lorsque la cĂ©rĂ©monie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrice s’était vouĂ© au silence le plus complet, aprĂšs avoir ordonnĂ© Ă  son domestique et aux gens de l’archevĂȘchĂ© avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser la parole. Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu’à l’ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l’obligea mĂȘme Ă  des confĂ©rences avec certains chanoines de campagne, qui prĂ©tendaient que l’archevĂȘchĂ© avait agi contre leurs privilĂšges. Fabrice prit toutes ces choses avec l’indiffĂ©rence parfaite d’un homme qui a d’autres pensĂ©es. «Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja.» Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l’embrassant. Elle le trouva tellement changĂ©, ses yeux, encore agrandis par l’extrĂȘme maigreur, avaient tellement l’air de lui sortir de la tĂȘte, et lui-mĂȘme avait une apparence tellement chĂ©tive et malheureuse, avec son petit habit noir et rĂąpĂ© de simple prĂȘtre, qu’à ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant aprĂšs, lorsqu’elle se fut dit que tout ce changement dans l’apparence de ce beau jeune homme Ă©tait causĂ© par le mariage de ClĂ©lia, elle eut des sentiments presque Ă©gaux en vĂ©hĂ©mence Ă  ceux de l’archevĂȘque, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains dĂ©tails pittoresques qui avaient signalĂ© les fĂȘtes charmantes donnĂ©es par le marquis Crescenzi. Fabrice ne rĂ©pondait pas; mais ses yeux se fermĂšrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pĂąle qu’il ne l’était, ce qui d’abord eĂ»t semblĂ© impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pĂąleur prenait une teinte verte. Le comte Mosca survint, et ce qu’il voyait, et qui lui semblait incroyable, le guĂ©rit enfin tout Ă  fait de la jalousie que jamais Fabrice n’avait cessĂ© de lui inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus dĂ©licates et les plus ingĂ©nieuses pour chercher Ă  redonner Ă  Fabrice quelque intĂ©rĂȘt pour les choses de ce monde. Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d’estime et assez d’amitiĂ©; cette amitiĂ©, n’étant plus contrebalancĂ©e par la jalousie, devint en ce moment presque dĂ©vouĂ©e. «En effet, il a bien achetĂ© sa belle fortune», se disait-il, en rĂ©capitulant ses malheurs. Sous prĂ©texte de lui faire voir le tableau du Parmesan que le prince avait envoyĂ© Ă  la duchesse, le comte prit Ă  part Fabrice: --Ah çà! mon ami, parlons en hommes: puis-je vous ĂȘtre bon Ă  quelque chose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l’argent peut-il vous ĂȘtre utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis Ă  vos ordres; si vous aimez mieux Ă©crire, Ă©crivez-moi. Fabrice l’embrassa tendrement et parla du tableau. --Votre conduite est le chef-d’Ɠuvre de la plus fine politique, lui dit le comte en revenant au ton lĂ©ger de la conversation; vous vous mĂ©nagez un avenir fort agrĂ©able, le prince vous respecte, le peuple vous vĂ©nĂšre, votre petit habit noir rĂąpĂ© fait passer de mauvaises nuits Ă  monsignore Landriani. J’ai quelque habitude des affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde Ă  vingt-cinq ans vous fait atteindre Ă  la perfection. On parle beaucoup de vous Ă  la cour; et savez-vous Ă  quoi vous devez cette distinction unique Ă  votre Ăąge? au petit habit noir rĂąpĂ©. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l’ancienne maison de PĂ©trarque sur cette belle colline au milieu de la forĂȘt, aux environs du PĂŽ: si jamais vous ĂȘtes las des petits mauvais procĂ©dĂ©s de l’envie, j’ai pensĂ© que vous pourriez ĂȘtre le successeur de PĂ©trarque, dont le renom augmentera le vĂŽtre. Le comte se mettait l’esprit Ă  la torture pour faire naĂźtre un sourire sur cette figure d’anachorĂšte, mais il n’y put parvenir. Ce qui rendait le changement plus frappant, c’est qu’avant ces derniers temps, si la figure de Fabrice avait un dĂ©faut, c’était de prĂ©senter quelquefois, hors de propos, l’expression de la voluptĂ© et de la gaietĂ©. Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgrĂ© son Ă©tat de retraite, il y aurait peut-ĂȘtre de l’affectation Ă  ne pas paraĂźtre Ă  la cour le samedi suivant, c’était le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice. «Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais!» Il ne pouvait penser sans frĂ©mir Ă  la rencontre qu’il pouvait faire Ă  la cour. Cette idĂ©e absorba toutes les autres; il pensa que l’unique ressource qui lui restĂąt Ă©tait d’arriver au palais au moment prĂ©cis oĂč l’on ouvrirait les portes des salons. En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncĂ©s Ă  la soirĂ©e de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la distinction possible. Les yeux de Fabrice Ă©taient fixĂ©s sur la pendule, et, Ă  l’instant oĂč elle marqua la vingtiĂšme minute de sa prĂ©sence dans ce salon, il se levait pour prendre congĂ©, lorsque le prince entra chez sa mĂšre. AprĂšs lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manƓuvre, lorsque vint Ă©clater Ă  ses dĂ©pens un de ces petits riens de cour que la grande maĂźtresse savait si bien mĂ©nager: le chambellan de service lui courut aprĂšs pour lui dire qu’il avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ© pour faire le whist du prince. A Parme, c’est un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist Ă©tait un honneur marquĂ© mĂȘme pour l’archevĂȘque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le cƓur, et quoique ennemi mortel de toute scĂšne publique, il fut sur le point d’aller lui dire qu’il avait Ă©tĂ© saisi d’un Ă©tourdissement subit; mais il pensa qu’il serait en butte Ă  des questions et Ă  des compliments de condolĂ©ance, plus intolĂ©rables encore que le jeu. Ce jour-lĂ  il avait horreur de parler. Heureusement le gĂ©nĂ©ral des frĂšres mineurs se trouvait au nombre des grands personnages qui Ă©taient venus faire leur cour Ă  la princesse. Ce moine, fort savant, digne Ă©mule des Fontana et des Duvoisin, s’était placĂ© dans un coin reculĂ© du salon: Fabrice prit poste debout devant lui de façon Ă  ne point apercevoir la porte d’entrĂ©e, et lui parla thĂ©ologie. Mais il ne put faire que son oreille n’entendĂźt pas annoncer M. le marquis et Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, Ă©prouva un violent mouvement de colĂšre. --Si j’étais Borso Valserra, se dit-il (c’était un des gĂ©nĂ©raux du premier Sforce), j’irais poignarder ce lourd marquis, prĂ©cisĂ©ment avec ce petit poignard Ă  manche d’ivoire que ClĂ©lia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s’il doit avoir l’insolence de se prĂ©senter avec cette marquise dans un lieu oĂč je suis! Sa physionomie changea tellement, que le gĂ©nĂ©ral des frĂšres mineurs lui dit: --Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodĂ©e? --J’ai un mal Ă  la tĂȘte fou... ces lumiĂšres me font mal... et je ne reste que parce que j’ai Ă©tĂ© nommĂ© pour la partie de whist du prince. A ce mot, le gĂ©nĂ©ral des frĂšres mineurs, qui Ă©tait un bourgeois, fut tellement dĂ©concertĂ©, que, ne sachant plus que faire, il se mit Ă  saluer Fabrice, lequel, de son cĂŽtĂ©, bien autrement troublĂ© que le gĂ©nĂ©ral des mineurs, se prit Ă  parler avec une volubilitĂ© Ă©trange; il entendait qu’il se faisait un grand silence derriĂšre lui et ne voulait pas regarder. Tout Ă  coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et la cĂ©lĂšbre Mme P... chanta cet air de Cimarosa autrefois si cĂ©lĂšbre: Quelle pupille tenere! Fabrice tint bon aux premiĂšres mesures, mais bientĂŽt sa colĂšre s’évanouit, et il Ă©prouva un besoin extrĂȘme de rĂ©pandre des larmes. «Grand Dieu! se dit-il, quelle scĂšne ridicule! et avec mon habit encore!» Il crut plus sage de parler de lui. --Ces maux de tĂȘte excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au gĂ©nĂ©ral des frĂšres mineurs, finissent par des accĂšs de larmes qui pourraient donner pĂąture Ă  la mĂ©disance dans un homme de notre Ă©tat; ainsi je prie Votre RĂ©vĂ©rence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n’y pas faire autrement attention. --Notre pĂšre provincial de Catanzara est atteint de la mĂȘme incommoditĂ©, dit le gĂ©nĂ©ral des mineurs. Et il commença Ă  voix basse une histoire infinie. Le ridicule de cette histoire, qui avait amenĂ© le dĂ©tail des repas du soir de ce pĂšre provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui Ă©tait pas arrivĂ© depuis longtemps; mais bientĂŽt il cessa d’écouter le gĂ©nĂ©ral des mineurs. Mme P... chantait, avec un talent divin, un air de PergolĂšse (la princesse aimait la musique surannĂ©e). Il se fit un petit bruit Ă  trois pas de Fabrice; pour la premiĂšre fois de la soirĂ©e il dĂ©tourna les yeux. Le fauteuil qui venait d’occasionner ce petit craquement sur le parquet Ă©tait occupĂ© par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontrĂšrent en plein ceux de Fabrice, qui n’étaient guĂšre en meilleur Ă©tat. La marquise baissa la tĂȘte; Fabrice continua Ă  la regarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette tĂȘte chargĂ©e de diamants; mais son regard exprimait la colĂšre et le dĂ©dain. Puis, se disant: «Et mes yeux ne te regarderont jamais», il se retourna vers son pĂšre gĂ©nĂ©ral, et lui dit: --Voici mon incommoditĂ© qui me prend plus fort que jamais. En effet, Fabrice pleura Ă  chaudes larmes pendant plus d’une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement Ă©corchĂ©e, comme c’est l’usage en Italie, vint Ă  son secours et l’aida Ă  sĂ©cher ses larmes. Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais Mme P... chanta de nouveau, et l’ñme de Fabrice, soulagĂ©e par les larmes, arriva Ă  un Ă©tat de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour. «Est-ce que je prĂ©tends, se dit-il, pouvoir l’oublier entiĂšrement dĂšs les premiers moments? cela me serait-il possible?» Il arriva Ă  cette idĂ©e: «Puis-je ĂȘtre plus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi rĂ©sister au plaisir de la voir. Elle a oubliĂ© ses serments, elle est lĂ©gĂšre: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beautĂ© cĂ©leste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis obligĂ© de faire effort sur moi-mĂȘme pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de rĂ©pit.» Fabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucune expĂ©rience des passions, sans quoi il se fĂ»t dit que ce plaisir d’un moment, auquel il allait cĂ©der, rendrait inutiles tous les efforts qu’il faisait depuis deux mois pour oublier ClĂ©lia. Cette pauvre femme n’était venue Ă  cette fĂȘte que forcĂ©e par son mari; elle voulait du moins se retirer aprĂšs une demi-heure, sous prĂ©texte de santĂ©, mais le marquis lui dĂ©clara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore, serait une chose tout Ă  fait hors d’usage, et qui pourrait mĂȘme ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme une critique indirecte de la fĂȘte donnĂ©e par la princesse. --En ma qualitĂ© de chevalier d’honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu’à ce que tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres Ă  donner aux gens, ils sont si nĂ©gligents! Et voulez-vous qu’un simple Ă©cuyer de la princesse usurpe cet honneur? ClĂ©lia se rĂ©signa; elle n’avait pas vu Fabrice, elle espĂ©rait encore qu’il ne serait pas venu Ă  cette fĂȘte. Mais au moment oĂč le concert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s’asseoir, ClĂ©lia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places auprĂšs de la princesse, et fut obligĂ©e de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin reculĂ© oĂč Fabrice s’était rĂ©fugiĂ©. En arrivant Ă  son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du gĂ©nĂ©ral des frĂšres mineurs arrĂȘta ses yeux, et d’abord elle ne remarqua pas l’homme mince et revĂȘtu d’un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arrĂȘtait ses yeux sur cet homme. «Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brodĂ©s: quel peut ĂȘtre ce jeune homme en habit noir si simple?» Elle le regardait profondĂ©ment attentive, lorsqu’une dame, en venant se placer, fit faire un mouvement Ă  son fauteuil. Fabrice tourna la tĂȘte: elle ne le reconnut pas, tant il Ă©tait changĂ©. D’abord elle se dit: «VoilĂ  quelqu’un qui lui ressemble, ce sera son frĂšre aĂźnĂ©; mais je ne le croyais que de quelques annĂ©es plus ĂągĂ© que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans.» Tout Ă  coup elle le reconnut Ă  un mouvement de la bouche. «Le malheureux, qu’il a souffert!» se dit-elle; et elle baissa la tĂȘte accablĂ©e par la douleur, et non pour ĂȘtre fidĂšle Ă  son vƓu. Son cƓur Ă©tait bouleversĂ© par la pitiĂ©. «Qu’il Ă©tait loin d’avoir cet air aprĂšs neuf mois de prison!» Elle ne le regarda plus; mais, sans tourner prĂ©cisĂ©ment les yeux de son cĂŽtĂ©, elle voyait tous ses mouvements. AprĂšs le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince, placĂ©e Ă  quelques pas du trĂŽne; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d’elle. Mais le marquis Crescenzi avait Ă©tĂ© fort piquĂ© de voir sa femme relĂ©guĂ©e aussi loin du trĂŽne; toute la soirĂ©e il avait Ă©tĂ© occupĂ© Ă  persuader Ă  une dame assise Ă  trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations d’argent, qu’elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme rĂ©sistant, comme il Ă©tait naturel, il alla chercher le mari dĂ©biteur, qui fit entendre Ă  sa moitiĂ© la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l’échange, il alla chercher sa femme. --Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baissĂ©s? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout Ă©tonnĂ©es de se trouver ici, et que tout le monde est Ă©tonnĂ© d’y voir. Cette folle de grande maĂźtresse n’en fait jamais d’autres! Et l’on parle de retarder les progrĂšs du jacobinisme! Songez que votre mari occupe la premiĂšre place mĂąle de la cour de la princesse; et quand mĂȘme les rĂ©publicains parviendraient Ă  supprimer la cour et mĂȘme la noblesse, votre mari serait encore l’homme le plus riche de cet Etat. C’est lĂ  une idĂ©e que vous ne vous mettez point assez dans la tĂȘte. Le fauteuil oĂč le marquis eut le plaisir d’installer sa femme n’était qu’à six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu’en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l’air tellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu’elle finit par arriver Ă  cette affreuse conclusion: Fabrice Ă©tait tout Ă  fait changĂ©; il l’avait oubliĂ©e; s’il Ă©tait tellement maigri, c’était l’effet des jeĂ»nes sĂ©vĂšres auxquels sa piĂ©tĂ© se soumettait. ClĂ©lia fut confirmĂ©e dans cette triste idĂ©e par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur Ă©tait dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l’insigne faveur dont on le voyait l’objet: lui, si jeune, ĂȘtre admis au jeu du prince! On admirait l’indiffĂ©rence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, mĂȘme quand il coupait Son Altesse. --Mais cela est incroyable, s’écriaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout Ă  fait la tĂȘte... mais, grĂące au ciel, cela ne durera pas; notre souverain n’aime pas que l’on prenne de ces petits airs de supĂ©rioritĂ©. La duchesse s’approcha du prince; les courtisans qui se tenaient Ă  distance fort respectueuse de la table de jeu, de façon Ă  ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarquĂšrent que Fabrice rougissait beaucoup. «Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs d’indiffĂ©rence.» Fabrice venait d’entendre la voix de ClĂ©lia, elle rĂ©pondait Ă  la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait adressĂ© la parole Ă  la femme de son chevalier d’honneur. Arriva le moment oĂč Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva prĂ©cisĂ©ment en face de ClĂ©lia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regardĂ©e par lui, perdait tout Ă  fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu’elle devait Ă  son vƓu: dans son dĂ©sir de deviner ce qui se passait dans le cƓur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui. Le jeu du prince terminĂ©, les dames se levĂšrent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de dĂ©sordre. Fabrice se trouva tout prĂšs de ClĂ©lia; il Ă©tait encore trĂšs rĂ©solu, mais il vint Ă  reconnaĂźtre un parfum trĂšs faible qu’elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu’il s’était promis. Il s’approcha d’elle et prononça Ă  demi-voix et comme se parlant Ă  soi-mĂȘme, deux vers de ce sonnet de PĂ©trarque, qu’il lui avait envoyĂ© du lac Majeur, imprimĂ© sur un mouchoir de soie: --Quel n’était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est changĂ©! «Non, il ne m’a point oubliĂ©e, se dit ClĂ©lia, avec un transport de joie. Cette belle Ăąme n’est point inconstante!» Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m’avez appris Ă  aimer. ClĂ©lia osa se rĂ©pĂ©ter Ă  elle-mĂȘme ces deux vers de PĂ©trarque. La princesse se retira aussitĂŽt aprĂšs le souper; le prince l’avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de rĂ©ception. DĂšs que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir Ă  la fois; il y eut un dĂ©sordre complet dans les antichambres; ClĂ©lia se trouva tout prĂšs de Fabrice; le profond malheur peint dans ses traits lui fit pitiĂ©. --Oublions le passĂ©, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d’amitiĂ©. En disant ces mots, elle plaçait son Ă©ventail de façon Ă  ce qu’il pĂ»t le prendre. Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme; dĂšs le lendemain il dĂ©clara que sa retraite Ă©tait terminĂ©e, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L’archevĂȘque dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l’admettant Ă  son jeu avait fait perdre entiĂšrement la tĂȘte Ă  ce nouveau saint: la duchesse vit qu’il Ă©tait d’accord avec ClĂ©lia. Cette pensĂ©e, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d’une promesse fatale, acheva de la dĂ©terminer Ă  faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s’éloigner de la cour au moment oĂč la faveur dont elle Ă©tait l’objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu’il voyait qu’il n’y avait point d’amour entre Fabrice et la duchesse, disait Ă  son amie: --Ce nouveau prince est la vertu incarnĂ©e, mais je l’ai appelĂ© cet enfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu’un moyen de me remettre excellemment bien avec lui, c’est l’absence. Je vais me montrer parfait de grĂąces et de respects, aprĂšs quoi je suis malade et je demande mon congĂ©. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assurĂ©e. Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien infĂ©rieur? Pour m’amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un dĂ©sordre inextricable; j’avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers ministĂšres, je les ai fait mettre Ă  la pension depuis deux mois, parce qu’ils lisent les journaux français; et je les ai remplacĂ©s par des nigauds incroyables. «AprĂšs notre dĂ©part, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgrĂ© l’horreur qu’il a pour le caractĂšre de Rassi, je ne doute pas qu’il ne soit obligĂ© de le rappeler, et moi je n’attends qu’un ordre du tyran qui dispose de mon sort, pour Ă©crire une lettre de tendre amitiĂ© Ă  mon ami Rassi, et lui dire que j’ai tout lieu d’espĂ©rer que bientĂŽt on rendra justice Ă  son mĂ©rite 8. CHAPITRE XXVII Cette conversation sĂ©rieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au palais Sanseverina; la duchesse Ă©tait encore sous le coup de la joie qui Ă©clatait dans toutes les actions de Fabrice. «Ainsi, se disait-elle, cette petite dĂ©vote m’a trompĂ©e! Elle n’a pas su rĂ©sister Ă  son amant seulement pendant trois mois.» La certitude d’un dĂ©nouement heureux avait donnĂ© Ă  cet ĂȘtre si pusillanime, le jeune prince, le courage d’aimer; il eut quelque connaissance des prĂ©paratifs de dĂ©part que l’on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre français, qui croyait peu Ă  la vertu des grandes dames, lui donna du courage Ă  l’égard de la duchesse. Ernest V se permit une dĂ©marche qui fut sĂ©vĂšrement blĂąmĂ©e par la princesse et par tous les gens sensĂ©s de la cour; le peuple y vit le sceau de la faveur Ă©tonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la voir dans son palais. --Vous partez, lui dit-il d’un ton sĂ©rieux qui parut odieux Ă  la duchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer Ă  vos serments! Et pourtant, si j’eusse tardĂ© dix minutes Ă  vous accorder la grĂące de Fabrice, il Ă©tait mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos serments je n’eusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais! Vous n’avez donc pas d’honneur! --RĂ©flĂ©chissez mĂ»rement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d’espace Ă©gal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s’écouler? Votre gloire comme souverain, et, j’ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont jamais Ă©levĂ©s Ă  ce point. Voici le traitĂ© que je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre maĂźtresse pour un instant fugitif, et en vertu d’un serment extorquĂ© par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie Ă  faire votre fĂ©licitĂ©, je serai toujours ce que j’ai Ă©tĂ© depuis quatre mois, et peut-ĂȘtre l’amour viendra-t-il couronner l’amitiĂ©. Je ne jurerais pas du contraire. --Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rĂŽle, soyez plus encore, rĂ©gnez Ă  la fois sur moi et sur mes Etats, soyez mon premier ministre; je vous offre un mariage tel qu’il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous en avons un exemple prĂšs de nous: le roi de Naples vient d’épouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du mĂȘme genre. Je vais ajouter une idĂ©e de triste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que j’ai rĂ©flĂ©chi Ă  tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je m’impose d’ĂȘtre le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je bĂ©nis ces dĂ©sagrĂ©ments fort rĂ©els, puisqu’ils m’offrent un moyen de plus de vous prouver mon estime et ma passion. La duchesse n’hĂ©sita pas un instant; le prince l’ennuyait, et le comte lui semblait parfaitement aimable; il n’y avait au monde qu’un homme qu’on pĂ»t lui prĂ©fĂ©rer. D’ailleurs elle rĂ©gnait sur le comte, et le prince, dominĂ© par les exigences de son rang, eĂ»t plus ou moins rĂ©gnĂ© sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des maĂźtresses; la diffĂ©rence d’ñge semblerait, dans peu d’annĂ©es, lui en donner le droit. DĂšs le premier instant, la perspective de s’ennuyer avait dĂ©cidĂ© de tout; toutefois la duchesse, qui voulait ĂȘtre charmante, demanda la permission de rĂ©flĂ©chir. Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le prince se mit en colĂšre; il voyait tout son bonheur lui Ă©chapper. Que devenir aprĂšs que la duchesse aurait quittĂ© sa cour? D’ailleurs, quelle humiliation d’ĂȘtre refusĂ©! «Enfin qu’est-ce que va me dire mon valet de chambre français quand je lui conterai ma dĂ©faite?» La duchesse eut l’art de calmer le prince, et de ramener peu Ă  peu la nĂ©gociation Ă  ses vĂ©ritables termes. --Si Votre Altesse daigne consentir Ă  ne point presser l’effet d’une promesse fatale, et horrible Ă  mes yeux, comme me faisant encourir mon propre mĂ©pris, je passerai ma vie Ă  sa cour, et cette cour sera toujours ce qu’elle a Ă©tĂ© cet hiver; tous mes instants seront consacrĂ©s Ă  contribuer Ă  son bonheur comme homme, et Ă  sa gloire comme souverain. Si elle exige que j’obĂ©isse Ă  mon serment, elle aura flĂ©tri le reste de ma vie, et Ă  l’instant elle me verra quitter ses Etats pour n’y jamais rentrer. Le jour oĂč j’aurai perdu l’honneur sera aussi le dernier jour oĂč je vous verrai. Mais le prince Ă©tait obstinĂ© comme les ĂȘtres pusillanimes; d’ailleurs son orgueil d’homme et de souverain Ă©tait irritĂ© du refus de sa main; il pensait Ă  toutes les difficultĂ©s qu’il eĂ»t eues Ă  surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant il s’était rĂ©solu Ă  vaincre. Durant trois heures on se rĂ©pĂ©ta de part et d’autre les mĂȘmes arguments, souvent mĂȘlĂ©s de mots fort vifs. Le prince s’écria: --Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d’honneur? Si j’eusse hĂ©sitĂ© aussi longtemps le jour oĂč le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti donnait du poison Ă  Fabrice, vous seriez occupĂ©e aujourd’hui Ă  lui Ă©lever un tombeau dans une des Ă©glises de Parme. --Non pas Ă  Parme, certes, dans ce pays d’empoisonneurs. --Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colĂšre, et vous emporterez mon mĂ©pris. Comme il s’en allait, la duchesse lui dit Ă  voix basse: --Eh bien! prĂ©sentez-vous ici Ă  dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un marchĂ© de dupe. Vous m’aurez vue pour la derniĂšre fois, et j’eusse consacrĂ© ma vie Ă  vous rendre aussi heureux qu’un prince absolu peut l’ĂȘtre dans ce siĂšcle de jacobins. Et songez Ă  ce que sera votre cour quand je n’y serai plus pour la tirer par force de sa platitude et de sa mĂ©chancetĂ© naturelles. --De votre cĂŽtĂ©, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne, car vous n’eussiez point Ă©tĂ© une princesse vulgaire, Ă©pousĂ©e par politique, et qu’on n’aime point; mon cƓur est tout Ă  vous, et vous vous fussiez vue Ă  jamais la maĂźtresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement. --Oui, mais la princesse votre mĂšre eĂ»t eu le droit de me mĂ©priser comme une vile intrigante. --Eh bien! j’eusse exilĂ© la princesse avec une pension. Il y eut encore trois quarts d’heure de rĂ©pliques incisives. Le prince, qui avait l’ñme dĂ©licate, ne pouvait se rĂ©soudre ni Ă  user de son droit, ni Ă  laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu’aprĂšs le premier moment obtenu, n’importe comment, les femmes reviennent. ChassĂ© par la duchesse indignĂ©e, il osa reparaĂźtre tout tremblant et fort malheureux Ă  dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle Ă©crivit au comte dĂšs qu’elle fut hors des Etats du prince: Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d’ĂȘtre gaie pendant un mois. Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends Ă  Bologne, et quand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu’une chose, ne me forcez jamais Ă  reparaĂźtre dans le pays que je quitte, et songez toujours qu’au lieu de 150 000 livres de rentes, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous regardaient bouche bĂ©ante, et vous ne serez plus considĂ©rĂ© qu’autant que vous voudrez bien vous abaisser Ă  comprendre toutes leurs petites idĂ©es. Tu l’as voulu, George Dandin! Huit jours aprĂšs, le mariage se cĂ©lĂ©brait Ă  PĂ©rouse dans une Ă©glise oĂč les ancĂȘtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince Ă©tait au dĂ©sespoir. La duchesse avait reçu de lui trois ou quatre courriers, et n’avait pas manquĂ© de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non dĂ©cachetĂ©es. Ernest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donnĂ© le grand cordon de son ordre Ă  Fabrice. --C’est lĂ  surtout ce qui m’a plu de ses adieux. Nous nous sommes sĂ©parĂ©s, disait le comte Ă  la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du monde; il m’a donnĂ© un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent bien le grand cordon. Il m’a dit qu’il me ferait duc, s’il ne voulait se rĂ©server ce moyen pour vous rappeler dans ses Etats. Je suis donc chargĂ© de vous dĂ©clarer, belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir Ă  Parme, ne fĂ»t-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une belle terre. C’est ce que la duchesse refusa avec une sorte d’horreur. AprĂšs la scĂšne qui s’était passĂ©e au bal de la cour, et qui semblait assez dĂ©cisive, ClĂ©lia parut ne plus se souvenir de l’amour qu’elle avait semblĂ© partager un instant; les remords les plus violents s’étaient emparĂ©s de cette Ăąme vertueuse et croyante. C’est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgrĂ© toutes les espĂ©rances qu’il cherchait Ă  se donner, un sombre malheur ne s’en Ă©tait pas moins emparĂ© de son Ăąme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, comme Ă  l’époque du mariage de ClĂ©lia. Le comte avait priĂ© son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait Ă  la cour, et Fabrice, qui commençait Ă  comprendre tout ce qu’il lui devait, s’était promis de remplir cette mission en honnĂȘte homme. Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n’eĂ»t le projet de revenir au ministĂšre, et avec plus de pouvoir qu’il n’en avait jamais eu. Les prĂ©visions du comte ne tardĂšrent pas Ă  se vĂ©rifier: moins de six semaines aprĂšs son dĂ©part, Rassi Ă©tait premier ministre; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vidĂ©es, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-lĂ  au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il Ă©tait fou d’amour et haĂŻssait surtout le comte Mosca comme un rival. Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, ĂągĂ© de soixante-douze ans, Ă©tant tombĂ© dans un grand Ă©tat de langueur et ne sortant presque plus de son palais, c’était au coadjuteur Ă  s’acquitter de presque toutes ses fonctions. La marquise Crescenzi, accablĂ©e de remords, et effrayĂ©e par le directeur de sa conscience, avait trouvĂ© un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice. Prenant prĂ©texte de la fin d’une premiĂšre grossesse, elle s’était donnĂ© pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y pĂ©nĂ©trer et plaça dans l’allĂ©e que ClĂ©lia affectionnait le plus des fleurs arrangĂ©es en bouquets, et disposĂ©es dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison Ă  la tour FarnĂšse. La marquise fut trĂšs irritĂ©e de cette tentative; les mouvements de son Ăąme Ă©taient dirigĂ©s tantĂŽt par les remords, tantĂŽt par la passion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait mĂȘme scrupule d’y jeter un regard. Fabrice commençait Ă  croire qu’il Ă©tait sĂ©parĂ© d’elle pour toujours, et le dĂ©sespoir commençait aussi Ă  s’emparer de son Ăąme. Le monde oĂč il passait sa vie lui dĂ©plaisait mortellement, et s’il n’eĂ»t Ă©tĂ© intimement persuadĂ© que le comte ne pouvait trouver la paix de l’ñme hors du ministĂšre, il se fĂ»t mis en retraite dans son petit appartement de l’archevĂȘchĂ©. Il lui eĂ»t Ă©tĂ© doux de vivre tout Ă  ses pensĂ©es, et de n’entendre plus la voix humaine que dans l’exercice officiel de ses fonctions. «Mais, se disait-il, dans l’intĂ©rĂȘt du comte et de la comtesse Mosca, personne ne peut me remplacer.» Le prince continuait Ă  le traiter avec une distinction qui le plaçait au premier rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande partie Ă  lui-mĂȘme. L’extrĂȘme rĂ©serve qui, chez Fabrice, provenait d’une indiffĂ©rence allant jusqu’au dĂ©goĂ»t pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piquĂ© la vanitĂ© du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d’esprit que sa tante. L’ñme candide du prince s’apercevait Ă  demi d’une vĂ©ritĂ©: c’est que personne n’approchait de lui avec les mĂȘmes dispositions de cƓur que Fabrice. Ce qui ne pouvait Ă©chapper, mĂȘme au vulgaire des courtisans, c’est que la considĂ©ration obtenue par Fabrice n’était point celle d’un simple coadjuteur, mais l’emportait mĂȘme sur les Ă©gards que le souverain montrait Ă  l’archevĂȘque. Fabrice Ă©crivait au comte que si jamais le prince avait assez d’esprit pour s’apercevoir du gĂąchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de mĂȘme force avaient jetĂ© ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une dĂ©marche, sans trop compromettre son amour-propre. Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il Ă  la comtesse Mosca, appliquĂ© par un homme de gĂ©nie Ă  une auguste personne, l’auguste personne se serait dĂ©jĂ  Ă©criĂ©e: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. DĂšs aujourd’hui, si la femme de l’homme de gĂ©nie daignait faire une dĂ©marche, si peu significative qu’elle fĂ»t, on rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s’il veut attendre que le fruit soit mĂ»r. Du reste, on s’ennuie Ă  ravir dans les salons de la princesse, on n’y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu’il est comte, est devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres sĂ©vĂšres pour que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n’ose plusse prĂ©senter aux soirĂ©es de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d’entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain lorsqu’il se rend Ă  la messe, continueront Ă  jouir de ce privilĂšge; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi l’on a dit qu’on voit bien que Rassi est sans quartier. On pense que de telles lettres n’étaient point confiĂ©es Ă  la poste. La comtesse Mosca rĂ©pondait de Naples: Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est enchantĂ© de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l’Abruzze, qui ne lui coĂ»tent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l’ingrat, que je vous fais cette sommation. Fabrice n’avait garde d’obĂ©ir: la simple lettre qu’il Ă©crivait tous les jours au comte ou Ă  la comtesse lui semblait une corvĂ©e presque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu’une annĂ©e entiĂšre se passa ainsi, sans qu’il pĂ»t adresser une parole Ă  la marquise. Toutes ses tentatives pour Ă©tablir quelque correspondance avaient Ă©tĂ© repoussĂ©es avec horreur. Le silence habituel que, par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, exceptĂ© dans l’exercice de ses fonctions et Ă  la cour, joint Ă  la puretĂ© parfaite de ses mƓurs, l’avait mis dans une vĂ©nĂ©ration si extraordinaire qu’il se dĂ©cida enfin Ă  obĂ©ir aux conseils de sa tante. Le prince a pour toi une vĂ©nĂ©ration telle, lui Ă©crivait-elle, qu’il faut t’attendre bientĂŽt Ă  une disgrĂące; il te prodiguera les marques d’inattention, et les mĂ©pris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honnĂȘtes qu’ils soient, sont changeants comme la mode et par la mĂȘme raison: l’ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la prĂ©dication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu diras des hĂ©rĂ©sies dans les commencements; mais paye un thĂ©ologien savant et discret qui assistera Ă  tes sermons, et t’avertira de tes fautes, tu les rĂ©pareras le lendemain. Le genre de malheur que porte dans l’ñme un amour contrariĂ©, fait que toute chose demandant de l’attention et de l’action devient une atroce corvĂ©e. Mais Fabrice se dit que son crĂ©dit sur le peuple, s’il en acquĂ©rait, pourrait un jour ĂȘtre utile Ă  sa tante et au comte, pour lequel sa vĂ©nĂ©ration augmentait tous les jours, Ă  mesure que les affaires lui apprenaient Ă  connaĂźtre la mĂ©chancetĂ© des hommes. Il se dĂ©termina Ă  prĂȘcher, et son succĂšs, prĂ©parĂ© par sa maigreur et son habit rĂąpĂ©, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, rĂ©uni Ă  sa charmante figure et aux rĂ©cits de la haute faveur dont il jouissait Ă  la cour, enleva tous les cƓurs de femme. Elles inventĂšrent qu’il avait Ă©tĂ© un des plus braves capitaines de l’armĂ©e de NapolĂ©on. BientĂŽt ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des places dans les Ă©glises oĂč il devait prĂȘcher; les pauvres s’y Ă©tablissaient par spĂ©culation dĂšs cinq heures du matin. Le succĂšs fut tel que Fabrice eut enfin l’idĂ©e qui changea tout dans son Ăąme, que, ne fĂ»t-ce que par simple curiositĂ©, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venir assister Ă  l’un de ses sermons. Tout Ă  coup le public ravi s’aperçut que son talent redoublait; il se permettait, quand il Ă©tait Ă©mu, des images dont la hardiesse eĂ»t fait frĂ©mir les orateurs les plus exercĂ©s; quelquefois, s’oubliant soi-mĂȘme, il se livrait Ă  des moments d’inspiration passionnĂ©e, et tout l’auditoire fondait en larmes. Mais c’était en vain que son Ɠil aggrottato cherchait parmi tant de figures tournĂ©es vers la chaire celle dont la prĂ©sence eĂ»t Ă©tĂ© pour lui un si grand Ă©vĂ©nement. «Mais si jamais j’ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resterai absolument court.» Pour parer Ă  ce dernier inconvĂ©nient, il avait composĂ© une sorte de priĂšre tendre et passionnĂ©e qu’il plaçait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre Ă  lire ce morceau, si jamais la prĂ©sence de la marquise venait le mettre hors d’état de trouver un mot. Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui Ă©taient Ă  sa solde, que des ordres avaient Ă©tĂ© donnĂ©s afin que l’on prĂ©parĂąt pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand théùtre. Il y avait une annĂ©e que la marquise n’avait paru Ă  aucun spectacle, et c’était un tĂ©nor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait dĂ©roger Ă  ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extrĂȘme. «Enfin je pourrai la voir toute une soirĂ©e! On dit qu’elle est bien pĂąle.» Et il cherchait Ă  se figurer ce que pouvait ĂȘtre cette tĂȘte charmante, avec des couleurs Ă  demi effacĂ©es par les combats de l’ñme. Son ami Ludovic, tout consternĂ© de ce qu’il appelait la folie de son maĂźtre, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatriĂšme rang, presque en face de celle de la marquise. Une idĂ©e se prĂ©senta Ă  Fabrice: «J’espĂšre lui donner l’idĂ©e de venir au sermon, et je choisirai une Ă©glise fort petite, afin d’ĂȘtre en Ă©tat de la bien voir.» Fabrice prĂȘchait ordinairement Ă  trois heures. DĂšs le matin du jour oĂč la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu’un devoir de son Ă©tat le retenant Ă  l’archevĂȘchĂ© pendant toute la journĂ©e, il prĂȘcherait par extraordinaire Ă  huit heures et demie du soir, dans la petite Ă©glise de Sainte-Marie de la Visitation, situĂ©e prĂ©cisĂ©ment en face d’une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic prĂ©senta de sa part une quantitĂ© Ă©norme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec priĂšre d’illuminer Ă  jour leur Ă©glise. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l’on plaça une sentinelle, la baĂŻonnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour empĂȘcher les vols. Le sermon n’était annoncĂ© que pour huit heures et demie, et Ă  deux heures l’église Ă©tant entiĂšrement remplie, l’on peut se figurer le tapage qu’il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu’en l’honneur de Notre-Dame de PitiĂ©, il prĂȘcherait sur la pitiĂ© qu’une Ăąme gĂ©nĂ©reuse doit avoir pour un malheureux, mĂȘme quand il serait coupable. DĂ©guisĂ© avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théùtre au moment de l’ouverture des portes, et quand rien n’était encore allumĂ©. Le spectacle commença vers huit heures, et quelques minutes aprĂšs il eut cette joie qu’aucun esprit ne peut concevoir s’il ne l’a pas Ă©prouvĂ©e, il vit la porte de la loge Crescenzi s’ouvrir; peu aprĂšs, la marquise entra; il ne l’avait pas vue aussi bien depuis le jour oĂč elle lui avait donnĂ© son Ă©ventail. Fabrice crut qu’il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu’il se dit: «Peut-ĂȘtre je vais mourir! Quelle façon charmante de finir cette vie si triste! Peut-ĂȘtre je vais tomber dans cette loge; les fidĂšles rĂ©unis Ă  la Visitation ne me verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur archevĂȘque s’est oubliĂ© dans une loge de l’OpĂ©ra, et encore, dĂ©guisĂ© en domestique et couvert d’une livrĂ©e! Adieu toute ma rĂ©putation! Et que me fait ma rĂ©putation!» Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur lui-mĂȘme; il quitta sa loge des quatriĂšmes et eut toutes les peines du monde Ă  gagner, Ă  pied, le lieu oĂč il devait quitter son habit de demi-livrĂ©e et prendre un vĂȘtement plus convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu’il arriva Ă  la Visitation, dans un Ă©tat de pĂąleur et de faiblesse tel que le bruit se rĂ©pandit dans l’église que M. le coadjuteur ne pourrait pas prĂȘcher ce soir-lĂ . On peut juger des soins que lui prodiguĂšrent les religieuses, Ă  la grille de leur parloir intĂ©rieur oĂč il s’était rĂ©fugiĂ©. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice demanda Ă  ĂȘtre seul quelques instants, puis il courut Ă  sa chaire. Un de ses aides de camp lui avait annoncĂ©, vers les trois heures, que l’église de la Visitation Ă©tait entiĂšrement remplie mais de gens appartenant Ă  la derniĂšre classe et attirĂ©s apparemment par le spectacle de l’illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agrĂ©ablement surpris de trouver toutes les chaises occupĂ©es par les jeunes gens Ă  la mode et par les personnages de la plus haute distinction. Quelques phrases d’excuses commencĂšrent son sermon et furent reçues avec des cris comprimĂ©s d’admiration. Ensuite vint la description passionnĂ©e du malheureux dont il faut avoir pitiĂ© pour honorer dignement la Madone de PitiĂ©, qui, elle-mĂȘme, a tant souffert sur la terre. L’orateur Ă©tait fort Ă©mu; il y avait des moments oĂč il pouvait Ă  peine prononcer les mots de façon Ă  ĂȘtre entendu dans toutes les parties de cette petite Ă©glise. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l’air lui-mĂȘme du malheureux dont il fallait prendre pitiĂ©, tant sa pĂąleur Ă©tait extrĂȘme. Quelques minutes aprĂšs les phrases d’excuses par lesquelles il avait commencĂ© son discours, on s’aperçut qu’il Ă©tait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-lĂ  d’une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui vit les larmes aux yeux: Ă  l’instant il s’éleva dans l’auditoire un sanglot gĂ©nĂ©ral et si bruyant, que le sermon en fut tout Ă  fait interrompu. Cette premiĂšre interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris d’admiration, il y avait des Ă©clats de larmes; on entendait Ă  chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L’émotion Ă©tait si gĂ©nĂ©rale et si invincible dans ce public d’élite, que personne n’avait honte de pousser des cris, et les gens qui y Ă©taient entraĂźnĂ©s ne semblaient point ridicules Ă  leurs voisins. Au repos qu’il est d’usage de prendre au milieu du sermon, on dit Ă  Fabrice qu’il n’était restĂ© absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit tout Ă  coup beaucoup de bruit dans la salle: c’étaient les fidĂšles qui votaient une statue Ă  M. le coadjuteur. Son succĂšs dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain, les Ă©lans de contrition chrĂ©tienne furent tellement remplacĂ©s par des cris d’admiration tout Ă  fait profanes, qu’il crut devoir adresser, en quittant la chaire, une sorte de rĂ©primande aux auditeurs. Sur quoi tous sortirent Ă  la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de singulier et de compassĂ©; et, en arrivant Ă  la rue, tous se mettaient Ă  applaudir avec fureur et Ă  crier: --E viva del Dongo! Fabrice consulta sa montre avec prĂ©cipitation, et courut Ă  une petite fenĂȘtre grillĂ©e qui Ă©clairait l’étroit passage de l’orgue Ă  l’intĂ©rieur du couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait placĂ© une douzaine de torches dans ces mains de fer que l’on voit sortir des murs de face des palais bĂątis au Moyen Age. AprĂšs quelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cessĂ©, l’évĂ©nement que Fabrice attendait avec tant d’anxiĂ©tĂ© arriva, la voiture de la marquise revenant du spectacle, parut dans la rue; le cocher fut obligĂ© de s’arrĂȘter, et ce ne fut qu’au plus petit pas, et Ă  force de cris, que la voiture put gagner la porte. La marquise avait Ă©tĂ© touchĂ©e de la musique sublime, comme le sont les cƓurs malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle lorsqu’elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et le tĂ©nor admirable Ă©tant en scĂšne, les gens mĂȘme du parterre avaient tout Ă  coup dĂ©sertĂ© leurs places pour aller tenter fortune et essayer de pĂ©nĂ©trer dans l’église de la Visitation. La marquise, se voyant arrĂȘtĂ©e par la foule devant sa porte, fondit en larmes. «Je n’avais pas fait un mauvais choix!» se dit-elle. Mais prĂ©cisĂ©ment Ă  cause de ce moment d’attendrissement elle rĂ©sista avec fermetĂ© aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne concevaient pas qu’elle n’allĂąt point voir un prĂ©dicateur aussi Ă©tonnant. «Enfin, disait-on, il l’emporte mĂȘme sur le meilleur tĂ©nor de l’Italie!» «Si je le vois, je suis perdue!» se disait la marquise. Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, prĂȘcha encore plusieurs fois dans cette mĂȘme petite Ă©glise, voisine du palais Crescenzi, jamais il n’aperçut ClĂ©lia, qui mĂȘme Ă  la fin prit de l’humeur de cette affectation Ă  venir troubler sa rue solitaire, aprĂšs l’avoir dĂ©jĂ  chassĂ©e de son jardin. En parcourant les figures de femmes qui l’écoutaient, Fabrice remarquait depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques Ă©taient ordinairement baignĂ©s de larmes dĂšs la huitiĂšme ou dixiĂšme phrase du sermon. Quand Fabrice Ă©tait obligĂ© de dire des choses longues et ennuyeuses pour lui-mĂȘme, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tĂȘte dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s’appelait Anetta Marini, fille unique et hĂ©ritiĂšre du plus riche marchand drapier de Parme, mort quelques mois auparavant. BientĂŽt le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes les bouches; elle Ă©tait devenue Ă©perdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les fameux sermons commencĂšrent, son mariage Ă©tait arrĂȘtĂ© avec Giacomo Rassi, fils aĂźnĂ© du ministre de la justice, lequel ne lui dĂ©plaisait point; mais Ă  peine eut-elle entendu deux fois monsignore Fabrice, qu’elle dĂ©clara qu’elle ne voulait plus se marier; et, comme on lui demandait la cause d’un si singulier changement, elle rĂ©pondit qu’il n’était pas digne d’une honnĂȘte fille d’épouser un homme en se sentant Ă©perdument Ă©prise d’un autre. Sa famille chercha d’abord sans succĂšs quel pouvait ĂȘtre cet autre. Mais les larmes brĂ»lantes qu’Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la vĂ©ritĂ©; sa mĂšre et ses oncles lui ayant demandĂ© si elle aimait monsignore Fabrice, elle rĂ©pondit avec hardiesse que, puisqu’on avait dĂ©couvert la vĂ©ritĂ©, elle ne s’avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n’ayant aucun espoir d’épouser l’homme qu’elle adorait, elle voulait du moins n’avoir plus les yeux offensĂ©s par la figure ridicule du contino Rassi. Ce ridicule donnĂ© au fils d’un homme que poursuivait l’envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, l’entretien de toute la ville. La rĂ©ponse d’Anetta Marini parut charmante, et tout le monde la rĂ©pĂ©ta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait partout. ClĂ©lia se garda bien d’ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais elle fit des questions Ă  sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, aprĂšs avoir entendu la messe Ă  la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe Ă  la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva rĂ©unis tous les beaux de la ville attirĂ©s par le mĂȘme motif; ces messieurs se tenaient debout prĂšs de la porte. BientĂŽt, au grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans l’église; elle se trouva fort bien placĂ©e pour la voir, et, malgrĂ© sa piĂ©tĂ©, ne donna guĂšre d’attention Ă  la messe. ClĂ©lia trouva Ă  cette beautĂ© bourgeoise un petit air dĂ©cidĂ© qui, suivant elle, eĂ»t pu convenir tout au plus Ă  une femme mariĂ©e depuis plusieurs annĂ©es. Du reste elle Ă©tait admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme l’on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses qu’ils regardaient. La marquise s’enfuit avant la fin de la messe. DĂšs le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer la soirĂ©e, racontĂšrent un nouveau trait ridicule de l’Anetta Marini. Comme sa mĂšre, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu d’argent Ă  sa disposition, Anetta Ă©tait allĂ©e offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son pĂšre, au cĂ©lĂšbre Hayez, alors Ă  Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce portrait fĂ»t vĂȘtu simplement de noir, et non point en habit de prĂȘtre. Or, la veille, la mĂšre de la petite Anetta avait Ă©tĂ© bien surprise, et encore plus scandalisĂ©e de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entourĂ© du plus beau cadre que l’on eĂ»t dorĂ© Ă  Parme depuis vingt ans. CHAPITRE XXVIII EntraĂźnĂ© par les Ă©vĂ©nements, nous n’avons pas eu le temps d’esquisser la race comique de courtisans qui pullulent Ă  la cour de Parme et faisaient de drĂŽles de commentaires sur les Ă©vĂ©nements par nous racontĂ©s. Ce qui rend en ce pays-lĂ  un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du prince, c’est d’abord de n’avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile Ă  remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la derniĂšre caisse de minĂ©ralogie qu’il avait reçue de Saxe. Si aprĂšs cela on ne manquait pas Ă  la messe un seul jour de l’annĂ©e, si l’on pouvait compter au nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours aprĂšs le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions n’osait pas trop vous vexer si vous Ă©tiez en retard sur la somme annuelle de cent francs Ă  laquelle Ă©taient imposĂ©es vos petites propriĂ©tĂ©s. M. Gonzo Ă©tait un pauvre hĂšre de cette sorte, fort noble, qui, outre qu’il possĂ©dait quelque petit bien, avait obtenu par le crĂ©dit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme eĂ»t pu dĂźner chez lui, mais il avait une passion: il n’était Ă  son aise et heureux que lorsqu’il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dĂźt de temps Ă  autre: --Taisez-vous, Gonzo, vous n’ĂȘtes qu’un sot. Ce jugement Ă©tait dictĂ© par l’humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d’esprit que le grand personnage. Il parlait Ă  propos de tout et avec assez de grĂące: de plus, il Ă©tait prĂȘt Ă  changer d’opinion sur une grimace du maĂźtre de la maison. A vrai dire, quoique d’une adresse profonde pour ses intĂ©rĂȘts, il n’avait pas une idĂ©e, et quand le prince n’était pas enrhumĂ©, il Ă©tait quelquefois embarrassĂ© au moment d’entrer dans un salon. Ce qui dans Parme avait valu une rĂ©putation Ă  Gonzo, c’était un magnifique chapeau Ă  trois cornes garni d’une plume noire un peu dĂ©labrĂ©e, qu’il mettait, mĂȘme en frac; mais il fallait voir la façon dont il portait cette plume, soit sur la tĂȘte, soit Ă  la main; lĂ  Ă©tait le talent et l’importance. Il s’informait avec une anxiĂ©tĂ© vĂ©ritable de l’état de santĂ© du petit chien de la marquise, et si le feu eĂ»t pris au palais Crescenzi, il eĂ»t exposĂ© sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de brocart d’or, qui depuis tant d’annĂ©es accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard il osait s’y asseoir un instant. Sept ou huit personnages de cette espĂšce arrivaient tous les soirs Ă  sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais magnifiquement vĂȘtu d’une livrĂ©e jonquille toute couverte de galons d’argent, ainsi que la veste rouge qui en complĂ©tait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il Ă©tait immĂ©diatement suivi d’un valet de chambre apportant une tasse de cafĂ© infiniment petite, soutenue par un pied d’argent en filigrane; et toutes les demi-heures un maĂźtre d’hĂŽtel, portant Ă©pĂ©e et habit magnifique Ă  la française, venait offrir des glaces. Une demi-heure aprĂšs les petits courtisans rĂąpĂ©s, on voyait arriver cinq ou six officiers parlant haut et d’un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre et l’espĂšce des boutons que doit porter l’habit du soldat pour que le gĂ©nĂ©ral en chef puisse remporter des victoires. Il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© prudent de citer dans ce salon un journal français; car, quand mĂȘme la nouvelle se fĂ»t trouvĂ©e des plus agrĂ©ables, par exemple cinquante libĂ©raux fusillĂ©s en Espagne, le narrateur n’en fĂ»t pas moins restĂ© convaincu d’avoir lu un journal français. Le chef-d’Ɠuvre de l’habiletĂ© de tous ces gens-lĂ  Ă©tait d’obtenir tous les dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C’est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de rĂ©gner sur les paysans et sur les bourgeois. Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, Ă©tait le chevalier Foscarini, parfaitement honnĂȘte homme; aussi avait-il Ă©tĂ© un peu en prison sous tous les rĂ©gimes. Il Ă©tait membre de cette fameuse chambre des dĂ©putĂ©s qui, Ă  Milan, rejeta la loi de l’enregistrement prĂ©sentĂ©e par NapolĂ©on, trait peu frĂ©quent dans l’histoire. Le chevalier Foscarini, aprĂšs avoir Ă©tĂ© vingt ans l’ami de la mĂšre du marquis, Ă©tait restĂ© l’homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant Ă  faire, mais rien n’échappait Ă  sa finesse, et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du cƓur, tremblait devant lui. Comme Gonzo avait une vĂ©ritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait des grossiĂšretĂ©s et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie Ă©tait de chercher Ă  lui rendre de petits services; et, s’il n’eĂ»t Ă©tĂ© paralysĂ© par les habitudes d’une extrĂȘme pauvretĂ©, il eĂ»t pu rĂ©ussir quelquefois, car il n’était pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d’effronterie. Le Gonzo, tel que nous le connaissons, mĂ©prisait assez la marquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adressĂ© une parole peu polie; mais enfin elle Ă©tait la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d’honneur de la princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait Ă  Gonzo: --Tais-toi, Gonzo, tu n’es qu’une bĂȘte. Le Gonzo remarqua que tout ce qu’on disait de la petite Anetta Marini faisait sortir la marquise, pour un instant, de l’état de rĂȘverie et d’incurie oĂč elle restait habituellement plongĂ©e jusqu’au moment oĂč onze heures sonnaient, alors elle faisait le thĂ©, et en offrait Ă  chaque homme prĂ©sent, en l’appelant par son nom. AprĂšs quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaietĂ©, c’était l’instant qu’on choisissait pour lui rĂ©citer les sonnets satiriques. On en fait d’excellents en Italie: c’est le seul genre de littĂ©rature qui ait encore un peu de vie; Ă  la vĂ©ritĂ© il n’est pas soumis Ă  la censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annonçaient toujours leur sonnet par ces mots: --Madame la marquise veut-elle permettre que l’on rĂ©cite devant elle un bien mauvais sonnet? Et quand le sonnet avait fait rire et avait Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ© deux ou trois fois, l’un des officiers ne manquait pas de s’écrier: --M. le ministre de la police devrait bien s’occuper de faire un peu pendre les auteurs de telles infamies. Les sociĂ©tĂ©s bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec l’admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des copies. D’aprĂšs la sorte de curiositĂ© montrĂ©e par la marquise, Gonzo se figura qu’on avait trop vantĂ© devant elle la beautĂ© de la petite Marini qui d’ailleurs avait un million de fortune, et qu’elle en Ă©tait jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronterie complĂšte envers tout ce qui n’était pas noble, Gonzo pĂ©nĂ©trait partout, dĂšs le lendemain il arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau Ă  plumes d’une certaine façon triomphante et qu’on ne lui voyait guĂšre qu’une fois ou deux chaque annĂ©e lorsque le prince lui avait dit: --Adieu, Gonzo. AprĂšs avoir saluĂ© respectueusement la marquise, Gonzo ne s’éloigna point comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu’on venait de lui avancer. Il se plaça au milieu du cercle, et s’écria brutalement: --J’ai vu le portrait de Mgr del Dongo. ClĂ©lia fut tellement surprise qu’elle fut obligĂ©e de s’appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tĂȘte Ă  l’orage, mais bientĂŽt fut obligĂ©e de dĂ©serter le salon. --Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous ĂȘtes d’une maladresse rare, s’écria avec hauteur l’un des officiers qui finissait sa quatriĂšme glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a Ă©tĂ© l’un des plus braves colonels de l’armĂ©e de NapolĂ©on, a jouĂ© jadis un tour pendable au pĂšre de la marquise, en sortant de la citadelle oĂč le gĂ©nĂ©ral Conti commandait comme il fĂ»t sorti de la Steccata (la principale Ă©glise de Parme)? --J’ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre imbĂ©cile qui fais des bĂ©vues toute la journĂ©e. Cette rĂ©plique, tout Ă  fait dans le goĂ»t italien, fit rire aux dĂ©pens du brillant officier. La marquise rentra bientĂŽt; elle s’était armĂ©e de courage, et n’était pas sans quelque vague espĂ©rance de pouvoir elle-mĂȘme admirer ce portrait de Fabrice, que l’on disait excellent. Elle parla des Ă©loges du talent de Hayez, qui l’avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait l’officier d’un air malin. Comme tous les autres courtisans de la maison se livraient au mĂȘme plaisir, l’officier prit la fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant congĂ©, fut engagĂ© Ă  dĂźner pour le lendemain. --En voici bien d’une autre! s’écria Gonzo, le lendemain, aprĂšs le dĂźner, quand les domestiques furent sortis, n’arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tombĂ© amoureux de la petite Marini!... On peut juger du trouble qui s’éleva dans le cƓur de ClĂ©lia en entendant un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-mĂȘme fut Ă©mu. --Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme Ă  l’ordinaire! et vous devriez parler avec un peu plus de retenue d’un personnage qui a eu l’honneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse! --Eh bien! monsieur le marquis, rĂ©pondit le Gonzo avec la grossiĂšretĂ© des gens de cette espĂšce, je puis vous jurer qu’il voudrait bien aussi faire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces dĂ©tails vous dĂ©plaisent; ils n’existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis. Toujours, aprĂšs le dĂźner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n’eut garde, ce jour-lĂ ; mais le Gonzo se serait plutĂŽt coupĂ© la langue que d’ajouter un mot sur la petite Marini; et, Ă  chaque instant, il commençait un discours, calculĂ© de façon Ă  ce que le marquis pĂ»t espĂ©rer qu’il allait revenir aux amours de la petite bourgeoise. Le Gonzo avait supĂ©rieurement cet esprit italien qui consiste Ă  diffĂ©rer avec dĂ©lices de lancer le mot dĂ©sirĂ©. Le pauvre marquis, mourant de curiositĂ©, fut obligĂ© de faire des avances: il dit Ă  Gonzo que, quand il avait le plaisir de dĂźner avec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit Ă  dĂ©crire une magnifique galerie de tableaux que formait la marquise Balbi, la maĂźtresse du feu prince; trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec l’accent plein de lenteur de l’admiration la plus profonde. Le marquis se disait: «Bon! il va arriver enfin au portrait commandĂ© par la petite Marini!» Mais c’est ce que Gonzo n’avait garde de faire. Cinq heures sonnĂšrent, ce qui donna beaucoup d’humeur au marquis, qui Ă©tait accoutumĂ© Ă  monter en voiture Ă  cinq heures et demie, aprĂšs sa sieste, pour aller au Corso. --VoilĂ  comment vous ĂȘtes, avec vos bĂȘtises! dit-il grossiĂšrement au Gonzo; vous me ferez arriver au Corso aprĂšs la princesse, dont je suis le chevalier d’honneur, et qui peut avoir des ordres Ă  me donner. Allons! dĂ©pĂȘchez! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c’est que ces prĂ©tendues amours de Mgr le coadjuteur? Mais le Gonzo voulait rĂ©server ce rĂ©cit pour l’oreille de la marquise, qui l’avait invitĂ© Ă  dĂźner; il dĂ©pĂȘcha donc, en fort peu de mots, l’histoire rĂ©clamĂ©e, et le marquis, Ă  moitiĂ© endormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre maniĂšre avec la pauvre marquise. Elle Ă©tait restĂ©e tellement jeune et naĂŻve au milieu de sa haute fortune, qu’elle crut devoir rĂ©parer la grossiĂšretĂ© avec laquelle le marquis venait d’adresser la parole au Gonzo. CharmĂ© de ce succĂšs, celui-ci retrouva toute son Ă©loquence, et se fit un plaisir, non moins qu’un devoir, d’entrer avec elle dans des dĂ©tails infinis. La petite Anetta Marini donnait jusqu’à un sequin par place qu’on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l’ancien caissier de son pĂšre. Ces places, qu’elle faisait garder dĂšs la veille, Ă©taient choisies en gĂ©nĂ©ral presque vis-Ă -vis la chaire, mais un peu du cĂŽtĂ© du grand autel, car elle avait remarquĂ© que le coadjuteur se tournait souvent vers l’autel. Or, ce que le public avait remarquĂ© aussi, c’est que non rarement les yeux si parlants du jeune prĂ©dicateur s’arrĂȘtaient avec complaisance sur la jeune hĂ©ritiĂšre, cette beautĂ© si piquante; et apparemment avec quelque attention, car, dĂšs qu’il avait les yeux fixĂ©s sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient, l’on n’y trouvait plus de ces mouvements qui partent du cƓur; et les dames, pour qui l’intĂ©rĂȘt cessait presque aussitĂŽt, se mettaient Ă  regarder la Marini et Ă  en mĂ©dire. ClĂ©lia se fit rĂ©pĂ©ter jusqu’à trois fois tous ces dĂ©tails singuliers. A la troisiĂšme, elle devint fort rĂȘveuse; elle calculait qu’il y avait justement quatorze mois qu’elle n’avait vu Fabrice. «Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, Ă  passer une heure dans une Ă©glise, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prĂ©dicateur cĂ©lĂšbre? D’ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu’une fois en entrant et une autre fois Ă  la fin du sermon... Non, se disait ClĂ©lia, ce n’est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le prĂ©dicateur Ă©tonnant!» Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait Ă©tĂ© si belle depuis quatorze mois! Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-mĂȘme, si la premiĂšre femme qui viendra ce soir a Ă©tĂ© entendre prĂȘcher monsignore del Dongo, j’irai aussi; si elle n’y est point allĂ©e, je m’abstiendrai. Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant: --TĂąchez de savoir quel jour le coadjuteur prĂȘchera, et dans quelle Ă©glise? Ce soir, avant que vous ne sortiez, j’aurai peut-ĂȘtre une commission Ă  vous donner. A peine Gonzo parti pour le Corso, ClĂ©lia alla prendre l’air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l’objection que depuis dix mois elle n’y avait pas mis les pieds. Elle Ă©tait vive, animĂ©e; elle avait des couleurs. Le soir, Ă  chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son cƓur palpitait d’émotion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du premier coup d’Ɠil, vit qu’il allait ĂȘtre l’homme nĂ©cessaire pendant huit jours. «La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une comĂ©die bien montĂ©e, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier rĂŽle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l’amoureux! Ma foi, le billet d’entrĂ©e ne serait pas trop payĂ© Ă  deux francs.» Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soirĂ©e, il coupait la parole Ă  tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la cĂ©lĂšbre actrice et le marquis de Pequigny, qu’il avait apprise la veille d’un voyageur français). La marquise, de son cĂŽtĂ©, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, oĂč le marquis n’avait admis que des tableaux coĂ»tant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-lĂ  qu’ils fatiguaient le cƓur de la marquise Ă  force d’émotion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c’était la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d’usage, ClĂ©lia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit rĂ©pĂ©ter deux fois la question: --Que dites-vous du prĂ©dicateur Ă  la mode? qu’elle n’avait point entendue d’abord. --Je le regardais comme un petit intrigant, trĂšs digne neveu de l’illustre comtesse Mosca; mais Ă  la derniĂšre fois qu’il a prĂȘchĂ©, tenez, Ă  l’église de la Visitation, vis-Ă -vis de chez vous, il a Ă©tĂ© tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l’homme le plus Ă©loquent que j’aie jamais entendu. --Ainsi vous avez assistĂ© Ă  un de ses sermons? dit ClĂ©lia toute tremblante de bonheur. --Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m’écoutiez donc pas? Je n’y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu’il est attaquĂ© de la poitrine, et que bientĂŽt il ne prĂȘchera plus! A peine la marquise sortie, ClĂ©lia appela le Gonzo dans la galerie. --Je suis presque rĂ©solue, lui dit-elle, Ă  entendre ce prĂ©dicateur si vantĂ©. Quand prĂȘchera-t-il? --Lundi prochain, c’est-Ă -dire dans trois jours; et l’on dirait qu’il a devinĂ© le projet de Votre Excellence; car il vient prĂȘcher Ă  l’église de la Visitation. Tout n’était pas expliquĂ©; mais ClĂ©lia ne trouvait plus de voix pour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: «VoilĂ  la vengeance qui la travaille. Comment peut-on ĂȘtre assez insolent pour se sauver d’une prison, surtout quand on a l’honneur d’ĂȘtre gardĂ© par un hĂ©ros tel que le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti!» --Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touchĂ© Ă  la poitrine. J’ai entendu le docteur Rambo dire qu’il n’a pas un an de vie; Dieu le punit d’avoir rompu son ban en se sauvant traĂźtreusement de la citadelle. La marquise s’assit sur le divan de la galerie, et fit signe Ă  Gonzo de l’imiter. AprĂšs quelques instants, elle lui remit une petite bourse oĂč elle avait prĂ©parĂ© quelques sequins. --Faites-moi retenir quatre places. --Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser Ă  la suite de Votre Excellence? --Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, Ă  ĂȘtre prĂšs de la chaire mais j’aimerais Ă  voir Mlle Marini, que l’on dit si jolie. La marquise ne vĂ©cut pas pendant les trois jours qui la sĂ©paraient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c’était un insigne honneur d’ĂȘtre vu en public Ă  la suite d’une aussi grande dame, avait arborĂ© son habit français avec l’épĂ©e; ce n’est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l’église un fauteuil dorĂ© magnifique destinĂ© Ă  la marquise, ce qui fut trouvĂ© de la derniĂšre insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu’elle aperçut ce fauteuil, et qu’on l’avait placĂ© prĂ©cisĂ©ment vis-Ă -vis la chaire. ClĂ©lia Ă©tait si confuse, baissant les yeux, et rĂ©fugiĂ©e dans un coin de cet immense fauteuil, qu’elle n’eut pas mĂȘme le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les ĂȘtres non nobles n’étaient absolument rien aux yeux du courtisan. Fabrice parut dans la chaire; il Ă©tait si maigre, si pĂąle, tellement consumĂ©, que les yeux de ClĂ©lia se remplirent de larmes Ă  l’instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s’arrĂȘta, comme si la voix lui manquait tout Ă  coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier Ă©crit. --Mes frĂšres, dit-il, une Ăąme malheureuse et bien digne de toute votre pitiĂ© vous engage, par ma voix, Ă  prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu’avec sa vie. Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l’expression de sa voix Ă©tait telle, qu’avant le milieu de la priĂšre tout le monde pleurait, mĂȘme le Gonzo. «Au moins on ne me remarquera pas», se disait la marquise en fondant en larmes. Tout en lisant le papier Ă©crit, Fabrice trouva deux ou trois idĂ©es sur l’état de l’homme malheureux pour lequel il venait solliciter les priĂšres des fidĂšles. BientĂŽt les pensĂ©es lui arrivĂšrent en foule. En ayant l’air de s’adresser au public, il ne parlait qu’à la marquise. Il termina son discours un peu plus tĂŽt que de coutume, parce que, quoi qu’il pĂ»t faire, les larmes le gagnaient Ă  un tel point qu’il ne pouvait plus prononcer d’une maniĂšre intelligible. Les bons juges trouvĂšrent ce sermon singulier, mais Ă©gal au moins, pour le pathĂ©tique, au fameux sermon prĂȘchĂ© aux lumiĂšres. Quant Ă  ClĂ©lia, Ă  peine eut-elle entendu les dix premiĂšres lignes de la priĂšre lue par Fabrice, qu’elle regarda comme un crime atroce d’avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser Ă  Fabrice en toute libertĂ©; et le lendemain d’assez bonne heure, Fabrice reçut un billet ainsi conçu: On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrĂ©tion desquels vous soyez sĂ»r, et demain au moment oĂč minuit sonnera Ă  la Steccata, trouvez-vous prĂšs d’une petite porte qui porte le numĂ©ro 19, dans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez ĂȘtre attaquĂ©, ne venez pas seul. En reconnaissant ces caractĂšres divins, Fabrice tomba Ă  genoux et fondit en larmes: «Enfin, s’écria-t-il, aprĂšs quatorze mois et huit jours! Adieu les prĂ©dications.» Il serait bien long de dĂ©crire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-lĂ , les cƓurs de Fabrice et de ClĂ©lia. La petite porte indiquĂ©e dans le billet n’était autre que celle de l’orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journĂ©e, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d’un pas rapide, il passait prĂšs de cette porte, lorsque Ă  son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d’un ton trĂšs bas: --Entre ici, ami de mon cƓur. Fabrice entra avec prĂ©caution, et se trouva Ă  la vĂ©ritĂ© dans l’orangerie, mais vis-Ă -vis une fenĂȘtre fortement grillĂ©e et Ă©levĂ©e, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L’obscuritĂ© Ă©tait profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenĂȘtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu’il sentit une main, passĂ©e Ă  travers les barreaux, prendre la sienne et la porter Ă  des lĂšvres qui lui donnĂšrent un baiser. --C’est moi, lui dit une voix chĂ©rie, qui suis venue ici pour te dire que je t’aime, et pour te demander si tu veux m’obĂ©ir. On peut juger de la rĂ©ponse, de la joie, de l’étonnement de Fabrice; aprĂšs les premiers transports, ClĂ©lia lui dit: --J’ai fait vƓu Ă  la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c’est pourquoi je te reçois dans cette obscuritĂ© profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me forçais Ă  te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d’abord, je ne veux pas que tu prĂȘches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu. --Mon cher ange, je ne prĂȘcherai plus devant qui que ce soit; je n’ai prĂȘchĂ© que dans l’espoir qu’un jour je te verrais. --Ne parle pas ainsi, songe qu’il ne m’est pas permis, Ă  moi, de te voir. Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois annĂ©es. A l’époque oĂč reprend notre rĂ©cit, il y avait dĂ©jĂ  longtemps que le comte Mosca Ă©tait de retour Ă  Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais. AprĂšs ces trois annĂ©es de bonheur divin, l’ñme de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mĂšre; il Ă©tait toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi; Fabrice au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas qu’il s’accoutumĂąt Ă  chĂ©rir un autre pĂšre. Il conçut le dessein d’enlever l’enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts. Dans les longues heures de chaque journĂ©e oĂč la marquise ne pouvait voir son ami, la prĂ©sence de Sandrino la consolait; car nous avons Ă  avouer une chose qui semblera bizarre au nord des Alpes: malgrĂ© ses erreurs elle Ă©tait restĂ©e fidĂšle Ă  son vƓu; elle avait promis Ă  la Madone, l’on se le rappelle peut-ĂȘtre, de ne jamais voir Fabrice; telles avaient Ă©tĂ© ses paroles prĂ©cises: en consĂ©quence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n’y avait de lumiĂšres dans l’appartement. Mais tous les soirs il Ă©tait reçu par son amie; et, ce qui est admirable, au milieu d’une cour dĂ©vorĂ©e par la curiositĂ© et par l’ennui, les prĂ©cautions de Fabrice avaient Ă©tĂ© si habilement calculĂ©es, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne fut mĂȘme soupçonnĂ©e. Cet amour Ă©tait trop vif pour qu’il n’y eĂ»t pas des brouilles; ClĂ©lia Ă©tait fort sujette Ă  la jalousie, mais presque toujours les querelles venaient d’une autre cause. Fabrice avait abusĂ© de quelque cĂ©rĂ©monie publique pour se trouver dans le mĂȘme lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait alors un prĂ©texte pour sortir bien vite, et pour longtemps exilait son ami. On Ă©tait Ă©tonnĂ© Ă  la cour de Parme de ne connaĂźtre aucune intrigue Ă  une femme aussi remarquable par sa beautĂ© et l’élĂ©vation de son esprit; elle fit naĂźtre des passions qui inspirĂšrent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux. Le bon archevĂȘque Landriani Ă©tait mort depuis longtemps; la piĂ©tĂ©, les mƓurs exemplaires, l’éloquence de Fabrice l’avaient fait oublier; son frĂšre aĂźnĂ© Ă©tait mort et tous les biens de la famille lui Ă©taient arrivĂ©s. A partir de cette Ă©poque il distribua chaque annĂ©e aux vicaires et aux curĂ©s de son diocĂšse les cent et quelque mille francs que rapportait l’archevĂȘchĂ© de Parme. Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de rĂȘver une vie plus honorĂ©e, plus honorable et plus utile que celle que Fabrice s’était faite, lorsque tout fut troublĂ© par ce malheureux caprice de tendresse. --D’aprĂšs ce vƓu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour Ă  ClĂ©lia, je suis obligĂ© de vivre constamment seul, n’ayant d’autre distraction que le travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette façon sĂ©vĂšre et triste de passer les longues heures de chaque journĂ©e, une idĂ©e s’est prĂ©sentĂ©e, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m’aimera point, il ne m’entend jamais nommer. ElevĂ© au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, Ă  peine s’il me connaĂźt. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe Ă  sa mĂšre, dont il me rappelle la beautĂ© cĂ©leste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure sĂ©rieuse, ce qui, pour les enfants, veut dire triste. --Eh bien! dit la marquise, oĂč tend tout ce discours qui m’effraye? --A ravoir mon fils! Je veux qu’il habite avec moi; je veux le voir tous les jours, je veux qu’il s’accoutume Ă  m’aimer; je veux l’aimer moi-mĂȘme Ă  loisir. Puisqu’une fatalitĂ© unique au monde veut que je sois privĂ© de ce bonheur dont jouissent tant d’ñmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j’adore, je veux du moins avoir auprĂšs de moi un ĂȘtre qui te rappelle Ă  mon cƓur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont Ă  charge dans ma solitude forcĂ©e; tu sais que l’ambition a toujours Ă©tĂ© un mot vide pour moi, depuis l’instant oĂč j’eus le bonheur d’ĂȘtre Ă©crouĂ© par Barbone, et tout ce qui n’est pas sensation de l’ñme me semble ridicule dans la mĂ©lancolie qui loin de toi m’accable. On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l’ñme de la pauvre ClĂ©lia; sa tristesse fut d’autant plus profonde qu’elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu’à mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son vƓu. Alors elle eĂ»t reçu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la sociĂ©tĂ©, et sa rĂ©putation de sagesse Ă©tait trop bien Ă©tablie pour qu’on en mĂ©dĂźt. Elle se disait qu’avec beaucoup d’argent elle pourrait se faire relever de son vƓu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-ĂȘtre le ciel irritĂ© la punirait de ce nouveau crime. D’un autre cĂŽtĂ©, si elle consentait Ă  cĂ©der au dĂ©sir si naturel de Fabrice, si elle cherchait Ă  ne pas faire le malheur de cette Ăąme tendre qu’elle connaissait si bien, et dont son vƓu singulier compromettait si Ă©trangement la tranquillitĂ©, quelle apparence d’enlever le fils unique d’un des plus grands seigneurs d’Italie sans que la fraude fĂ»t dĂ©couverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes Ă©normes, se mettrait lui-mĂȘme Ă  la tĂȘte des recherches, et tĂŽt ou tard l’enlĂšvement serait connu. Il n’y avait qu’un moyen de parer Ă  ce danger, il fallait envoyer l’enfant au loin, Ă  Edimbourg, par exemple, ou Ă  Paris; mais c’est Ă  quoi la tendresse d’une mĂšre ne pouvait se rĂ©soudre. L’autre moyen proposĂ© par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette mĂšre Ă©perdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l’enfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait Ă  mourir pendant une absence du marquis Crescenzi. Une rĂ©pugnance qui, chez ClĂ©lia, allait jusqu’à la terreur, causa une rupture qui ne put durer. ClĂ©lia prĂ©tendait qu’il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chĂ©ri Ă©tait le fruit d’un crime, et que, si encore l’on irritait la colĂšre cĂ©leste, Dieu ne manquerait pas de le retirer Ă  lui. Fabrice reparlait de sa destinĂ©e singuliĂšre: --L’état que le hasard m’a donnĂ©, disait-il Ă  ClĂ©lia, et mon amour m’obligent Ă  une solitude Ă©ternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrĂšres, avoir les douceurs d’une sociĂ©tĂ© intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l’obscuritĂ©, ce qui rĂ©duit Ă  des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous. Il y eut bien des larmes rĂ©pandues. ClĂ©lia tomba malade; mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu’il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hĂąta de faire appeler les mĂ©decins les plus cĂ©lĂšbres, et ClĂ©lia rencontra dĂšs cet instant un embarras terrible qu’elle n’avait pas prĂ©vu; il fallait empĂȘcher cet enfant adorĂ© de prendre aucun des remĂšdes ordonnĂ©s par les mĂ©decins; ce n’était pas une petite affaire. L’enfant, retenu au lit plus qu’il ne fallait pour sa santĂ©, devint rĂ©ellement malade. Comment dire au mĂ©decin la cause de ce mal? DĂ©chirĂ©e par deux intĂ©rĂȘts contraires et si chers, ClĂ©lia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir Ă  une guĂ©rison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d’une feinte si longue et si pĂ©nible? Fabrice, de son cĂŽtĂ©, ne pouvait ni se pardonner la violence qu’il exerçait sur le cƓur de son amie, ni renoncer Ă  son projet. Il avait trouvĂ© le moyen d’ĂȘtre introduit toutes les nuits auprĂšs de l’enfant malade, ce qui avait amenĂ© une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice Ă©tait obligĂ© de la voir Ă  la clartĂ© des bougies, ce qui semblait au pauvre cƓur malade de ClĂ©lia un pĂ©chĂ© horrible et qui prĂ©sageait la mort de Sandrino. C’était en vain que les casuistes les plus cĂ©lĂšbres, consultĂ©s sur l’obĂ©issance Ă  un vƓu, dans le cas oĂč l’accomplissement en serait Ă©videmment nuisible, avaient rĂ©pondu que le vƓu ne pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme rompu d’une façon criminelle, tant que la personne engagĂ©e par une promesse envers la DivinitĂ© s’abstenait non pour un vain plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal Ă©vident. La marquise n’en fut pas moins au dĂ©sespoir, et Fabrice vit le moment oĂč son idĂ©e bizarre allait amener la mort de ClĂ©lia et celle de son fils. Il eut recours Ă  son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu’il Ă©tait, fut attendri de cette histoire d’amour qu’il ignorait en grande partie. --Je vous procurerai l’absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quand la voulez-vous? A quelque temps de lĂ , Fabrice vint dire au comte que tout Ă©tait prĂ©parĂ© pour que l’on pĂ»t profiter de l’absence. Deux jours aprĂšs, comme le marquis revenait Ă  cheval d’une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, soldĂ©s apparemment par une vengeance particuliĂšre, l’enlevĂšrent, sans le maltraiter en aucune façon, et le placĂšrent dans une barque, qui employa trois jours Ă  descendre le PĂŽ et Ă  faire le mĂȘme voyage que Fabrice avait exĂ©cutĂ© autrefois aprĂšs la fameuse affaire Giletti. Le quatriĂšme jour, les brigands dĂ©posĂšrent le marquis dans une Ăźle dĂ©serte du PĂŽ, aprĂšs avoir eu le soin de le voler complĂštement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais Ă  Parme; il le trouva tendu de noir et tout son monde dans la dĂ©solation. Cet enlĂšvement, fort adroitement exĂ©cutĂ©, eut un rĂ©sultat bien funeste: Sandrino, Ă©tabli en secret dans une grande et belle maison oĂč la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. ClĂ©lia se figura qu’elle Ă©tait frappĂ©e par une juste punition, pour avoir Ă©tĂ© infidĂšle Ă  son vƓu Ă  la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumiĂšres, et mĂȘme deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle ne survĂ©cut que de quelques mois Ă  ce fils si chĂ©ri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami. Fabrice Ă©tait trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il espĂ©rait retrouver ClĂ©lia dans un meilleur monde, mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoup Ă  rĂ©parer. Peu de jours aprĂšs la mort de ClĂ©lia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs Ă  chacun de ses domestiques, et se rĂ©servait, pour lui-mĂȘme, une pension Ă©gale; il donnait des terres, valant cent milles livres de rente Ă  peu prĂšs, Ă  la comtesse Mosca; pareille somme Ă  la marquise del Dongo, sa mĂšre, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, Ă  l’une de ses sƓurs mal mariĂ©e. Le lendemain, aprĂšs avoir adressĂ© Ă  qui de droit la dĂ©mission de son archevĂȘchĂ© et de toutes les places dont l’avaient successivement comblĂ© la faveur d’Ernest V et l’amitiĂ© du premier ministre, il se retira Ă  la chartreuse de Parme, situĂ©e dans les bois voisins du PĂŽ, Ă  deux lieues de Sacca. La comtesse Mosca avait fort approuvĂ©, dans le temps, que son mari reprĂźt le ministĂšre, mais jamais elle n’avait voulu consentir Ă  rentrer dans les Etats d’Ernest V. Elle tenait sa cour Ă  Vignano, Ă  un quart de lieue de Casal-Maggiore, sur la rive gauche du PĂŽ, et par consĂ©quent dans les Etats de l’Autriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano, que le comte lui avait fait bĂątir, elle recevait les jeudis toute la haute sociĂ©tĂ© de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n’eĂ»t pas manquĂ© un jour de venir Ă  Vignano. La comtesse en un mot rĂ©unissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survĂ©cut que fort peu de temps Ă  Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une annĂ©e dans sa chartreuse. Les prisons de Parme Ă©taient vides, le comte immensĂ©ment riche, Ernest V adorĂ© de ses sujets qui comparaient son gouvernement Ă  celui des grands-ducs de Toscane. TO THE HAPPY FEW *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHARTREUSE DE PARME *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenbergℱ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERGℱ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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