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ï»żThe Project Gutenberg eBook of La Chartreuse De Parme
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Title: La Chartreuse De Parme
Author: Stendhal
Release date: January 1, 1997 [eBook #796]
Most recently updated: February 7, 2020
Language: French
Credits: Produced by Tokuya Matsumoto, HTML formatting by Walter Debeuf,
Project Gutenberg Volunteer.
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHARTREUSE DE PARME ***
Produced by Tokuya Matsumoto, HTML formatting by Walter Debeuf,
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LA CHARTREUSE DE PARME
par Stendhal
LIVRE PREMIER
Gia mi fur dolci inviti a empir le carte
I luoghi ameni.
Ariost, sat. IV.
CHAPITRE PREMIER
Milan en 1796
Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la
tĂȘte de cette jeune armĂ©e qui venait de passer le pont de Lodi, et
dâapprendre au monde quâaprĂšs tant de siĂšcles CĂ©sar et Alexandre avaient
un successeur. Les miracles de bravoure et de gĂ©nie dont lâItalie fut
témoin en quelques mois réveillÚrent un peuple endormi; huit jours
encore avant lâarrivĂ©e des Français, les Milanais ne voyaient en eux
quâun ramassis de brigands, habituĂ©s Ă fuir toujours devant les troupes
de Sa MajestĂ© ImpĂ©riale et Royale: câĂ©tait du moins ce que leur rĂ©pĂ©tait
trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur
du papier sale.
Au Moyen Age, les Lombards rĂ©publicains avaient fait preuve dâune
bravoure égale à celle des Français, et ils méritÚrent de voir leur
ville entiĂšrement rasĂ©e par les empereurs dâAllemagne. Depuis quâils
Ă©taient devenus de fidĂšles sujets, leur grande affaire Ă©tait dâimprimer
des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le
mariage dâune jeune fille appartenant Ă quelque famille noble ou riche.
Deux ou trois ans aprÚs cette grande époque de sa vie, cette jeune fille
prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par
la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de
mariage. Il y avait loin de ces mĆurs effĂ©minĂ©es aux Ă©motions profondes
que donna lâarrivĂ©e imprĂ©vue de lâarmĂ©e française. BientĂŽt surgirent
des mĆurs nouvelles et passionnĂ©es. Un peuple tout entier sâaperçut,
le 15 mai 1796, que tout ce quâil avait respectĂ© jusque-lĂ Ă©tait
souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier
rĂ©giment de lâAutriche marqua la chute des idĂ©es anciennes: exposer sa
vie devint Ă la mode; on vit que pour ĂȘtre heureux aprĂšs des siĂšcles
de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie dâun amour
réel et chercher les actions héroïques. On était plongé dans une nuit
profonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles Quint et de
Philippe II; on renversa leurs statues, et tout Ă coup lâon se trouva
inondĂ© de lumiĂšre. Depuis une cinquantaine dâannĂ©es, et Ă mesure que
lâEncyclopĂ©die et Voltaire Ă©clataient en France, les moines criaient au
bon peuple de Milan, quâapprendre Ă lire ou quelque chose au monde Ă©tait
une peine fort inutile, et quâen payant bien exactement la dĂźme Ă son
curĂ©, et lui racontant fidĂšlement tous ses petits pĂ©chĂ©s, on Ă©tait Ă
peu prĂšs sĂ»r dâavoir une belle place au paradis. Pour achever dâĂ©nerver
ce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, lâAutriche lui avait
vendu à bon marché le privilÚge de ne point fournir de recrues à son
armée.
En 1796, lâarmĂ©e milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillĂ©s
de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques
rĂ©giments de grenadiers hongrois. La libertĂ© des mĆurs Ă©tait extrĂȘme,
mais la passion fort rare; dâailleurs, outre le dĂ©sagrĂ©ment de devoir
tout raconter au curĂ©, sous peine de ruine mĂȘme en ce monde, le bon
peuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves
monarchiques qui ne laissaient pas que dâĂȘtre vexantes. Par exemple
lâarchiduc, qui rĂ©sidait Ă Milan et gouvernait au nom de lâEmpereur,
son cousin, avait eu lâidĂ©e lucrative de faire le commerce des blĂ©s. En
consĂ©quence, dĂ©fense aux paysans de vendre leurs grains jusquâĂ ce que
Son Altesse eût rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours aprĂšs lâentrĂ©e des Français, un jeune peintre
en miniature, un peu fou, nommé Gros, célÚbre depuis, et qui était venu
avec lâarmĂ©e, entendant raconter au grand cafĂ© des Servi (Ă la mode
alors) les exploits de lâarchiduc, qui de plus Ă©tait Ă©norme, prit la
liste des glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier
jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un
soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et,
au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose
nommĂ©e plaisanterie ou caricature nâĂ©tait pas connue en ce pays de
despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café
des Servi parut un miracle descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit,
et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
Le mĂȘme jour, on affichait lâavis dâune contribution de guerre de six
millions, frappĂ©e pour les besoins de lâarmĂ©e française, laquelle,
venant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait
seulement de souliers, de pantalons, dâhabits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec
ces Français si pauvres fut telle que les prĂȘtres seuls et quelques
nobles sâaperçurent de la lourdeur de cette contribution de six
millions, qui, bientĂŽt, fut suivie de beaucoup dâautres. Ces soldats
français riaient et chantaient toute la journée; ils avaient moins
de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept,
passait pour lâhomme le plus ĂągĂ© de son armĂ©e. Cette gaietĂ©, cette
jeunesse, cette insouciance, rĂ©pondaient dâune façon plaisante aux
prédications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonçaient du
haut de la chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés,
sous peine de mort, Ă tout brĂ»ler et Ă couper la tĂȘte Ă tout le monde. A
cet effet, chaque rĂ©giment marchait avec la guillotine en tĂȘte.
Dans les campagnes lâon voyait sur la porte des chaumiĂšres le soldat
français occupé à bercer le petit enfant de la maßtresse du logis, et
presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un
bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquées
pour que les soldats, qui dâailleurs ne les savaient guĂšre, pussent les
apprendre aux femmes du pays, câĂ©taient celles-ci qui montraient aux
jeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.
Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens
riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant
nommé Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise
del Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaire assez leste, possédait
pour tout bien, en entrant dans ce palais, un Ă©cu de six francs quâil
venait de recevoir Ă Plaisance. AprĂšs le passage du pont de Lodi, il
prit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique
pantalon de nankin tout neuf, et jamais vĂȘtement ne vint plus Ă propos.
Ses Ă©paulettes dâofficier Ă©taient en laine, et le drap de son habit
était cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent
ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles
de ses souliers étaient en morceaux de chapeau également pris sur le
champ de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces semelles improvisées
tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de façon
que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du
lieutenant Robert pour lâinviter Ă dĂźner avec Mme la marquise, celui-ci
fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passÚrent les
deux heures qui les séparaient de ce fatal dßner à tùcher de recoudre
un peu lâhabit et Ă teindre en noir avec de lâencre les malheureuses
ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. «De la vie je
ne fus plus mal Ă mon aise, me disait le lieutenant Robert; ces dames
pensaient que jâallais leur faire peur, et moi jâĂ©tais plus tremblant
quâelles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec
grĂące. La marquise del Dongo, ajoutait-il, Ă©tait alors dans tout lâĂ©clat
de sa beautĂ©: vous lâavez connue avec ses yeux si beaux et dâune douceur
angĂ©lique et ses jolis cheveux dâun blond foncĂ© qui dessinaient si
bien lâovale de cette figure charmante. Jâavais dans ma chambre une
Hérodiade de Léonard de Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut
que je fusse tellement saisi de cette beautĂ© surnaturelle que jâen
oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides
et misĂ©rables dans les montagnes du pays de GĂȘnes: jâosai lui adresser
quelques mots sur mon ravissement.
«Mais jâavais trop de sens pour mâarrĂȘter longtemps dans le genre
complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle
Ă manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vĂȘtus
avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous
que ces coquins-lĂ avaient non seulement de bons souliers, mais encore
des boucles dâargent. Je voyais du coin de lâĆil tous ces regards
stupides fixĂ©s sur mon habit, et peut-ĂȘtre aussi sur mes souliers, ce
qui me perçait le cĆur. Jâaurais pu dâun mot faire peur Ă tous ces gens;
mais comment les mettre Ă leur place sans courir le risque dâeffaroucher
les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle
me lâa dit cent fois depuis, avait envoyĂ© prendre au couvent oĂč elle
Ă©tait pensionnaire en ce temps-lĂ , Gina del Dongo, sĆur de son mari,
qui fut depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la
prospĂ©ritĂ© ne la surpassa par la gaietĂ© et lâesprit aimable, comme
personne ne la surpassa par le courage et la sĂ©rĂ©nitĂ© dâĂąme dans la
fortune contraire.
«Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait
dix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur
dâĂ©clater de rire en prĂ©sence de mon costume, quâelle nâosait
pas manger; la marquise, au contraire, mâaccablait de politesses
contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements
dâimpatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mĂąchais le
mĂ©pris, chose quâon dit impossible Ă un Français. Enfin une idĂ©e
descendue du ciel vint mâilluminer: je me mis Ă raconter Ă ces dames
ma misĂšre, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les
montagnes du pays de GĂȘnes oĂč nous retenaient de vieux gĂ©nĂ©raux
imbĂ©ciles. LĂ , disais-je, on nous donnait des assignats qui nâavaient
pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je nâavais pas
parlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et
la Gina était devenue sérieuse.
«--Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!
«--Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois
fois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient
encore plus misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.
«En sortant de table, jâoffris mon bras Ă la marquise jusquâĂ la porte
du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique
qui mâavait servi Ă table cet unique Ă©cu de six francs sur lâemploi
duquel jâavais fait tant de chĂąteaux en Espagne.
«Huit jours aprÚs, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les
Français ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son
chĂąteau de Grianta, sur le lac de CĂŽme, oĂč bravement il sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©
Ă lâapproche de lâarmĂ©e, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune
femme si belle et sa sĆur. La haine que ce marquis avait pour nous Ă©tait
Ă©gale Ă sa peur, câest-Ă -dire incommensurable: sa grosse figure pĂąle
et dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le
lendemain de son retour à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux
cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et
devins le chevalier de ces dames, car les bals commencĂšrent.
Lâhistoire du lieutenant Robert fut Ă peu prĂšs celle de tous les
Français; au lieu de se moquer de la misÚre de ces braves soldats, on en
eut pitié, et on les aima.
Cette Ă©poque de bonheur imprĂ©vu et dâivresse ne dura que deux petites
annĂ©es; la folie avait Ă©tĂ© si excessive et si gĂ©nĂ©rale, quâil me serait
impossible dâen donner une idĂ©e, si ce nâest par cette rĂ©flexion
historique et profonde: ce peuple sâennuyait depuis cent ans.
La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour
des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis lâan
1635, que les Espagnols sâĂ©taient emparĂ©s du Milanais, et emparĂ©s en
maßtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la
rĂ©volte, la gaietĂ© sâĂ©tait enfuie. Les peuples, prenant les mĆurs de
leurs maĂźtres, songeaient plutĂŽt Ă se venger de la moindre insulte par
un coup de poignard quâĂ jouir du moment prĂ©sent.
La joie folle, la gaietĂ©, la voluptĂ©, lâoubli de tous les sentiments
tristes, ou seulement raisonnables, furent poussés à un tel point,
depuis le 15 mai 1796, que les Français entrĂšrent Ă Milan, jusquâen
avril 1799, quâils en furent chassĂ©s Ă la suite de la bataille de
Cassano, que lâon a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux
usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oublié
dâĂȘtre moroses et de gagner de lâargent.
Tout au plus eût-il été possible de compter quelques familles
appartenant Ă la haute noblesse, qui sâĂ©taient retirĂ©es dans leurs
palais Ă la campagne, comme pour bouder contre lâallĂ©gresse gĂ©nĂ©rale
et lâĂ©panouissement de tous les cĆurs. Il est vĂ©ritable aussi que ces
familles nobles et riches avaient Ă©tĂ© distinguĂ©es dâune maniĂšre fĂącheuse
dans la rĂ©partition des contributions de guerre demandĂ©es pour lâarmĂ©e
française.
Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant de gaieté, avait été un des
premiers Ă regagner son magnifique chĂąteau de Grianta, au-delĂ de CĂŽme,
oĂč les dames menĂšrent le lieutenant Robert. Ce chĂąteau, situĂ© dans une
position peut-ĂȘtre unique au monde, sur un plateau de cent cinquante
pieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie,
avait été une place forte. La famille del Dongo le fit construire au
quinziÚme siÚcle, comme le témoignaient de toutes parts les marbres
chargés de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fossés
profonds, Ă la vĂ©ritĂ© privĂ©s dâeau; mais avec ces murs de quatre-vingts
pieds de haut et de six pieds dâĂ©paisseur, ce chĂąteau Ă©tait Ă lâabri
dâun coup de main; et câest pour cela quâil Ă©tait cher au soupçonneux
marquis. EntourĂ© de vingt-cinq ou trente domestiques quâil supposait
dĂ©vouĂ©s, apparemment parce quâil ne leur parlait jamais que lâinjure Ă
la bouche, il Ă©tait moins tourmentĂ© par la peur quâĂ Milan.
Cette peur nâĂ©tait pas tout Ă fait gratuite: il correspondait fort
activement avec un espion placĂ© par lâAutriche sur la frontiĂšre suisse
à trois lieues de Grianta, pour faire évader les prisonniers faits sur
le champ de bataille, ce qui aurait pu ĂȘtre pris au sĂ©rieux par les
généraux français.
Le marquis avait laissé sa jeune femme à Milan: elle y dirigeait
les affaires de la famille, elle était chargée de faire face aux
contributions imposées à la casa del Dongo, comme on dit dans le pays;
elle cherchait Ă les faire diminuer, ce qui lâobligeait Ă voir ceux des
nobles qui avaient acceptĂ© des fonctions publiques, et mĂȘme quelques
non nobles fort influents. Il survint un grand événement dans cette
famille. Le marquis avait arrangĂ© le mariage de sa jeune sĆur Gina avec
un personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait
de la poudre: à ce titre, Gina le recevait avec des éclats de rire, et
bientĂŽt elle fit la folie dâĂ©pouser le comte Pietranera. CâĂ©tait Ă la
vérité un fort bon gentilhomme, trÚs bien fait de sa personne, mais
ruiné de pÚre en fils, et, pour comble de disgrùce, partisan fougueux
des idées nouvelles. Pietranera était sous-lieutenant dans la légion
italienne, surcroßt de désespoir pour le marquis.
AprÚs ces deux années de folie et de bonheur, le Directoire de Paris,
se donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle
pour tout ce qui nâĂ©tait pas mĂ©diocre. Les gĂ©nĂ©raux ineptes quâil donna
Ă lâarmĂ©e dâItalie perdirent une suite de batailles dans ces mĂȘmes
plaines de VĂ©rone, tĂ©moins deux ans auparavant des prodiges dâArcole
et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochĂšrent de Milan; le lieutenant
Robert, devenu chef de bataillon et blessé à la bataille de Cassano,
vint loger pour la derniĂšre fois chez son amie la marquise del Dongo.
Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui
suivait les Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, Ă
laquelle son frĂšre refusa de payer sa lĂ©gitime, suivit lâarmĂ©e montĂ©e
sur une charrette.
Alors commença cette époque de réaction et de retour aux idées
anciennes, que les Milanais appellent «i tredici mesi» (les treize
mois), parce quâen effet leur bonheur voulut que ce retour Ă la sottise
ne durĂąt que treize mois, jusquâĂ Marengo. Tout ce qui Ă©tait vieux,
dĂ©vot, morose, reparut Ă la tĂȘte des affaires, et reprit la direction
de la société: bientÎt les gens restés fidÚles aux bonnes doctrines
publiÚrent dans les villages que Napoléon avait été pendu par les
Mameluks en Egypte, comme il le méritait à tant de titres.
Parmi ces hommes qui étaient allés bouder dans leurs terres et qui
revenaient altérés de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par
sa fureur; son exagĂ©ration le porta naturellement Ă la tĂȘte du parti.
Ces messieurs, fort honnĂȘtes gens quand ils nâavaient pas peur, mais qui
tremblaient toujours, parvinrent à circonvenir le général autrichien:
assez bon homme, il se laissa persuader que la sévérité était de la
haute politique, et fit arrĂȘter cent cinquante patriotes: câĂ©tait bien
alors ce quâil y avait de mieux en Italie.
BientÎt on les déporta aux bouches de Cattaro, et jetés dans des grottes
souterraines, lâhumiditĂ© et surtout le manque de pain firent bonne et
prompte justice de tous ces coquins.
Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une
avarice sordide Ă une foule dâautres belles qualitĂ©s, il se vanta
publiquement de ne pas envoyer un Ă©cu Ă sa sĆur, la comtesse Pietranera:
toujours folle dâamour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait
de faim en France avec lui. La bonne marquise était désespérée; enfin
elle réussit à dérober quelques petits diamants dans son écrin, que son
mari lui reprenait tous les soirs pour lâenfermer sous son lit dans une
caisse de fer: la marquise avait apporté huit cent mille francs de dot
à son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dépenses
personnelles. Pendant les treize mois que les Français passÚrent hors de
Milan, cette femme si timide trouva des prétextes et ne quitta pas le
noir.
Nous avouerons que, suivant lâexemple de beaucoup de graves auteurs,
nous avons commencĂ© lâhistoire de notre hĂ©ros une annĂ©e avant sa
naissance. Ce personnage essentiel nâest autre, en effet, que Fabrice
Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit Ă Milan 1. Il venait
justement de se donner la peine de naßtre lorsque les Français furent
chassés, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils
de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez dĂ©jĂ
le gros visage blĂȘme, le sourire faux et la haine sans bornes pour les
idées nouvelles. Toute la fortune de la maison était substituée au fils
aßné Ascanio del Dongo, le digne portrait de son pÚre. Il avait huit
ans, et Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général Bonaparte, que
tous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du
mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique
dans lâhistoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours
aprĂšs, NapolĂ©on gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile Ă
dire. Lâivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle
Ă©tait mĂ©langĂ©e dâidĂ©es de vengeance: on avait appris la haine Ă ce bon
peuple. BientĂŽt lâon vit arriver ce qui restait des patriotes dĂ©portĂ©s
aux bouches de Cattaro; leur retour fut cĂ©lĂ©brĂ© par une fĂȘte nationale.
Leurs figures pùles, leurs grands yeux étonnés, leurs membres amaigris,
faisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes
parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus
compromises. Le marquis del Dongo fut des premiers Ă sâenfuir Ă son
chùteau de Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis
de haine et de peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient
les joies du premier séjour des Français, et regrettaient Milan et
les bals si gais, qui aussitĂŽt aprĂšs Marengo sâorganisĂšrent Ă la Casa
Tanzi. Peu de jours aprÚs la victoire, le général français, chargé de
maintenir la tranquillitĂ© dans la Lombardie, sâaperçut que tous les
fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne,
bien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui
avait changĂ© les destinĂ©es de lâItalie, et reconquis treize places
fortes en un jour, nâavaient lâĂąme occupĂ©e que dâune prophĂ©tie de saint
Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrée,
les prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize
semaines juste aprĂšs Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo
et tous les nobles boudeurs des campagnes, câest que rĂ©ellement et sans
comĂ©die ils croyaient Ă la prophĂ©tie. Tous ces gens-lĂ nâavaient pas lu
quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs
pour rentrer Ă Milan au bout des treize semaines, mais le temps, en
sâĂ©coulant, marquait de nouveaux succĂšs pour la cause de la France. De
retour à Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la révolution
Ă lâintĂ©rieur, comme il lâavait sauvĂ©e Ă Marengo contre les Ă©trangers.
Alors les nobles lombards, réfugiés dans leurs chùteaux, découvrirent
que dâabord ils avaient mal compris la prĂ©diction du saint patron de
Brescia: il ne sâagissait pas de treize semaines, mais bien de treize
mois. Les treize mois sâĂ©coulĂšrent, et la prospĂ©ritĂ© de la France
semblait sâaugmenter tous les jours.
Nous glissons sur dix annĂ©es de progrĂšs et de bonheur, de 1800 Ă
1810; Fabrice passa les premiĂšres au chĂąteau de Grianta, donnant et
recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village,
et nâapprenant rien, pas mĂȘme Ă lire. Plus tard, on lâenvoya au
collĂšge des jĂ©suites Ă Milan. Le marquis son pĂšre exigea quâon lui
montrĂąt le latin, non point dâaprĂšs ces vieux auteurs qui parlent
toujours des républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus
de cent gravures, chef-dâĆuvre des artistes du XVIIe siĂšcle; câĂ©tait
la généalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650
par Fabrice del Dongo, archevĂȘque de Parme. La fortune des Valserra
étant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles,
et toujours on voyait quelque héros de ce nom donnant de grands coups
dâĂ©pĂ©e. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mĂšre, qui lâadorait,
obtenait de temps en temps la permission de venir le voir Ă Milan; mais
son mari ne lui offrant jamais dâargent pour ces voyages, câĂ©tait sa
belle-sĆur, lâaimable comtesse Pietranera, qui lui en prĂȘtait. AprĂšs le
retour des Français, la comtesse Ă©tait devenue lâune des femmes les plus
brillantes de la cour du prince EugĂšne, vice-roi dâItalie.
Lorsque Fabrice eut fait sa premiĂšre communion, elle obtint du marquis,
toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois
de son collÚge. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais
joli garçon, et ne dĂ©parant point trop le salon dâune femme Ă la mode;
du reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse,
qui portait en toutes choses son caractĂšre enthousiaste, promit sa
protection au chef de lâĂ©tablissement, si son neveu Fabrice faisait
des progrĂšs Ă©tonnants, et Ă la fin de lâannĂ©e avait beaucoup de prix.
Pour lui donner les moyens de les mĂ©riter, elle lâenvoyait chercher
tous les samedis soir, et souvent ne le rendait Ă ses maĂźtres que le
mercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par le
prince vice-roi, Ă©taient repoussĂ©s dâItalie par les lois du royaume,
et le supĂ©rieur du collĂšge, homme habile, sentit tout le parti quâil
pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante Ă la
cour. Il nâeut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus
ignorant que jamais, Ă la fin de lâannĂ©e obtint cinq premiers prix. A
cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari,
général commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six
des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister Ă la
distribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimenté
par ses chefs.
La comtesse conduisait son neveu Ă toutes ces fĂȘtes brillantes qui
marquĂšrent le rĂšgne trop court de lâaimable prince EugĂšne. Elle
lâavait créé de son autoritĂ© officier de hussards, et Fabrice, ĂągĂ© de
douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantée de
sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce
qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain,
elle eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût
bien ne pas se souvenir de cette demande, Ă laquelle rien ne manquait
que le consentement du pÚre du futur page, et ce consentement eût été
refusé avec éclat. A la suite de cette folie, qui fit frémir le marquis
boudeur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice.
La comtesse méprisait souverainement son frÚre; elle le regardait comme
un sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir.
Mais elle était folle de Fabrice, et, aprÚs dix ans de silence, elle
écrivit au marquis pour réclamer son neveu: sa lettre fut laissée sans
réponse.
A son retour dans ce palais formidable, bĂąti par le plus belliqueux de
ses ancĂȘtres, Fabrice ne savait rien au monde que faire lâexercice et
monter Ă cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant
que sa femme, le faisait monter Ă cheval, et le menait avec lui Ă la
parade.
En arrivant au chĂąteau de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien
rouges des larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante,
ne trouva que les caresses passionnĂ©es de sa mĂšre et de ses sĆurs. Le
marquis était enfermé dans son cabinet avec son fils aßné, le marchesino
Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffrĂ©es qui avaient lâhonneur
dâĂȘtre envoyĂ©es Ă Vienne; le pĂšre et le fils ne paraissaient quâaux
heures des repas. Le marquis rĂ©pĂ©tait avec affectation quâil apprenait Ă
son successeur naturel Ă tenir, en partie double, le compte des produits
de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était trop jaloux de
son pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier nécessaire
de toutes ces terres substituĂ©es. Il lâemployait Ă chiffrer des dĂ©pĂȘches
de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait
passer en Suisse, dâoĂč on les acheminait Ă Vienne. Le marquis prĂ©tendait
faire connaĂźtre Ă ses souverains lĂ©gitimes lâĂ©tat intĂ©rieur du royaume
dâItalie quâil ne connaissait pas lui-mĂȘme, et toutefois ses lettres
avaient beaucoup de succĂšs; voici comment. Le marquis faisait compter
sur la grande route, par quelque agent sûr, le nombre des soldats de tel
régiment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant
compte du fait Ă la cour de Vienne, il avait soin de diminuer dâun grand
quart le nombre des soldats prĂ©sents. Ces lettres, dâailleurs ridicules,
avaient le mĂ©rite dâen dĂ©mentir dâautres plus vĂ©ridiques, et elles
plaisaient. Aussi, peu de temps avant lâarrivĂ©e de Fabrice au chĂąteau,
le marquis avait-il reçu la plaque dâun ordre renommĂ©: câĂ©tait la
cinquiÚme qui ornait son habit de chambellan. A la vérité, il avait le
chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne
se permettait jamais de dicter une dĂ©pĂȘche sans avoir revĂȘtu le costume
brodĂ©, garni de tous ses ordres. Il eĂ»t cru manquer de respect dâen agir
autrement.
La marquise fut émerveillée des grùces de son fils. Mais elle avait
conservĂ© lâhabitude dâĂ©crire deux ou trois fois par an au gĂ©nĂ©ral comte
dâA***; câĂ©tait le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait
horreur de mentir aux gens quâelle aimait; elle interrogea son fils et
fut épouvantée de son ignorance.
«Sâil me semble peu instruit, se disait-elle, Ă moi qui ne sais rien,
Robert, qui est si savant, trouverait son éducation absolument manquée;
or maintenant il faut du mĂ©rite.» Une autre particularitĂ© qui lâĂ©tonna
presque autant, câest que Fabrice avait pris au sĂ©rieux toutes les
choses religieuses quâon lui avait enseignĂ©es chez les jĂ©suites. Quoique
fort pieuse elle-mĂȘme, le fanatisme de cet enfant la fit frĂ©mir. «Si
le marquis a lâesprit de deviner ce moyen dâinfluence, il va mâenlever
lâamour de mon fils.» Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice
sâen augmenta.
La vie de ce chùteau, peuplé de trente ou quarante domestiques, était
fort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse
ou à courir le lac sur une barque. BientÎt il fut étroitement lié avec
les cochers et les hommes des écuries; tous étaient partisans fous des
Français et se moquaient ouvertement des valets de chambre dévots,
attachés à la personne du marquis ou à celle de son fils aßné. Le grand
sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, câest quâils
portaient de la poudre Ă lâinstar de leurs maĂźtres.
CHAPITRE II
...Alors que Vesper vint embrunir nos yeux,
Tout Ă©pris dâavenir, je contemple les cieux,
En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures,
Les sorts et les destins de toutes créatures.
Car lui, du fond des cieux regardant un humain,
Parfois mû de pitié, lui montre le chemin;
Par les astres du ciel qui sont ses caractĂšres,
Les choses nous prédit et bonnes et contraires;
Mais les hommes, chargés de terre et de trépas,
Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.
Ronsard
Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumiÚres: «Ce
sont les idĂ©es, disait-il, qui ont perdu lâItalie.» Il ne savait trop
comment concilier cette sainte horreur de lâinstruction, avec le dĂ©sir
de voir son fils Fabrice perfectionner lâĂ©ducation si brillamment
commencée chez les jésuites. Pour courir le moins de risques possible,
il chargea le bon abbĂ© BlanĂšs, curĂ© de Grianta, de faire continuer Ă
Fabrice ses Ă©tudes en latin. Il eĂ»t fallu que le curĂ© lui-mĂȘme sĂ»t
cette langue; or elle Ă©tait lâobjet de ses mĂ©pris; ses connaissances en
ce genre se bornaient Ă rĂ©citer, par cĆur, les priĂšres de son missel,
dont il pouvait rendre à peu prÚs le sens à ses ouailles. Mais ce curé
nâen Ă©tait pas moins fort respectĂ© et mĂȘme redoutĂ© dans le canton; il
avait toujours dit que ce nâĂ©tait point en treize semaines ni mĂȘme en
treize mois, que lâon verrait sâaccomplir la cĂ©lĂšbre prophĂ©tie de saint
Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait Ă des
amis sĂ»rs, que ce nombre treize devait ĂȘtre interprĂ©tĂ© dâune façon qui
Ă©tonnerait bien du monde, sâil Ă©tait permis de tout dire (1813).
Le fait est que lâabbĂ© BlanĂšs, personnage dâune honnĂȘtetĂ© et dâune vertu
primitives, et de plus homme dâesprit, passait toutes les nuits au haut
de son clocher; il Ă©tait fou dâastrologie. AprĂšs avoir usĂ© ses journĂ©es
Ă calculer des conjonctions et des positions dâĂ©toiles, il employait la
meilleure part de ses nuits Ă les suivre dans le ciel. Par suite de sa
pauvretĂ©, il nâavait dâautre instrument quâune longue lunette Ă tuyau
de carton. On peut juger du mĂ©pris quâavait pour lâĂ©tude des langues un
homme qui passait sa vie Ă dĂ©couvrir lâĂ©poque prĂ©cise de la chute des
empires et des révolutions qui changent la face du monde. «Que sais-je
de plus sur un cheval, disait-il Ă Fabrice, depuis quâon mâa appris
quâen latin il sâappelle equus?»
Les paysans redoutaient lâabbĂ© BlanĂšs comme un grand magicien: pour lui,
Ă lâaide de la peur quâinspiraient ses stations dans le clocher, il les
empĂȘchait de voler. Ses confrĂšres les curĂ©s des environs, fort jaloux de
son influence, le détestaient; le marquis del Dongo le méprisait tout
simplement parce quâil raisonnait trop pour un homme de si bas Ă©tage.
Fabrice lâadorait: pour lui plaire il passait quelquefois des soirĂ©es
entiÚres à faire des additions ou des multiplications énormes. Puis
il montait au clocher: câĂ©tait une grande faveur et que lâabbĂ© BlanĂšs
nâavait jamais accordĂ©e Ă personne; mais il aimait cet enfant pour sa
naïveté.
--Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-ĂȘtre tu seras un
homme.
Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et passionné dans ses
plaisirs, était sur le point de se noyer dans le lac. Il était le chef
de toutes les grandes expéditions des petits paysans de Grianta et de
la Cadenabia. Ces enfants sâĂ©taient procurĂ© quelques petites clefs, et
quand la nuit Ă©tait bien noire, ils essayaient dâouvrir les cadenas
de ces chaĂźnes qui attachent les bateaux Ă quelque grosse pierre ou
Ă quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de
CĂŽme lâindustrie des pĂȘcheurs place des lignes dormantes Ă une grande
distance des bords. LâextrĂ©mitĂ© supĂ©rieure de la corde est attachĂ©e
à une planchette doublée de liÚge, et une branche de coudrier trÚs
flexible, fichée sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui
tinte lorsque le poisson, pris Ă la ligne, donne des secousses Ă la
corde.
Le grand objet de ces expéditions nocturnes, que Fabrice commandait en
chef, Ă©tait dâaller visiter les lignes dormantes, avant que les pĂȘcheurs
eussent entendu lâavertissement donnĂ© par les petites clochettes.
On choisissait les temps dâorage; et, pour ces parties hasardeuses,
on sâembarquait le matin, une heure avant lâaube. En montant dans
la barque, ces enfants croyaient se précipiter dans les plus grands
dangers, câĂ©tait lĂ le beau cĂŽtĂ© de leur action; et, suivant lâexemple
de leurs pÚres, ils récitaient dévotement un Ave Maria. Or, il arrivait
souvent quâau moment du dĂ©part, et Ă lâinstant qui suivait lâAve
Maria, Fabrice Ă©tait frappĂ© dâun prĂ©sage. CâĂ©tait lĂ le fruit quâil
avait retirĂ© des Ă©tudes astrologiques de son ami lâabbĂ© BlanĂšs, aux
prédictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination,
ce présage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais succÚs;
et comme il avait plus de rĂ©solution quâaucun de ses camarades, peu Ă
peu toute la troupe prit tellement lâhabitude des prĂ©sages, que si, au
moment de sâembarquer, on apercevait sur la cĂŽte un prĂȘtre, ou si lâon
voyait un corbeau sâenvoler Ă main gauche, on se hĂątait de remettre le
cadenas Ă la chaĂźne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi
lâabbĂ© BlanĂšs nâavait pas communiquĂ© sa science assez difficile Ă
Fabrice; mais à son insu, il lui avait inoculé une confiance illimitée
dans les signes qui peuvent prĂ©dire lâavenir.
Le marquis sentait quâun accident arrivĂ© Ă sa correspondance chiffrĂ©e
pouvait le mettre Ă la merci de sa sĆur; aussi tous les ans, Ă lâĂ©poque
de la Sainte-Angela, fĂȘte de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la
permission dâaller passer huit jours Ă Milan. Il vivait toute lâannĂ©e
dans lâespĂ©rance ou le regret de ces huit jours. En cette grande
occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait Ă
son fils quatre Ă©cus, et, suivant lâusage, ne donnait rien Ă sa femme,
qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec
deux chevaux, partaient pour CĂŽme, la veille du voyage, et chaque jour,
Ă Milan, la marquise trouvait une voiture Ă ses ordres, et un dĂźner de
douze couverts.
Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo était assurément
fort peu divertissant; mais il avait cet avantage quâil enrichissait
Ă jamais les familles qui avaient la bontĂ© de sây livrer. Le marquis,
qui avait plus de deux cent mille livres de rente, nâen dĂ©pensait pas
le quart; il vivait dâespĂ©rances. Pendant les treize annĂ©es de 1800 Ă
1813, il crut constamment et fermement que Napoléon serait renversé
avant six mois. Quâon juge de son ravissement quand, au commencement
de 1813, il apprit les désastres de la Bérésina! La prise de Paris et
la chute de NapolĂ©on faillirent lui faire perdre la tĂȘte; il se permit
alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa sĆur. Enfin,
aprĂšs quatorze annĂ©es dâattente, il eut cette joie inexprimable de
voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. DâaprĂšs les ordres
venus de Vienne, le général autrichien reçut le marquis del Dongo avec
une considération voisine du respect; on se hùta de lui offrir une
des premiĂšres places dans le gouvernement, et il lâaccepta comme le
paiement dâune dette. Son fils aĂźnĂ© eut une lieutenance dans lâun des
plus beaux régiments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais
accepter une place de cadet qui lui était offerte. Ce triomphe, dont
le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques
mois, et fut suivi dâun revers humiliant. Jamais il nâavait eu le
talent des affaires, et quatorze années passées à la campagne, entre
ses valets, son notaire et son médecin, jointes à la mauvaise humeur
de la vieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout
Ă fait incapable. Or il nâest pas possible, en pays autrichien, de
conserver une place importante sans avoir le genre de talent que réclame
lâadministration lente et compliquĂ©e, mais fort raisonnable, de cette
vieille monarchie. Les bévues du marquis del Dongo scandalisaient
les employĂ©s et mĂȘme arrĂȘtaient la marche des affaires. Ses propos
ultra-monarchiques irritaient les populations quâon voulait plonger
dans le sommeil et lâincurie. Un beau jour, il apprit que Sa MajestĂ©
avait daignĂ© accepter gracieusement la dĂ©mission quâil donnait de son
emploi dans lâadministration, et en mĂȘme temps lui confĂ©rait la place de
second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien. Le marquis
fut indignĂ© de lâinjustice atroce dont il Ă©tait victime; il fit imprimer
une lettre à un ami, lui qui exécrait tellement la liberté de la presse.
Enfin il Ă©crivit Ă lâEmpereur que ses ministres le trahissaient, et
nâĂ©taient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement
Ă son chĂąteau de Grianta. Il eut une consolation. AprĂšs la chute de
Napoléon, certains personnages puissants à Milan firent assommer dans
les rues le comte Prina, ancien ministre du roi dâItalie, et homme du
premier mérite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du
ministre, qui fut tué à coups de parapluie, et dont le supplice dura
cinq heures. Un prĂȘtre, confesseur du marquis del Dongo, eĂ»t pu sauver
Prina en lui ouvrant la grille de lâĂ©glise de San Giovanni, devant
laquelle on traĂźnait le malheureux ministre, qui mĂȘme un instant fut
abandonnĂ© dans le ruisseau, au milieu de la rue; mais il refusa dâouvrir
sa grille avec dérision, et, six mois aprÚs, le marquis eut le bonheur
de lui faire obtenir un bel avancement.
Il exĂ©crait le comte Pietranera, son beau-frĂšre, lequel, nâayant pas
cinquante louis de rente, osait ĂȘtre assez content, sâavisait de se
montrer fidĂšle Ă ce quâil avait aimĂ© toute sa vie, et avait lâinsolence
de prĂŽner cet esprit de justice sans acceptation de personnes, que le
marquis appelait un jacobinisme infùme. Le comte avait refusé de prendre
du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois aprĂšs
la mort de Prina, les mĂȘmes personnages qui avaient payĂ© les assassins
obtinrent que le général Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la
comtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste
pour aller Ă Vienne dire la vĂ©ritĂ© Ă lâEmpereur. Les assassins de Prina
eurent peur, et lâun dâeux, cousin de Mme Pietranera, vint lui apporter
Ă minuit, une heure avant son dĂ©part pour Vienne, lâordre de mettre
en liberté son mari. Le lendemain, le général autrichien fit appeler
le comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et
lâassura que sa pension de retraite ne tarderait pas Ă ĂȘtre liquidĂ©e sur
le pied le plus avantageux. Le brave gĂ©nĂ©ral Bubna, homme dâesprit et de
cĆur, avait lâair tout honteux de lâassassinat de Prina et de la prison
du comte.
AprÚs cette bourrasque, conjurée par le caractÚre ferme de la comtesse,
les deux époux vécurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite,
qui, grùce à la recommandation du général Bubna, ne se fit pas attendre.
Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait
beaucoup dâamitiĂ© pour un jeune homme fort riche, lequel Ă©tait aussi
ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre Ă leur disposition le
plus bel attelage de chevaux anglais qui fût alors à Milan, sa loge au
théùtre de la Scala, et son chùteau à la campagne. Mais le comte avait
la conscience de sa bravoure, son Ăąme Ă©tait gĂ©nĂ©reuse, il sâemportait
facilement, et alors se permettait dâĂ©tranges propos. Un jour quâil
Ă©tait Ă la chasse avec des jeunes gens, lâun dâeux, qui avait servi
sous dâautres drapeaux que lui, se mit Ă faire des plaisanteries sur la
bravoure des soldats de la république cisalpine; le comte lui donna un
soufflet, lâon se battit aussitĂŽt, et le comte, qui Ă©tait seul de son
bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup de
cette espĂšce de duel, et les personnes qui sây Ă©taient trouvĂ©es prirent
le parti dâaller voyager en Suisse.
Ce courage ridicule quâon appelle rĂ©signation, le courage dâun sot qui
se laisse prendre sans mot dire nâĂ©tait point Ă lâusage de la comtesse.
Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce
jeune homme riche, son ami intime, prĂźt aussi la fantaisie de voyager en
Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du
comte Pietranera.
Limercati trouva ce projet dâun ridicule achevĂ© et la comtesse sâaperçut
que chez elle le mĂ©pris avait tuĂ© lâamour. Elle redoubla dâattention
pour Limercati; elle voulait réveiller son amour, et ensuite le
planter là et le mettre au désespoir. Pour rendre ce plan de vengeance
intelligible en France, je dirai quâĂ Milan, pays fort Ă©loignĂ© du
nÎtre, on est encore au désespoir par amour. La comtesse, qui, dans
ses habits de deuil, éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit
des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pavĂ©, et lâun
dâeux, le comte N..., qui, de tout temps, avait dit quâil trouvait le
mĂ©rite de Limercati un peu lourd, un peu empesĂ© pour une femme dâautant
dâesprit, devint amoureux fou de la comtesse. Elle Ă©crivit Ă Limercati:
Voulez-vous agir une fois en homme dâesprit?
Figurez-vous que vous ne mâavez jamais connue.
Je suis, avec un peu de mĂ©pris peut-ĂȘtre,
votre trĂšs humble servante.
G<small>INA</small> P<small>IETRANERA</small>.
A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses chĂąteaux;
son amour sâexalta, il devint fou, et parla de se brĂ»ler la cervelle,
chose inusitée dans les pays à enfer. DÚs le lendemain de son arrivée
à la campagne, il avait écrit à la comtesse pour lui offrir sa main et
ses deux cent mille livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non
décachetée par le groom du comte N... Sur quoi Limercati a passé trois
ans dans ses terres, revenant tous les deux mois Ă Milan, mais sans
avoir jamais le courage dây rester, et ennuyant tous ses amis de son
amour passionné pour la comtesse, et du récit circonstancié des bontés
que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait
quâavec le comte N... elle se perdait, et quâune telle liaison la
déshonorait.
Le fait est que la comtesse nâavait aucune sorte dâamour pour le comte
N..., et câest ce quâelle lui dĂ©clara quand elle fut tout Ă fait sĂ»re du
dĂ©sespoir de Limercati. Le comte, qui avait de lâusage, la pria de ne
point divulguer la triste vérité dont elle lui faisait confidence:
--Si vous avez lâextrĂȘme indulgence, ajouta-t-il, de continuer Ă me
recevoir avec toutes les distinctions extĂ©rieures accordĂ©es Ă lâamant
rĂ©gnant, je trouverai peut-ĂȘtre une place convenable.
AprÚs cette déclaration héroïque la comtesse ne voulut plus des chevaux
ni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée
à la vie la plus élégante: elle eut à résoudre ce problÚme difficile ou
pour mieux dire impossible: vivre Ă Milan avec une pension de quinze
cents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres Ă un cinquiĂšme
Ă©tage, renvoya tous ses gens et jusquâĂ sa femme de chambre remplacĂ©e
par une pauvre vieille faisant des ménages. Ce sacrifice était dans le
fait moins hĂ©roĂŻque et moins pĂ©nible quâil ne nous semble; Ă Milan la
pauvretĂ© nâest pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux Ăąmes
effrayées comme le pire des maux. AprÚs quelques mois de cette pauvreté
noble, assiĂ©gĂ©e par les lettres continuelles de Limercati, et mĂȘme du
comte N... qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le marquis del
Dongo, ordinairement dâune avarice exĂ©crable, vint Ă penser que ses
ennemis pourraient bien triompher de la misĂšre de sa sĆur. Quoi! une del
Dongo ĂȘtre rĂ©duite Ă vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont
il avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses généraux!
Il lui Ă©crivit quâun appartement et un traitement dignes de sa sĆur
lâattendaient au chĂąteau de Grianta. LâĂąme mobile de la comtesse
embrassa avec enthousiasme lâidĂ©e de ce nouveau genre de vie; il y avait
vingt ans quâelle nâavait pas habitĂ© ce chĂąteau vĂ©nĂ©rable sâĂ©levant
majestueusement au milieu des vieux chùtaigniers plantés du temps des
Sforce. «Là , se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon ùge,
nâest-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se
croyait arrivĂ©e au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime oĂč je suis
nĂ©e, mâattend enfin une vie heureuse et paisible.»
Je ne sais si elle se trompait, mais ce quâil y a de sĂ»r câest que cette
Ăąme passionnĂ©e, qui venait de refuser si lestement lâoffre de deux
immenses fortunes, apporta le bonheur au chĂąteau de Grianta. Ses deux
niÚces étaient folles de joie.
--Tu mâas rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise
en lâembrassant; la veille de ton arrivĂ©e, jâavais cent ans. La comtesse
se mit Ă revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de
Grianta, et si cĂ©lĂ©brĂ©s par les voyageurs: la villa Melzi de lâautre
cÎté du lac, vis-à -vis le chùteau, et qui lui sert de point de vue,
au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui
sépare les deux branches du lac, celle de CÎme, si voluptueuse, et celle
qui court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et gracieux,
que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais
ne surpasse point. CâĂ©tait avec ravissement que la comtesse retrouvait
les souvenirs de sa premiĂšre jeunesse et les comparait Ă ses sensations
actuelles. «Le lac de CĂŽme, se disait-elle, nâest point environnĂ©, comme
le lac de GenÚve, de grandes piÚces de terre bien closes et cultivées
selon les meilleures mĂ©thodes, choses qui rappellent lâargent et la
spĂ©culation. Ici de tous cĂŽtĂ©s je vois des collines dâinĂ©gales hauteurs
couvertes de bouquets dâarbres plantĂ©s par le hasard, et que la main
de lâhomme nâa point encore gĂątĂ©s et forcĂ©s Ă rendre du revenu. Au
milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le
lac par des pentes si singuliĂšres, je puis garder toutes les illusions
des descriptions du Tasse et de lâArioste. Tout est noble et tendre,
tout parle dâamour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation.
Les villages situés à mi-cÎte sont cachés par de grands arbres, et
au-dessus des sommets des arbres sâĂ©lĂšve lâarchitecture charmante de
leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large
vient interrompre de temps Ă autre les bouquets de chĂątaigniers et de
cerisiers sauvages, lâĆil satisfait y voit croĂźtre des plantes plus
vigoureuses et plus heureuses lĂ quâailleurs. Par-delĂ ces collines,
dont le faĂźte offre des ermitages quâon voudrait tous habiter, lâĆil
étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur
austĂ©ritĂ© sĂ©vĂšre lui rappelle des malheurs de la vie ce quâil en faut
pour accroĂźtre la voluptĂ© prĂ©sente. Lâimagination est touchĂ©e par le son
lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres:
ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de
douce mĂ©lancolie et de rĂ©signation, et semblent dire Ă lâhomme: La vie
sâenfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se
présente, hùte-toi de jouir.» Le langage de ces lieux ravissants, et qui
nâont point de pareils au monde, rendit Ă la comtesse son cĆur de seize
ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant dâannĂ©es
sans revoir le lac. «Est-ce donc au commencement de la vieillesse,
se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié?» Elle acheta une
barque que Fabrice, la marquise et elle ornĂšrent de leurs mains, car
on manquait dâargent pour tout, au milieu de lâĂ©tat de maison le plus
splendide; depuis sa disgrùce le marquis del Dongo avait redoublé de
faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le
lac, prÚs de la fameuse allée de platanes, à cÎté de la Cadenabia, il
faisait construire une digue dont le devis allait Ă quatre-vingt mille
francs. A lâextrĂ©mitĂ© de la digue on voyait sâĂ©lever, sur les dessins
du fameux marquis Cagnola, une chapelle bĂątie tout entiĂšre en blocs de
granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode
de Milan, lui bĂątissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux
devaient reprĂ©senter les belles actions de ses ancĂȘtres.
Le frÚre aßné de Fabrice, le marchesino Ascagne, voulut se mettre des
promenades de ces dames; mais sa tante jetait de lâeau sur ses cheveux
poudrés, et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa
gravitĂ©. Enfin il dĂ©livra de lâaspect de sa grosse figure blafarde la
joyeuse troupe qui nâosait rire en sa prĂ©sence. On pensait quâil Ă©tait
lâespion du marquis son pĂšre, et il fallait mĂ©nager ce despote sĂ©vĂšre et
toujours furieux depuis sa démission forcée.
Ascagne jura de se venger de Fabrice.
Il y eut une tempĂȘte oĂč lâon courut des dangers; quoiquâon eĂ»t
infiniment peu dâargent, on paya gĂ©nĂ©reusement les deux bateliers
pour quâils ne dissent rien au marquis, qui dĂ©jĂ tĂ©moignait beaucoup
dâhumeur de ce quâon emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde
tempĂȘte; elles sont terribles et imprĂ©vues sur ce beau lac: des rafales
de vent sortent Ă lâimproviste de deux gorges de montagnes placĂ©es
dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse
voulut dĂ©barquer au milieu de lâouragan et des coups de tonnerre; elle
prétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand
comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se
verrait assiégée de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en
sautant de la barque, elle tomba dans lâeau. Fabrice se jeta aprĂšs elle
pour la sauver, et tous deux furent entraßnés assez loin. Sans doute
il nâest pas beau de se noyer, mais lâennui, tout Ă©tonnĂ©, Ă©tait banni
du chĂąteau fĂ©odal. La comtesse sâĂ©tait passionnĂ©e pour le caractĂšre
primitif et pour lâastrologie de lâabbĂ© BlanĂšs. Le peu dâargent qui lui
restait aprĂšs lâacquisition de la barque avait Ă©tĂ© employĂ© Ă acheter un
petit télescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses niÚces
et Fabrice, elle allait sâĂ©tablir sur la plate-forme dâune des tours
gothiques du chĂąteau. Fabrice Ă©tait le savant de la troupe, et lâon
passait lĂ plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.
Il faut avouer quâil y avait des journĂ©es oĂč la comtesse nâadressait la
parole Ă personne; on la voyait se promener sous les hauts chĂątaigniers,
plongĂ©e dans de sombres rĂȘveries; elle avait trop dâesprit pour ne pas
sentir parfois lâennui quâil y a Ă ne pas Ă©changer ses idĂ©es. Mais le
lendemain elle riait comme la veille: câĂ©taient les dolĂ©ances de la
marquise, sa belle-sĆur, qui produisaient ces impressions sombres sur
cette Ăąme naturellement si agissante.
--Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste
chĂąteau! sâĂ©criait la marquise.
Avant lâarrivĂ©e de la comtesse, elle nâavait pas mĂȘme le courage dâavoir
de ces regrets.
Lâon vĂ©cut ainsi pendant lâhiver de 1814 Ă 1815. Deux fois, malgrĂ© sa
pauvretĂ©, la comtesse vint passer quelques jours Ă Milan; il sâagissait
de voir un ballet sublime de Vigano, donné au théùtre de la Scala, et le
marquis ne dĂ©fendait point Ă sa femme dâaccompagner sa belle-sĆur. On
allait toucher les quartiers de la petite pension, et câĂ©tait la pauvre
veuve du gĂ©nĂ©ral cisalpin qui prĂȘtait quelques sequins Ă la richissime
marquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes; on invitait à dßner
de vieux amis, et lâon se consolait en riant de tout, comme de vrais
enfants. Cette gaietĂ© italienne, pleine de brio et dâimprĂ©vu, faisait
oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils
aĂźnĂ© rĂ©pandaient autour dâeux Ă Grianta. Fabrice, Ă peine ĂągĂ© de seize
ans, représentait fort bien le chef de la maison.
Le 7 mars 1815, les dames Ă©taient de retour, depuis lâavant-veille, dâun
charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée
de platanes rĂ©cemment prolongĂ©e sur lâextrĂȘme bord du lac. Une barque
parut, venant du cÎté de CÎme, et fit des signes singuliers. Un agent
du marquis sauta sur la digue: Napoléon venait de débarquer au golfe
de Juan. LâEurope eut la bonhomie dâĂȘtre surprise de cet Ă©vĂ©nement,
qui ne surprit point le marquis del Dongo; il écrivit à son souverain
une lettre pleine dâeffusion de cĆur; il lui offrait ses talents et
plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des
jacobins dâaccord avec les meneurs de Paris.
Le 8 mars, Ă six heures du matin, le marquis, revĂȘtu de ses insignes,
se faisait dicter, par son fils aĂźnĂ©, le brouillon dâune troisiĂšme
dĂ©pĂȘche politique; il sâoccupait avec gravitĂ© Ă la transcrire de sa
belle Ă©criture soignĂ©e, sur du papier portant en filigrane lâeffigie du
souverain. Au mĂȘme instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse
Pietranera.
--Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre lâEmpereur, qui est aussi roi
dâItalie; il avait tant dâamitiĂ© pour ton mari! Je passe par la Suisse.
Cette nuit, Ă Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromĂštres, mâa
donné son passeport; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je
nâen ai que deux Ă moi; mais sâil le faut, jâirai Ă pied.
La comtesse pleurait de joie et dâangoisse.
--Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue!
sâĂ©criait-elle en saisissant les mains de Fabrice.
Elle se leva et alla prendre dans lâarmoire au linge, oĂč elle Ă©tait
soigneusement cachĂ©e, une petite bourse ornĂ©e de perles; câĂ©tait tout ce
quâelle possĂ©dait au monde.
--Prends, dit-elle Ă Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer.
Que restera-t-il Ă ta malheureuse mĂšre et Ă moi, si tu nous manques?
Quant au succÚs de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos
messieurs sauront bien le faire pĂ©rir. Nâas-tu pas entendu, il y a huit
jours, Ă Milan, lâhistoire des vingt-trois projets dâassassinat tous
si bien combinĂ©s et auxquels il nâĂ©chappa que par miracle? et alors
il Ă©tait tout-puissant. Et tu as vu que ce nâest pas la volontĂ© de le
perdre qui manque Ă nos ennemis; la France nâĂ©tait plus rien depuis son
départ.
CâĂ©tait avec lâaccent de lâĂ©motion la plus vive que la comtesse parlait
à Fabrice des futures destinées de Napoléon.
--En te permettant dâaller le rejoindre, je lui sacrifie ce que jâai de
plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillĂšrent, il
répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de
partir ne fut pas un instant Ă©branlĂ©e. Il expliquait avec effusion Ă
cette amie si chÚre toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous
prenons la liberté de trouver bien plaisantes.
--Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous
promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans lâallĂ©e de platanes,
au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. LĂ ,
pour la premiĂšre fois, jâai remarquĂ© au loin le bateau qui venait de
CĂŽme, porteur dâune si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau
sans songer Ă lâEmpereur, et seulement enviant le sort de ceux qui
peuvent voyager, tout Ă coup jâai Ă©tĂ© saisi dâune Ă©motion profonde. Le
bateau a pris terre, lâagent a parlĂ© bas Ă mon pĂšre, qui a changĂ© de
couleur, et nous a pris Ă part pour nous annoncer la terrible nouvelle.
Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de
joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense
et Ă ma droite jâai vu un aigle, lâoiseau de NapolĂ©on; il volait
majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers
Paris. Et moi aussi, me suis-je dit Ă lâinstant, je traverserai la
Suisse avec la rapiditĂ© de lâaigle, et jâirai offrir Ă ce grand homme
bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de
mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle.
A lâinstant, quand je voyais encore lâaigle, par un effet singulier
mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idĂ©e vient dâen
haut, câest quâau mĂȘme moment, sans discuter, jâai pris ma rĂ©solution
et jâai vu les moyens dâexĂ©cuter ce voyage. En un clin dâĆil toutes
les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les
dimanches, ont Ă©tĂ© comme enlevĂ©es par un souffle divin. Jâai vu cette
grande image de lâItalie se relever de la fange oĂč les Allemands la
retiennent plongée 2; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi
chargés de chaßnes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je
dit, fils encore inconnu de cette mĂšre malheureuse, je partirai, jâirai
mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut
nous laver du mĂ©pris que nous jettent mĂȘme les plus esclaves et les plus
vils parmi les habitants de lâEurope.
«Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse,
et fixant sur elle ses yeux dâoĂč jaillissaient des flammes, tu sais ce
jeune marronnier que ma mĂšre, lâhiver de ma naissance, planta elle-mĂȘme
au bord de la grande fontaine dans notre forĂȘt, Ă deux lieues dâici:
avant de rien faire, jâai voulu lâaller visiter. Le printemps nâest pas
trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera
un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de lâĂ©tat de torpeur oĂč je
languis dans ce triste et froid chĂąteau. Ne trouves-tu pas que ces vieux
murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme,
sont une véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que
lâhiver est pour mon arbre.
«Le croirais-tu, Gina? hier soir Ă sept heures et demie jâarrivais Ă mon
marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez
grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. Jâai bĂȘchĂ© la terre avec
respect Ă lâentour de lâarbre chĂ©ri. AussitĂŽt, rempli dâun transport
nouveau, jâai traversĂ© la montagne; je suis arrivĂ© Ă Menagio: il me
fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il
était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je
pensais devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout
avec trois de ses amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre Napoléon!»
sâest-il Ă©criĂ©, et il mâa sautĂ© au cou. Les autres aussi mâont embrassĂ©
avec transport. «Pourquoi suis-je mariĂ©!» disait lâun dâeux.
Mme Pietranera était devenue pensive; elle crut devoir présenter
quelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût
bien vu que la comtesse elle-mĂȘme ne croyait pas aux bonnes raisons
quâelle se hĂątait de lui donner. Mais, Ă dĂ©faut dâexpĂ©rience, il avait
de la rĂ©solution; il ne daigna pas mĂȘme Ă©couter ces raisons. La comtesse
se réduisit bientÎt à obtenir de lui que du moins il fßt part de son
projet Ă sa mĂšre.
--Elle le dira Ă mes sĆurs, et ces femmes me trahiront Ă leur insu!
sâĂ©cria Fabrice avec une sorte de hauteur hĂ©roĂŻque.
--Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu
de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez
toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les Ăąmes prosaĂŻques.
La marquise fondit en larmes en apprenant lâĂ©trange projet de son
fils; elle nâen sentait pas lâhĂ©roĂŻsme, et fit tout son possible pour
le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les
murs dâune prison, ne pourrait lâempĂȘcher de partir, elle lui remit
le peu dâargent quâelle possĂ©dait; puis elle se souvint quâelle avait
depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-ĂȘtre dix mille
francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan.
Les sĆurs de Fabrice entrĂšrent chez leur mĂšre tandis que la comtesse
cousait ces diamants dans lâhabit de voyage de notre hĂ©ros; il rendait Ă
ces pauvres femmes leurs chĂ©tifs napolĂ©ons. Ses sĆurs furent tellement
enthousiasmĂ©es de son projet, elles lâembrassaient avec une joie si
bruyante quâil prit Ă la main quelques diamants qui restaient encore Ă
cacher, et voulut partir sur-le-champ.
--Vous me trahiriez Ă votre insu, dit-il Ă ses sĆurs. Puisque jâai
tant dâargent, il est inutile dâemporter des hardes; on en trouve
partout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chÚres, et partit
Ă lâinstant mĂȘme sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si
vite, craignant toujours dâĂȘtre poursuivi par des gens Ă cheval, que le
soir mĂȘme il entrait Ă Lugano. GrĂące Ă Dieu, il Ă©tait dans une ville
suisse, et ne craignait plus dâĂȘtre violentĂ© sur la route solitaire par
des gendarmes payés par son pÚre. De ce lieu, il lui écrivit une belle
lettre, faiblesse dâenfant qui donna de la consistance Ă la colĂšre du
marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage
fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. LâEmpereur Ă©tait Ă
Paris. Là commencÚrent les malheurs de Fabrice; il était parti dans la
ferme intention de parler Ă lâEmpereur: jamais il ne lui Ă©tait venu
Ă lâesprit que ce fĂ»t chose difficile. A Milan, dix fois par jour il
voyait le prince EugÚne et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous
les matins, il allait dans la cour du chĂąteau des Tuileries assister
aux revues passées par Napoléon; mais jamais il ne put approcher de
lâEmpereur. Notre hĂ©ros croyait tous les Français profondĂ©ment Ă©mus
comme lui de lâextrĂȘme danger que courait la patrie. A la table de
lâhĂŽtel oĂč il Ă©tait descendu, il ne fit point mystĂšre de ses projets
et de son dĂ©vouement; il trouva des jeunes gens dâune douceur aimable,
encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne
manquĂšrent pas de lui voler tout lâargent quâil possĂ©dait. Heureusement,
par pure modestie, il nâavait pas parlĂ© des diamants donnĂ©s par sa mĂšre.
Le matin oĂč, Ă la suite dâune orgie, il se trouva dĂ©cidĂ©ment volĂ©,
il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat
palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens
beaux parleurs, partit pour lâarmĂ©e. Il ne savait rien, sinon quâelle se
rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivĂ© sur la frontiĂšre, quâil
trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant
une bonne cheminée, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pût
lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se
mĂȘler imprudemment aux bivouacs de lâextrĂȘme frontiĂšre, sur la route de
Belgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à cÎté de la
route, que les soldats se mirent Ă regarder ce jeune bourgeois, dont la
mise nâavait rien qui rappelĂąt lâuniforme. La nuit tombait, il faisait
un vent froid. Fabrice sâapprocha dâun feu, et demanda lâhospitalitĂ© en
payant. Les soldats se regardĂšrent Ă©tonnĂ©s surtout de lâidĂ©e de payer,
et lui accordÚrent avec bonté une place au feu; son domestique lui
fit un abri. Mais, une heure aprĂšs, lâadjudant du rĂ©giment passant Ă
portĂ©e du bivouac, les soldats allĂšrent lui raconter lâarrivĂ©e de cet
Ă©tranger parlant mal français. Lâadjudant interrogea Fabrice, qui lui
parla de son enthousiasme pour lâEmpereur avec un accent fort suspect;
sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel,
Ă©tabli dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice sâapprocha
avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement lâadjudant
sous-officier, quâaussitĂŽt il changea de pensĂ©e, et se mit Ă interroger
aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant dâabord le plan
de campagne de son interlocuteur, parla des protections quâavait son
maĂźtre, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux.
AussitĂŽt un soldat appelĂ© par lâadjudant lui mit la main sur le collet;
un autre soldat prit soin des chevaux, et, dâun air sĂ©vĂšre, lâadjudant
ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.
AprĂšs lui avoir fait faire une bonne lieue, Ă pied, dans lâobscuritĂ©
rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes
parts Ă©clairaient lâhorizon, lâadjudant remit Fabrice Ă un officier
de gendarmerie qui, dâun air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice
montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromĂštres portant sa
marchandise.
--Sont-ils bĂȘtes, sâĂ©cria lâofficier, câest aussi trop fort!
Il fit des questions Ă notre hĂ©ros qui parla de lâEmpereur et de la
libertĂ© dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi lâofficier de
gendarmerie fut saisi dâun rire fou.
--Parbleu! tu nâes pas trop adroit! sâĂ©cria-t-il. Il est un peu fort de
cafĂ© que lâon ose nous expĂ©dier des blancs-becs de ton espĂšce!
Et quoi que pĂ»t dire Fabrice, qui se tuait Ă expliquer quâen effet il
nâĂ©tait pas marchand de baromĂštres, lâofficier lâenvoya Ă la prison de
B..., petite ville du voisinage oĂč notre hĂ©ros arriva sur les trois
heures du matin, outré de fureur et mort de fatigue.
Fabrice, dâabord Ă©tonnĂ©, puis furieux, ne comprenant absolument rien
à ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journées dans cette
misérable prison; il écrivait lettres sur lettres au commandant de la
place, et câĂ©tait la femme du geĂŽlier, belle Flamande de trente-six
ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle nâavait
nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que dâailleurs
il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces
lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir écouter les doléances
du prisonnier; elle avait dit Ă son mari que le blanc-bec avait de
lâargent, sur quoi le prudent geĂŽlier lui avait donnĂ© carte blanche.
Elle usa de la permission et reçut quelques napolĂ©ons dâor, car
lâadjudant nâavait enlevĂ© que les chevaux, et lâofficier de gendarmerie
nâavait rien confisquĂ© du tout. Une aprĂšs-midi du mois de juin, Fabrice
entendit une forte canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin!
son cĆur bondissait dâimpatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit
dans la ville; en effet un grand mouvement sâopĂ©rait, trois divisions
traversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme du
geĂŽlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de
coutume; puis lui prenant les mains:
--Faites-moi sortir dâici, je jurerai sur lâhonneur de revenir dans la
prison dĂšs quâon aura cessĂ© de se battre.
--Balivernes que tout cela! As-tu du <i>quibus</i>? Il parut inquiet, il ne
comprenait pas le mot <i>quibus</i>. La geĂŽliĂšre, voyant ce mouvement, jugea
que les eaux Ă©taient basses, et, au lieu de parler de napolĂ©ons dâor
comme elle lâavait rĂ©solu, elle ne parla plus que de francs.
--Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je
mettrai un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir
relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison,
et si son régiment doit filer dans la journée, il acceptera.
Le marchĂ© fut bientĂŽt conclu. La geĂŽliĂšre consentit mĂȘme Ă cacher
Fabrice dans sa chambre dâoĂč il pourrait plus facilement sâĂ©vader le
lendemain matin.
Le lendemain, avant lâaube, cette femme tout attendrie dit Ă Fabrice:
--Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier:
crois-moi, nây reviens plus.
--Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre
la patrie?
--Suffit. Rappelle-toi toujours que je tâai sauvĂ© la vie; ton cas
était net, tu aurais été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu
nous ferais perdre notre place à mon mari et à moi; surtout ne répÚte
jamais ton mauvais conte dâun gentilhomme de Milan dĂ©guisĂ© en marchand
de baromĂštres, câest trop bĂȘte. Ecoute-moi bien, je vais te donner
les habits dâun hussard mort avant-hier dans la prison: nâouvre la
bouche que le moins possible, mais enfin, si un maréchal des logis ou
un officier tâinterroge de façon Ă te forcer de rĂ©pondre, dis que tu
es restĂ© malade chez un paysan qui tâa recueilli par charitĂ© comme
tu tremblais la fiĂšvre dans un fossĂ© de la route. Si lâon nâest pas
satisfait de cette réponse, ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On
tâarrĂȘtera peut-ĂȘtre Ă cause de ton accent: alors dis que tu es nĂ© en
PiĂ©mont, que tu es un conscrit restĂ© en France lâannĂ©e passĂ©e, etc.
Pour la premiĂšre fois, aprĂšs trente-trois jours de fureur, Fabrice
comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un
espion. Il raisonna avec la geÎliÚre, qui, ce matin-là , était fort
tendre, et enfin tandis quâarmĂ©e dâune aiguille elle rĂ©trĂ©cissait les
habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement Ă cette femme
Ă©tonnĂ©e. Elle y crut un instant; il avait lâair si naĂŻf, et il Ă©tait si
joli habillé en hussard!
--Puisque tu as tant de bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin
Ă demi persuadĂ©e, il fallait donc en arrivant Ă Paris tâengager dans
un régiment. En payant à boire à un maréchal des logis, ton affaire
Ă©tait faite! La geĂŽliĂšre ajouta beaucoup de bons avis pour lâavenir, et
enfin, Ă la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, aprĂšs
lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait
son nom, quoi quâil pĂ»t arriver. DĂšs que Fabrice fut sorti de la petite
ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui
vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec lâhabit et la feuille de
route dâun hussard mort en prison, oĂč lâavait conduit, dit-on, le vol
dâune vache et de quelques couverts dâargent! jâai pour ainsi dire
succĂ©dĂ© Ă son ĂȘtre... et cela sans le vouloir ni le prĂ©voir en aucune
maniĂšre! Gare la prison!... Le prĂ©sage est clair, jâaurai beaucoup Ă
souffrir de la prison!
Il nây avait pas une heure que Fabrice avait quittĂ© sa bienfaitrice,
lorsque la pluie commença Ă tomber avec une telle force quâĂ peine le
nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossiÚres
qui nâĂ©taient pas faites pour lui. Il fit rencontre dâun paysan montĂ©
sur un mĂ©chant cheval, il acheta le cheval en sâexpliquant par signes;
la geÎliÚre lui avait recommandé de parler le moins possible, à cause de
son accent.
Ce jour-lĂ lâarmĂ©e, qui venait de gagner la bataille de Ligny, Ă©tait
en pleine marche sur Bruxelles; on était à la veille de la bataille de
Waterloo. Sur le midi, la pluie Ă verse continuant toujours, Fabrice
entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout Ă fait les
affreux moments de désespoir que venait de lui donner cette prison si
injuste. Il marcha jusquâĂ la nuit trĂšs avancĂ©e, et comme il commençait
Ă avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison
de paysan fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait
quâon lui avait tout pris; Fabrice lui donna un Ă©cu, et il trouva de
lâavoine. Mon cheval nâest pas beau, se dit Fabrice; mais quâimporte,
il pourrait bien se trouver du goût de quelque adjudant, et il alla
coucher Ă lâĂ©curie Ă ses cĂŽtĂ©s. Une heure avant le jour, le lendemain,
Fabrice Ă©tait sur la route, et, Ă force de caresses, il Ă©tait parvenu Ă
faire prendre le trot Ă son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la
canonnade: câĂ©taient les prĂ©liminaires de Waterloo.
CHAPITRE III
Fabrice trouva bientĂŽt des vivandiĂšres, et lâextrĂȘme reconnaissance
quâil avait pour la geĂŽliĂšre de B... le porta Ă leur adresser la parole:
il demanda Ă lâune dâelles oĂč Ă©tait le 4^{e} rĂ©giment de hussards, auquel
il appartenait.
--Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat,
dit la cantiniÚre touchée par la pùleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu
nâas pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont
se donner aujourdâhui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu
pourrais lĂącher ta balle tout comme un autre.
Ce conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il
ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantiniĂšre. De temps
Ă autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empĂȘchait de
sâentendre, car Fabrice Ă©tait tellement hors de lui dâenthousiasme et de
bonheur, quâil avait renouĂ© la conversation. Chaque mot de la cantiniĂšre
redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A lâexception de
son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire Ă cette
femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait
rien du tout Ă ce que lui racontait ce beau jeune soldat.
--Je vois le fin mot, sâĂ©cria-t-elle enfin dâun air de triomphe: vous
ĂȘtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4^{e}
de hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de lâuniforme que
vous portez, et vous courez aprĂšs elle. Vrai, comme Dieu est lĂ -haut,
vous nâavez jamais Ă©tĂ© soldat; mais, comme un brave garçon que vous
ĂȘtes, puisque votre rĂ©giment est au feu, vous voulez y paraĂźtre, et ne
pas passer pour un capon.
Fabrice convint de tout: câĂ©tait le seul moyen quâil eĂ»t de recevoir de
bons conseils. «Jâignore toutes les façons dâagir de ces Français, se
disait-il, et, si je ne suis pas guidĂ© par quelquâun, je parviendrai
encore Ă me faire jeter en prison, et lâon me volera mon cheval.
--Dâabord, mon petit, lui dit la cantiniĂšre, qui devenait de plus en
plus son amie, conviens que tu nâas pas vingt et un ans: câest tout le
bout du monde si tu en as dix-sept.
CâĂ©tait la vĂ©ritĂ©, et Fabrice lâavoua de bonne grĂące.
--Ainsi, tu nâes pas mĂȘme conscrit; câest uniquement Ă cause des beaux
yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle nâest
pas dĂ©goĂ»tĂ©e. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets quâelle tâa
remis, il faut primo que tu achĂštes un autre cheval; vois comme ta rosse
dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle dâun peu prĂšs; câest
lĂ un cheval de paysan qui te fera tuer dĂšs que tu seras en ligne. Cette
fumée blanche, que tu vois là -bas par-dessus la haie, ce sont des feux
de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette,
quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger
un morceau tandis que tu en as encore le temps.
Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandiÚre,
la pria de se payer.
--Câest pitiĂ© de le voir! sâĂ©cria cette femme; le pauvre petit ne sait
pas seulement dĂ©penser son argent! Tu mĂ©riterais bien quâaprĂšs avoir
empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte; du
diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me
voyant détaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre
jamais dâor. Tiens, lui dit-elle, voilĂ dix-huit francs cinquante
centimes, et ton déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous allons
bientĂŽt avoir des chevaux Ă revendre. Si la bĂȘte est petite, tu en
donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs,
quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.
Le déjeuner fini, la vivandiÚre, qui pérorait toujours, fut interrompue
par une femme qui sâavançait Ă travers champs, et qui passa sur la route.
--Holà , hé! lui cria cette femme; holà ! Margot! ton 6^{e} léger est sur la
droite.
--Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandiÚre à notre héros;
mais en vĂ©ritĂ© tu me fais pitiĂ©; jâai de lâamitiĂ© pour toi, sacrĂ© diĂ©!
Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu!
Viens-tâen au 6^{e} lĂ©ger avec moi.
--Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux
me battre et suis rĂ©solu dâaller lĂ -bas vers cette fumĂ©e blanche.
--Regarde comme ton cheval remue les oreilles! DĂšs quâil sera lĂ -bas,
quelque peu de vigueur quâil ait, il te forcera la main, il se mettra Ă
galoper, et Dieu sait oĂč il te mĂšnera. Veux-tu mâen croire? DĂšs que tu
seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi
à cÎté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je
parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.
Fabrice, fort piquĂ©, avoua cependant Ă sa nouvelle amie quâelle avait
deviné juste.
--Pauvre petit! il va ĂȘtre tuĂ© tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne
sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la
cantiniĂšre dâun air dâautoritĂ©.
--Mais je veux me battre.
--Tu te battras aussi; va, le 6^{e} lĂ©ger est un fameux, et aujourdâhui il
y en a pour tout le monde.
--Mais serons-nous bientÎt à votre régiment?
--Dans un quart dâheure tout au plus.
«Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de
toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me
battre.» A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup nâattendait
pas lâautre.
--Câest comme un chapelet, dit Fabrice.
--On commence Ă distinguer les feux de peloton, dit la vivandiĂšre en
donnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par
le feu.
La cantiniĂšre tourna Ă droite et prit un chemin de traverse au milieu
des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur
le point dây rester: Fabrice poussa Ă la roue. Son cheval tomba deux
fois; bientĂŽt le chemin, moins rempli dâeau, ne fut plus quâun sentier
au milieu du gazon. Fabrice nâavait pas fait cinq cents pas que sa rosse
sâarrĂȘta tout court: câĂ©tait un cadavre, posĂ© en travers du sentier, qui
faisait horreur au cheval et au cavalier.
La figure de Fabrice, trĂšs pĂąle naturellement, prit une teinte verte
fort prononcée: la cantiniÚre, aprÚs avoir regardé le mort, dit, comme
se parlant Ă elle-mĂȘme:
--Ăa nâest pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre hĂ©ros,
elle éclata de rire.
--Ah! ah! mon petit! sâĂ©cria-t-elle, en voilĂ du nanan!
Fabrice restait glacĂ©. Ce qui le frappait surtout câĂ©tait la saletĂ© des
pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel
on nâavait laissĂ© quâun mauvais pantalon tout souillĂ© de sang.
--Approche, lui dit la cantiniĂšre; descends de cheval; il faut que tu
tây accoutumes; tiens, sâĂ©cria-t-elle, il en a eu par la tĂȘte.
Une balle, entrée à cÎté du nez, était sortie par la tempe opposée, et
dĂ©figurait ce cadavre dâune façon hideuse; il Ă©tait restĂ© avec un Ćil
ouvert.
--Descends donc de cheval, petit, dit la cantiniĂšre, et donne-lui une
poignĂ©e de main pour voir sâil te la rendra.
Sans hĂ©siter, quoique prĂȘt Ă rendre lâĂąme de dĂ©goĂ»t, Fabrice se jeta Ă
bas de cheval et prit la main du cadavre quâil secoua ferme; puis il
resta comme anĂ©anti; il sentait quâil nâavait pas la force de remonter Ă
cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout câĂ©tait cet Ćil ouvert.
«La vivandiÚre va me croire un lùche», se disait-il avec amertume; mais
il sentait lâimpossibilitĂ© de faire un mouvement: il serait tombĂ©. Ce
moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout Ă
fait. La vivandiĂšre sâen aperçut, sauta lestement Ă bas de sa petite
voiture, et lui prĂ©senta, sans mot dire, un verre dâeau-de-vie quâil
avala dâun trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route
sans dire une parole. La vivandiĂšre le regardait de temps Ă autre du
coin de lâĆil.
--Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourdâhui tu
resteras avec moi. Tu vois bien quâil faut que tu apprennes le mĂ©tier de
soldat.
--Au contraire, je veux me battre tout de suite, sâĂ©cria notre hĂ©ros
dâun air sombre, qui sembla de bon augure Ă la vivandiĂšre. Le bruit
du canon redoublait et semblait sâapprocher. Les coups commençaient Ă
former comme une basse continue; un coup nâĂ©tait sĂ©parĂ© du coup voisin
par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le
bruit dâun torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de
peloton.
Dans ce moment la route sâenfonçait au milieu dâun bouquet de bois; la
vivandiĂšre vit trois ou quatre soldats des nĂŽtres qui venaient Ă elle
courant Ă toutes jambes; elle sauta lestement Ă bas de sa voiture et
courut se cacher Ă quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans
un trou qui Ă©tait restĂ© au lieu oĂč lâon venait dâarracher un grand
arbre. «Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lùche!» Il
sâarrĂȘta auprĂšs de la petite voiture abandonnĂ©e par la cantiniĂšre et
tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention Ă lui et passĂšrent
en courant le long du bois, Ă gauche de la route.
--Ce sont des nĂŽtres, dit tranquillement la vivandiĂšre en revenant tout
essoufflée vers sa petite voiture... Si ton cheval était capable de
galoper, je te dirais: pousse en avant jusquâau bout du bois, vois sâil
y a quelquâun dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois,
il arracha une branche Ă un peuplier, lâeffeuilla et se mit Ă battre son
cheval Ă tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint Ă
son petit trot accoutumé. La vivandiÚre avait mis son cheval au galop:
--ArrĂȘte-toi donc, arrĂȘte! criait-elle Ă Fabrice.
BientĂŽt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de
la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la
mousqueterie tonnaient de tous les cÎtés, à droite, à gauche, derriÚre.
Et comme le bouquet de bois dâoĂč ils sortaient occupait un tertre Ă©levĂ©
de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien
un coin de la bataille; mais enfin il nây avait personne dans le prĂ©
au-delà du bois. Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une
longue rangée de saules, trÚs touffus; au-dessus des saules paraissait
une fumĂ©e blanche qui quelquefois sâĂ©levait dans le ciel en tournoyant.
--Si je savais seulement oĂč est le rĂ©giment! disait la cantiniĂšre
embarrassée. Il ne faut pas traverser ce grand pré tout droit. A propos,
toi, dit-elle Ă Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la
pointe de ton sabre, ne va pas tâamuser Ă le sabrer.
A ce moment, la cantiniÚre aperçut les quatre soldats dont nous venons
de parler, ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route.
Lâun dâeux Ă©tait Ă cheval.
--VoilĂ ton affaire, dit-elle Ă Fabrice. HolĂ ! ho! cria-t-elle Ă celui
qui Ă©tait Ă cheval, viens donc ici boire le verre dâeau-de-vie; les
soldats sâapprochĂšrent.
--OĂč est le 6^{e} lĂ©ger? cria-t-elle.
--LĂ -bas, Ă cinq minutes dâici, en avant de ce canal qui est le long des
saules; mĂȘme que le colonel Macon vient dâĂȘtre tuĂ©.
--Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?
--Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mĂšre, un cheval
dâofficier que je vais vendre cinq napolĂ©ons avant un quart dâheure.
--Donne-mâen un de tes napolĂ©ons, dit la vivandiĂšre Ă Fabrice.
Puis sâapprochant du soldat Ă cheval:
--Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandiĂšre
détachait le petit portemanteau qui était sur la rosse.
--Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, câest comme ça que
vous laissez travailler une dame!
Mais Ă peine le cheval de prise sentit le portemanteau, quâil se mit Ă
se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa
force pour le contenir.
--Bon signe! dit la vivandiĂšre, le monsieur nâest pas accoutumĂ© au
chatouillement du portemanteau.
--Un cheval de gĂ©nĂ©ral, sâĂ©criait le soldat qui lâavait vendu, un cheval
qui vaut dix napoléons comme un liard!
--VoilĂ vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de
se trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.
A ce moment, un boulet donna dans la ligne de saules, quâil prit de
biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites
branches volant de cĂŽtĂ© et dâautre comme rasĂ©es par un coup de faux.
--Tiens, voilĂ le brutal qui sâavance, lui dit le soldat en prenant ses
vingt francs.
Il pouvait ĂȘtre deux heures.
Fabrice Ă©tait encore dans lâenchantement de ce spectacle curieux,
lorsquâune troupe de gĂ©nĂ©raux, suivis dâune vingtaine de hussards,
traversĂšrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de
laquelle il Ă©tait arrĂȘtĂ©: son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois
de suite, puis donna des coups de tĂȘte violents contre la bride qui le
retenait. «Eh bien, soit!» se dit Fabrice.
Le cheval laissĂ© Ă lui-mĂȘme partit ventre Ă terre et alla rejoindre
lâescorte qui suivait les gĂ©nĂ©raux. Fabrice compta quatre chapeaux
bordĂ©s. Un quart dâheure aprĂšs, par quelques mots que dit un hussard son
voisin, Fabrice comprit quâun de ces gĂ©nĂ©raux Ă©tait le cĂ©lĂšbre marĂ©chal
Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des
quatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné tout au monde pour
le savoir, mais il se rappela quâil ne fallait pas parler. Lâescorte
sâarrĂȘta pour passer un large fossĂ© rempli dâeau par la pluie de la
veille, il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la
prairie Ă lâentrĂ©e de laquelle Fabrice avait achetĂ© le cheval. Presque
tous les hussards avaient mis pied Ă terre; le bord du fossĂ© Ă©tait Ă
pic et fort glissant, et lâeau se trouvait bien Ă trois ou quatre pieds
en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie,
songeait plus au marĂ©chal Ney et Ă la gloire quâĂ son cheval, lequel
Ă©tant fort animĂ©, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir lâeau Ă une
hauteur considérable. Un des généraux fut entiÚrement mouillé par la
nappe dâeau, et sâĂ©cria en jurant:
--Au diable la f... bĂȘte!
Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure. «Puis-je en
demander raison?» se dit-il. En attendant, pour prouver quâil nâĂ©tait
pas si gauche, il entreprit de faire monter Ă son cheval la rive
opposée du fossé; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds.
Il fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de
lâeau jusquâĂ la tĂȘte, et enfin trouva une sorte dâabreuvoir; par cette
pente douce il gagna facilement le champ de lâautre cĂŽtĂ© du canal. Il
fut le premier homme de lâescorte qui y parut, il se mit Ă trotter
fiÚrement le long du bord: au fond du canal les hussards se démenaient,
assez embarrassĂ©s de leur position; car en beaucoup dâendroits lâeau
avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et
voulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable. Un maréchal des
logis sâaperçut de la manĆuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui
avait lâair si peu militaire.
--Remontez! il y a un abreuvoir Ă gauche! sâĂ©cria-t-il, et peu Ă peu
tous passĂšrent.
En arrivant sur lâautre rive, Fabrice y avait trouvĂ© les gĂ©nĂ©raux tout
seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut Ă peine sâil
entendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille:
--OĂč as-tu pris ce cheval?
Fabrice Ă©tait tellement troublĂ© quâil rĂ©pondit en italien:
--Lâho comprato poco fa. (Je viens de lâacheter Ă lâinstant.)
--Que dis-tu? lui cria le général.
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put
lui répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce
moment. Toutefois la peur ne venait chez lui quâen seconde ligne; il
était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles.
Lâescorte prit le galop; on traversait une grande piĂšce de terre
labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
--Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards
de lâescorte.
Et dâabord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua quâen effet
presque tous les cadavres Ă©taient vĂȘtus de rouge. Une circonstance lui
donna un frisson dâhorreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux
habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du
secours, et personne ne sâarrĂȘtait pour leur en donner. Notre hĂ©ros,
fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval
ne mĂźt les pieds sur aucun habit rouge. Lâescorte sâarrĂȘta; Fabrice,
qui ne faisait pas assez dâattention Ă son devoir de soldat, galopait
toujours en regardant un malheureux blessé.
--Veux-tu bien tâarrĂȘter, blanc-bec! lui cria le marĂ©chal des logis.
Fabrice sâaperçut quâil Ă©tait Ă vingt pas sur la droite en avant
des gĂ©nĂ©raux, et prĂ©cisĂ©ment du cĂŽtĂ© oĂč ils regardaient avec leurs
lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés
à quelques pas en arriÚre, il vit le plus gros de ces généraux qui
parlait Ă son voisin, gĂ©nĂ©ral aussi, dâun air dâautoritĂ© et presque de
réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré
le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geÎliÚre, il
arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son
voisin:
--Quel est-il ce général qui gourmande son voisin?
--Pardi, câest le marĂ©chal!
--Quel maréchal?
--Le marĂ©chal Ney, bĂȘta! Ah çà ! oĂč as-tu servi jusquâici?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point Ă se fĂącher de
lâinjure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux
prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout Ă coup on partit au grand galop. Quelques instants aprĂšs, Fabrice
vit, Ă vingt pas en avant, une terre labourĂ©e qui Ă©tait remuĂ©e dâune
façon singuliĂšre. Le fond des sillons Ă©tait plein dâeau, et la terre
fort humide, qui formait la crĂȘte de ces sillons, volait en petits
fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua
en passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à songer à la
gloire du marĂ©chal. Il entendit un cri sec auprĂšs de lui: câĂ©taient
deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsquâil les
regarda, ils Ă©taient dĂ©jĂ Ă vingt pas de lâescorte. Ce qui lui sembla
horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre
labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait
suivre les autres: le sang coulait dans la boue.
«Ah! mây voilĂ donc enfin au feu! se dit-il. Jâai vu le feu! se
répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire.» A ce moment,
lâescorte allait ventre Ă terre, et notre hĂ©ros comprit que câĂ©taient
des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau
regarder du cĂŽtĂ© dâoĂč venaient les boulets, il voyait la fumĂ©e blanche
de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal
et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des
dĂ©charges beaucoup plus voisines; il nây comprenait rien du tout.
A ce moment, les gĂ©nĂ©raux et lâescorte descendirent dans un petit chemin
plein dâeau, qui Ă©tait Ă cinq pieds en contrebas.
Le marĂ©chal sâarrĂȘta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice,
cette fois, put le voir tout Ă son aise; il le trouva trĂšs blond, avec
une grosse tĂȘte rouge. «Nous nâavons point des figures comme celle-lĂ
en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pĂąle et qui ai des
cheveux chùtains, je ne serai comme ça», ajoutait-il avec tristesse.
Pour lui ces paroles voulaient dire: «Jamais je ne serai un héros.»
Il regarda les hussards; Ă lâexception dâun seul, tous avaient des
moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de lâescorte,
tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son
embarras, il tourna la tĂȘte vers lâennemi. CâĂ©taient des lignes fort
Ă©tendues dâhommes rouges; mais, ce qui lâĂ©tonna fort, ces hommes lui
semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments
ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies.
Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en
contrebas que le marĂ©chal et lâescorte sâĂ©taient mis Ă suivre au petit
pas, pataugeant dans la boue. La fumĂ©e empĂȘchait de rien distinguer du
cĂŽtĂ© vers lequel on sâavançait; lâon voyait quelquefois des hommes au
galop se détacher sur cette fumée blanche.
Tout Ă coup, du cĂŽtĂ© de lâennemi, Fabrice vit quatre hommes qui
arrivaient ventre à terre. «Ah! nous sommes attaqués», se dit-il; puis
il vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la
suite de ce dernier partit au galop du cĂŽtĂ© de lâennemi, suivi de deux
hussards de lâescorte et des quatre hommes qui venaient dâarriver. AprĂšs
un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva Ă cĂŽtĂ© dâun
marĂ©chal des logis qui avait lâair fort bon enfant. «Il faut que je
parle Ă celui-lĂ , se dit-il, peut-ĂȘtre ils cesseront de me regarder.» Il
médita longtemps.
--Monsieur, câest la premiĂšre fois que jâassiste Ă la bataille, dit-il
enfin au maréchal des logis; mais ceci est-il une véritable bataille?
--Un peu. Mais vous, qui ĂȘtes-vous?
--Je suis le frĂšre de la femme dâun capitaine.
--Et comment lâappelez-vous, ce capitaine?
Notre hĂ©ros fut terriblement embarrassĂ©; il nâavait point prĂ©vu cette
question. Par bonheur, le marĂ©chal et lâescorte repartaient au galop.
Quel nom français dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du
maĂźtre dâhĂŽtel oĂč il avait logĂ© Ă Paris; il rapprocha son cheval de
celui du maréchal des logis, et lui cria de toutes ses forces:
--Le capitaine Meunier!
Lâautre, entendant mal Ă cause du roulement du canon, lui rĂ©pondit:
--Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a été tué.
«Bravo! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire lâaffligĂ©.»
--Ah, mon Dieu! cria-t-il, et il prit une mine piteuse.
On était sorti du chemin en contrebas, on traversait un petit pré, on
allait ventre à terre, les boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se
porta vers une division de cavalerie. Lâescorte se trouvait au milieu de
cadavres et de blessés; mais ce spectacle ne faisait déjà plus autant
dâimpression sur notre hĂ©ros; il avait autre chose Ă penser.
Pendant que lâescorte Ă©tait arrĂȘtĂ©e, il aperçut la petite voiture dâune
cantiniĂšre, et sa tendresse pour ce corps respectable lâemportant sur
tout, il partit au galop pour la rejoindre.
--Restez donc, s...! lui cria le maréchal des logis.
«Que peut-il me faire ici?» pensa Fabrice, et il continua de galoper
vers la cantiniĂšre. En donnant de lâĂ©peron Ă son cheval, il avait eu
quelque espoir que câĂ©tait sa bonne cantiniĂšre du matin; les chevaux
et les petites charrettes se ressemblaient fort, mais la propriétaire
Ă©tait tout autre, et notre hĂ©ros lui trouva lâair fort mĂ©chant. Comme il
lâabordait, Fabrice lâentendit qui disait:
--Il était pourtant bien bel homme!
Un fort vilain spectacle attendait lĂ le nouveau soldat; on coupait
la cuisse Ă un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces.
Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres dâeau-de-vie.
--Comme tu y vas, gringalet! sâĂ©cria la cantiniĂšre. Lâeau-de-vie lui
donna une idĂ©e: il faut que jâachĂšte la bienveillance de mes camarades
les hussards de lâescorte.
--Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il Ă la vivandiĂšre.
--Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour
comme aujourdâhui?
Comme il regagnait lâescorte au galop:
--Ah! tu nous rapportes la goutte! sâĂ©cria le marĂ©chal des logis, câest
pour ça que tu désertais? Donne.
La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en lâair aprĂšs
avoir bu.
--Merci, camarade! cria-t-il Ă Fabrice.
--Tous les yeux le regardĂšrent avec bienveillance. Ces regards ĂŽtĂšrent
un poids de cent livres de dessus le cĆur de Fabrice: câĂ©tait un de ces
cĆurs de fabrique trop fine qui ont besoin de lâamitiĂ© de ce qui les
entoure. Enfin il nâĂ©tait plus mal vu de ses compagnons, il y avait
liaison entre eux! Fabrice respira profondĂ©ment, puis dâune voix libre,
il dit au maréchal des logis:
--Et si le capitaine Teulier a Ă©tĂ© tuĂ©, oĂč pourrais-je rejoindre ma sĆur?
Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de
Meunier.
--Câest ce que vous saurez ce soir, lui rĂ©pondit le marĂ©chal des logis.
Lâescorte repartit et se porta vers des divisions dâinfanterie. Fabrice
se sentait tout Ă fait enivrĂ©; il avait bu trop dâeau-de-vie, il roulait
un peu sur sa selle: il se souvint fort Ă propos dâun mot que rĂ©pĂ©tait
le cocher de sa mÚre: «Quand on a levé le coude, il faut regarder entre
les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin.» Le maréchal
sâarrĂȘta longtemps auprĂšs de plusieurs corps de cavalerie quâil fit
charger; mais pendant une heure ou deux notre hĂ©ros nâeut guĂšre la
conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las,
et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau
de plomb.
Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:
--Vous ne voyez donc pas lâEmpereur, s...! Sur-le-champ lâescorte cria
vive lâEmpereur! Ă tue-tĂȘte. On peut penser si notre hĂ©ros regarda de
tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis,
eux aussi, dâune escorte. Les longues criniĂšres pendantes que portaient
Ă leurs casques les dragons de la suite lâempĂȘchĂšrent de distinguer les
figures. «Ainsi, je nâai pu voir lâEmpereur sur un champ de bataille, Ă
cause de ces maudits verres dâeau-de-vie!» Cette rĂ©flexion le rĂ©veilla
tout Ă fait.
On redescendit dans un chemin rempli dâeau, les chevaux voulurent boire.
--Câest donc lâEmpereur qui a passĂ© lĂ ? dit-il Ă son voisin.
--Eh! certainement, celui qui nâavait pas dâhabit brodĂ©. Comment ne
lâavez-vous pas vu? lui rĂ©pondit le camarade avec bienveillance.
Fabrice eut grande envie de galoper aprĂšs lâescorte de lâEmpereur et de
sây incorporer. Quel bonheur de faire rĂ©ellement la guerre Ă la suite
de ce hĂ©ros! CâĂ©tait pour cela quâil Ă©tait venu en France. «Jâen suis
parfaitement le maĂźtre, se dit-il, car enfin je nâai dâautre raison pour
faire le service que je fais, que la volontĂ© de mon cheval qui sâest mis
à galoper pour suivre ces généraux.»
Ce qui dĂ©termina Fabrice Ă rester, câest que les hussards ses nouveaux
camarades lui faisaient bonne mine; il commençait Ă se croire lâami
intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques
heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse
et de lâArioste. Sâil se joignait Ă lâescorte de lâEmpereur, il y aurait
une nouvelle connaissance Ă faire; peut-ĂȘtre mĂȘme on lui ferait la mine
car ces autres cavaliers Ă©taient des dragons et lui portait lâuniforme
de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on
le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur; il eût
fait tout au monde pour ses camarades; son ùme et son esprit étaient
dans les nues. Tout lui semblait avoir changĂ© de face depuis quâil Ă©tait
avec des amis, il mourait dâenvie de faire des questions. «Mais je
suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la
geĂŽliĂšre.» Il remarqua en sortant du chemin creux que lâescorte nâĂ©tait
plus avec le marĂ©chal Ney; le gĂ©nĂ©ral quâils suivaient Ă©tait grand,
mince, et avait la figure sĂšche et lâĆil terrible.
Ce gĂ©nĂ©ral nâĂ©tait autre que le comte dâA..., le lieutenant Robert du 15
mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo.
Il y avait dĂ©jĂ longtemps que Fabrice nâapercevait plus la terre volant
en miettes noires sous lâaction des boulets; on arriva derriĂšre un
régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper
sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque
lâescorte, sortant dâun chemin creux, monta une petite pente de trois
ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit
un petit bruit singulier tout prĂšs de lui: il tourna la tĂȘte, quatre
hommes Ă©taient tombĂ©s avec leurs chevaux; le gĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme avait Ă©tĂ©
renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait
les hussards jetés par terre: trois faisaient encore quelques mouvements
convulsifs, le quatriĂšme criait:
--Tirez-moi de dessous.
Le maréchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre
pour secourir le gĂ©nĂ©ral qui, sâappuyant sur son aide de camp, essayait
de faire quelques pas; il cherchait Ă sâĂ©loigner de son cheval qui se
débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le marĂ©chal des logis sâapprocha de Fabrice. A ce moment notre hĂ©ros
entendit dire derriĂšre lui et tout prĂšs de son oreille:
--Câest le seul qui puisse encore galoper.
Il se sentit saisir les pieds; on les Ă©levait en mĂȘme temps quâon lui
soutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la
croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusquâĂ terre, oĂč il
tomba assis.
Lâaide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le gĂ©nĂ©ral,
aidé par le maréchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi
rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux,
et se mit Ă courir aprĂšs eux en criant:
--Ladri! ladri!(voleurs! voleurs!)
Il Ă©tait plaisant de courir aprĂšs des voleurs au milieu dâun champ de
bataille.
Lâescorte et le gĂ©nĂ©ral, comte dâA..., disparurent bientĂŽt derriĂšre une
rangée de saules. Fabrice, ivre de colÚre, arriva aussi à cette ligne de
saules; il se trouva tout contre un canal fort profond quâil traversa.
Puis, arrivĂ© de lâautre cĂŽtĂ©, il se remit Ă jurer en apercevant de
nouveau, mais Ă une trĂšs grande distance, le gĂ©nĂ©ral et lâescorte qui se
perdaient dans les arbres.
--Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en français.
Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison,
il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si
son beau cheval lui eĂ»t Ă©tĂ© enlevĂ© par lâennemi, il nây eĂ»t pas songĂ©;
mais se voir trahir et voler par ce marĂ©chal des logis quâil aimait
tant et par ces hussards quâil regardait comme des frĂšres! câest ce qui
lui brisait le cĆur. Il ne pouvait se consoler de tant dâinfamie, et,
le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes.
Il dĂ©faisait un Ă un tous ses beaux rĂȘves dâamitiĂ© chevaleresque et
sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la
mort nâĂ©tait rien, entourĂ© dâĂąmes hĂ©roĂŻques et tendres, de nobles amis
qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son
enthousiasme, entouré de vils fripons!!! Fabrice exagérait comme tout
homme indignĂ©. Au bout dâun quart dâheure dâattendrissement, il remarqua
que les boulets commençaient Ă arriver jusquâĂ la rangĂ©e dâarbres Ă
lâombre desquels il mĂ©ditait. Il se leva et chercha Ă sâorienter. Il
regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules
touffus: il crut se reconnaĂźtre. Il aperçut un corps dâinfanterie qui
passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en
avant de lui. «Jâallais mâendormir, se dit-il; il sâagit de nâĂȘtre
pas prisonnier»; et il se mit à marcher trÚs vite. En avançant il fut
rassurĂ©, il reconnut lâuniforme, les rĂ©giments par lesquels il craignait
dâĂȘtre coupĂ© Ă©taient français. Il obliqua Ă droite pour les rejoindre.
AprĂšs la douleur morale dâavoir Ă©tĂ© si indignement trahi et volĂ©, il en
était une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement:
il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrĂȘme quâaprĂšs avoir
marchĂ©, ou plutĂŽt couru pendant dix minutes, il sâaperçut que le corps
dâinfanterie, qui allait trĂšs vite aussi, sâarrĂȘtait comme pour prendre
position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des
premiers soldats.
--Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?
--Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!
Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablÚrent Fabrice.
La guerre nâĂ©tait donc plus ce noble et commun Ă©lan dâĂąmes amantes de
la gloire quâil sâĂ©tait figurĂ© dâaprĂšs les proclamations de NapolĂ©on!
Il sâassit, ou plutĂŽt se laissa tomber sur le gazon; il devint trĂšs
pĂąle. Le soldat qui lui avait parlĂ©, et qui sâĂ©tait arrĂȘtĂ© Ă dix pas
pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, sâapprocha et
lui jeta un morceau de pain, puis, voyant quâil ne le ramassait pas, le
soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les
yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il
chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats
les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il
se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait
tomber de fatigue et cherchait dĂ©jĂ de lâĆil une place commode; mais
quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant dâabord le cheval, puis la
voiture, et enfin la cantiniĂšre du matin! Elle accourut Ă lui et fut
effrayée de sa mine.
--Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessé? et ton beau
cheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, oĂč elle
le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la
voiture, notre hĂ©ros, excĂ©dĂ© de fatigue, sâendormit profondĂ©ment. 3
CHAPITRE IV
Rien ne put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort prÚs de la
petite charrette, ni le trot du cheval que la cantiniĂšre fouettait
Ă tour de bras. Le rĂ©giment attaquĂ© Ă lâimproviste par des nuĂ©es de
cavalerie prussienne, aprÚs avoir cru à la victoire toute la journée,
battait en retraite, ou plutĂŽt sâenfuyait du cĂŽtĂ© de la France.
Le colonel, beau jeune homme, bien ficelé, qui venait de succéder
à Macon, fut sabré; le chef de bataillon qui le remplaça dans le
commandement, vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au régiment.
--F...! dit-il aux soldats, du temps de la république on attendait pour
filer dây ĂȘtre forcĂ© par lâennemi... DĂ©fendez chaque pouce de terrain et
faites-vous tuer, sâĂ©criait-il en jurant; câest maintenant le sol de la
patrie que ces Prussiens veulent envahir!
La petite charrette sâarrĂȘta, Fabrice se rĂ©veilla tout Ă coup. Le
soleil Ă©tait couchĂ© depuis longtemps; il fut tout Ă©tonnĂ© de voir quâil
Ă©tait presque nuit. Les soldats couraient de cĂŽtĂ© et dâautre dans une
confusion qui surprit fort notre hĂ©ros; il trouva quâils avaient lâair
penaud.
--Quâest-ce donc? dit-il Ă la cantiniĂšre.
--Rien du tout. Câest que nous sommes flambĂ©s, mon petit; câest la
cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bĂȘta de gĂ©nĂ©ral
a dâabord cru que câĂ©tait la nĂŽtre. Allons, vivement, aide-moi Ă rĂ©parer
le trait de Cocotte qui sâest cassĂ©.
Quelques coups de fusil partirent à dix pas de distance: notre héros,
frais et dispos, se dit: «Mais réellement, pendant toute la journée, je
ne me suis pas battu, jâai seulement escortĂ© un gĂ©nĂ©ral.»
--Il faut que je me batte, dit-il Ă la cantiniĂšre.
--Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes
perdus!
--Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regarde
toujours de temps Ă autre oĂč en est la petite voiture.
--Vous allez vous battre? dit Fabrice Ă Aubry.
--Non, je vais mettre mes escarpins pour aller Ă la danse!
--Je vous suis.
--Je te recommande le petit hussard, cria la cantiniĂšre, le jeune
bourgeois a du cĆur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou
dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derriĂšre un
gros chĂȘne entourĂ© de ronces. ArrivĂ© lĂ , il les plaça au bord du bois,
toujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue; chacun était au
moins Ă dix pas de son voisin.
--Ah çà ! vous autres, dit le caporal, et câĂ©tait la premiĂšre fois quâil
parlait, nâallez pas faire feu avant lâordre, songez que vous nâavez
plus que trois cartouches.
«Mais que se passe-t-il donc?» se demandait Fabrice. Enfin, quand il se
trouva seul avec le caporal, il lui dit:
--Je nâai pas de fusil.
--Tais-toi dâabord! Avance-toi lĂ , Ă cinquante pas en avant du bois, tu
trouveras quelquâun des pauvres soldats du rĂ©giment qui viennent dâĂȘtre
sabrés; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un
blessĂ©, au moins; prends le fusil et la giberne dâun qui soit bien mort,
et dĂ©pĂȘche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens.
Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une
giberne.
--Charge ton fusil et mets-toi lĂ derriĂšre cet arbre, et surtout ne va
pas tirer avant lâordre que je tâen donnerai... Dieu de Dieu! dit le
caporal en sâinterrompant, il ne sait pas mĂȘme charger son arme!... (Il
aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope
sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lĂąche ton coup
quâĂ bout portant quand ton cavalier sera Ă trois pas de toi; il faut
presque que ta baĂŻonnette touche son uniforme.
«Jette donc ton grand sabre, sâĂ©cria le caporal, veux-tu quâil te fasse
tomber, nom de D...! Quels soldats on nous donne maintenant!
En parlant ainsi, il prit lui-mĂȘme le sabre quâil jeta au loin avec
colĂšre.
--Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu
jamais tiré un coup de fusil?
--Je suis chasseur.
--Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire
pas avant lâordre que je te donnerai.
Et il sâen alla.
Fabrice était tout joyeux. «Enfin je vais me battre réellement, se
disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et
moi je ne faisais rien que mâexposer Ă ĂȘtre tuĂ©; mĂ©tier de dupe.» Il
regardait de tous cĂŽtĂ©s avec une extrĂȘme curiositĂ©. Au bout dâun moment,
il entendit partir sept Ă huit coups de fusil tout prĂšs de lui. Mais,
ne recevant point lâordre de tirer, il se tenait tranquille derriĂšre
son arbre. Il Ă©tait presque nuit; il lui semblait ĂȘtre Ă lâespĂšre, Ă
la chasse de lâours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de
Grianta. Il lui vint une idée de chasseur; il prit une cartouche dans
sa giberne et en détacha la balle: «Si je le vois, dit-il, il ne faut
pas que je le manque», et il fit couler cette seconde balle dans le
canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à cÎté de
son arbre; en mĂȘme temps il vit un cavalier vĂȘtu de bleu qui passait
au galop devant lui, se dirigeant de sa droite Ă sa gauche. «Il nâest
pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon
coup», il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa
la dĂ©tente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre hĂ©ros se croyait Ă
la chasse: il courut tout joyeux sur la piĂšce quâil venait dâabattre.
Il touchait dĂ©jĂ lâhomme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une
rapidité incroyable, deux cavaliers prussiens arrivÚrent sur lui pour le
sabrer. Fabrice se sauva Ă toutes jambes vers le bois; pour mieux courir
il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens nâĂ©taient plus quâĂ trois pas
de lui lorsquâil atteignit une nouvelle plantation de petits chĂȘnes gros
comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chĂȘnes
arrĂȘtĂšrent un instant les cavaliers, mais ils passĂšrent et se remirent
à poursuivre Fabrice dans une clairiÚre. De nouveau ils étaient prÚs de
lâatteindre, lorsquâil se glissa entre sept Ă huit gros arbres. A ce
moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six
coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tĂȘte; comme
il la relevait, il se trouva vis-Ă -vis du caporal.
--Tu as tué le tien? lui dit le caporal Aubry.
--Oui, mais jâai perdu mon fusil.
--Ce nâest pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgrĂ©
ton air cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci
viennent de manquer ces deux qui te poursuivaient et venaient droit Ă
eux; moi, je ne les voyais pas. Il sâagit maintenant de filer rondement;
le rĂ©giment doit ĂȘtre Ă un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un
petit bout de prairie oĂč nous pouvons ĂȘtre ramassĂ©s au demi-cercle.
Tout en parlant, le caporal marchait rapidement Ă la tĂȘte de ses dix
hommes. A deux cents pas de lĂ , en entrant dans la petite prairie dont
il avait parlé, on rencontra un général blessé qui était porté par son
aide de camp et par un domestique.
--Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal dâune voix
Ă©teinte, il sâagit de me transporter Ă lâambulance; jâai la jambe
fracassée.
--Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous les généraux. Vous
avez tous trahi lâEmpereur aujourdâhui.
--Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres!
Savez-vous que je suis le général comte B***, commandant votre division,
etc.
Il fit des phrases. Lâaide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal
lui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes
en doublant le pas.
--Puissent-ils ĂȘtre tous comme toi, rĂ©pĂ©tait le caporal en jurant,
les bras et les jambes fracassés! Tas de freluquets! Tous vendus aux
Bourbons, et trahissant lâEmpereur!
Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.
Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le rĂ©giment Ă
lâentrĂ©e dâun gros village qui formait plusieurs rues fort Ă©troites,
mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des
officiers. Impossible dâavancer, sâĂ©cria le caporal! Toutes ces rues
Ă©taient encombrĂ©es dâinfanterie, de cavaliers et surtout de caissons
dâartillerie et de fourgons. Le caporal se prĂ©senta Ă lâissue de trois
de ces rues; aprĂšs avoir fait vingt pas, il fallait sâarrĂȘter: tout le
monde jurait et se fĂąchait.
--Encore quelque traĂźtre qui commande! sâĂ©cria le caporal; si lâennemi
a lâesprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des
chiens. Suivez-moi, vous autres.
Fabrice regarda; il nây avait plus que six soldats avec le caporal. Par
une grande porte ouverte ils entrĂšrent dans une vaste basse-cour; de
la basse-cour ils passÚrent dans une écurie, dont la petite porte leur
donna entrĂ©e dans un jardin. Ils sây perdirent un moment, errant de cĂŽtĂ©
et dâautre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvĂšrent dans
une vaste piĂšce de blĂ© noir. En moins dâune demi-heure, guidĂ©s par les
cris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au-delà du
village. Les fossés de cette route étaient remplis de fusils abandonnés;
Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, était tellement
encombrĂ©e de fuyards et de charrettes, quâen une demi-heure de temps,
à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas;
on disait que cette route conduisait Ă Charleroi. Comme onze heures
sonnaient Ă lâhorloge du village:
--Prenons de nouveau Ă travers champ, sâĂ©cria le caporal.
La petite troupe nâĂ©tait plus composĂ©e que de trois soldats, le caporal
et Fabrice. Quand on fut Ă un quart de lieue de la grande route:
--Je nâen puis plus, dit un des soldats.
--Et moi itou, dit un autre.
--Belle nouvelle! Nous en sommes tous logés là , dit le caporal; mais
obéissez-moi, et vous vous en trouverez bien.
Il vit cinq ou six arbres le long dâun petit fossĂ© au milieu dâune
immense piÚce de blé.
--Aux arbres! dit-il Ă ses hommes; couchez-vous lĂ , ajouta-t-il quand on
y fut arrivĂ©, et surtout pas de bruit. Mais, avant de sâendormir, qui
est-ce qui a du pain?
--Moi, dit un des soldats.
--Donne, dit le caporal, dâun air magistral; il divisa le pain en cinq
morceaux et prit le plus petit.
--Un quart dâheure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous
allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il sâagit de ne pas se
laisser sabrer. Un seul est flambé, avec de la cavalerie sur le dos,
dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver: restez
avec moi bien unis, ne tirez quâĂ bout portant, et demain soir je me
fais fort de vous rendre Ă Charleroi.
Le caporal les éveilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler
la charge de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et
avait durĂ© toute la nuit: câĂ©tait comme le bruit dâun torrent entendu
dans le lointain.
--Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, dâun
air naĂŻf.
--Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indigné.
Et les trois soldats qui composaient toute son armée avec Fabrice
regardĂšrent celui-ci dâun air de colĂšre, comme sâil eĂ»t blasphĂ©mĂ©. Il
avait insulté la nation.
«VoilĂ qui est fort! pensa notre hĂ©ros; jâai dĂ©jĂ remarquĂ© cela chez le
vice-roi Ă Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Français il nâest
pas permis de dire la vérité quand elle choque leur vanité. Mais quant
Ă leur air mĂ©chant je mâen moque, et il faut que je le leur fasse
comprendre.» On marchait toujours à cinq cents pas de ce torrent de
fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de lĂ le caporal et
sa troupe traversĂšrent un chemin qui allait rejoindre la route et oĂč
beaucoup de soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon
qui lui coûta quarante francs, et parmi tous les sabres jetés de cÎté
et dâautre, il choisit avec soin un grand sabre droit. «Puisquâon dit
quâil faut piquer pensa-t-il, celui-ci est le meilleur.» Ainsi Ă©quipĂ© il
mit son cheval au galop et rejoignit bientĂŽt le caporal qui avait pris
les devants. Il sâaffermit sur ses Ă©triers, prit de la main gauche le
fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre Français:
--Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont lâair dâun troupeau de
moutons... Ils marchent comme des moutons effrayés...
Fabrice avait beau appuyer sur le mot <i>mouton</i>, ses camarades ne se
souvenaient plus dâavoir Ă©tĂ© fĂąchĂ©s par ce mot une heure auparavant.
Ici se trahit un des contrastes des caractÚres italien et français; le
Français est sans doute le plus heureux, il glisse sur les événements de
la vie et ne garde pas rancune.
Nous ne cacherons point que Fabrice fut trĂšs satisfait de sa personne
aprÚs avoir parlé des moutons. On marchait en faisant la petite
conversation. A deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne
point voir la cavalerie ennemie, dit Ă Fabrice:
--Vous ĂȘtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit
tertre, demandez au paysan sâil veut nous vendre Ă dĂ©jeuner, dites bien
que nous ne sommes que cinq. Sâil hĂ©site donnez-lui cinq francs dâavance
de votre argent mais soyez tranquille, nous reprendrons la piĂšce blanche
aprÚs le déjeuner.
Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et
vraiment lâair de la supĂ©rioritĂ© morale; il obĂ©it. Tout se passa comme
lâavait prĂ©vu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour
quâon ne reprĂźt pas de vive force les cinq francs quâil avait donnĂ©s au
paysan.
--Lâargent est Ă moi, dit-il Ă ses camarades, je ne paie pas pour vous,
je paie pour lâavoine quâil a donnĂ©e Ă mon cheval.
Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir
dans ses paroles un ton de supériorité, ils furent vivement choqués, et
dÚs lors dans leur esprit un duel se prépara pour la fin de la journée.
Ils le trouvaient fort diffĂ©rent dâeux-mĂȘmes, ce qui les choquait;
Fabrice au contraire commençait Ă se sentir beaucoup dâamitiĂ© pour eux.
On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal,
regardant la grande route, sâĂ©cria avec un transport de joie:
--Voici le régiment!
On fut bientĂŽt sur la route; mais, hĂ©las! autour de lâaigle il nây
avait pas deux cents hommes. LâĆil de Fabrice eut bientĂŽt aperçu la
vivandiĂšre; elle marchait Ă pied, avait les yeux rouges et pleurait de
temps Ă autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et
Cocotte.
--PillĂ©s, perdus, volĂ©s, sâĂ©cria la vivandiĂšre rĂ©pondant aux regards de
notre héros.
Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride,
et dit Ă la vivandiĂšre:
--Montez.
Elle ne se le fit pas dire deux fois.
--Raccourcis-moi les étriers, fit-elle.
Une fois bien établie à cheval elle se mit à raconter à Fabrice tous
les dĂ©sastres de la nuit. AprĂšs un rĂ©cit dâune longueur infinie, mais
avidement Ă©coutĂ© par notre hĂ©ros qui, Ă dire vrai, ne comprenait rien Ă
rien, mais avait une tendre amitié pour la vivandiÚre, celle-ci ajouta:
--Et dire que ce sont les Français qui mâont pillĂ©e, battue, abĂźmĂ©e...
--Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice dâun air naĂŻf, qui
rendait charmante sa belle figure grave et pĂąle...
--Que tu es bĂȘte, mon pauvre petit! dit la vivandiĂšre, souriant au
milieu de ses larmes; et quoique ça, tu es bien gentil.
--Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit
le caporal Aubry qui, au milieu de la cohue générale, se trouvait par
hasard de lâautre cĂŽtĂ© du cheval montĂ© par la cantiniĂšre. Mais il est
fier, continua le caporal...
Fabrice fit un mouvement.
--Et comment tâappelles-tu? continua le caporal, car enfin, sâil y a un
rapport, je veux te nommer.
--Je mâappelle Vasi, rĂ©pondit Fabrice, faisant une mine singuliĂšre,
câest-Ă -dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.
Boulot avait été le nom du propriétaire de la feuille de route que la
geĂŽliĂšre de B... lui avait remise; lâavant-veille il lâavait Ă©tudiĂ©e
avec soin, tout en marchant, car il commençait à réfléchir quelque
peu et nâĂ©tait plus si Ă©tonnĂ© des choses. Outre la feuille de route
du hussard Boulot, il conservait précieusement le passeport italien
dâaprĂšs lequel il pouvait prĂ©tendre au noble nom de Vasi, marchand
de baromĂštres. Quand le caporal lui avait reprochĂ© dâĂȘtre fier, il
avait été sur le point de répondre: «Moi fier! moi Fabrice Valserra,
marchesino del Dongo, qui consens Ă porter le nom dâun Vasi, marchand de
baromÚtres!»
Pendant quâil faisait des rĂ©flexions et quâil se disait: «Il faut bien
me rappeler que je mâappelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me
menace», le caporal et la cantiniÚre avaient échangé plusieurs mots sur
son compte.
--Ne mâaccusez pas dâĂȘtre une curieuse, lui dit la cantiniĂšre en cessant
de le tutoyer; câest pour votre bien que je vous fais des questions. Qui
ĂȘtes-vous, lĂ , rĂ©ellement?
Fabrice ne rĂ©pondit pas dâabord; il considĂ©rait que jamais il ne
pourrait trouver dâamis plus dĂ©vouĂ©s pour leur demander conseil, et
il avait un pressant besoin de conseils. «Nous allons entrer dans une
place de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare la
prison si je fais voir par mes réponses que je ne connais personne au 4^{e}
rĂ©giment de hussards dont je porte lâuniforme!» En sa qualitĂ© de sujet
de lâAutriche, Fabrice savait toute lâimportance quâil faut attacher
à un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et dévots,
quoique appartenant au parti vainqueur, avaient été vexés plus de vingt
fois Ă lâoccasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choquĂ©
de la question que lui adressait la cantiniĂšre. Mais comme, avant que de
répondre, il cherchait les mots français les plus clairs, la cantiniÚre,
piquĂ©e dâune vive curiositĂ©, ajouta pour lâengager Ă parler:
--Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous
conduire.
--Je nâen doute pas, rĂ©pondit Fabrice: je mâappelle Vasi et je suis de
GĂȘnes; ma sĆur, cĂ©lĂšbre par sa beautĂ©, a Ă©pousĂ© un capitaine. Comme
je nâai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprĂšs dâelle pour me
faire voir la France, et me former un peu; ne la trouvant pas Ă Paris
et sachant quâelle Ă©tait Ă cette armĂ©e, jây suis venu, je lâai cherchĂ©e
de tous les cÎtés sans pouvoir la trouver. Les soldats, étonnés de mon
accent, mâont fait arrĂȘter. Jâavais de lâargent alors, jâen ai donnĂ© au
gendarme, qui mâa remis une feuille de route, un uniforme et mâa dit:
«File, et jure-moi de ne jamais prononcer mon nom.»
--Comment sâappelait-il? dit la cantiniĂšre.
--Jâai donnĂ© ma parole, dit Fabrice.
--Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le
camarade ne doit pas le nommer. Et comment sâappelle-t-il, ce capitaine,
mari de votre sĆur? Si nous savons son nom, nous pourrons le chercher.
--Teulier, capitaine au 4^{e} de hussards, répondit notre héros.
--Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger,
les soldats vous prirent pour un espion?
--Câest lĂ le mot infĂąme! sâĂ©cria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui
aime tant lâEmpereur et les Français! Et câest par cette insulte que je
suis le plus vexé.
--Il nây a pas dâinsulte, voilĂ ce qui vous trompe; lâerreur des soldats
était fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.
Alors il lui expliqua avec beaucoup de pĂ©danterie quâĂ lâarmĂ©e il faut
appartenir Ă un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est
tout simple quâon vous prenne pour un espion. Lâennemi nous en lĂąche
beaucoup: tout le monde trahit dans cette guerre.
Les écailles tombÚrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la premiÚre
fois quâil avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.
--Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantiniĂšre dont la
curiosité était de plus en plus excitée.
Fabrice obéit. Quand il eut fini:
--Au fait, dit la cantiniĂšre parlant dâun air grave au caporal, cet
enfant nâest point militaire; nous allons faire une vilaine guerre
maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il
casser les os gratis pro Deo?
--Et mĂȘme, dit le caporal, quâil ne sait pas charger son fusil, ni
en douze temps, ni Ă volontĂ©, câest moi qui ai chargĂ© le coup qui a
descendu le Prussien.
--De plus, il montre son argent Ă tout le monde, ajouta la cantiniĂšre;
il sera volĂ© de tout dĂšs quâil ne sera plus avec nous.
--Le premier sous-officier de cavalerie quâil rencontre, dit le caporal,
le confisque Ă son profit pour se faire payer la goutte, et peut-ĂȘtre
on le recrute pour lâennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu
va lui ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux dâentrer
dans notre régiment.
--Non pas, sâil vous plaĂźt, caporal! sâĂ©cria vivement Fabrice; il est
plus commode dâaller Ă cheval, et dâailleurs je ne sais pas charger un
fusil, et vous avez vu que je manie un cheval.
Fabrice fut trĂšs fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte
de la longue discussion sur sa destinée future qui eut lieu entre
le caporal et la cantiniĂšre. Fabrice remarqua quâen discutant ces
gens répétaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son
histoire: les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille
de route et un uniforme, la façon dont la veille il sâĂ©tait trouvĂ© faire
partie de lâescorte du marĂ©chal, lâEmpereur vu au galop, le cheval
escofié, etc.
Avec une curiosité de femme, la cantiniÚre revenait sans cesse sur la
façon dont on lâavait dĂ©possĂ©dĂ© du bon cheval quâelle lui avait fait
acheter.
--Tu tâes senti saisir par les pieds, on tâa fait passer doucement
par-dessus la queue de ton cheval, et lâon tâa assis par terre!
«Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons
tous trois parfaitement bien?» Il ne savait pas encore que câest ainsi
quâen France les gens du peuple vont Ă la recherche des idĂ©es.
--Combien as-tu dâargent? lui dit tout Ă coup la cantiniĂšre.
Fabrice nâhĂ©sita pas Ă rĂ©pondre; il Ă©tait sĂ»r de la noblesse dâĂąme de
cette femme: câest lĂ le beau cĂŽtĂ© de la France.
--En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus
de cinq francs.
--En ce cas, tu as le champ libre! sâĂ©cria la cantiniĂšre; tire-toi du
milieu de cette armée en déroute; jette-toi de cÎté, prends la premiÚre
route un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite; pousse ton cheval
ferme, toujours tâĂ©loignant de lâarmĂ©e. A la premiĂšre occasion achĂšte
des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne
verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et
manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais Ă personne
que tu as Ă©tĂ© Ă lâarmĂ©e; les gendarmes te ramasseraient comme dĂ©serteur;
et, quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu nâes pas encore assez
fûté pour répondre à des gendarmes. DÚs que tu auras sur le dos des
habits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et
reprends ton nom vĂ©ritable; dis que tu es Vasi. Et dâoĂč devra-t-il dire
quâil vient? fit-elle au caporal.
--De Cambrai sur lâEscaut: câest une bonne ville toute petite,
entends-tu? et oĂč il y a une cathĂ©drale et FĂ©nelon.
--Câest ça, dit la cantiniĂšre; ne dis jamais que tu as Ă©tĂ© Ă la
bataille, ne souffle mot de B***, ni du gendarme qui tâa vendu la
feuille de route. Quand tu voudras rentrer Ă Paris, rends-toi dâabord
à Versailles, et passe la barriÚre de Paris de ce cÎté-là en flùnant,
en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton
pantalon; et surtout quand tu as Ă payer quelque chose, ne montre tout
juste que lâargent quâil faut pour payer. Ce qui me chagrine, câest
quâon va tâempaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu
une fois sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc.
La bonne cantiniĂšre parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis
par des signes de tĂȘte, ne pouvant trouver jour Ă saisir la parole. Tout
Ă coup cette foule qui couvrait la grande route, dâabord doubla le pas;
puis, en un clin dâĆil, passa le petit fossĂ© qui bordait la route Ă
gauche, et se mit Ă fuir Ă toutes jambes.
--Les Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les cÎtés.
--Reprends ton cheval! sâĂ©cria la cantiniĂšre.
--Dieu mâen garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne.
Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moitié de ce que
jâai est Ă vous.
--Reprends ton cheval, te dis-je! sâĂ©cria la cantiniĂšre en colĂšre; et
elle se mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre:
--Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de
plat de sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.
Notre héros regarda la grande route; naguÚre trois ou quatre mille
individus sây pressaient, serrĂ©s comme des paysans Ă la suite dâune
procession. AprĂšs le mot <i>cosaques</i> il nây vit exactement plus personne;
les fuyards avaient abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc.
Fabrice, étonné, monta dans un champ à droite du chemin, et qui était
élevé de vingt ou trente pieds; il regarda la grande route des deux
cÎtés et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. DrÎles de gens,
que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite,
pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible que ces
gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un
fusil, vĂ©rifia quâil Ă©tait chargĂ©, remua la poudre de lâamorce, nettoya
la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de
tous les cÎtés; il était absolument seul au milieu de cette plaine
naguĂšre si couverte de monde. Dans lâextrĂȘme lointain, il voyait les
fuyards qui commençaient à disparaßtre derriÚre les arbres, et couraient
toujours. «Voilà qui est bien singulier!» se dit-il; et, se rappelant la
manĆuvre employĂ©e la veille par le caporal, il alla sâasseoir au milieu
dâun champ de blĂ©. Il ne sâĂ©loignait pas, parce quâil dĂ©sirait revoir
ses bons amis, la cantiniĂšre et le caporal Aubry.
Dans ce blĂ©, il vĂ©rifia quâil nâavait plus que dix-huit napolĂ©ons,
au lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits
diamants quâil avait placĂ©s dans la doublure des bottes du hussard, le
matin, dans la chambre de la geÎliÚre, à B.... Il cacha ses napoléons du
mieux quâil put, tout en rĂ©flĂ©chissant profondĂ©ment Ă cette disparition
si soudaine. «Cela est-il dâun mauvais prĂ©sage pour moi?» se disait-il.
Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au
caporal Aubry:
«Ai-je réellement assisté à une bataille?» Il lui semblait que oui, et
il eĂ»t Ă©tĂ© au comble du bonheur, sâil en eĂ»t Ă©tĂ© certain.
«Toutefois, se dit-il, jây ai assistĂ© portant le nom dâun prisonnier,
jâavais la feuille de route dâun prisonnier dans ma poche, et, bien
plus, son habit sur moi! VoilĂ qui est fatal pour lâavenir: quâen eĂ»t
dit lâabbĂ© BlanĂšs? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela
est de sinistre augure; le destin me conduira en prison.» Fabrice eût
donné tout au monde pour savoir si le hussard Boulot était réellement
coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geĂŽliĂšre de
B... lui avait dit que le hussard avait été ramassé non seulement pour
des couverts dâargent, mais encore pour avoir volĂ© la vache dâun paysan,
et battu le paysan Ă toute outrance: Fabrice ne doutait pas quâil ne
fût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport
avec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé BlanÚs; que
nâeĂ»t-il pas donnĂ© pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela quâil
nâavait pas Ă©crit Ă sa tante depuis quâil avait quittĂ© Paris. Pauvre
Gina! se dit-il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout Ă coup il
entendit un petit bruit tout prĂšs de lui, câĂ©tait un soldat qui faisait
manger le blé par trois chevaux auxquels il avait Îté la bride, et qui
semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva
comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda
au plaisir de jouer un instant le rĂŽle de hussard.
--Un de ces chevaux mâappartient, f...! sâĂ©cria-t-il, mais je veux bien
te donner cinq francs pour la peine que tu as prise de me lâamener ici.
--Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat.
Fabrice le mit en joue Ă six pas de distance.
--Lùche le cheval ou je te brûle!
Le soldat avait son fusil en bandouliĂšre, il donna un tour dâĂ©paule pour
le reprendre.
--Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! sâĂ©cria Fabrice en lui
courant dessus.
--Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le
soldat confus, aprÚs avoir jeté un regard de regret sur la grande route
oĂč il nây avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de
la main gauche, de la droite lui jeta trois piĂšces de cinq francs.
--Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-tâen plus loin avec les
deux autres... Je te brûle si tu remues.
Le soldat obĂ©it en rechignant. Fabrice sâapprocha du cheval et passa la
bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui sâĂ©loignait
lentement; quand Fabrice le vit Ă une cinquantaine de pas, il sauta
lestement sur le cheval. Il y Ă©tait Ă peine et cherchait lâĂ©trier de
droite avec le pied, lorsquâil entendit siffler une balle de fort prĂšs:
câĂ©tait le soldat qui lui lĂąchait son coup de fusil. Fabrice, transportĂ©
de colĂšre, se mit Ă galoper sur le soldat qui sâenfuit Ă toutes jambes,
et bientÎt Fabrice le vit monté sur un de ses deux chevaux et galopant.
«Bon, le voilĂ hors de portĂ©e», se dit-il. Le cheval quâil venait
dâacheter Ă©tait magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice
revint sur la grande route, oĂč il nây avait toujours Ăąme qui vive; il
la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de
terrain sur la gauche oĂč il espĂ©rait retrouver la cantiniĂšre; mais
quand il fut au sommet de la petite montĂ©e il nâaperçut, Ă plus dâune
lieue de distance, que quelques soldats isolés. «Il est écrit que je ne
la reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme!» Il
gagna une ferme quâil apercevait dans le lointain et sur la droite de la
route. Sans descendre de cheval, et aprĂšs avoir payĂ© dâavance, il fit
donner de lâavoine Ă son pauvre cheval, tellement affamĂ© quâil mordait
la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route
toujours dans le vague espoir de retrouver la cantiniĂšre, ou du moins le
caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les cÎtés il arriva
à une riviÚre marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit.
Avant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée
portant lâenseigne du Cheval-Blanc. «LĂ , je vais dĂźner», se dit Fabrice.
Un officier de cavalerie avec le bras en Ă©charpe se trouvait Ă lâentrĂ©e
du pont; il Ă©tait Ă cheval et avait lâair fort triste; Ă dix pas de lui,
trois cavaliers Ă pied arrangeaient leurs pipes.
«VoilĂ des gens, se dit Fabrice, qui mâont bien la mine de vouloir
mâacheter mon cheval encore moins cher quâil ne mâa coĂ»tĂ©.» Lâofficier
blessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient
lâattendre. «Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le
bord de la riviÚre à droite, ce serait la route conseillée par la
cantiniĂšre pour sortir dâembarras... Oui, se dit notre hĂ©ros; mais si je
prends la fuite, demain jâen serai tout honteux: dâailleurs mon cheval
a de bonnes jambes, celui de lâofficier est probablement fatiguĂ©; sâil
entreprend de me démonter je galoperai.» En faisant ces raisonnements,
Fabrice rassemblait son cheval et sâavançait au plus petit pas possible.
--Avancez donc, hussard, lui cria lâofficier dâun air dâautoritĂ©.
Fabrice avança quelques pas et sâarrĂȘta.
--Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.
--Pas le moins du monde; avancez.
Fabrice regarda lâofficier: il avait des moustaches blanches, et lâair
le plus honnĂȘte du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche
Ă©tait plein de sang, et sa main droite aussi Ă©tait enveloppĂ©e dâun
linge sanglant. «Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon
cheval», se dit Fabrice; mais, en y regardant de prÚs, il vit que les
piétons aussi étaient blessés.
--Au nom de lâhonneur, lui dit lâofficier qui portait les Ă©paulettes de
colonel, restez ici en vedette, et dites Ă tous les dragons, chasseurs
et hussards que vous verrez que le colonel Le Baron est dans lâauberge
que voilĂ , et que je leur ordonne de venir me joindre.
Le vieux colonel avait lâair navrĂ© de douleur; dĂšs le premier mot il
avait fait la conquĂȘte de notre hĂ©ros, qui lui rĂ©pondit avec bon sens:
--Je suis bien jeune, monsieur, pour que lâon veuille mâĂ©couter; il
faudrait un ordre écrit de votre main.
--Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, Ă©cris lâordre,
La Rose, toi qui as une main droite.
Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin,
écrivit quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice;
le colonel rĂ©pĂ©ta lâordre Ă celui-ci, ajoutant quâaprĂšs deux heures de
faction il serait relevé, comme de juste, par un des trois cavaliers
blessĂ©s qui Ă©taient avec lui. Cela dit, il entra dans lâauberge avec
ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout
de son pont de bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et
silencieuse de ces trois personnages. «On dirait des génies enchantés»,
se dit-il. Enfin il ouvrit le papier pliĂ© et lut lâordre ainsi conçu:
Le colonel Le Baron, du 6^{e} dragons, commandant la seconde brigade de la
premiĂšre division de cavalerie du 14^{e} corps, ordonne Ă tous cavaliers,
dragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le
rejoindre Ă lâauberge du Cheval-Blanc, prĂšs le pont, oĂč est son quartier
général.
Au quartier général, prÚs le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.
RIGHT
Pour le colonel Le Baron, blessé au bras droit, et par son ordre, le
maréchal des logis,
L<small>A</small> R<small>OSE</small>.
Il y avait à peine une demi-heure que Fabrice était en sentinelle au
pont, quand il vit arriver six chasseurs montés et trois à pied; il leur
communique lâordre du colonel.
--Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs montés, et ils
passent le pont au grand trot.
Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui
sâanimait, les trois hommes Ă pied passent le pont. Un des deux
chasseurs montĂ©s qui restaient finit par demander Ă revoir lâordre, et
lâemporte en disant:
--Je vais le porter Ă mes camarades, qui ne manqueront pas de revenir;
attends-les ferme. Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela
fut fait en un clin dâĆil.
Fabrice, furieux, appela un des soldats blessés, qui parut à une des
fenĂȘtres du Cheval-Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de
marĂ©chal des logis, descendit et lui cria en sâapprochant:
--Sabre Ă la main donc! vous ĂȘtes en faction.
Fabrice obéit, puis lui dit:
--Ils ont emportĂ© lâordre.
--Ils ont de lâhumeur de lâaffaire dâhier, reprit lâautre dâun air
morne. Je vais vous donner un de mes pistolets; si lâon force de nouveau
la consigne, tirez-le en lâair, je viendrai, ou le colonel lui-mĂȘme
paraĂźtra.
Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le maréchal des
logis, Ă lâannonce de lâordre enlevĂ©; il comprit que câĂ©tait une insulte
personnelle quâon lui avait faite, et se promit bien de ne plus se
laisser jouer.
ArmĂ© du pistolet dâarçon du marĂ©chal des logis, Fabrice avait repris
fiĂšrement sa faction lorsquâil vit arriver Ă lui sept hussards montĂ©s:
il sâĂ©tait placĂ© de façon Ă barrer le pont, il leur communique lâordre
du colonel, ils en ont lâair fort contrariĂ©, le plus hardi cherche Ă
passer. Fabrice suivant le sage précepte de son amie la vivandiÚre qui,
la veille au matin, lui disait quâil fallait piquer et non sabrer,
abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine dâen porter un
coup Ă celui qui veut forcer la consigne.
--Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! sâĂ©crient les hussards, comme si
nous nâavions pas Ă©tĂ© assez tuĂ©s hier!
Tous tirent leurs sabres Ă la fois et tombent sur Fabrice; il se crut
mort; mais il songea à la surprise du maréchal des logis, et ne voulut
pas ĂȘtre mĂ©prisĂ© de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il tĂąchait
de donner des coups de pointe. Il avait une si drĂŽle de mine en maniant
ce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus lourd pour
lui, que les hussards virent bientĂŽt Ă qui ils avaient affaire; ils
cherchĂšrent alors non pas Ă le blesser, mais Ă lui couper son habit sur
le corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre
sur les bras. Pour lui, toujours fidÚle au précepte de la cantiniÚre,
il lançait de tout son cĆur force coups de pointe. Par malheur un de
ces coups de pointe blessa un hussard Ă la main: fort en colĂšre dâĂȘtre
touché par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe à fond qui
atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup,
câest que le cheval de notre hĂ©ros, loin de fuir la bagarre, semblait y
prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler
le sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent dâavoir poussĂ©
le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont,
partirent au galop. DĂšs que Fabrice eut un moment de loisir il tira en
lâair son coup de pistolet pour avertir le colonel.
Quatre hussards montĂ©s et deux Ă pied, du mĂȘme rĂ©giment que les autres,
venaient vers le pont et en étaient encore à deux cents pas lorsque le
coup de pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se
passait sur le pont, et sâimaginant que Fabrice avait tirĂ© sur leurs
camarades, les quatre Ă cheval fondirent sur lui au galop et le sabre
haut; câĂ©tait une vĂ©ritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le
coup de pistolet, ouvrit la porte de lâauberge et se prĂ©cipita sur le
pont au moment oĂč les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima
lui-mĂȘme lâordre de sâarrĂȘter.
--Il nây a plus de colonel ici, sâĂ©cria lâun dâeux, et il poussa son
cheval.
Le colonel exaspĂ©rĂ© interrompit la remontrance quâil leur adressait, et,
de sa main droite blessĂ©e, saisit la rĂȘne de ce cheval du cĂŽtĂ© hors du
montoir.
--ArrĂȘte! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la
compagnie du capitaine Henriet.
--Eh bien! que le capitaine lui-mĂȘme me donne lâordre! Le capitaine
Henriet a été tué hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f...
En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux
colonel qui tombe assis sur le pavé du pont. Fabrice, qui était à deux
pas plus loin sur le pont, mais faisant face au cĂŽtĂ© de lâauberge,
pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de lâassaillant
jette par terre le colonel qui ne lĂąche point la rĂȘne hors du montoir,
Fabrice, indigné, porte au hussard un coup de pointe à fond. Par bonheur
le cheval du hussard, se sentant tiré vers la terre par la bride que
tenait le colonel, fit un mouvement de cÎté, de façon que la longue
lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet
du hussard et passa tout entiĂšre sous ses yeux. Furieux, le hussard se
retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de
Fabrice et entre profondément dans son bras: notre héros tombe.
Un des hussards démontés voyant les deux défenseurs du pont par terre,
saisit lâĂ -propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut sâen emparer
en le lançant au galop sur le pont.
Le marĂ©chal des logis, en accourant de lâauberge, avait vu tomber son
colonel, et le croyait gravement blessé. Il court aprÚs le cheval de
Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur;
celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le maréchal
des logis à pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui était
Ă pied sâenfuit dans la campagne.
Le marĂ©chal des logis sâapprocha des blessĂ©s. Fabrice sâĂ©tait dĂ©jĂ
relevé, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se
releva plus lentement; il Ă©tait tout Ă©tourdi de sa chute, mais nâavait
reçu aucune blessure.
--Je ne souffre, dit-il au maréchal des logis, que de mon ancienne
blessure Ă la main.
Le hussard blessé par le maréchal des logis mourait.
--Le diable lâemporte! sâĂ©cria le colonel, mais, dit-il au marĂ©chal
des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez Ă ce
petit jeune homme que jâai exposĂ© mal Ă propos. Je vais rester au pont
moi-mĂȘme pour tĂącher dâarrĂȘter ces enragĂ©s. Conduisez le petit jeune
homme Ă lâauberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises.
CHAPITRE V
Toute cette aventure nâavait pas durĂ© une minute; les blessures de
Fabrice nâĂ©taient rien; on lui serra le bras avec des bandes taillĂ©es
dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier
Ă©tage de lâauberge:
--Mais pendant que je serai ici bien choyé au premier étage, dit Fabrice
au marĂ©chal des logis, mon cheval, qui est Ă lâĂ©curie, sâennuiera tout
seul et sâen ira avec un autre maĂźtre.
--Pas mal pour un conscrit! dit le maréchal des logis.
Et lâon Ă©tablit Fabrice sur de la paille bien fraĂźche, dans la mangeoire
mĂȘme Ă laquelle son cheval Ă©tait attachĂ©.
Puis, comme Fabrice se sentait trÚs faible, le maréchal des logis lui
apporta une écuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui.
Quelques compliments inclus dans cette conversation mirent notre héros
au troisiĂšme ciel.
Fabrice ne sâĂ©veilla que le lendemain au point du jour; les chevaux
poussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux;
lâĂ©curie se remplissait de fumĂ©e. Dâabord Fabrice ne comprenait rien Ă
tout ce bruit, et ne savait mĂȘme oĂč il Ă©tait; enfin Ă demi Ă©touffĂ© par
la fumĂ©e, il eut lâidĂ©e que la maison brĂ»lait; en un clin dâĆil il fut
hors de lâĂ©curie et Ă cheval. Il leva la tĂȘte; la fumĂ©e sortait avec
violence par les deux fenĂȘtres au-dessus de lâĂ©curie et le toit Ă©tait
couvert dâune fumĂ©e noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards
Ă©taient arrivĂ©s dans la nuit Ă lâauberge du Cheval-Blanc; tous criaient
et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de prĂšs lui semblĂšrent
complĂštement ivres; lâun dâeux voulait lâarrĂȘter et lui criait:
--OĂč emmĂšnes-tu mon cheval?
Quand Fabrice fut Ă un quart de lieue, il tourna la tĂȘte; personne ne le
suivait, la maison était en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa
à sa blessure et sentit son bras serré par des bandes et fort chaud.
«Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu? Il a donné sa chemise pour
panser mon bras.» Notre héros était ce matin-là du plus beau sang-froid
du monde; la quantitĂ© de sang quâil avait perdue lâavait dĂ©livrĂ© de
toute la partie romanesque de son caractĂšre.
«A droite! se dit-il, et filons.» Il se mit tranquillement à suivre le
cours de la riviÚre qui, aprÚs avoir passé sous le pont, coulait vers la
droite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantiniĂšre.
«Quelle amitié! se disait-il, quel caractÚre ouvert!»
AprÚs une heure de marche, il se trouva trÚs faible. «Ah çà ! vais-je
mâĂ©vanouir? se dit-il: si je mâĂ©vanouis, on me vole mon cheval, et
peut-ĂȘtre mes habits, et avec les habits le trĂ©sor.» Il nâavait plus la
force de conduire son cheval, et il cherchait à se tenir en équilibre,
lorsquâun paysan, qui bĂȘchait dans un champ Ă cĂŽtĂ© de la grande route,
vit sa pĂąleur et vint lui offrir un verre de biĂšre et du pain.
--A vous voir si pĂąle, jâai pensĂ© que vous Ă©tiez un des blessĂ©s de la
grande bataille! lui dit le paysan.
Jamais secours ne vint plus Ă propos. Au moment oĂč Fabrice mĂąchait le
morceau de pain noir, les yeux commençaient à lui faire mal quand il
regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia.
--Et oĂč suis-je? demanda-t-il.
Le paysan lui apprit quâĂ trois quarts de lieue plus loin se trouvait le
bourg de Zonders, oĂč il serait trĂšs bien soignĂ©. Fabrice arriva dans ce
bourg, ne sachant pas trop ce quâil faisait, et ne songeant Ă chaque pas
quâĂ ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra:
câĂ©tait lâauberge de lâEtrille. AussitĂŽt accourut la bonne maĂźtresse de
la maison, femme Ă©norme; elle appela du secours dâune voix altĂ©rĂ©e par
la pitié. Deux jeunes filles aidÚrent Fabrice à mettre pied à terre;
Ă peine descendu de cheval, il sâĂ©vanouit complĂštement. Un chirurgien
fut appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux qui suivirent, Fabrice ne
savait pas trop ce quâon lui faisait, il dormait presque sans cesse.
Le coup de pointe Ă la cuisse menaçait dâun dĂ©pĂŽt considĂ©rable. Quand
il avait sa tĂȘte Ă lui, il recommandait quâon prĂźt soin de son cheval,
et rĂ©pĂ©tait souvent quâil paierait bien, ce qui offensait la bonne
maĂźtresse de lâauberge et ses filles. Il y avait quinze jours quâil
était admirablement soigné, et il commençait à reprendre un peu ses
idĂ©es, lorsquâil sâaperçut un soir que ses hĂŽtesses avaient lâair
fort troublé. BientÎt un officier allemand entra dans sa chambre: on
se servait pour lui rĂ©pondre dâune langue quâil nâentendait pas; mais
il vit bien quâon parlait de lui; il feignit de dormir. Quelque temps
aprĂšs, quand il pensa que lâofficier pouvait ĂȘtre sorti, il appela ses
hĂŽtesses:
--Cet officier ne vient-il pas mâĂ©crire sur une liste et me faire
prisonnier?
LâhĂŽtesse en convint les larmes aux yeux.
--Eh bien! il y a de lâargent dans mon dolman! sâĂ©cria-t-il en se
relevant sur son lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit,
je pars sur mon cheval. Vous mâavez dĂ©jĂ sauvĂ© la vie une fois en me
recevant au moment oĂč jâallais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi
encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mĂšre.
En ce moment, les filles de lâhĂŽtesse se mirent Ă fondre en larmes;
elles tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient Ă peine le
français, elles sâapprochĂšrent de son lit pour lui faire des questions.
Elles discutĂšrent en flamand avec leur mĂšre; mais, Ă chaque instant, des
yeux attendris se tournaient vers notre héros; il crut comprendre que sa
fuite pouvait les compromettre gravement, mais quâelles voulaient bien
en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les
mains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand il
lâapporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en
comparant lâhabit avec le dolman de Fabrice, quâil fallait le rĂ©trĂ©cir
infiniment. AussitĂŽt elles se mirent Ă lâouvrage; il nây avait pas de
temps à perdre. Fabrice indiqua quelques napoléons cachés dans ses
habits, et pria ses hĂŽtesses de les coudre dans les vĂȘtements quâon
venait dâacheter. On avait apportĂ© avec les habits une belle paire de
bottes neuves. Fabrice nâhĂ©sita point Ă prier ces bonnes filles de
couper les bottes Ă la hussarde Ă lâendroit quâil leur indiqua, et lâon
cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes.
Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en
était la suite, Fabrice avait presque tout à fait oublié le français;
il sâadressait en italien Ă ses hĂŽtesses, qui parlaient un patois
flamand, de façon que lâon sâentendait presque uniquement par signes.
Quand les jeunes filles, dâailleurs parfaitement dĂ©sintĂ©ressĂ©es,
virent les diamants, leur enthousiasme pour lui nâeut plus de bornes;
elles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et la plus
naĂŻve, lâembrassa sans autre façon. Fabrice, de son cĂŽtĂ©, les trouvait
charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu
de vin, Ă cause de la route quâil allait entreprendre, il avait presque
envie de ne pas partir. «OĂč pourrais-je ĂȘtre mieux quâici?» disait-il.
Toutefois, sur les deux heures du matin, il sâhabilla. Au moment de
sortir de sa chambre, la bonne hĂŽtesse lui apprit que son cheval avait
Ă©tĂ© emmenĂ© par lâofficier qui, quelques heures auparavant, Ă©tait venu
faire la visite de la maison.
--Ah! canaille! sâĂ©criait Fabrice en jurant, Ă un blessĂ©!
Il nâĂ©tait pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler Ă
quel prix lui-mĂȘme avait achetĂ© ce cheval.
Aniken lui apprit en pleurant quâon avait louĂ© un cheval pour lui;
elle eĂ»t voulu quâil ne partĂźt pas; les adieux furent tendres. Deux
grands jeunes gens, parents de la bonne hĂŽtesse, portĂšrent Fabrice sur
la selle; pendant la route ils le soutenaient Ă cheval, tandis quâun
troisiÚme, qui précédait le petit convoi de quelques centaines de pas,
examinait sâil nây avait point de patrouille suspecte sur les chemins.
AprĂšs deux heures de marche, on sâarrĂȘta chez une cousine de lâhĂŽtesse
de lâEtrille. Quoi que Fabrice pĂ»t leur dire, les jeunes gens qui
lâaccompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils prĂ©tendaient quâils
connaissaient mieux que personne les passages dans les bois.
--Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et quâon ne vous verra pas
dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.
On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint Ă paraĂźtre,
la plaine Ă©tait couverte dâun brouillard Ă©pais. Vers les huit heures
du matin, lâon arriva prĂšs dâune petite ville. Lâun des jeunes gens
se détacha pour voir si les chevaux de la poste avaient été volés.
Le maĂźtre de poste avait eu le temps de les faire disparaĂźtre, et de
recruter des rosses infùmes dont il avait garni ses écuries. On alla
chercher deux chevaux dans les marĂ©cages oĂč ils Ă©taient cachĂ©s, et,
trois heures aprÚs, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout délabré,
mais attelé de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces.
Le moment de la sĂ©paration avec les jeunes gens, parents de lâhĂŽtesse,
fut du dernier pathétique; jamais, quelque prétexte aimable que Fabrice
pĂ»t trouver, ils ne voulurent accepter dâargent.
--Dans votre état, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous,
répondaient toujours ces braves jeunes gens.
Enfin ils partirent avec des lettres oĂč Fabrice, un peu fortifiĂ© par
lâagitation de la route, avait essayĂ© de faire connaĂźtre Ă ses hĂŽtesses
tout ce quâil sentait pour elles. Fabrice Ă©crivait les larmes aux yeux,
et il y avait certainement de lâamour dans la lettre adressĂ©e Ă la
petite Aniken.
Le reste du voyage nâeut rien que dâordinaire. En arrivant Ă Amiens
il souffrait beaucoup du coup de pointe quâil avait reçu Ă la cuisse;
le chirurgien de campagne nâavait pas songĂ© Ă dĂ©brider la plaie, et
malgrĂ© les saignĂ©es, il sây Ă©tait formĂ© un dĂ©pĂŽt. Pendant les quinze
jours que Fabrice passa dans lâauberge dâAmiens, tenue par une famille
complimenteuse et avide, les alliés envahissaient la France, et Fabrice
devint comme un autre homme, tant il fit de réflexions profondes sur les
choses qui venaient de lui arriver. Il nâĂ©tait restĂ© enfant que sur un
point: ce quâil avait vu Ă©tait-ce une bataille, et en second lieu, cette
bataille était-elle Waterloo? Pour la premiÚre fois de sa vie il trouva
du plaisir à lire; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou
dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait
de reconnaĂźtre les lieux quâil avait parcourus Ă la suite du marĂ©chal
Ney, et plus tard avec lâautre gĂ©nĂ©ral. Pendant son sĂ©jour Ă Amiens,
il Ă©crivit presque tous les jours Ă ses bonnes amies de lâEtrille. DĂšs
quâil fut guĂ©ri, il vint Ă Paris; il trouva Ă son ancien hĂŽtel vingt
lettres de sa mĂšre et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus
vite. Une derniĂšre lettre de la comtesse Pietranera avait un certain
tour Ă©nigmatique qui lâinquiĂ©ta fort, cette lettre lui enleva toutes ses
rĂȘveries tendres. CâĂ©tait un caractĂšre auquel il ne fallait quâun mot
pour prévoir facilement les plus grands malheurs; son imagination se
chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les détails les plus
horribles.
«Garde-toi bien de signer les lettres que tu écris pour donner de tes
nouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir
dâemblĂ©e sur le lac de CĂŽme: arrĂȘte-toi Ă Lugano, sur le territoire
suisse.» Il devait arriver dans cette petite ville sous le nom de
Cavi; il trouverait Ă la principale auberge le valet de chambre de
la comtesse, qui lui indiquerait ce quâil fallait faire. Sa tante
finissait par ces mots: «Cache par tous les moyens possibles la folie
que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprimé ou
écrit; en Suisse tu seras environné des amis de Sainte-Marguerite 4.
Si jâai assez dâargent, lui disait la comtesse, jâenverrai quelquâun Ă
GenĂšve, Ă lâhĂŽtel des Balances, et tu auras des dĂ©tails que je ne puis
Ă©crire et quâil faut pourtant que tu saches avant dâarriver. Mais, au
nom de Dieu, pas un jour de plus Ă Paris; tu y serais reconnu par nos
espions.» Lâimagination de Fabrice se mit Ă se figurer les choses les
plus étranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de
chercher Ă deviner ce que sa tante pouvait avoir Ă lui apprendre de si
Ă©trange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrĂȘtĂ©; mais il sut
se dégager; il dut ces désagréments à son passeport italien et à cette
Ă©trange qualitĂ© de marchand de baromĂštres, qui nâĂ©tait guĂšre dâaccord
avec sa figure jeune et son bras en écharpe.
Enfin, dans GenĂšve, il trouva un homme appartenant Ă la comtesse qui lui
raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la police de
Milan comme Ă©tant allĂ© porter Ă NapolĂ©on des propositions arrĂȘtĂ©es par
une vaste conspiration organisĂ©e dans le ci-devant royaume dâItalie. Si
tel nâeĂ»t pas Ă©tĂ© le but de son voyage, disait la dĂ©nonciation, Ă quoi
bon prendre un nom supposé? Sa mÚre chercherait à prouver ce qui était
vrai; câest-Ă -dire:
1Âș Quâil nâĂ©tait jamais sorti de la Suisse;
2Âș Quâil avait quittĂ© le chĂąteau Ă lâimproviste Ă la suite dâune
querelle avec son frÚre aßné.
A ce rĂ©cit, Fabrice eut un sentiment dâorgueil. «Jâaurais Ă©tĂ© une sorte
dâambassadeur auprĂšs de NapolĂ©on! se dit-il; jâaurais eu lâhonneur de
parler à ce grand homme, plût à Dieu!» Il se souvint que son septiÚme
aĂŻeul, le petit-fils de celui qui arriva Ă Milan Ă la suite de Sforce,
eut lâhonneur dâavoir la tĂȘte tranchĂ©e par les ennemis du duc, qui
le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux
louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de lâĂąme
lâestampe relative Ă ce fait, placĂ©e dans la gĂ©nĂ©alogie de la famille.
Fabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outrĂ© dâun
dĂ©tail qui enfin lui Ă©chappa, malgrĂ© lâordre exprĂšs de le lui taire,
plusieurs fois rĂ©pĂ©tĂ© par la comtesse. CâĂ©tait Ascagne, son frĂšre aĂźnĂ©,
qui lâavait dĂ©noncĂ© Ă la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un
accÚs de folie à notre héros. De GenÚve pour aller en Italie on passe
par Lausanne; il voulut partir Ă pied et sur-le-champ, et faire ainsi
dix ou douze lieues, quoique la diligence de GenÚve à Lausanne dût
partir deux heures plus tard. Avant de sortir de GenĂšve, il se prit de
querelle dans un des tristes cafés du pays, avec un jeune homme qui le
regardait, disait-il, dâune façon singuliĂšre. Rien de plus vrai, le
jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant quâĂ lâargent, le
croyait fou; Fabrice en entrant avait jeté des regards furibonds de tous
les cĂŽtĂ©s, puis renversĂ© sur son pantalon la tasse de cafĂ© quâon lui
servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout
Ă fait du XVIe siĂšcle: au lieu de parler du duel au jeune Genevois, il
tira son poignard et se jeta sur lui pour lâen percer. En ce moment de
passion, Fabrice oubliait tout ce quâil avait appris sur les rĂšgles de
lâhonneur, et revenait Ă lâinstinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs
de la premiĂšre enfance.
Lâhomme de confiance intime quâil trouva dans Lugano augmenta sa
fureur en lui donnant de nouveaux dĂ©tails. Comme Fabrice Ă©tait aimĂ© Ă
Grianta, personne nâeĂ»t prononcĂ© son nom, et sans lâaimable procĂ©dĂ© de
son frĂšre, tout le monde eĂ»t feint de croire quâil Ă©tait Ă Milan, et
jamais lâattention de la police de cette ville nâeĂ»t Ă©tĂ© appelĂ©e sur son
absence.
--Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit lâenvoyĂ© de
sa tante, et si nous suivons la grande route, Ă la frontiĂšre du royaume
lombardo-vĂ©nitien, vous serez arrĂȘtĂ©.
Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne
qui sépare Lugano du lac de CÎme: ils se déguisÚrent en chasseurs,
câest-Ă -dire en contrebandiers, et comme ils Ă©taient trois et porteurs
de mines assez rĂ©solues, les douaniers quâils rencontrĂšrent ne songĂšrent
quâĂ les saluer. Fabrice sâarrangea de façon Ă nâarriver au chĂąteau
que vers minuit; Ă cette heure, son pĂšre et tous les valets de chambre
portant de la poudre étaient couchés depuis longtemps. Il descendit sans
peine dans le fossé profond et pénétra dans le chùteau par la petite
fenĂȘtre dâune cave: câest lĂ quâil Ă©tait attendu par sa mĂšre et sa
tante, bientĂŽt ses sĆurs accoururent. Les transports de tendresse et les
larmes se succĂ©dĂšrent pendant longtemps, et lâon commençait Ă peine Ă
parler raison lorsque les premiĂšres lueurs de lâaube vinrent avertir ces
ĂȘtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.
--JâespĂšre que ton frĂšre ne se sera pas doutĂ© de ton arrivĂ©e, lui dit
Mme Pietranera; je ne lui parlais guÚre depuis sa belle équipée, ce
dont son amour-propre me faisait lâhonneur dâĂȘtre fort piquĂ©: ce soir Ă
souper jâai daignĂ© lui adresser la parole; jâavais besoin de trouver un
prétexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupçons.
Puis, lorsque je me suis aperçue quâil Ă©tait tout fier de cette
prĂ©tendue rĂ©conciliation, jâai profitĂ© de sa joie pour le faire boire
dâune façon dĂ©sordonnĂ©e, et certainement il nâaura pas songĂ© Ă se mettre
en embuscade pour continuer son mĂ©tier dâespion.
--Câest dans ton appartement quâil faut cacher notre hussard, dit la
marquise, il ne peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous
ne sommes pas assez maĂźtresses de notre raison, et il sâagit de choisir
la meilleure façon de mettre en défaut cette terrible police de Milan.
On suivit cette idée; mais le marquis et son fils aßné remarquÚrent,
le jour dâaprĂšs, que la marquise Ă©tait sans cesse dans la chambre de
sa belle-sĆur. Nous ne nous arrĂȘterons pas Ă peindre les transports
de tendresse et de joie qui ce jour-lĂ encore agitĂšrent ces ĂȘtres
si heureux. Les cĆurs italiens sont, beaucoup plus que les nĂŽtres,
tourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur présente
une imagination brûlante, mais en revanche leurs joies sont bien
plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-lĂ la comtesse et la
marquise étaient absolument privées de leur raison; Fabrice fut obligé
de recommencer tous ses rĂ©cits: enfin on rĂ©solut dâaller cacher la joie
commune Ă Milan, tant il sembla difficile de se dĂ©rober plus longtemps Ă
la police du marquis et de son fils Ascagne.
On prit la barque ordinaire de la maison pour aller Ă CĂŽme; en agir
autrement eût été réveiller mille soupçons; mais en arrivant au port de
CĂŽme la marquise se souvint quâelle avait oubliĂ© Ă Grianta des papiers
de la derniĂšre importance: elle se hĂąta dây envoyer les bateliers, et
ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la maniĂšre dont ces deux
dames employaient leur temps à CÎme. A peine arrivées, elles louÚrent
au hasard une de ces voitures qui attendent pratique prĂšs de cette
haute tour du Moyen Age qui sâĂ©lĂšve au-dessus de la porte de Milan. On
partit Ă lâinstant mĂȘme sans que le cocher eĂ»t le temps de parler Ă
personne. A un quart de lieue de la ville on trouva un jeune chasseur
de la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles
nâavaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier
jusquâaux portes de Milan, oĂč il se rendait en chassant. Tout allait
bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le
jeune voyageur, lorsquâĂ un dĂ©tour que fait la route pour tourner la
charmante colline et le bois de San Giovanni, trois gendarmes déguisés
sautĂšrent Ă la bride des chevaux.
--Ah! mon mari nous a trahis! sâĂ©cria la marquise, et elle sâĂ©vanouit.
Un marĂ©chal des logis qui Ă©tait restĂ© un peu en arriĂšre sâapprocha de la
voiture en trĂ©buchant, et dit dâune voix qui avait lâair de sortir du
cabaret:
--Je suis fĂąchĂ© de la mission que jâai Ă remplir, mais je vous arrĂȘte,
général Fabio Conti.
Fabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise
plaisanterie en lâappelant gĂ©nĂ©ral. «Tu me le paieras», se dit-il; il
regardait les gendarmes déguisés et guettait le moment favorable pour
sauter Ă bas de la voiture et se sauver Ă travers champs.
La comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal des
logis:
--Mais, mon cher maréchal, est-donc cet enfant de seize ans que vous
prenez pour le général Conti?
--NâĂȘtes-vous pas la fille du gĂ©nĂ©ral? dit le marĂ©chal des logis.
--Voyez mon pĂšre, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes
furent saisis dâun rire fou.
--Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis
piqué de la gaieté générale.
--Ces dames nâen prennent jamais pour aller Ă Milan, dit le cocher dâun
air froid et philosophique; elles viennent de leur chĂąteau de Grianta.
Celle-ci est Mme la comtesse Pietranera, celle-lĂ , Mme la marquise del
Dongo.
Le marĂ©chal des logis, tout dĂ©concertĂ©, passa Ă la tĂȘte des chevaux, et
là tint conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq
minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre
que la voiture fĂ»t avancĂ©e de quelques pas et placĂ©e Ă lâombre; la
chaleur Ă©tait accablante, quoiquâil ne fĂ»t que onze heures du matin,
Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les cÎtés, cherchant
le moyen de se sauver, vit dĂ©boucher dâun petit sentier Ă travers
champs, et arriver sur la grande route, couverte de poussiĂšre, une
jeune fille de quatorze Ă quinze ans qui pleurait timidement sous son
mouchoir. Elle sâavançait Ă pied entre deux gendarmes en uniforme, et, Ă
trois pas derriĂšre elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand
homme sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une
procession.
--OĂč les avez-vous donc trouvĂ©s? dit le marĂ©chal des logis tout Ă fait
ivre en ce moment.
--Se sauvant Ă travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.
Le marĂ©chal des logis parut perdre tout Ă fait la tĂȘte; il avait devant
lui cinq prisonniers au lieu de deux quâil lui fallait. Il sâĂ©loigna
de quelques pas, ne laissant quâun homme pour garder le prisonnier qui
faisait de la majestĂ©, et un autre pour empĂȘcher les chevaux dâavancer.
--Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va
sâarranger.
On entendit un gendarme sâĂ©crier:
--Quâimporte! sâils nâont pas de passeports, ils sont de bonne prise
tout de mĂȘme.
Le marĂ©chal des logis semblait nâĂȘtre pas tout Ă fait aussi dĂ©cidĂ©; le
nom de la comtesse Pietranera lui donnait de lâinquiĂ©tude, il avait
connu le gĂ©nĂ©ral, dont il ne savait pas la mort. «Le gĂ©nĂ©ral nâest pas
un homme Ă ne pas se venger si jâarrĂȘte sa femme mal Ă propos», se
disait-il.
Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié
conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans
la poussiÚre à cÎté de la calÚche; elle avait été frappée de sa beauté.
--Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat,
ajouta-t-elle en parlant au gendarme placĂ© Ă la tĂȘte des chevaux, vous
permettra bien de monter en calĂšche.
Fabrice, qui rĂŽdait autour de la voiture, sâapprocha pour aider la jeune
fille Ă monter. Celle-ci sâĂ©lançait dĂ©jĂ sur le marchepied, le bras
soutenu par Fabrice, lorsque lâhomme imposant, qui Ă©tait Ă six pas en
arriĂšre de la voiture, cria dâune voix grossie par la volontĂ© dâĂȘtre
digne:
--Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous
appartient pas.
Fabrice nâavait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de
monter dans la calĂšche, voulut redescendre, et Fabrice continuant Ă la
soutenir elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément;
ils restĂšrent un instant Ă se regarder aprĂšs que la jeune fille se fut
dégagée de ses bras.
«Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle
pensée profonde sous ce front! elle saurait aimer.»
Le marĂ©chal des logis sâapprocha dâun air dâautoritĂ©:
--Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?
--Moi, dit la jeune fille.
--Et moi, sâĂ©cria lâhomme ĂągĂ©, je suis le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti,
chambellan de S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort
inconvenant quâun homme de ma sorte soit traquĂ© comme un voleur.
--Avant-hier, en vous embarquant au port de CĂŽme, nâavez-vous pas envoyĂ©
promener lâinspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh
bien! aujourdâhui il vous empĂȘche de vous promener.
--Je mâĂ©loignais dĂ©jĂ avec ma barque, jâĂ©tais pressĂ©, le temps Ă©tant Ă
lâorage; un homme sans uniforme mâa criĂ© du quai de rentrer au port, je
lui ai dit mon nom et jâai continuĂ© mon voyage.
--Et ce matin vous vous ĂȘtes enfui de CĂŽme?
--Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir
le lac. Ce matin, Ă CĂŽme, on mâa dit que je serais arrĂȘtĂ© Ă la porte, je
suis sorti Ă pied avec ma fille; jâespĂ©rais trouver sur la route quelque
voiture qui me conduirait jusquâĂ Milan, oĂč certes ma premiĂšre visite
sera pour porter mes plaintes au général commandant la province.
Le marĂ©chal des logis parut soulagĂ© dâun grand poids.
--Eh bien! gĂ©nĂ©ral, vous ĂȘtes arrĂȘtĂ©, et je vais vous conduire Ă Milan.
Et vous, qui ĂȘtes-vous? dit-il Ă Fabrice.
--Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du général de division
Pietranera.
--Sans passeport, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort
radouci.
--A son Ăąge il nâen a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est
toujours avec moi.
Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en
plus offensée avec les gendarmes.
--Pas tant de paroles, lui dit lâun dâeux, vous ĂȘtes arrĂȘtĂ©, suffit!
--Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous
consentions Ă ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement,
malgré la poussiÚre et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme,
vous marcherez fort bien Ă pied au milieu de nos chevaux.
Le général se mit à jurer.
--Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. OĂč est ton uniforme de
gĂ©nĂ©ral? Le premier venu ne peut-il pas dire quâil est gĂ©nĂ©ral?
Le général se fùcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires
allaient beaucoup mieux dans la calĂšche.
La comtesse faisait marcher les gendarmes comme sâils eussent Ă©tĂ© ses
gens. Elle venait de donner un Ă©cu Ă lâun dâeux pour aller chercher du
vin et surtout de lâeau fraĂźche dans une cassine que lâon apercevait Ă
deux cents pas. Elle avait trouvĂ© le temps de calmer Fabrice, qui, Ă
toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline.
«Jâai de bons pistolets», disait-il. Elle obtint du gĂ©nĂ©ral irritĂ©
quâil laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le
général, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames
que sa fille nâavait que douze ans, Ă©tant nĂ©e en 1803, le 27 octobre;
mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait
de raison.
«Homme tout à fait commun», disaient les yeux de la comtesse à la
marquise. GrĂące Ă la comtesse, tout sâarrangea aprĂšs un colloque dâune
heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin,
loua son cheval au général Conti, aprÚs que la comtesse lui eut dit:
--Vous aurez 10 francs.
Le maréchal des logis partit seul avec le général; les autres gendarmes
restÚrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de
vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la cassine
avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée par
le digne chambellan Ă accepter, pour revenir Ă Milan, une place dans
la voiture de ces dames, et personne ne songea Ă arrĂȘter le fils du
brave général comte Pietranera. AprÚs les premiers moments donnés à la
politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se
terminer, ClĂ©lia Conti remarqua la nuance dâenthousiasme avec laquelle
une aussi belle dame que la comtesse parlait Ă Fabrice; certainement
elle nâĂ©tait pas sa mĂšre. Son attention fut surtout excitĂ©e par des
allusions rĂ©pĂ©tĂ©es Ă quelque chose dâhĂ©roĂŻque, de hardi, de dangereux
au suprĂȘme degrĂ©, quâil avait fait depuis peu; malgrĂ© toute son
intelligence, la jeune ClĂ©lia ne put deviner de quoi il sâagissait.
Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient
respirer encore tout le feu de lâaction. Pour lui, il Ă©tait un peu
interdit de la beauté si singuliÚre de cette jeune fille de douze ans,
et ses regards la faisaient rougir.
Une lieue avant dâarriver Ă Milan, Fabrice dit quâil allait voir son
oncle, et prit congé des dames.
--Si jamais je me tire dâaffaire, dit-il Ă ClĂ©lia, jâirai voir les beaux
tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice
del Dongo?
--Bon! dit la comtesse, voilĂ comme tu sais garder lâincognito!
Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et
sâappelle Pietranera et non del Dongo.
Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui
conduit Ă une promenade Ă la mode. Lâenvoi des deux domestiques en
Suisse avait épuisé les fort petites économies de la marquise et de sa
sĆur; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napolĂ©ons, et lâun des
diamants, quâon rĂ©solut de vendre.
Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville; les
personnages les plus considérables dans le parti autrichien et dévot
allĂšrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police.
Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment lâon pouvait
prendre au sĂ©rieux lâincartade dâun enfant de seize ans qui se dispute
avec un frÚre aßné et déserte la maison paternelle.
--Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait doucement
le baron Binder, homme sage et triste; il établissait alors cette
fameuse police de Milan, et sâĂ©tait engagĂ© Ă prĂ©venir une rĂ©volution
comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de GĂȘnes. Cette
police de Milan, devenue depuis si célÚbre par les aventures de MM.
Pellico et dâAndryane, ne fut pas prĂ©cisĂ©ment cruelle, elle exĂ©cutait
raisonnablement et sans pitiĂ© des lois sĂ©vĂšres. Lâempereur François II
voulait quâon frappĂąt de terreur ces imaginations italiennes si hardies.
--Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs
de Fabrice, lâindication prouvĂ©e de ce quâa fait le jeune marchesino
del Dongo; prenons-le depuis le moment de son départ de Grianta, 8
mars, jusquâĂ son arrivĂ©e, hier soir, dans cette ville, oĂč il est cachĂ©
dans une des chambres de lâappartement de sa mĂšre, et je suis prĂȘt Ă
le traiter comme le plus aimable et le plus espiĂšgle des jeunes gens
de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir lâitinĂ©raire du jeune
homme pendant toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta,
quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte
aux amis de sa famille, mon devoir nâest-il pas de le faire arrĂȘter?
Ne dois-je pas le retenir en prison jusquâĂ ce quâil mâait donnĂ© la
preuve quâil nâest pas allĂ© porter des paroles Ă NapolĂ©on de la part de
quelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets
de Sa Majesté Impériale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si
le jeune del Dongo parvient Ă se justifier sur ce point, il restera
coupable dâavoir passĂ© Ă lâĂ©tranger sans passeport rĂ©guliĂšrement
délivré, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment
dâun passeport dĂ©livrĂ© Ă un simple ouvrier, câest-Ă -dire Ă un individu
dâune classe tellement au-dessous de celle Ă laquelle il appartient.
Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes
les marques de déférence et de respect que le chef de la police devait
Ă la haute position de la marquise del Dongo et Ă celle des personnages
importants qui venaient sâentremettre pour elle.
La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron
Binder.
--Fabrice va ĂȘtre arrĂȘtĂ©, sâĂ©cria-t-elle en pleurant et une fois en
prison, Dieu sait quand il en sortira! Son pĂšre le reniera!
Mme Pietranera et sa belle-sĆur tinrent conseil avec deux ou trois amis
intimes, et, quoi quâils pussent dire, la marquise voulut absolument
faire partir son fils dĂšs la nuit suivante.
--Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait
que ton fils est ici; cet homme nâest point mĂ©chant.
--Non, mais il veut plaire Ă lâempereur François.
--Mais sâil croyait utile Ă son avancement de jeter Fabrice en prison,
il y serait dĂ©jĂ , et câest lui marquer une dĂ©fiance injurieuse que de le
faire sauver.
--Mais nous avouer quâil sait oĂč est Fabrice câest nous dire: faites-le
partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un
quart dâheure mon fils peut ĂȘtre entre quatre murailles! Quelle que soit
lâambition du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile Ă sa
position personnelle en ce pays dâafficher des mĂ©nagements pour un homme
du rang de mon mari, et jâen vois une preuve dans cette ouverture de
cĆur singuliĂšre avec laquelle il avoue quâil sait oĂč prendre mon fils.
Bien plus, le baron détaille complaisamment les deux contraventions dont
Fabrice est accusĂ© dâaprĂšs la dĂ©nonciation de son indigne frĂšre; il
explique que ces deux contraventions emportent la prison; nâest-ce pas
nous dire que si nous aimons mieux lâexil, câest Ă nous de choisir?
--Si tu choisis lâexil, rĂ©pĂ©tait toujours la comtesse, de la vie nous
ne le reverrons. Fabrice, prĂ©sent Ă tout lâentretien, avec un des
anciens amis de la marquise maintenant conseiller au tribunal formé par
lâAutriche, Ă©tait grandement dâavis de prendre la clef des champs. Et,
en effet, le soir mĂȘme il sortit du palais cachĂ© dans la voiture qui
conduisait au théùtre de la Scala sa mÚre et sa tante. Le cocher, dont
on se dĂ©fiait, alla faire comme dâhabitude une station au cabaret, et
pendant que le laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé
en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le
lendemain matin il passa la frontiĂšre avec le mĂȘme bonheur, et quelques
heures plus tard il était installé dans une terre que sa mÚre avait en
PiĂ©mont, prĂšs de Novare, prĂ©cisĂ©ment Ă Romagnano, oĂč Bayard fut tuĂ©.
On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge,
Ă la Scala, Ă©coutaient le spectacle. Elles nây Ă©taient allĂ©es que pour
pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral,
et dont lâapparition au palais del Dongo eĂ»t pu ĂȘtre mal interprĂ©tĂ©e par
la police. Dans la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche
auprĂšs du baron Binder. Il ne pouvait pas ĂȘtre question dâoffrir une
somme dâargent Ă ce magistrat parfaitement honnĂȘte homme, et dâailleurs
ces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter
tout ce qui restait sur le produit du diamant.
Il Ă©tait fort important toutefois dâavoir le dernier mot du baron. Les
amis de la comtesse lui rappelĂšrent un certain chanoine Borda, jeune
homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec
dâassez vilaines façons; ne pouvant rĂ©ussir, il avait dĂ©noncĂ© son amitiĂ©
pour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme
un vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie
de tarots de la baronne Binder, et naturellement Ă©tait lâami intime du
mari. La comtesse se dĂ©cida Ă la dĂ©marche horriblement pĂ©nible dâaller
voir ce chanoine; et le lendemain matin de bonne heure, avant quâil
sortĂźt de chez lui, elle se fit annoncer.
Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse
Pietranera, cet homme fut Ă©mu au point dâen perdre la voix; il ne
chercha point Ă rĂ©parer le dĂ©sordre dâun nĂ©gligĂ© fort simple.
--Faites entrer et allez-vous-en, dit-il dâune voix Ă©teinte.
La comtesse entra; Borda se jeta Ă genoux.
--Câest dans cette position quâun malheureux fou doit recevoir vos
ordres, dit-il Ă la comtesse qui ce matin-lĂ , dans son nĂ©gligĂ© Ă
demi-dĂ©guisement, Ă©tait dâun piquant irrĂ©sistible.
Le profond chagrin de lâexil de Fabrice, la violence quâelle se faisait
pour paraĂźtre chez un homme qui en avait agi traĂźtreusement avec elle,
tout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.
--Câest dans cette position que je veux recevoir vos ordres, sâĂ©cria
le chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me
demander, autrement vous nâauriez pas honorĂ© de votre prĂ©sence la pauvre
maison dâun malheureux fou: jadis transportĂ© dâamour et de jalousie,
il se conduisit avec vous comme un lĂąche, une fois quâil vit quâil ne
pouvait vous plaire.
Ces paroles Ă©taient sincĂšres et dâautant plus belles que le chanoine
jouissait maintenant dâun grand pouvoir: la comtesse en fut touchĂ©e
jusquâaux larmes; lâhumiliation, la crainte glaçaient son Ăąme, en un
instant lâattendrissement et un peu dâespoir leur succĂ©daient. Dâun Ă©tat
fort malheureux elle passait en un clin dâĆil presque au bonheur.
--Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lÚve-toi.
(Il faut savoir quâen Italie le tutoiement indique la bonne et franche
amitiĂ© tout aussi bien quâun sentiment plus tendre.) Je viens te
demander grùce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complÚte et sans
le moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et
demi il vient de faire une insigne folie; nous étions au chùteau de
Grianta, sur le lac de CĂŽme. Un soir, Ă sept heures nous avons appris,
par un bateau de CĂŽme, le dĂ©barquement de lâEmpereur au golfe de Juan.
Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, aprĂšs sâĂȘtre
fait donner le passeport dâun de ses amis du peuple, un marchand de
baromĂštres nommĂ© Vasi. Comme il nâa pas lâair prĂ©cisĂ©ment dâun marchand
de baromĂštres, Ă peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa
bonne mine on lâa arrĂȘtĂ©; ses Ă©lans dâenthousiasme en mauvais français
semblaient suspects. Au bout de quelque temps il sâest sauvĂ© et a pu
gagner GenÚve; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano...
--Câest-Ă -dire Ă GenĂšve, dit le chanoine en souriant.
La comtesse acheva lâhistoire.
--Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le
chanoine avec effusion; je me mets entiĂšrement Ă vos ordres. Je ferai
mĂȘme des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment
oĂč ce pauvre salon sera privĂ© de cette apparition cĂ©leste, et qui fait
Ă©poque dans lâhistoire de ma vie?
--Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice
depuis sa naissance, que vous avez vu naĂźtre cet enfant quand vous
veniez chez nous, et quâenfin, au nom de lâamitiĂ© quâil vous accorde,
vous le suppliez dâemployer tous ses espions Ă vĂ©rifier si, avant son
départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de
ces libĂ©raux quâil surveille. Pour peu que le baron soit bien servi,
il verra quâil sâagit ici uniquement dâune vĂ©ritable Ă©tourderie de
jeunesse. Vous savez que jâavais, dans mon bel appartement du palais
Dugnani, les estampes des batailles gagnĂ©es par NapolĂ©on: câest en
lisant les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. DÚs
lâĂąge de cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui
mettions sur la tĂȘte le casque de mon mari, lâenfant traĂźnait son grand
sabre. Eh bien! un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que
lâEmpereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un
Ă©tourdi, mais il nây rĂ©ussit pas. Demandez Ă votre baron de quelle peine
il veut punir ce moment de folie.
--Jâoubliais une chose, sâĂ©cria le chanoine, vous allez voir que
je ne suis pas tout Ă fait indigne du pardon que vous mâaccordez.
Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la
dénonciation de cet infùme coltorto (hypocrite), voyez, signée Ascanio
Valserra del Dongo, qui a commencĂ© toute cette affaire; je lâai prise
hier soir dans les bureaux de la police, et suis allé à la Scala, dans
lâespoir de trouver quelquâun allant dâhabitude dans votre loge, par
lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette piĂšce est
Ă Vienne depuis longtemps. VoilĂ lâennemi que nous devons combattre. Le
chanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que
dans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre.
Ce fut la joie dans le cĆur que la comtesse rentra au palais del Dongo.
--Il est impossible dâĂȘtre plus galant homme que cet ancien coquin,
dit-elle Ă la marquise; ce soir Ă la Scala, Ă dix heures trois quarts Ă
lâhorloge du théùtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous
éteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, à onze heures,
le chanoine lui-mĂȘme viendra nous dire ce quâil a pu faire. Câest ce que
nous avons trouvé de moins compromettant pour lui.
Ce chanoine avait beaucoup dâesprit; il nâeut garde de manquer au
rendez-vous: il y montra une bontĂ© complĂšte et une ouverture de cĆur
sans rĂ©serve que lâon ne trouve guĂšre que dans les pays oĂč la vanitĂ©
ne domine pas tous les sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au
général Pietranera, son mari, était un des grands remords de sa vie, et
il trouvait un moyen dâabolir ce remords.
Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui: «La voilà qui
fait lâamour avec son neveu, sâĂ©tait-il dit avec amertume, car il
nâĂ©tait point guĂ©ri. AltiĂšre comme elle lâest, ĂȘtre venue chez moi!...
A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes
offres de service, quoique fort polies et trÚs bien présentées par le
colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1
500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa
chambre! Puis aller habiter le chĂąteau de Grianta avec un abominable
secatore, ce marquis del Dongo!... Tout sâexplique maintenant! Au fait,
ce jeune Fabrice est plein de grĂąces, grand, bien fait, une figure
toujours riante... et, mieux que cela, un certain regard chargé de douce
volupté... une physionomie à la CorrÚge, ajoutait le chanoine avec
amertume.
«La diffĂ©rence dâĂąge... point trop grande... Fabrice nĂ© aprĂšs lâentrĂ©e
des Français, vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept
ou vingt-huit ans, impossible dâĂȘtre plus jolie, plus adorable; dans ce
pays fertile en beautés, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la
Ruga, lâAresi, la Pietragrua, elle lâemporte sur toutes ces femmes...
Ils vivaient heureux cachés sur ce beau lac de CÎme quand le jeune
homme a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore des ùmes en Italie!
et, quoi quâon fasse! ChĂšre patrie!... Non, continuait ce cĆur enflammĂ©
par la jalousie, impossible dâexpliquer autrement cette rĂ©signation Ă
végéter à la campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous
les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette
infĂąme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que
son pĂšre!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins jâaurai le
plaisir de la voir autrement quâau bout de ma lorgnette.»
Le chanoine Borda expliqua fort clairement lâaffaire Ă ces dames. Au
fond, Binder était on ne peut pas mieux disposé; il était charmé que
Fabrice eût pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient
arriver de Vienne; car le Binder nâavait pouvoir de dĂ©cider de rien,
il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les
autres; il envoyait Ă Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les
informations: puis il attendait.
Il fallait que dans son exil Ă Romagnan Fabrice:
1Âș Ne manquĂąt pas dâaller Ă la messe tous les jours, prĂźt pour
confesseur un homme dâesprit, dĂ©vouĂ© Ă la cause de la monarchie, et
ne lui avouùt, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort
irréprochables.
2Âș Il ne devait frĂ©quenter aucun homme passant pour avoir de lâesprit,
et, dans lâoccasion, il fallait parler de la rĂ©volte avec horreur, et
comme nâĂ©tant jamais permise.
3Âș Il ne devait point se faire voir au cafĂ©, il ne fallait jamais lire
dâautres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan;
en général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout
aucun ouvrage imprimé aprÚs 1720, exception tout au plus pour les romans
de Walter Scott.
4Âș Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout
quâil fasse ouvertement la cour Ă quelquâune des jolies femmes du pays,
de la classe noble, bien entendu; cela montrera quâil nâa pas le gĂ©nie
sombre et mĂ©content dâun conspirateur en herbe.
Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice
deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété
charmante tous les conseils donnés par Borda.
Fabrice nâavait nulle envie de conspirer: il aimait NapolĂ©on, et, en sa
qualitĂ© de noble, se croyait fait pour ĂȘtre plus heureux quâun autre
et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il nâavait ouvert un livre
depuis le collĂšge, oĂč il nâavait lu que des livres arrangĂ©s par les
jĂ©suites. Il sâĂ©tablit Ă quelque distance de Romagnan, dans un palais
magnifique, lâun des chefs-dâĆuvre du fameux architecte San Micheli;
mais depuis trente ans on ne lâavait pas habitĂ©, de sorte quâil pleuvait
dans toutes les piĂšces et pas une fenĂȘtre ne fermait. Il sâempara
des chevaux de lâhomme dâaffaires, quâil montait sans façon toute la
journée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre
une maĂźtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit
Ă la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prĂȘtre intrigant qui
voulait devenir Ă©vĂȘque (comme le confesseur du Spielberg); mais il
faisait trois lieues Ă pied et sâenveloppait dâun mystĂšre quâil croyait
impĂ©nĂ©trable, pour lire <i>Le Constitutionnel</i>, quâil trouvait sublime.
«Cela est aussi beau quâAlfieri et le Dante!» sâĂ©criait-il souvent.
Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française quâil
sâoccupait beaucoup plus sĂ©rieusement de son cheval et de son journal
que de sa maĂźtresse bien pensante. Mais il nây avait pas encore de place
pour lâimitation des autres dans cette Ăąme naĂŻve et ferme, et il ne fit
pas dâamis dans la sociĂ©tĂ© du gros bourg de Romagnan; sa simplicitĂ©
passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractĂšre. Câest
un cadet mĂ©content de nâĂȘtre pas aĂźnĂ©, dit le curĂ©.
CHAPITRE VI
Nous avouerons avec sincĂ©ritĂ© que la jalousie du chanoine Borda nâavait
pas absolument tort; Ă son retour de France, Fabrice parut aux yeux
de la comtesse Pietranera comme un bel Ă©tranger quâelle eĂ»t beaucoup
connu jadis. Sâil eĂ»t parlĂ© dâamour, elle lâeĂ»t aimĂ©; nâavait-elle
pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée et
pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice lâembrassait avec une telle
effusion dâinnocente reconnaissance et de bonne amitiĂ©, quâelle se fĂ»t
fait horreur Ă elle-mĂȘme si elle eĂ»t cherchĂ© un autre sentiment dans
cette amitié presque filiale. «Au fond, se disait la comtesse, quelques
amis qui mâont connue il y a six ans, Ă la cour du prince EugĂšne,
peuvent encore me trouver jolie et mĂȘme jeune, mais pour lui je suis
une femme respectable... et, sâil faut tout dire sans nul mĂ©nagement
pour mon amour-propre, une femme ùgée.» La comtesse se faisait illusion
sur lâĂ©poque de la vie oĂč elle Ă©tait arrivĂ©e, mais ce nâĂ©tait pas Ă la
façon des femmes vulgaires. «A son Ăąge, dâailleurs, ajoutait-elle, on
sâexagĂšre un peu les ravages du temps; un homme plus avancĂ© dans la
vie...»
La comtesse, qui se promenait dans son salon, sâarrĂȘta devant une
glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le cĆur de
Mme Pietranera Ă©tait attaquĂ© dâune façon sĂ©rieuse et par un singulier
personnage. Peu aprÚs le départ de Fabrice pour la France, la comtesse
qui, sans quâelle se lâavouĂąt tout Ă fait, commençait dĂ©jĂ Ă sâoccuper
beaucoup de lui, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses
occupations lui semblaient sans plaisir, et, si lâon ose ainsi parler,
sans saveur; elle se disait que NapolĂ©on, voulant sâattacher ses peuples
dâItalie, prendrait Fabrice pour aide de camp.
--Il est perdu pour moi! sâĂ©criait-elle en pleurant, je ne le reverrai
plus; il mâĂ©crira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?
Ce fut dans ces dispositions quâelle fit un voyage Ă Milan; elle
espérait y trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui
sait, peut-ĂȘtre par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se
lâavouer, cette Ăąme active commençait Ă ĂȘtre bien lasse de la vie
monotone quâelle menait Ă la campagne. «Câest sâempĂȘcher de mourir,
se disait-elle, ce nâest pas vivre. Tous les jours voir ces figures
poudrées, le frÚre, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que
seraient les promenades sur le lac sans Fabrice?» Son unique consolation
Ă©tait puisĂ©e dans lâamitiĂ© qui lâunissait Ă la marquise. Mais depuis
quelque temps, cette intimité avec la mÚre de Fabrice, plus ùgée
quâelle, et dĂ©sespĂ©rant de la vie, commençait Ă lui ĂȘtre moins agrĂ©able.
Telle était la position singuliÚre de Mme Pietranera: Fabrice parti,
elle espĂ©rait peu de lâavenir; son cĆur avait besoin de consolation et
de nouveautĂ©. ArrivĂ©e Ă Milan, elle se prit de passion pour lâopĂ©ra Ă
la mode; elle allait sâenfermer toute seule, durant de longues heures,
à la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Les hommes
quâelle cherchait Ă rencontrer pour avoir des nouvelles de NapolĂ©on et
de son armée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle,
elle improvisait sur son piano jusquâĂ trois heures du matin. Un soir,
Ă la Scala, dans la loge dâune de ses amies, oĂč elle allait chercher
des nouvelles de France, on lui présenta le comte Mosca, ministre de
Parme: câĂ©tait un homme aimable et qui parla de la France et de NapolĂ©on
de façon Ă donner Ă son cĆur de nouvelles raisons pour espĂ©rer ou
pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme
dâesprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec
plaisir. Depuis le dĂ©part de Fabrice, elle nâavait pas trouvĂ© une soirĂ©e
vivante comme celle-lĂ . Cet homme qui lâamusait, le comte Mosca della
Rovere Sorezana, était alors ministre de la guerre, de la police et
des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si célÚbre par
ses sévérités que les libéraux de Milan appelaient des cruautés. Mosca
pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits,
aucun vestige dâimportance, et un air simple et gai qui prĂ©venait en sa
faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie de son prince
ne lâeĂ»t obligĂ© Ă porter de la poudre dans les cheveux comme gages de
bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on
arrive fort vite en Italie au ton de lâintimitĂ©, et Ă dire des choses
personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si lâon
sâest blessĂ©.
--Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera
la troisiĂšme fois quâelle le voyait. De la poudre! un homme comme vous,
aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!
--Câest que je nâai rien volĂ© dans cette Espagne, et quâil faut vivre.
JâĂ©tais fou de la gloire; une parole flatteuse du gĂ©nĂ©ral français,
Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, était alors tout pour moi. A
la chute de NapolĂ©on, il sâest trouvĂ© que, tandis que je mangeais mon
bien Ă son service, mon pĂšre, homme dâimagination et qui me voyait dĂ©jĂ
général, me bùtissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouvé
pour tout bien un grand palais Ă finir et une pension.
--Une pension: 3 500 francs, comme mon mari?
--Le comte Pietranera était général de division. Ma pension, à moi,
pauvre chef dâescadron, nâa jamais Ă©tĂ© que de 800 francs, et encore je
nâen ai Ă©tĂ© payĂ© que depuis que je suis ministre des finances.
Comme il nây avait dans la loge que la dame dâopinions fort libĂ©rales Ă
laquelle elle appartenait, lâentretien continua avec la mĂȘme franchise.
Le comte Mosca, interrogé, parla de sa vie à Parme.
--En Espagne, sous le gĂ©nĂ©ral Saint-Cyr, jâaffrontais des coups de fusil
pour arriver Ă la croix et ensuite Ă un peu de gloire, maintenant je
mâhabille comme un personnage de comĂ©die pour gagner un grand Ă©tat de
maison et quelques milliers de francs. Une fois entré dans cette sorte
de jeu dâĂ©checs, choquĂ© des insolences de mes supĂ©rieurs, jâai voulu
occuper une des premiĂšres places; jây suis arrivĂ©: mais mes jours les
plus heureux sont toujours ceux que de temps Ă autre je puis venir
passer Ă Milan; lĂ vit encore, ce me semble, le cĆur de votre armĂ©e
dâItalie.
La franchise, la disenvoltura avec laquelle parlait ce ministre dâun
prince si redouté piqua la curiosité de la comtesse; sur son titre
elle avait cru trouver un pĂ©dant plein dâimportance, elle voyait un
homme qui avait honte de la gravité de sa place. Mosca lui avait promis
de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France quâil pourrait
recueillir: câĂ©tait une grande indiscrĂ©tion Ă Milan, dans le mois qui
prĂ©cĂ©da Waterloo; il sâagissait alors pour lâItalie dâĂȘtre ou de nâĂȘtre
pas; tout le monde avait la fiĂšvre, Ă Milan, dâespĂ©rance ou de crainte.
Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le
compte dâun homme qui parlait si lestement dâune place si enviĂ©e et qui
était sa seule ressource.
Des choses curieuses et dâune bizarrerie intĂ©ressante furent rapportĂ©es
Ă Mme Pietranera:
--Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point
de devenir premier ministre et favori déclaré de Ranuce-Ernest IV,
souverain absolu de Parme, et, de plus, lâun des princes les plus riches
de lâEurope. Le comte serait dĂ©jĂ arrivĂ© Ă ce poste suprĂȘme sâil eĂ»t
voulu prendre une mine plus grave; on dit que le prince lui fait souvent
la leçon à cet égard.
--Quâimportent mes façons Ă Votre Altesse, rĂ©pond-il librement, si je
fais bien ses affaires?
--Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, nâest pas sans Ă©pines. Il faut
plaire Ă un souverain, homme de sens et dâesprit sans doute, mais qui,
depuis quâil est montĂ© sur un trĂŽne absolu, semble avoir perdu la tĂȘte
et montre, par exemple, des soupçons dignes dâune femmelette.
«Ernest IV nâest brave quâĂ la guerre. Sur les champs de bataille, on
lâa vu vingt fois guider une colonne Ă lâattaque en brave gĂ©nĂ©ral; mais
aprĂšs la mort de son pĂšre Ernest III, de retour dans ses Etats, oĂč, pour
son malheur, il possĂšde un pouvoir sans limites, il sâest mis Ă dĂ©clamer
follement contre les libĂ©raux et la libertĂ©. BientĂŽt il sâest figurĂ©
quâon le haĂŻssait; enfin, dans un moment de mauvaise humeur il a fait
pendre deux libĂ©raux, peut-ĂȘtre peu coupables, conseillĂ© Ă cela par un
misérable nommé Rassi, sorte de ministre de la justice.
«Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée; on le voit
tourmentĂ© par les soupçons les plus bizarres. Il nâa pas cinquante
ans, et la peur lâa tellement amoindri, si lâon peut parler ainsi,
que, dĂšs quâil parle des jacobins et des projets du comitĂ© directeur
de Paris, on lui trouve la physionomie dâun vieillard de quatre-vingts
ans; il retombe dans les peurs chimériques de la premiÚre enfance. Son
favori Rassi, fiscal gĂ©nĂ©ral (ou grand juge), nâa dâinfluence que par
la peur de son maĂźtre; et dĂšs quâil craint pour son crĂ©dit, il se hĂąte
de découvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus
chimériques. Trente imprudents se réunissent-ils pour lire un numéro
du <i>Constitutionnel</i>, Rassi les déclare conspirateurs et les envoie
prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute
la Lombardie. Comme elle est fort élevée, cent quatre-vingts pieds,
dit-on, on lâaperçoit de fort loin au milieu de cette plaine immense;
et la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses
horribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui
sâĂ©tend de Milan Ă Bologne.
--Le croiriez-vous? disait Ă la comtesse un autre voyageur, la nuit, au
troisiÚme étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui,
tous les quarts dâheure, hurlent une phrase entiĂšre, Ernest IV tremble
dans sa chambre. Toutes les portes fermées à dix verrous, et les piÚces
voisines, au-dessus comme au-dessous, remplies de soldats, il a peur
des jacobins. Si une feuille du parquet vient Ă crier, il saute sur ses
pistolets et croit à un libéral caché sous son lit. AussitÎt toutes les
sonnettes du chùteau sont en mouvement, et un aide de camp va réveiller
le comte Mosca. Arrivé au chùteau, ce ministre de la police se garde
bien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et armé
jusquâaux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde
sous les lits, et, en un mot, se livre Ă une foule dâactions ridicules
dignes dâune vieille femme. Toutes ces prĂ©cautions eussent semblĂ© bien
avilissantes au prince lui-mĂȘme dans les temps heureux oĂč il faisait la
guerre et nâavait tuĂ© personne quâĂ coups de fusil. Comme câest un homme
dâinfiniment dâesprit, il a honte de ces prĂ©cautions; elles lui semblent
ridicules, mĂȘme au moment oĂč il sây livre, et la source de lâimmense
crĂ©dit du comte Mosca, câest quâil emploie toute son adresse Ă faire que
le prince nâait jamais Ă rougir en sa prĂ©sence. Câest lui, Mosca, qui,
en sa qualité de ministre de la police, insiste pour regarder sous les
meubles, et, dit-on à Parme, jusque dans les étuis des contrebasses.
Câest le prince qui sây oppose, et plaisante son ministre sur sa
ponctualité excessive. «Ceci est un parti, lui répond le comte Mosca:
songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si
nous vous laissions tuer. Ce nâest pas seulement votre vie que nous
dĂ©fendons, câest notre honneur.» Mais il paraĂźt que le prince nâest dupe
quâĂ demi, car si quelquâun dans la ville sâavise de dire que la veille
on a passé une nuit blanche au chùteau, le grand fiscal Rassi envoie le
mauvais plaisant à la citadelle; et une fois dans cette demeure élevée
et en bon air, comme on dit Ă Parme, il faut un miracle pour que lâon
se souvienne du prisonnier. Câest parce quâil est militaire, et quâen
Espagne il sâest sauvĂ© vingt fois le pistolet Ă la main, au milieu des
surprises, que le prince préfÚre le comte Mosca à Rassi, qui est bien
plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle
sont au secret le plus rigoureux, et lâon fait des histoires sur leur
compte. Les libéraux prétendent que, par une invention de Rassi, les
geĂŽliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que tous les mois Ă
peu prĂšs, lâun dâeux est conduit Ă la mort. Ce jour-lĂ les prisonniers
ont la permission de monter sur lâesplanade de lâimmense tour, Ă cent
quatre-vingts pieds dâĂ©lĂ©vation, et de lĂ ils voient dĂ©filer un cortĂšge
avec un espion qui joue le rĂŽle dâun pauvre diable qui marche Ă la mort.
Ces contes, et vingt autres du mĂȘme genre et dâune non moindre
authenticité, intéressaient vivement Mme Pietranera; le lendemain, elle
demandait des dĂ©tails au comte Mosca, quâelle plaisantait vivement. Elle
le trouvait amusant et lui soutenait quâau fond il Ă©tait un monstre sans
sâen douter. Un jour, en rentrant Ă son auberge, le comte se dit: «Non
seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante; mais quand
je passe la soirée dans sa loge, je parviens à oublier certaines choses
de Parme dont le souvenir me perce le cĆur.»
«Ce ministre, malgrĂ© son air lĂ©ger et ses façons brillantes, nâavait pas
une ùme à la française; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand
son chevet avait une Ă©pine, il Ă©tait obligĂ© de la briser et de lâuser Ă
force dây piquer ses membres palpitants.» Je demande pardon pour cette
phrase, traduite de lâitalien.
Le lendemain de cette découverte, le comte trouva que malgré les
affaires qui lâappelaient Ă Milan, la journĂ©e Ă©tait dâune longueur
énorme; il ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa
voiture. Vers les six heures, il monta Ă cheval pour aller au Corso; il
avait quelque espoir dây rencontrer Mme Pietranera; ne lây ayant pas
vue, il se rappela quâĂ huit heures le théùtre de la Scala ouvrait;
il y entra et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il
eut quelque pudeur de se trouver là . «Est-il possible, se dit-il,
quâĂ quarante-cinq ans sonnĂ©s je fasse des folies dont rougirait un
sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne.» Il sâenfuit
et essaya dâuser le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui
entourent le théùtre de la Scala. Elles sont occupées par des cafés
qui, à cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces cafés, des
foules de curieux établis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent
des glaces et critiquent les passants. Le comte était un passant
remarquable; aussi eut-il le plaisir dâĂȘtre reconnu et accostĂ©. Trois
ou quatre importuns, de ceux quâon ne peut brusquer, saisirent cette
occasion dâavoir audience dâun ministre si puissant. Deux dâentre eux
lui remirent des pétitions; le troisiÚme se contenta de lui adresser des
conseils fort longs sur sa conduite politique.
«On ne dort point, dit-il, quand on a tant dâesprit; on ne se promĂšne
point quand on est aussi puissant.» Il rentra au théùtre et eut lâidĂ©e
de louer une loge au troisiĂšme rang; de lĂ son regard pourrait plonger,
sans ĂȘtre remarquĂ© de personne, sur la loge des secondes oĂč il espĂ©rait
voir arriver la comtesse. Deux grandes heures dâattente ne parurent
point trop longues Ă cet amoureux; sĂ»r de nâĂȘtre point vu, il se livrait
avec bonheur Ă toute sa folie. «La vieillesse, se disait-il, nâest-ce
pas, avant tout, nâĂȘtre plus capable de ces enfantillages dĂ©licieux?»
Enfin la comtesse parut. ArmĂ© de sa lorgnette, il lâexaminait avec
transport. «Jeune, brillante, légÚre comme un oiseau, se disait-il, elle
nâa pas vingt-cinq ans. Sa beautĂ© est son moindre charme: oĂč trouver
ailleurs cette Ăąme toujours sincĂšre, qui jamais nâagit avec prudence,
qui se livre tout entiĂšre Ă lâimpression du moment, qui ne demande quâĂ
ĂȘtre entraĂźnĂ©e par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du comte
Nani.»
Le comte se donnait dâexcellentes raisons pour ĂȘtre fou, tant quâil
ne songeait quâĂ conquĂ©rir le bonheur quâil voyait sous ses yeux. Il
nâen trouvait plus dâaussi bonnes quand il venait Ă considĂ©rer son Ăąge
et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie. «Un
homme habile Ă qui la peur ĂŽte lâesprit me donne une grande existence
et beaucoup dâargent pour ĂȘtre son ministre; mais que demain il me
renvoie, je reste vieux et pauvre, câest-Ă -dire tout ce quâil y a
au monde de plus méprisé; voilà un aimable personnage à offrir à la
comtesse!» Ces pensées étaient trop noires, il revint à Mme Pietranera;
il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser Ă elle il
ne descendait pas dans sa loge. «Elle nâavait pris Nani, vient-on de me
dire, que pour faire piÚce à cet imbécile de Limercati qui ne voulut pas
entendre Ă donner un coup dâĂ©pĂ©e ou Ă faire donner un coup de poignard
Ă lâassassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle!» sâĂ©cria
le comte avec transport. A chaque instant il consultait lâhorloge du
théùtre qui par des chiffres éclatants de lumiÚre et se détachant sur
un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de
lâheure oĂč il leur est permis dâarriver dans une loge amie. Le comte
se disait: «Je ne saurais passer quâune demi-heure tout au plus dans
sa loge, moi, connaissance de si fraĂźche date; si jây reste davantage,
je mâaffiche, et grĂące Ă mon Ăąge et plus encore Ă ces maudits cheveux
poudrĂ©s, jâaurai lâair attrayant dâun Cassandre.» Mais une rĂ©flexion
le décida tout à coup: «Si elle allait quitter cette loge pour faire
une visite, je serais bien rĂ©compensĂ© de lâavarice avec laquelle je
mâĂ©conomise ce plaisir.» Il se levait pour descendre dans la loge oĂč il
voyait la comtesse; tout Ă coup il ne se sentit presque plus dâenvie de
sây prĂ©senter. «Ah! voici qui est charmant, sâĂ©cria-t-il en riant de
soi-mĂȘme, et sâarrĂȘtant sur lâescalier; câest un mouvement de timiditĂ©
vĂ©ritable! voilĂ bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne mâest
arrivée.»
Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-mĂȘme; et,
profitant en homme dâesprit de lâaccident qui lui arrivait, il ne
chercha point du tout Ă montrer de lâaisance ou Ă faire de lâesprit
en se jetant dans quelque rĂ©cit plaisant; il eut le courage dâĂȘtre
timide, il employa son esprit Ă laisser entrevoir son trouble sans ĂȘtre
ridicule. «Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds
Ă jamais. Quoi! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans
le secours de la poudre paraĂźtraient gris! Mais enfin la chose est
vraie, donc elle ne peut ĂȘtre ridicule que si je lâexagĂšre ou si jâen
fais trophĂ©e.» La comtesse sâĂ©tait si souvent ennuyĂ©e au chĂąteau de
Grianta, vis-à -vis des figures poudrées de son frÚre, de son neveu et de
quelques ennuyeux bien pensants du voisinage, quâelle ne songea pas Ă
sâoccuper de la coiffure de son nouvel adorateur.
Lâesprit de la comtesse ayant un bouclier contre lâĂ©clat de rire de
lâentrĂ©e, elle ne fut attentive quâaux nouvelles de France que Mosca
avait toujours Ă lui donner en particulier, en arrivant dans la loge;
sans doute il inventait. En les discutant avec lui, elle remarqua ce
soir-là son regard, qui était beau et bienveillant.
--Je mâimagine, lui dit-elle, quâĂ Parme, au milieu de vos esclaves,
vous nâallez pas avoir ce regard aimable, cela gĂąterait tout et leur
donnerait quelque espoir de nâĂȘtre pas pendus.
Lâabsence totale dâimportance chez un homme qui passait pour le premier
diplomate de lâItalie parut singuliĂšre Ă la comtesse; elle trouva mĂȘme
quâil avait de la grĂące. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle
ne fut point choquĂ©e quâil eĂ»t jugĂ© Ă propos de prendre pour une soirĂ©e,
et sans consĂ©quence, le rĂŽle dâattentif.
Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux; par bonheur pour le
ministre, qui, Ă Parme, ne trouvait pas de cruelles, câĂ©tait seulement
depuis peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta; son esprit
Ă©tait encore tout raidi par lâennui de la vie champĂȘtre. Elle avait
comme oubliĂ© la plaisanterie; et toutes ces choses qui appartiennent Ă
une façon de vivre élégante et légÚre avaient pris à ses yeux comme une
teinte de nouveautĂ© qui les rendait sacrĂ©es; elle nâĂ©tait disposĂ©e Ă se
moquer de rien, pas mĂȘme dâun amoureux de quarante-cinq ans et timide.
Huit jours plus tard, la témérité du comte eût pu recevoir un tout autre
accueil.
A la Scala, il est dâusage de ne faire durer quâune vingtaine de
minutes ces petites visites que lâon fait dans les loges; le comte
passa toute la soirĂ©e dans celle oĂč il avait le bonheur de rencontrer
Mme Pietranera. «Câest une femme, se disait-il, qui me rend toutes les
folies de la jeunesse!» Mais il sentait bien le danger. «Ma qualité de
pacha tout-puissant Ă quarante lieues dâici me fera-t-elle pardonner
cette sottise? je mâennuie tant Ă Parme!» Toutefois, de quart dâheure en
quart dâheure il se promettait de partir.
--Il faut avouer, madame, dit-il en riant Ă la comtesse, quâĂ Parme je
meurs dâennui, et il doit mâĂȘtre permis de mâenivrer de plaisir quand
jâen trouve sur ma route. Ainsi, sans consĂ©quence et pour une soirĂ©e,
permettez-moi de jouer auprĂšs de vous le rĂŽle dâamoureux. HĂ©las! dans
peu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous
les chagrins et mĂȘme, direz-vous, toutes les convenances.
Huit jours aprĂšs cette visite monstre dans la loge Ă la Scala et Ă
la suite de plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long
peut-ĂȘtre, le comte Mosca Ă©tait absolument fou dâamour, et la comtesse
pensait dĂ©jĂ que lâĂąge ne devait pas faire objection, si dâailleurs on
le trouvait aimable. On en était à ces pensées quand Mosca fut rappelé
par un courrier de Parme. On eût dit que son prince avait peur tout
seul. La comtesse retourna Ă Grianta; son imagination ne parant plus
ce beau lieu, il lui parut dĂ©sert. «Est-ce que je me serais attachĂ©e Ă
cet homme?» se dit-elle. Mosca Ă©crivit et nâeut rien Ă jouer, lâabsence
lui avait enlevé la source de toutes ses pensées; ses lettres étaient
amusantes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pour
Ă©viter les commentaires du marquis del Dongo qui nâaimait pas Ă payer
des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes
Ă la poste Ă CĂŽme, Ă Lecco, Ă VarĂšse ou dans quelque autre de ces
petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait Ă obtenir
que le courrier rapportùt les réponses; il y parvint.
BientÎt les jours de courrier firent événement pour la comtesse; ces
courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans
valeur, mais qui lâamusaient ainsi que sa belle-sĆur. Le souvenir
du comte se mĂȘlait Ă lâidĂ©e de son grand pouvoir; la comtesse Ă©tait
devenue curieuse de tout ce quâon disait de lui, les libĂ©raux eux-mĂȘmes
rendaient hommage Ă ses talents. La principale source de mauvaise
rĂ©putation pour le comte, câest quâil passait pour le chef du parti
ultra Ă la cour de Parme, et que le parti libĂ©ral avait Ă sa tĂȘte une
intrigante capable de tout, et mĂȘme de rĂ©ussir, la marquise Raversi,
immensément riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager
celui des deux partis qui nâĂ©tait pas au pouvoir; il savait bien quâil
serait toujours le maĂźtre, mĂȘme avec un ministĂšre pris dans le salon
de Mme Raversi. On donnait à Grianta mille détails sur ces intrigues;
lâabsence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du
premier talent et un homme dâaction, permettait de ne plus songer aux
cheveux poudrĂ©s, symbole de tout ce qui est lent et triste, câĂ©tait
un dĂ©tail sans consĂ©quence, une des obligations de la cour, oĂč il
jouait dâailleurs un si beau rĂŽle. «Une cour, câest ridicule, disait la
comtesse Ă la marquise, mais câest amusant; câest un jeu qui intĂ©resse,
mais dont il faut accepter les rĂšgles. Qui sâest jamais avisĂ© de se
récrier contre le ridicule des rÚgles du whist? Et pourtant une fois
quâon sâest accoutumĂ© aux rĂšgles, il est agrĂ©able de faire lâadversaire
repic et capot.»
La comtesse pensait souvent Ă lâauteur de tant de lettres aimables. Le
jour oĂč elle les recevait Ă©tait agrĂ©able pour elle; elle prenait sa
barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, Ă la Pliniana,
à Bélan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un
peu de lâabsence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte
dâĂȘtre fort amoureux; un mois ne sâĂ©tait pas Ă©coulĂ©, quâelle songeait Ă
lui avec une amitié tendre. De son cÎté, le comte Mosca était presque
de bonne foi quand il lui offrait de donner sa démission, de quitter le
ministĂšre, et de venir passer sa vie avec elle Ă Milan ou ailleurs.
--Jâai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15 000
livres de rente.
«De nouveau une loge, des chevaux! etc.», se disait la comtesse,
câĂ©taient des rĂȘves aimables. Les sublimes beautĂ©s des aspects du lac
de CĂŽme recommençaient Ă la charmer. Elle allait rĂȘver sur ses bords Ă
ce retour de vie brillante et singuliĂšre qui, contre toute apparence,
redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, Ă Milan,
heureuse et gaie comme au temps du vice-roi.
«La jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi!»
Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais
avec elle il nây avait de ces illusions volontaires que donne la
lĂąchetĂ©. CâĂ©tait surtout une femme de bonne foi avec elle-mĂȘme. «Si je
suis un peu trop ĂągĂ©e pour faire des folies, se disait-elle, lâenvie,
qui se fait des illusions comme lâamour, peut empoisonner pour moi le
séjour de Milan. AprÚs la mort de mon mari, ma pauvreté noble eut du
succĂšs, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit
comte Mosca nâa pas la vingtiĂšme partie de lâopulence que mettaient Ă
mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chétive pension de
veuve pĂ©niblement obtenue, les gens congĂ©diĂ©s, ce qui eut de lâĂ©clat,
la petite chambre au cinquiĂšme qui amenait vingt carrosses Ă la porte,
tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais jâaurai des moments
dĂ©sagrĂ©ables, quelque adresse que jây mette, si, ne possĂ©dant toujours
pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre Ă Milan avec
la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15
000 livres qui resteront à Mosca aprÚs sa démission. Une puissante
objection, dont lâenvie se fera une arme terrible, câest que le comte,
quoique séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette séparation
se sait Ă Parme, mais Ă Milan elle sera nouvelle, et on me lâattribuera.
Ainsi, mon beau théùtre de la Scala, mon divin lac de CÎme... adieu!
adieu!»
Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre
fortune, elle eĂ»t acceptĂ© lâoffre de la dĂ©mission de Mosca. Elle se
croyait une femme ùgée, et la cour lui faisait peur; mais, ce qui
paraĂźtra de la derniĂšre invraisemblance de ce cĂŽtĂ©-ci des Alpes, câest
que le comte eĂ»t donnĂ© cette dĂ©mission avec bonheur. Câest du moins
ce quâil parvint Ă persuader Ă son amie. Dans toutes ses lettres il
sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue Ă
Milan, on la lui accorda.
--Vous jurer que jâai pour vous une passion folle, lui disait la
comtesse, un jour Ă Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse
dâaimer aujourdâhui, Ă trente ans passĂ©s, comme jadis jâaimais Ă
vingt-deux! Mais jâai vu tomber tant de choses que jâavais crues
Ă©ternelles! Jâai pour vous la plus tendre amitiĂ©, je vous accorde une
confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous ĂȘtes celui que je
préfÚre.
La comtesse se croyait parfaitement sincĂšre, pourtant vers la fin,
cette dĂ©claration contenait un petit mensonge. Peut-ĂȘtre, si Fabrice
lâeĂ»t voulu, il lâeĂ»t emportĂ© sur tout dans son cĆur. Mais Fabrice
nâĂ©tait quâun enfant aux yeux du comte Mosca; celui-ci arriva Ă Milan
trois jours aprÚs le départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hùta
dâaller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que lâexil
était une affaire sans remÚde.
Il nâĂ©tait point arrivĂ© seul Ă Milan, il avait dans sa voiture le duc
Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris
pommelé, bien poli, bien propre, immensément riche, mais pas assez
noble. CâĂ©tait son grand-pĂšre seulement qui avait amassĂ© des millions
par le mĂ©tier de fermier gĂ©nĂ©ral des revenus de lâEtat de Parme. Son
pĂšre sâĂ©tait fait nommer ambassadeur du prince de Parme Ă la cour de
***, Ă la suite du raisonnement que voici:
--Votre Altesse accorde 30 000 francs à son envoyé à la cour de ***,
lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cette
place, jâaccepterai 6 000 francs dâappointements. Ma dĂ©pense Ă la
cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100 000 francs par an et mon
intendant remettra chaque année 20 000 francs à la caisse des affaires
Ă©trangĂšres Ă Parme. Avec cette somme, lâon pourra placer auprĂšs de
moi tel secrĂ©taire dâambassade que lâon voudra, et je ne me montrerai
nullement jaloux des secrets diplomatiques, sâil y en a. Mon but est de
donner de lâĂ©clat Ă ma maison nouvelle encore, et de lâillustrer par une
des grandes charges du pays.
Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se
montrer à demi libéral, et, depuis deux ans, il était au désespoir.
Du temps de Napoléon, il avait perdu deux ou trois millions par
son obstination Ă rester Ă lâĂ©tranger, et toutefois, depuis le
rĂ©tablissement de lâordre en Europe, il nâavait pu obtenir un certain
grand cordon qui ornait le portrait de son pĂšre; lâabsence de ce cordon
le faisait dépérir.
Au point dâintimitĂ© qui suit lâamour en Italie, il nây avait plus
dâobjection de vanitĂ© entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus
parfaite simplicitĂ© que Mosca dit Ă la femme quâil adorait:
--Jâai deux ou trois plans de conduite Ă vous offrir, tous assez bien
combinĂ©s; je ne rĂȘve quâĂ cela depuis trois mois.
«1Âș Je donne ma dĂ©mission, et nous vivons en bons bourgeois Ă Milan, Ă
Florence, Ă Naples, oĂč vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de
rente, indépendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.
«2Âș Vous daignez venir dans le pays oĂč je puis quelque chose, vous
achetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu dâune
forĂȘt, dominant le cours du PĂŽ, vous pouvez avoir le contrat de vente
signĂ© dâici Ă huit jours. Le prince vous attache Ă sa cour. Mais ici
se présente une immense objection. On vous recevra bien à cette cour;
personne ne sâaviserait de broncher devant moi; dâailleurs la princesse
se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des services Ă votre
intention. Mais je vous rappellerai une objection capitale: le prince
est parfaitement dévot, et comme vous le savez encore, la fatalité veut
que je sois mariĂ©. De lĂ un million de dĂ©sagrĂ©ments de dĂ©tail. Vous ĂȘtes
veuve, câest un beau titre quâil faudrait Ă©changer contre un autre, et
ceci fait lâobjet de ma troisiĂšme proposition.
«On pourrait trouver un nouveau mari point gĂȘnant. Mais dâabord il le
faudrait fort avancĂ© en Ăąge, car pourquoi me refuseriez-vous lâespoir
de le remplacer un jour? Eh bien? jâai conclu cette affaire singuliĂšre
avec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu, ne sait pas le nom
de la future duchesse. Il sait seulement quâelle le fera ambassadeur
et lui donnera un grand cordon quâavait son pĂšre, et dont lâabsence le
rend le plus infortunĂ© des mortels. A cela prĂšs, ce duc nâest point
trop imbécile; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce
nâest nullement un homme Ă mĂ©chancetĂ©s pour pensĂ©es dâavance, il croit
sĂ©rieusement que lâhonneur consiste Ă avoir un cordon, et il a honte de
son bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder un hĂŽpital pour
gagner ce cordon; je me moquai de lui, mais il ne sâest point moquĂ© de
moi quand je lui ai proposé un mariage; ma premiÚre condition a été,
bien entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans Parme.
--Mais savez-vous que ce que vous me proposez lĂ est fort immoral? dit
la comtesse.
--Pas plus immoral que tout ce quâon fait Ă notre cour et dans vingt
autres. Le pouvoir absolu Ă cela de commode quâil sanctifie tout aux
yeux des peuples; or, quâest-ce quâun ridicule que personne nâaperçoit?
Notre politique, pendant vingt ans, va consister Ă avoir peur des
jacobins, et quelle peur! Chaque année nous nous croirons à la veille
de 93. Vous entendrez, jâespĂšre, les phrases que je fais lĂ -dessus Ă
mes rĂ©ceptions! Câest beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette
peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des dĂ©vots. Or, Ă
Parme, tout ce qui nâest pas noble ou dĂ©vot est en prison, ou fait ses
paquets pour y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera
singulier chez nous que du jour oĂč je serai disgraciĂ©. Cet arrangement
nâest une friponnerie envers personne, voilĂ lâessentiel, ce me semble.
Le prince, de la faveur duquel nous faisons mĂ©tier et marchandise, nâa
mis quâune condition Ă son consentement, câest que la future duchesse
fĂ»t nĂ©e noble. Lâan passĂ©, ma place, tout calculĂ©, mâa valu cent sept
mille francs; mon revenu a dĂ» ĂȘtre au total de cent vingt-deux mille;
jâen ai placĂ© vingt mille Ă Lyon. Eh bien! choisissez: 1Âș une grande
existence basĂ©e sur cent vingt-deux mille francs Ă dĂ©penser, qui, Ă
Parme, font au moins comme quatre cent mille Ă Milan; mais avec ce
mariage qui vous donne le nom dâun homme passable et que vous ne verrez
jamais quâĂ lâautel, 2Âș ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze
mille francs Ă Florence ou Ă Naples, car je suis de votre avis, on vous
a trop admirĂ©e Ă Milan; lâenvie nous y persĂ©cuterait, et peut-ĂȘtre
parviendrait-elle Ă nous donner de lâhumeur. La grande existence Ă Parme
aura, je lâespĂšre, quelques nuances de nouveautĂ©, mĂȘme Ă vos yeux qui
ont vu la cour du prince EugĂšne; il serait sage de la connaĂźtre avant de
sâen fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche Ă influencer votre
opinion. Quant Ă moi, mon choix est bien arrĂȘtĂ©: jâaime mieux vivre
dans un quatriÚme étage avec vous que de continuer seul cette grande
existence.
La possibilité de cet étrange mariage fut débattue chaque jour
entre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc
Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort présentable. Dans une de leurs
derniÚres conversations, Mosca résumait ainsi sa proposition: il faut
prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie
dâune façon allĂšgre et nâĂȘtre pas vieux avant le temps. Le prince a
donné son approbation; Sanseverina est un personnage plutÎt bien que
mal; il possĂšde le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes;
il a soixante-huit ans et une passion folle pour le grand cordon; mais
une grande tache gĂąte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste
de Napoléon par Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vous
ne venez pas Ă son secours, câest dâavoir prĂȘtĂ© vingt-cinq napolĂ©ons Ă
Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de génie,
que depuis nous avons condamné à mort, heureusement par contumace. Ce
Ferrante a fait deux cents vers en sa vie, dont rien nâapproche; je
vous les rĂ©citerai, câest aussi beau que le Dante. Le prince envoie
Sanseverina à la cour de ***, il vous épouse le jour de son départ,
et la seconde annĂ©e de son voyage, quâil appellera une ambassade, il
reçoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui
un frĂšre qui ne sera nullement dĂ©sagrĂ©able, il signe dâavance tous les
papiers que je veux, et dâailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme
il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer Ă
Parme oĂč son grand-pĂšre fermier et son prĂ©tendu libĂ©ralisme le gĂȘnent.
Rassi, notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au
<i>Constitutionnel</i> par lâintermĂ©diaire de Ferrante Pella le poĂšte, et
cette calomnie a fait longtemps obstacle sérieux au consentement du
prince.
Pourquoi lâhistorien qui suit fidĂšlement les moindres dĂ©tails du rĂ©cit
quâon lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages,
sĂ©duits par des passions quâil ne partage point, malheureusement pour
lui, tombent dans des actions profondément immorales? Il est vrai que
des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays oĂč lâunique
passion survivante Ă toutes les autres est lâargent, moyen de vanitĂ©.
Trois mois aprĂšs les Ă©vĂ©nements racontĂ©s jusquâici, la duchesse
Sanseverina-Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile
et par la noble sérénité de son esprit; sa maison fut sans comparaison
la plus agrĂ©able de la ville. Câest ce que le comte Mosca avait promis
à son maßtre. Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et la princesse sa
femme, auxquels elle fut présentée par deux des plus grandes dames
du pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était
curieuse de voir ce prince maĂźtre du sort de lâhomme quâelle aimait,
elle voulut lui plaire et y rĂ©ussit trop. Elle trouva un homme dâune
taille élevée, mais un peu épaisse; ses cheveux, ses moustaches, ses
Ă©normes favoris Ă©taient dâun beau blond selon ses courtisans; ailleurs
ils eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble de
<i>filasse</i>. Au milieu dâun gros visage sâĂ©levait fort peu un tout petit
nez presque féminin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous
ces motifs de laideur, il fallait chercher à détailler les traits du
prince. Au total, il avait lâair dâun homme dâesprit et dâun caractĂšre
ferme. Le port du prince, sa maniĂšre de se tenir nâĂ©taient point sans
majesté, mais souvent il voulait imposer à son interlocuteur; alors il
sâembarrassait lui-mĂȘme et tombait dans un balancement dâune jambe Ă
lâautre presque continuel. Du reste, Ernest IV avait un regard pĂ©nĂ©trant
et dominateur; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses
paroles étaient à la fois mesurées et concises.
Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand
cabinet oĂč il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV,
et une table fort belle descagliola de Florence. Elle trouva que
lâimitation Ă©tait frappante; Ă©videmment il cherchait le regard et la
parole noble de Louis XIV, et il sâappuyait sur la table descagliola,
de façon Ă se donner la tournure de Joseph II. Il sâassit aussitĂŽt
aprÚs les premiÚres paroles adressées par lui à la duchesse, afin de
lui donner lâoccasion de faire usage du tabouret qui appartenait Ă son
rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des
grands dâEspagne sâassoient seules; les autres femmes attendent que le
prince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer la différence
des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser passer un
petit intervalle avant de convier les dames non duchesses Ă sâasseoir.
La duchesse trouva quâen de certains moments lâimitation de Louis XIV
était un peu trop marquée chez le prince; par exemple, dans sa façon de
sourire avec bontĂ© tout en renversant la tĂȘte.
Ernest IV portait un frac Ă la mode arrivant de Paris; on lui envoyait
tous les mois de cette ville, quâil abhorrait, un frac, une redingote
et un chapeau. Mais, par un bizarre mĂ©lange de costumes, le jour oĂč la
duchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et
des souliers fort couverts, dont on peut trouver les modĂšles dans les
portraits de Joseph II.
Il reçut Mme Sanseverina avec grùce; il lui dit des choses spirituelles
et fines; mais elle remarqua fort bien quâil nây avait pas excĂšs dans la
bonne réception.
--Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de lâaudience,
câest que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il
eĂ»t craint, en vous faisant lâaccueil auquel je mâattendais et quâil
mâavait fait espĂ©rer, dâavoir lâair dâun provincial en extase devant
les grĂąces dâune belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi
il est encore contrariĂ© dâune particularitĂ© que je nâose vous dire: le
prince ne voit Ă sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en
beautĂ©. Tel a Ă©tĂ© hier soir, Ă son petit coucher, lâunique sujet de son
entretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bontés
pour moi. Je prĂ©vois une petite rĂ©volution dans lâĂ©tiquette; mon plus
grand ennemi Ă cette cour est un sot quâon appelle le gĂ©nĂ©ral Fabio
Conti. Figurez-vous un original qui a Ă©tĂ© Ă la guerre un jour peut-ĂȘtre
en sa vie, et qui part de là pour imiter la tenue de Frédéric le Grand.
De plus, il tient aussi Ă reproduire lâaffabilitĂ© noble du gĂ©nĂ©ral
Lafayette, et cela parce quâil est ici le chef du parti libĂ©ral. (Dieu
sait quels libéraux!)
--Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; jâen ai eu la vision prĂšs
de CĂŽme; il se disputait avec la gendarmerie.
Elle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-ĂȘtre.
--Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais Ă se
pénétrer des profondeurs de notre étiquette, que les demoiselles ne
paraissent Ă la cour quâaprĂšs leur mariage. Eh bien, le prince a pour la
supériorité de sa ville de Parme sur toutes les autres un patriotisme
tellement brĂ»lant, que je parierais quâil va trouver un moyen de se
faire présenter la petite Clélia Conti, fille de notre Lafayette. Elle
est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus
belle personne des Etats du prince.
«Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du
souverain ont publiĂ©es sur son compte sont arrivĂ©es jusquâau chĂąteau
de Grianta; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait est quâErnest
IV avait tout plein de bonnes petites vertus, et lâon peut ajouter
que, sâil eĂ»t Ă©tĂ© invulnĂ©rable comme Achille, il eĂ»t continuĂ© Ă ĂȘtre
le modĂšle des potentats. Mais dans un moment dâennui et de colĂšre, et
aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la tĂȘte Ă je ne sais
quel hĂ©ros de la Fronde que lâon dĂ©couvrit vivant tranquillement et
insolemment dans une terre à cÎté de Versailles, cinquante ans aprÚs la
Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libéraux. Il paraßt que ces
imprudents se réunissaient à jour fixe pour dire du mal du prince et
adresser au ciel des vĆux ardents, afin que la peste pĂ»t venir Ă Parme,
et les délivrer du tyran. Le mot <i>tyran</i> a été prouvé. Rassi appela cela
conspirer; il les fit condamner Ă mort, et lâexĂ©cution de lâun dâeux,
le comte L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment
fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet Ă des
accĂšs de peur indignes dâun homme, mais qui sont la source unique de
la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, jâaurais un genre de
mĂ©rite trop brusque, trop Ăąpre pour cette cour, oĂč lâimbĂ©cile foisonne.
Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement
avant de se coucher, et dépense un million, ce qui à Parme est comme
quatre millions Ă Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez
devant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par
la police, câest-Ă -dire par la peur, je suis devenu ministre de la
guerre et des finances; et comme le ministre de lâIntĂ©rieur est mon chef
nominal, en tant quâil a la police dans ses attributions, jâai fait
donner ce portefeuille au comte Zurla-Contarini, un imbécile bourreau
de travail, qui se donne le plaisir dâĂ©crire quatre-vingts lettres
chaque jour. Je viens dâen recevoir une ce matin sur laquelle le comte
Zurla-Contarini a eu la satisfaction dâĂ©crire de sa propre main le
numéro 20 715.
La duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de Parme
Clara-Paolina, qui, parce que son mari avait une maĂźtresse (une assez
jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne
de lâunivers, ce qui lâen avait rendue peut-ĂȘtre la plus ennuyeuse.
La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui nâavait
pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure réguliÚre et
noble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée par de gros yeux
ronds qui nây voyaient guĂšre, si la princesse ne se fĂ»t pas abandonnĂ©e
elle-mĂȘme. Elle reçut la duchesse avec une timiditĂ© si marquĂ©e, que
quelques courtisans ennemis du comte Mosca osĂšrent dire que la princesse
avait lâair de la femme quâon prĂ©sente, et la duchesse de la souveraine.
La duchesse, surprise et presque dĂ©concertĂ©e, ne savait oĂč trouver des
termes pour se mettre à une place inférieure à celle que la princesse
se donnait Ă elle-mĂȘme. Pour rendre quelque sang-froid Ă cette pauvre
princesse, qui au fond ne manquait point dâesprit, la duchesse ne trouva
rien de mieux que dâentamer et de faire durer une longue dissertation
sur la botanique. La princesse était réellement savante en ce genre;
elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La
duchesse, en cherchant tout simplement Ă se tirer dâembarras, fit Ă
jamais la conquĂȘte de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et
dâinterdite quâelle avait Ă©tĂ© au commencement de lâaudience, se trouva
vers la fin tellement Ă son aise, que, contre toutes les rĂšgles de
lâĂ©tiquette, cette premiĂšre audience ne dura pas moins de cinq quarts
dâheure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et
se porta pour grand amateur de botanique.
La princesse passait sa vie avec le vĂ©nĂ©rable pĂšre Landriani, archevĂȘque
de Parme, homme de science, homme dâesprit mĂȘme, et parfaitement honnĂȘte
homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis
dans sa chaise de velours cramoisi (câĂ©tait le droit de sa place),
vis-Ă -vis le fauteuil de la princesse, entourĂ©e de ses dames dâhonneur
et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux
blancs Ă©tait encore plus timide, sâil se peut, que la princesse; ils se
voyaient tous les jours, et toutes les audiences commençaient par un
silence dâun gros quart dâheure. Câest au point que la comtesse Alvizi,
une des dames pour accompagner, était devenue une sorte de favorite,
parce quâelle avait lâart de les encourager Ă se parler et de les faire
rompre le silence.
Pour terminer le cours de ses présentations, la duchesse fut admise chez
S.A.S. le prince hĂ©rĂ©ditaire, personnage dâune plus haute taille que
son pÚre, et plus timide que sa mÚre. Il était fort en minéralogie, et
avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse,
et fut tellement désorienté, que jamais il ne put inventer un mot à dire
à cette belle dame. Il était fort bel homme, et passait sa vie dans
les bois un marteau Ă la main. Au moment oĂč la duchesse se levait pour
mettre fin Ă cette audience silencieuse:
--Mon Dieu! madame, que vous ĂȘtes jolie! sâĂ©cria le prince hĂ©rĂ©ditaire,
ce qui ne fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée.
La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer
pour le plus parfait modĂšle du joli italien, deux ou trois ans avant
lâarrivĂ©e de la duchesse Sanseverina Ă Parme. Maintenant câĂ©taient
toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus
gracieuses; mais, vue de prĂšs, sa peau Ă©tait parsemĂ©e dâun nombre infini
de petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune
vieille. Aperçue à une certaine distance, par exemple au théùtre, dans
sa loge, câĂ©tait encore une beautĂ©; et les gens du parterre trouvaient
le prince de fort bon goût. Il passait toutes les soirées chez la
marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et lâennui oĂč elle
voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur
extraordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours
souriait avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et
Ă tout hasard, nâayant guĂšre de sens, elle voulait, par un sourire
malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles.
Le comte Mosca disait que câĂ©taient ces sourires continuels, tandis
quâelle bĂąillait intĂ©rieurement, qui lui donnaient tant de rides. La
Balbi entrait dans toutes les affaires, et lâEtat ne faisait pas un
marchĂ© de mille francs, sans quâil y eĂ»t un souvenir pour la marquise
(câĂ©tait le mot honnĂȘte Ă Parme). Le bruit public voulait quâelle
eĂ»t placĂ© dix millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, Ă
la vĂ©ritĂ© de fraĂźche date, ne sâĂ©levait pas en rĂ©alitĂ© Ă quinze cent
mille francs. CâĂ©tait pour ĂȘtre Ă lâabri de ses finesses, et pour
lâavoir dans sa dĂ©pendance, que le comte Mosca sâĂ©tait fait ministre
des finances. La seule passion de la marquise était la peur déguisée en
avarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au
prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que lâantichambre,
resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, était éclairée par
une seule chandelle coulant sur une table de marbre précieux, et les
portes de son salon étaient noircies par les doigts des laquais.
--Elle mâa reçue, dit la duchesse Ă son ami, comme si elle eĂ»t attendu
de moi une gratification de cinquante francs.
Le cours des succĂšs de la duchesse fut un peu interrompu par la
réception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la célÚbre
marquise Raversi, intrigante consommĂ©e qui se trouvait Ă la tĂȘte du
parti opposé à celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser, et
dâautant plus depuis quelques mois, quâelle Ă©tait niĂšce du comte
Sanseverina, et craignait de voir attaquer lâhĂ©ritage par les grĂąces de
la nouvelle duchesse.
--La Raversi nâest point une femme Ă mĂ©priser, disait le comte Ă son
amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis séparé
de ma femme uniquement parce quâelle sâobstinait Ă prendre pour amant le
chevalier Bentivoglio, lâun des amis de la Raversi.
Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par
les diamants quâelle portait dĂšs le matin, et par le rouge dont elle
couvrait ses joues, sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e dâavance lâennemie de la duchesse,
et en la recevant chez elle prit Ă tĂąche de commencer la guerre. Le
duc Sanseverina, dans les lettres quâil Ă©crivait de ***, paraissait
tellement enchantĂ© de son ambassade et surtout de lâespoir du grand
cordon, que sa famille craignait quâil ne laissĂąt une partie de sa
fortune Ă sa femme quâil accablait de petits cadeaux. La Raversi,
quoique réguliÚrement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus
joli homme de la cour: en gĂ©nĂ©ral elle rĂ©ussissait Ă tout ce quâelle
entreprenait.
La duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina
avait toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et
le duc, Ă lâoccasion de son ambassade et de son futur grand cordon,
dĂ©pensait de fort grosses sommes pour lâembellir: la duchesse dirigeait
les réparations.
Le comte avait deviné juste: peu de jours aprÚs la présentation de
la duchesse, la jeune ClĂ©lia Conti vint Ă la cour, on lâavait faite
chanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir lâair
de porter au crĂ©dit du comte, la duchesse donna une fĂȘte sous prĂ©texte
dâinaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de
grĂąces, elle fit de ClĂ©lia, quâelle appelait sa jeune amie du lac de
CÎme, la reine de la soirée. Son chiffre se trouva comme par hasard sur
les principaux transparents. La jeune Clélia, quoique un peu pensive,
fut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure prÚs du lac,
et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote et fort amie de
la solitude.
--Je parierais, disait le comte, quâelle a assez dâesprit pour avoir
honte de son pĂšre.
La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de
lâinclination pour elle; elle ne voulait pas paraĂźtre jalouse, et la
mettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son systÚme était de
chercher Ă diminuer toutes les haines dont le comte Ă©tait lâobjet.
Tout souriait Ă la duchesse; elle sâamusait de cette existence de cour
oĂč la tempĂȘte est toujours Ă craindre; il lui semblait recommencer la
vie. Elle était tendrement attachée au comte, qui littéralement était
fou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procuré un sang-froid
parfait pour tout ce qui ne regardait que ses intĂ©rĂȘts dâambition. Aussi
deux mois Ă peine aprĂšs lâarrivĂ©e de la duchesse, il obtint la patente
et les honneurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux
que lâon rend au souverain lui-mĂȘme. Le comte pouvait tout sur lâesprit
de son maĂźtre, on en eut Ă Parme une preuve qui frappa tous les esprits.
Au sud-est, et Ă dix minutes de la ville, sâĂ©lĂšve cette fameuse
citadelle si renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent
quatre-vingts pieds de haut et sâaperçoit de si loin. Cette tour,
bĂątie sur le modĂšle du mausolĂ©e dâAdrien, Ă Rome, par les FarnĂšse,
petits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe siĂšcle, est
tellement Ă©paisse, que sur lâesplanade qui la termine on a pu bĂątir un
palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelée
la tour FarnĂšse. Cette prison, construite en lâhonneur du fils aĂźnĂ© de
Ranuce-Ernest II, lequel Ă©tait devenu lâamant aimĂ© de sa belle-mĂšre,
passe pour belle et singuliĂšre dans le pays. La duchesse eut la
curiosité de la voir; le jour de sa visite, la chaleur était accablante
Ă Parme, et lĂ -haut, dans cette position Ă©levĂ©e, elle trouva de lâair,
ce dont elle fut tellement ravie, quâelle y passa plusieurs heures. On
sâempressa de lui ouvrir les salles de la tour FarnĂšse.
La duchesse rencontra sur lâesplanade de la grosse tour un pauvre
libéral prisonnier, qui était venu jouir de la demi-heure de promenade
quâon lui accordait tous les trois jours. Redescendue Ă Parme, et
nâayant pas encore la discrĂ©tion nĂ©cessaire dans une cour absolue, elle
parla de cet homme qui lui avait raconté toute son histoire. Le parti
de la marquise Raversi sâempara de ces propos de la duchesse et les
rĂ©pĂ©ta beaucoup, espĂ©rant fort quâils choqueraient le prince. En effet,
Ernest IV rĂ©pĂ©tait souvent que lâessentiel Ă©tait surtout de frapper les
imaginations.
--Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie
quâailleurs.
En consĂ©quence, de sa vie il nâavait accordĂ© de grĂące. Huit jours aprĂšs
sa visite à la forteresse, la duchesse reçut une lettre de commutation
de peine signée du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le
prisonnier dont elle écrirait le nom devait obtenir la restitution de
ses biens, et la permission dâaller passer en AmĂ©rique le reste de ses
jours. La duchesse Ă©crivit le nom de lâhomme qui lui avait parlĂ©. Par
malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une Ăąme faible; câĂ©tait sur
ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait été condamné à mort.
La singularitĂ© de cette grĂące mit le comble Ă lâagrĂ©ment de la position
de Mme Sanseverina. Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une
belle époque de sa vie, et elle eut une influence décisive sur les
destinées de Fabrice. Celui-ci était toujours à Romagnan prÚs de Novare,
se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour Ă une femme
noble comme le portaient ses instructions. La duchesse était toujours un
peu choquée de cette derniÚre nécessité. Un autre signe qui ne valait
rien pour le comte, câest quâĂ©tant avec lui de la derniĂšre franchise sur
tout au monde, et pensant tout haut en sa présence, elle ne lui parlait
jamais de Fabrice quâaprĂšs avoir songĂ© Ă la tournure de sa phrase.
--Si vous voulez, lui disait un jour le comte, jâĂ©crirai Ă cet aimable
frĂšre que vous avez sur le lac de CĂŽme, et je forcerai bien ce marquis
del Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de ***, Ă demander
la grĂące de votre aimable Fabrice. Sâil est vrai, comme je me garderais
bien dâen douter, que Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui
promĂšnent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que
celle qui Ă dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de ne jamais
rien faire! Si le ciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi
que ce soit, fĂ»t-ce pour la pĂȘche Ă la ligne, je la respecterais; mais
que fera-t-il Ă Milan mĂȘme aprĂšs sa grĂące obtenue? Il montera un cheval
quâil aurait fait venir dâAngleterre Ă une certaine heure, Ă une autre
le dĂ©sĆuvrement le conduira chez sa maĂźtresse quâil aimera moins que son
cheval... Mais si vous mâen donnez lâordre, je tĂącherai de procurer ce
genre de vie Ă votre neveu.
--Je le voudrais officier, dit la duchesse.
--Conseilleriez-vous Ă un souverain de confier un poste qui, dans
un jour donnĂ©, peut ĂȘtre de quelque importance Ă un jeune homme 1Âș
susceptible dâenthousiasme; 2Âș qui a montrĂ© de lâenthousiasme pour
NapolĂ©on, au point dâaller le rejoindre Ă Waterloo? Songez Ă ce que
nous serions tous si NapolĂ©on eĂ»t vaincu Ă Waterloo! Nous nâaurions
point de libéraux à craindre, il est vrai, mais les souverains des
anciennes familles ne pourraient rĂ©gner quâen Ă©pousant les filles de ses
marĂ©chaux. Ainsi la carriĂšre militaire pour Fabrice, câest la vie de
lâĂ©cureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour nâavancer
en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dévouements
plĂ©bĂ©iens. La premiĂšre qualitĂ© chez un jeune homme aujourdâhui,
câest-Ă -dire pendant cinquante ans peut-ĂȘtre, tant que nous aurons
peur et que la religion ne sera point rĂ©tablie, câest de nâĂȘtre pas
susceptible dâenthousiasme et de nâavoir pas dâesprit.
«Jâai pensĂ© Ă une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris
dâabord, et qui me donnera Ă moi des peines infinies et pendant plus
dâun jour, câest une folie que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi,
si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.
--Eh bien? dit la duchesse.
--Eh bien! nous avons eu pour archevĂȘques Ă Parme trois membres de votre
famille: Ascagne del Dongo qui a écrit, en 16..., Fabrice en 1699, et
un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et
marquer par des vertus du premier ordre, je le fais Ă©vĂȘque quelque part,
puis archevĂȘque ici, si toutefois mon influence dure. Lâobjection rĂ©elle
est celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour réaliser ce beau
plan qui exige plusieurs années? Le prince peut mourir, il peut avoir le
mauvais goĂ»t de me renvoyer. Mais enfin câest le seul moyen que jâaie de
faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous.
On discuta longtemps: cette idée répugnait fort à la duchesse.
--Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carriĂšre est
impossible pour Fabrice.
Le comte prouva.
--Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais Ă cela je ne
sais que faire.
AprÚs un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se
rendit en soupirant aux vues sages du ministre.
--Monter dâun air empesĂ© un cheval anglais dans quelque grande ville,
répétait le comte, ou prendre un état qui ne jure pas avec sa naissance;
je ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentilhomme ne peut se faire
ni médecin, ni avocat, et le siÚcle est aux avocats.
«Rappelez-vous toujours, madame, rĂ©pĂ©tait le comte, que vous faites Ă
votre neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes
gens de son ùge qui passent pour les plus fortunés. Sa grùce obtenue,
vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni
vous ni moi ne prétendons faire des économies.
La duchesse était sensible à la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice
fĂ»t un simple mangeur dâargent; elle revint au plan de son amant.
--Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de
Fabrice un prĂȘtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non; câest un
grand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si
bon lui semble, et nâen deviendra pas moins Ă©vĂȘque et archevĂȘque, si le
prince continue Ă me regarder comme un homme utile.
«Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable,
ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une
petite fortune. La sienne choquera, si on lâa vu ici simple prĂȘtre: il
ne doit paraĂźtre Ă Parme quâavec les bas violets 5 et dans un Ă©quipage
convenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit ĂȘtre
Ă©vĂȘque, et personne ne sera choquĂ©.
«Si vous mâen croyez, vous enverrez Fabrice faire sa thĂ©ologie, et
passer trois annĂ©es Ă Naples. Pendant les vacances de lâAcadĂ©mie
ecclĂ©siastique, il ira, sâil veut, voir Paris et Londres; mais il ne se
montrera jamais Ă Parme.
Ce mot donna comme un frisson Ă la duchesse.
Elle envoya un courrier Ă son neveu, et lui donna rendez-vous Ă
Plaisance. Faut-il dire que ce courrier était porteur de tous les moyens
dâargent et de tous les passeports nĂ©cessaires?
Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse,
et lâembrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle
fut heureuse que le comte ne fût pas présent; depuis leurs amours,
câĂ©tait la premiĂšre fois quâelle Ă©prouvait cette sensation.
Fabrice fut profondément touché, et ensuite affligé des plans que la
duchesse avait faits pour lui; son espoir avait toujours été que, son
affaire de Waterloo arrangĂ©e, il finirait par ĂȘtre militaire. Une chose
frappa la duchesse et augmenta encore lâopinion romanesque quâelle
sâĂ©tait formĂ©e de son neveu; il refusa absolument de mener la vie de
cafĂ© dans une des grandes villes dâItalie.
--Te vois-tu au corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec
des chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli
appartement, etc.
Elle insistait avec délices sur la description de ce bonheur vulgaire
quâelle voyait Fabrice repousser avec dĂ©dain. «Câest un hĂ©ros»,
pensait-elle.
--Et aprĂšs dix ans de cette vie agrĂ©able, quâaurai-je fait? disait
Fabrice; que serai-je? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé
au premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi sur un
cheval anglais.
Fabrice rejeta dâabord bien loin le parti de lâEglise; il parlait
dâaller Ă New York, de se faire citoyen et soldat rĂ©publicain en
Amérique.
--Quelle erreur est la tienne! Tu nâauras pas la guerre, et tu retombes
dans la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours,
répliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une
triste vie que celle dâAmĂ©rique.
Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect quâil faut
avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout.
On revint au parti de lâEglise.
--Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le
comte te demande: il ne sâagit pas du tout dâĂȘtre un pauvre prĂȘtre plus
ou moins exemplaire et vertueux, comme lâabbĂ© BlanĂšs. Rappelle-toi ce
que furent tes oncles les archevĂȘques de Parme; relis les notices sur
leurs vies, dans le supplĂ©ment Ă la gĂ©nĂ©alogie. Avant tout il convient Ă
un homme de ton nom dâĂȘtre un grand seigneur, noble gĂ©nĂ©reux, protecteur
de la justice, destinĂ© dâavance Ă se trouver Ă la tĂȘte de son ordre...
et dans toute sa vie ne faisant quâune coquinerie, mais celle-lĂ fort
utile.
--Ainsi voilĂ toutes mes illusions Ă vau-lâeau, disait Fabrice en
soupirant profondĂ©ment; le sacrifice est cruel! je lâavoue, je nâavais
pas rĂ©flĂ©chi Ă cette horreur pour lâenthousiasme et lâesprit, mĂȘme
exercés à leur profit, qui désormais va régner parmi les souverains
absolus.
--Songe quâune proclamation, quâun caprice du cĆur prĂ©cipite lâhomme
enthousiaste dans le parti contraire Ă celui quâil a servi toute la vie!
--Moi enthousiaste! répéta Fabrice; étrange accusation! je ne puis pas
mĂȘme ĂȘtre amoureux!
--Comment? sâĂ©cria la duchesse.
--Quand jâai lâhonneur de faire la cour Ă une beautĂ©, mĂȘme de bonne
naissance, et dévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois.
Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse.
--Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé de Mme C. de
Novare et, ce qui est encore plus difficile, des chĂąteaux en Espagne de
toute ma vie. JâĂ©crirai Ă ma mĂšre, qui sera assez bonne pour venir me
voir à Belgirate, sur la rive piémontaise du lac Majeur, et le trente et
uniĂšme jour aprĂšs celui-ci, je serai incognito dans Parme.
--Garde-tâen bien! sâĂ©cria la duchesse.
Elle ne voulait pas que le comte Mosca la vĂźt parler Ă Fabrice.
Les mĂȘmes personnages se revirent Ă Plaisance; la duchesse cette fois
Ă©tait fort agitĂ©e; un orage sâĂ©tait Ă©levĂ© Ă la cour, le parti de la
marquise Raversi touchait au triomphe; il était possible que le comte
Mosca fĂ»t remplacĂ© par le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, chef de ce quâon appelait
à Parme le parti libéral. Excepté le nom du rival qui croissait dans
la faveur du prince, la duchesse dit tout Ă Fabrice. Elle discuta de
nouveau les chances de son avenir, mĂȘme avec la perspective de manquer
de la toute-puissante protection du comte.
--Je vais passer trois ans Ă lâAcadĂ©mie ecclĂ©siastique de Naples,
sâĂ©cria Fabrice; mais puisque je dois ĂȘtre avant tout un jeune
gentilhomme, et que tu ne mâastreins pas Ă mener la vie sĂ©vĂšre dâun
sĂ©minariste vertueux, ce sĂ©jour Ă Naples ne mâeffraie nullement, cette
vie-lĂ vaudra bien celle de Romagnano; la bonne compagnie de lâendroit
commençait Ă me trouver jacobin. Dans mon exil jâai dĂ©couvert que je ne
sais rien, pas mĂȘme le latin, pas mĂȘme lâorthographe. Jâavais le projet
de refaire mon Ă©ducation Ă Novare, jâĂ©tudierai volontiers la thĂ©ologie Ă
Naples: câest une science compliquĂ©e.
La duchesse fut ravie.
--Si nous sommes chassés, lui dit-elle, nous irons te voir à Naples.
Mais puisque tu acceptes jusquâĂ nouvel ordre le parti des bas violets,
le comte, qui connaĂźt bien lâItalie actuelle, mâa chargĂ© dâune idĂ©e
pour toi. Crois ou ne crois pas Ă ce quâon tâenseignera, mais ne fais
jamais aucune objection. Figure-toi quâon tâenseigne les rĂšgles du jeu
de whist; est-ce que tu ferais des objections aux rĂšgles du whist? Jâai
dit au comte que tu croyais, et il sâen est fĂ©licitĂ©; cela est utile
dans ce monde et dans lâautre. Mais si tu crois, ne tombe point dans
la vulgarité de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et
de tous ces écervelés de Français précurseurs des deux chambres. Que
ces noms-lĂ se trouvent rarement dans ta bouche; mais enfin quand il
le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce sont gens
depuis longtemps rĂ©futĂ©s, et dont les attaques ne sont plus dâaucune
consĂ©quence. Crois aveuglĂ©ment tout ce que lâon te dira Ă lâAcadĂ©mie.
Songe quâil y a des gens qui tiendront note fidĂšle de tes moindres
objections; on te pardonnera une petite intrigue galante si elle est
bien menĂ©e, et non pas un doute; lâĂąge supprime lâintrigue et augmente
le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la pénitence. Tu auras une
lettre de recommandation pour un Ă©vĂȘque factotum du cardinal archevĂȘque
de Naples; Ă lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta
présence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abrÚge
beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour quâon ne
puisse pas te reprocher de lâavoir cachĂ©e; tu Ă©tais si jeune alors!
«La seconde idĂ©e que le comte tâenvoie est celle-ci: Sâil te vient une
raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la
conversation, ne cĂšde point Ă la tentation de briller, garde le silence;
les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps dâavoir de
lâesprit quand tu seras Ă©vĂȘque.
Fabrice débuta à Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques,
bons Milanais, que sa tante lui avait envoyĂ©s. AprĂšs une annĂ©e dâĂ©tude
personne ne disait que câĂ©tait un homme dâesprit, on le regardait comme
un grand seigneur appliqué, fort généreux, mais un peu libertin.
Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse.
Le comte fut trois ou quatre fois Ă deux doigts de sa perte; le prince,
plus peureux que jamais parce quâil Ă©tait malade cette annĂ©e-lĂ ,
croyait, en le renvoyant, se dĂ©barrasser de lâodieux des exĂ©cutions
faites avant lâentrĂ©e du comte au ministĂšre. Le Rassi Ă©tait le favori
du cĆur quâon voulait garder avant tout. Les pĂ©rils du comte lui
attachÚrent passionnément la duchesse, elle ne songeait plus à Fabrice.
Pour donner une couleur Ă leur retraite possible, il se trouva que lâair
de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie,
ne convenait nullement à sa santé. Enfin aprÚs des intervalles de
disgrĂące, qui allĂšrent pour le comte, premier ministre, jusquâĂ passer
quelquefois vingt jours entiers sans voir son maĂźtre en particulier,
Mosca lâemporta; il fit nommer le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, le prĂ©tendu
libĂ©ral, gouverneur de la citadelle oĂč lâon enfermait les libĂ©raux jugĂ©s
par Rassi. Si Conti use dâindulgence envers ses prisonniers, disait
Mosca à son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses idées
politiques font oublier ses devoirs de gĂ©nĂ©ral; sâil se montre sĂ©vĂšre
et impitoyable, et câest ce me semble de ce cĂŽtĂ©-lĂ quâil inclinera,
il cesse dâĂȘtre le chef de son propre parti, et sâaliĂšne toutes les
familles qui ont un des leurs Ă la citadelle. Ce pauvre homme sait
prendre un air tout confit de respect Ă lâapproche du prince; au besoin
il change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une
question dâĂ©tiquette, mais ce nâest point une tĂȘte capable de suivre le
chemin difficile par lequel seulement il peut se sauver; et dans tous
les cas je suis lĂ .
Le lendemain de la nomination du général Fabio Conti, qui terminait
la crise ministérielle, on apprit que Parme aurait un journal
ultra-monarchique.
--Que de querelles ce journal va faire naĂźtre! disait la duchesse.
--Ce journal, dont lâidĂ©e est peut-ĂȘtre mon chef-dâĆuvre, rĂ©pondait
le comte en riant, peu Ă peu je mâen laisserai bien malgrĂ© moi ĂŽter
la direction par les ultra-furibonds. Jâai fait attacher de beaux
appointements aux places de rédacteur. De tous cÎtés on va solliciter
ces places: cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et lâon
oubliera les périls que je viens de courir. Les graves personnages P. et
D. sont déjà sur les rangs.
--Mais ce journal sera dâune absurditĂ© rĂ©voltante.
--Jây compte bien, rĂ©pliquait le comte. Le prince le lira tous les
matins et admirera ma doctrine Ă moi qui lâai fondĂ©. Pour les dĂ©tails,
il approuvera ou sera choquĂ©; des heures quâil consacre au travail en
voilĂ deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais Ă lâĂ©poque
oĂč arriveront les plaintes sĂ©rieuses, dans huit ou dix mois, il sera
entiĂšrement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui
me gĂȘne qui devra rĂ©pondre, moi jâĂ©lĂšverai des objections contre le
journal; au fond, jâaime mieux cent absurditĂ©s atroces quâun seul pendu.
Qui se souvient dâune absurditĂ© deux ans aprĂšs le numĂ©ro du journal
officiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu me vouent une
haine qui durera autant que moi et qui peut-ĂȘtre abrĂ©gera ma vie.
La duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante,
jamais oisive, avait plus dâesprit que toute la cour de Parme; mais elle
manquait de patience et dâimpassibilitĂ© pour rĂ©ussir dans les intrigues.
Toutefois, elle Ă©tait parvenue Ă suivre avec passion les intĂ©rĂȘts des
diverses coteries, elle commençait mĂȘme Ă avoir un crĂ©dit personnel
auprÚs du prince. Clara-Paolina, la princesse régnante, environnée
dâhonneurs, mais emprisonnĂ©e dans lâĂ©tiquette la plus surannĂ©e, se
regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina
lui fit la cour, et entreprit de lui prouver quâelle nâĂ©tait point
si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme quâĂ
dĂźner: ce repas durait trente minutes et le prince passait des semaines
entiĂšres sans adresser la parole Ă Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya
de changer tout cela; elle amusait le prince, et dâautant plus quâelle
avait su conserver toute son indĂ©pendance. Quand elle lâeĂ»t voulu,
elle nâeĂ»t pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui pullulaient Ă
cette cour. CâĂ©tait cette parfaite inhabiletĂ© de sa part qui la faisait
exécrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissant
en général de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur dÚs
les premiers jours, et sâattacha exclusivement Ă plaire au souverain
et à sa femme, laquelle dominait absolument le prince héréditaire. La
duchesse savait amuser le souverain et profitait de lâextrĂȘme attention
quâil accordait Ă ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux
courtisans qui la haĂŻssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait
fait faire, et les sottises de sang ne se réparent pas, le prince avait
peur quelquefois, et sâennuyait souvent, ce qui lâavait conduit Ă la
triste envie; il sentait quâil ne sâamusait guĂšre, et devenait sombre
quand il croyait voir que dâautres sâamusaient; lâaspect du bonheur le
rendait furieux. «Il faut cacher nos amours», dit la duchesse à son
ami; et elle laissa deviner au prince quâelle nâĂ©tait plus que fort
mĂ©diocrement Ă©prise du comte, homme dâailleurs si estimable.
Cette découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps
Ă autre, la duchesse laissait tomber quelques mots du projet quâelle
aurait de se donner chaque annĂ©e un congĂ© de quelques mois quâelle
emploierait Ă voir lâItalie quâelle ne connaissait point: elle irait
visiter Naples, Florence, Rome. Or, rien au monde ne pouvait faire plus
de peine au prince quâune telle apparence de dĂ©sertion: câĂ©tait lĂ une
de ses faiblesses les plus marquĂ©es, les dĂ©marches qui pouvaient ĂȘtre
imputĂ©es Ă mĂ©pris pour sa ville capitale lui perçaient le cĆur. Il
sentait quâil nâavait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme
Sanseverina était de bien loin la femme la plus brillante de Parme.
Chose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes
environnantes pour assister Ă ses jeudis; câĂ©taient de vĂ©ritables
fĂȘtes; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et
de piquant. Le prince mourait dâenvie de voir un de ces jeudis; mais
comment sây prendre? Aller chez un simple particulier! câĂ©tait une chose
que ni son pĂšre ni lui nâavaient jamais faite!
Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; Ă chaque instant de
la soirée le duc entendait des voitures qui ébranlaient le pavé de la
place du palais, en allant chez Mme Sanseverina. Il eut un mouvement
dâimpatience: dâautres sâamusaient, et lui, prince souverain, maĂźtre
absolu, qui devait sâamuser plus que personne au monde, il connaissait
lâennui! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une
douzaine de gens affidés dans la rue qui conduisait du palais de Son
Altesse au palais Sanseverina. Enfin, aprĂšs une heure qui parut un
siÚcle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tenté de braver
les poignards et de sortir Ă lâĂ©tourdie et sans nulle prĂ©caution,
il parut dans le premier salon de Mme Sanseverina. La foudre serait
tombĂ©e dans ce salon quâelle nâeĂ»t pas produit une pareille surprise.
En un clin dâĆil, et Ă mesure que le prince sâavançait, sâĂ©tablissait
dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur; tous les
yeux, fixĂ©s sur le prince, sâouvraient outre mesure. Les courtisans
paraissaient dĂ©concertĂ©s; la duchesse elle seule nâeut point lâair
Ă©tonnĂ©. Quand enfin lâon eut retrouvĂ© la force de parler, la grande
préoccupation de toutes les personnes présentes fut de décider cette
importante question: la duchesse avait-elle été avertie de cette visite,
ou bien a-t-elle été surprise comme tout le monde?
Le prince sâamusa, et lâon va juger du caractĂšre tout de premier
mouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que les idées vagues de
départ adroitement jetées lui avaient laissé prendre.
En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables,
il lui vint une idĂ©e singuliĂšre et quâelle osa bien lui dire tout
simplement, et comme une chose des plus ordinaires.
--Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou
quatre de ces phrases charmantes quâelle me prodigue, elle ferait mon
bonheur bien plus sĂ»rement quâen me disant ici que je suis jolie. Câest
que je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse pût voir
de mauvais Ćil lâinsigne marque de faveur dont Votre Altesse vient de
mâhonorer.
Le prince la regarda fixement et rĂ©pliqua dâun air sec:
--Apparemment que je suis le maĂźtre dâaller oĂč il me plaĂźt.
La duchesse rougit.
--Je voulais seulement, reprit-elle Ă lâinstant, ne pas exposer Son
Altesse Ă faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je
vais aller passer quelques jours Ă Bologne ou Ă Florence.
Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble
de la faveur, et elle venait de hasarder ce que de mĂ©moire dâhomme
personne nâavait osĂ© Ă Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa
table de whist et la suivit dans un petit salon éclairé, mais solitaire.
--Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous lâaurais
pas conseillĂ©; mais dans les cĆurs bien Ă©pris, ajouta-t-il en riant,
le bonheur augmente lâamour, et si vous partez demain matin, je vous
suis demain soir. Je ne serai retardé que par cette corvée du ministÚre
des finances dont jâai eu la sottise de me charger, mais en quatre
heures de temps bien employées on peut faire la remise de bien des
caisses. Rentrons, chÚre amie, et faisons de la fatuité ministérielle
en toute libertĂ©, et sans nulle retenue, câest peut-ĂȘtre la derniĂšre
reprĂ©sentation que nous donnons en cette ville. Sâil se croit bravĂ©,
lâhomme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand
ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader
pour cette nuit; le mieux serait peut-ĂȘtre de partir sans dĂ©lai pour
votre maison de Sacca, prĂšs du PĂŽ, qui a lâavantage de nâĂȘtre quâĂ une
demi-heure de distance des Etats autrichiens.
Lâamour et lâamour-propre de la duchesse eurent un moment dĂ©licieux;
elle regarda le comte, et ses yeux se mouillĂšrent de larmes. Un ministre
si puissant, environnĂ© de cette foule de courtisans qui lâaccablaient
dâhommages Ă©gaux Ă ceux quâils adressaient au prince lui-mĂȘme, tout
quitter pour elle et avec cette aisance!
En rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se
prosternait devant elle.
«Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les
courtisans, câest Ă ne pas la reconnaĂźtre. Enfin cette Ăąme romaine et
au-dessus de tout daigne pourtant apprécier la faveur exorbitante dont
elle vient dâĂȘtre lâobjet de la part du souverain!»
Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle:
--Il faut que je vous dise des nouvelles.
AussitĂŽt les personnes qui se trouvaient auprĂšs de la duchesse
sâĂ©loignĂšrent.
--Le prince en rentrant au palais, continua le comte, sâest fait
annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre
compte, lui a-t-il dit, dâune soirĂ©e fort aimable, en vĂ©ritĂ©, que jâai
passĂ©e chez la Sanseverina. Câest elle qui mâa priĂ© de vous faire le
détail de la façon dont elle a arrangé ce vieux palais enfumé. Alors le
prince, aprĂšs sâĂȘtre assis, sâest mis Ă faire la description de chacun
de vos salons.
«Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de
joie; malgrĂ© son esprit, elle nâa pas pu trouver un mot pour soutenir la
conversation sur le ton léger que Son Altesse voulait bien lui donner.
Ce prince nâĂ©tait point un mĂ©chant homme, quoi quâen pussent dire les
libĂ©raux dâItalie. A la vĂ©ritĂ©, il avait fait jeter dans les prisons
un assez bon nombre dâentre eux, mais câĂ©tait par peur, et il rĂ©pĂ©tait
quelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux
tuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soirée dont
nous venons de parler, il était tout joyeux, il avait fait deux belles
actions: aller au jeudi et parler Ă sa femme. A dĂźner, il lui adressa
la parole; en un mot, ce jeudi de Mme Sanseverina amena une révolution
dâintĂ©rieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consternĂ©e, et la
duchesse eut une double joie: elle avait pu ĂȘtre utile Ă son amant et
lâavait trouvĂ© plus Ă©pris que jamais.
--Tout cela Ă cause dâune idĂ©e bien imprudente qui mâest venue!
disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute Ă Rome ou Ă
Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant? Non, en vérité, mon
cher comte, et vous faites mon bonheur.
CHAPITRE VII
Câest de petits dĂ©tails de cour aussi insignifiants que celui que nous
venons de raconter quâil faudrait remplir lâhistoire des quatre annĂ©es
qui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles
passer deux mois au palais Sanseverina ou Ă la terre de Sacca, aux bords
du PĂŽ; il y avait des moments bien doux, et lâon parlait de Fabrice;
mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite Ă Parme.
La duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques étourderies,
mais en général Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite
quâon lui avait indiquĂ©e: un grand seigneur qui Ă©tudie la thĂ©ologie et
qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A
Naples, il sâĂ©tait pris dâun goĂ»t trĂšs vif pour lâĂ©tude de lâantiquitĂ©,
il faisait des fouilles; cette passion avait presque remplacé celle des
chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles
Ă MisĂšne, oĂč il avait trouvĂ© un buste de TibĂšre, jeune encore, qui avait
pris rang parmi les plus beaux restes de lâantiquitĂ©. La dĂ©couverte
de ce buste fut presque le plaisir le plus vif quâil eĂ»t rencontrĂ© Ă
Naples. Il avait lâĂąme trop haute pour chercher Ă imiter les autres
jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux
le rĂŽle dâamoureux. Sans doute il ne manquait point de maĂźtresses, mais
elles nâĂ©taient pour lui dâaucune consĂ©quence, et, malgrĂ© son Ăąge, on
pouvait dire de lui quâil ne connaissait point lâamour; il nâen Ă©tait
que plus aimĂ©. Rien ne lâempĂȘchait dâagir avec le plus beau sang-froid,
car pour lui une femme jeune et jolie Ă©tait toujours lâĂ©gale dâune autre
femme jeune et jolie; seulement la derniĂšre connue lui semblait la plus
piquante. Une des dames les plus admirées à Naples avait fait des folies
en son honneur pendant la derniĂšre annĂ©e de son sĂ©jour, ce qui dâabord
lâavait amusĂ©, et avait fini par lâexcĂ©der dâennui, tellement quâun des
bonheurs de son dĂ©part fut dâĂȘtre dĂ©livrĂ© des attentions de la charmante
duchesse dâA... Ce fut en 1821, quâayant subi passablement tous ses
examens, son directeur dâĂ©tudes ou gouverneur eut une croix et un
cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, Ă laquelle
il songeait souvent. Il Ă©tait monsignore, et il avait quatre chevaux Ă
sa voiture; Ă la poste avant Parme, il nâen prit que deux, et dans la
ville fit arrĂȘter devant lâĂ©glise de Saint-Jean. LĂ se trouvait le riche
tombeau de lâarchevĂȘque Ascagne del Dongo, son arriĂšre-grand-oncle,
lâauteur de la gĂ©nĂ©alogie latine. Il pria auprĂšs du tombeau, puis arriva
Ă pied au palais de la duchesse qui ne lâattendait que quelques jours
plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientĂŽt on la laissa
seule.
--Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras:
grĂące Ă toi, jâai passĂ© quatre annĂ©es assez heureuses Ă Naples, au lieu
de mâennuyer Ă Novare avec ma maĂźtresse autorisĂ©e par la police.
La duchesse ne revenait pas de son Ă©tonnement, elle ne lâeĂ»t pas reconnu
Ă le voir passer dans la rue; elle le trouvait ce quâil Ă©tait en effet,
lâun des plus jolis hommes de lâItalie; il avait surtout une physionomie
charmante. Elle lâavait envoyĂ© Ă Naples avec la tournure dâun hardi
casse-cou; la cravache quâil portait toujours alors semblait faire
partie inhĂ©rente de son ĂȘtre: maintenant il avait lâair le plus noble et
le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle lui
trouvait tout le feu de sa premiĂšre jeunesse. CâĂ©tait un diamant qui
nâavait rien perdu Ă ĂȘtre poli. Il nây avait pas une heure que Fabrice
était arrivé, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un peu trop
tĂŽt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme
accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour
dâautres bienfaits dont il nâosait parler dâune façon aussi claire, avec
une mesure si parfaite, que du premier coup dâĆil le ministre le jugea
favorablement.
--Ce neveu, dit-il tout bas Ă la duchesse, est fait pour orner toutes
les dignitĂ©s auxquelles vous voudrez lâĂ©lever par la suite.
Tout allait Ă merveille jusque-lĂ , mais quand le ministre, fort content
de Fabrice, et jusque-lĂ attentif uniquement Ă ses faits et gestes,
regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. «Ce jeune
homme fait ici une étrange impression», se dit-il. Cette réflexion
fut amĂšre; le comte avait atteint la cinquantaine, câest un mot bien
cruel et dont peut-ĂȘtre un homme Ă©perdument amoureux peut seul sentir
tout le retentissement. Il Ă©tait fort bon, fort digne dâĂȘtre aimĂ©,
à ses sévérités prÚs comme ministre. Mais, à ses yeux, ce mot cruel
la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable
de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq annĂ©es quâil
avait décidé la duchesse à venir à Parme, elle avait souvent excité sa
jalousie surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait
donnĂ© de sujet de plainte rĂ©el. Il croyait mĂȘme, et il avait raison, que
câĂ©tait dans le dessein de mieux sâassurer de son cĆur que la duchesse
avait eu recours Ă ces apparences de distinction en faveur de quelques
jeunes beaux de la cour. Il Ă©tait sĂ»r, par exemple, quâelle avait refusĂ©
les hommages du prince, qui mĂȘme, Ă cette occasion, avait dit un mot
instructif.
--Mais si jâacceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la
duchesse en riant, de quel front oser reparaĂźtre devant le comte?
--Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte! mon ami!
Mais câest un embarras bien facile Ă tourner et auquel jâai songĂ©: le
comte serait mis Ă la citadelle pour le reste de ses jours.
Au moment de lâarrivĂ©e de Fabrice, la duchesse fut tellement transportĂ©e
de bonheur, quâelle ne songea pas du tout aux idĂ©es que ses yeux
pourraient donner au comte. Lâeffet fut profond et les soupçons sans
remĂšde.
Fabrice fut reçu par le prince deux heures aprÚs son arrivée; la
duchesse, prévoyant le bon effet que cette audience impromptue devait
produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur
mettait Fabrice hors de pair dÚs le premier instant; le prétexte avait
Ă©tĂ© quâil ne faisait que passer Ă Parme pour aller voir sa mĂšre en
PiĂ©mont. Au moment oĂč un petit billet charmant de la duchesse vint dire
au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse sâennuyait.
«Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate
ou sournoise.» Le commandant de la place avait déjà rendu compte de la
premiĂšre visite au tombeau de lâoncle archevĂȘque. Le prince vit entrer
un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour
quelque jeune officier.
Cette petite surprise chassa lâennui: «VoilĂ un gaillard, se dit-il,
pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles
dont je puis disposer. Il arrive, il doit ĂȘtre Ă©mu: je mâen vais faire
de la politique jacobine; nous verrons un peu comment il répondra.»
AprĂšs les premiers mots gracieux de la part du prince:
--Eh bien! Monsignore, dit-il Ă Fabrice, les peuples de Naples sont-ils
heureux? Le roi est-il aimé?
--Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant,
jâadmirais, en passant dans la rue, lâexcellente tenue des soldats des
divers régiments de S.M. le Roi; la bonne compagnie est respectueuse
envers ses maĂźtres comme elle doit lâĂȘtre; mais jâavouerai que de la vie
je nâai souffert que les gens des basses classes me parlassent dâautre
chose que du travail pour lequel je les paie.
--Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien stylĂ©, câest
lâesprit de la Sanseverina.
PiquĂ© au jeu, le prince employa beaucoup dâadresse Ă faire parler
Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le danger,
eut le bonheur de trouver des réponses admirables:
--Câest presque de lâinsolence que dâafficher de lâamour pour son roi,
disait-il, câest de lâobĂ©issance aveugle quâon lui doit.
A la vue de tant de prudence le prince eut presque de lâhumeur. «Il
paraĂźt que voici un homme dâesprit qui nous arrive de Naples, et je
nâaime pas cette engeance; un homme dâesprit a beau marcher dans les
meilleurs principes et mĂȘme de bonne foi, toujours par quelque cĂŽtĂ© il
est cousin germain de Voltaire et de Rousseau.»
Le prince se trouvait comme bravé par les maniÚres si convenables et
les réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collÚge; ce
quâil avait prĂ©vu nâarrivait point: en un clin dâĆil il prit le ton de
la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusquâaux grands principes
des sociétés et du gouvernement, il débita, en les adaptant à la
circonstance, quelques phrases de FĂ©nelon quâon lui avait fait apprendre
par cĆur dĂšs lâenfance pour les audiences publiques.
--Ces principes vous Ă©tonnent, jeune homme, dit-il Ă Fabrice (il lâavait
appelĂ© monsignore au commencement de lâaudience, et il comptait lui
donner du monsignore en le congédiant, mais dans le courant de la
conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures
pathĂ©tiques, de lâinterpeller par un petit nom dâamitiĂ©); ces principes
vous Ă©tonnent, jeune homme, jâavoue quâils ne ressemblent guĂšre aux
tartines dâabsolutisme (ce fut le mot) que lâon peut lire tous les jours
dans mon journal officiel... Mais, grand Dieu! quâest-ce que je vais
vous citer là ? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus.
--Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime; non seulement je lis le
journal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens,
avec lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en
1715, est Ă la fois un crime et une sottise. Le plus grand intĂ©rĂȘt de
lâhomme, câest son salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir Ă
ce sujet, et ce bonheur-là doit durer une éternité. Les mots liberté,
justice, bonheur du plus grand nombre, sont infĂąmes et criminels: ils
donnent aux esprits lâhabitude de la discussion et de la mĂ©fiance.
Une chambre des députés se défie de ce que ces gens-là appellent le
ministÚre. Cette fatale habitude de la méfiance une fois contractée, la
faiblesse humaine lâapplique Ă tout, lâhomme arrive Ă se mĂ©fier de la
Bible, des ordres de lâEglise, de la tradition, etc.; dĂšs lors il est
perdu. Quand bien mĂȘme, ce qui est horriblement faux et criminel Ă dire,
cette mĂ©fiance envers lâautoritĂ© des princes Ă©tablis de Dieu donnerait
le bonheur pendant les vingt ou trente années de vie que chacun de nous
peut prĂ©tendre, quâest-ce quâun demi-siĂšcle ou un siĂšcle tout entier,
comparé à une éternité de supplices? etc.
On voyait, Ă lâair dont Fabrice parlait, quâil cherchait Ă arranger ses
idées de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son
auditeur, il Ă©tait clair quâil ne rĂ©citait pas une leçon.
BientĂŽt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont
les maniĂšres simples et graves le gĂȘnaient.
--Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois quâon donne une
excellente Ă©ducation dans lâAcadĂ©mie ecclĂ©siastique de Naples, et il est
tout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi
distingué, on obtienne des résultats brillants. Adieu; et il lui tourna
le dos.
«Je nâai point plu Ă cet animal-là », se dit Fabrice.
«Maintenant il nous reste Ă voir, dit le prince dĂšs quâil fut seul,
si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose;
en ce cas il serait complet... Peut-on rĂ©pĂ©ter avec plus dâesprit les
leçons de la tante? Il me semblait lâentendre parler; sâil y avait une
révolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait le <i>Moniteur</i>, comme
jadis la San Felice à Naples! Mais la San Felice, malgré ses vingt-cinq
ans et sa beautĂ©, fut un peu pendue! Avis aux femmes de trop dâesprit.»
En croyant Fabrice lâĂ©lĂšve de sa tante, le prince se trompait: les
gens dâesprit qui naissent sur le trĂŽne ou Ă cĂŽtĂ© perdent bientĂŽt
toute finesse de tact; ils proscrivent, autour dâeux, la libertĂ© de
conversation qui leur paraßt grossiÚreté; ils ne veulent voir que des
masques et prĂ©tendent juger de la beautĂ© du teint; le plaisant câest
quâils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice
croyait Ă peu prĂšs tout ce que nous lui avons entendu dire; il est vrai
quâil ne songeait pas deux fois par mois Ă tous ces grands principes. Il
avait des goĂ»ts vifs, il avait de lâesprit, mais il avait la foi.
Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand
nombre, dont le XIXe siĂšcle sâest entichĂ©, nâĂ©taient Ă ses yeux quâune
hérésie qui passera comme les autres, mais aprÚs avoir tué beaucoup
dâĂąmes, comme la peste tandis quâelle rĂšgne dans une contrĂ©e tue
beaucoup de corps. Et malgré tout cela Fabrice lisait avec délices les
journaux français, et faisait mĂȘme des imprudences pour sâen procurer.
Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et
racontait Ă sa tante les diverses attaques du prince:
--Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le pÚre
Landriani, notre excellent archevĂȘque; vas-y Ă pied, monte doucement
lâescalier, fais peu de bruit dans les antichambres; si lâon te fait
attendre, tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot, sois apostolique!
--Jâentends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.
--Pas le moins du monde, câest la vertu mĂȘme.
--MĂȘme aprĂšs ce quâil a fait, reprit Fabrice Ă©tonnĂ©, lors du supplice du
comte Palanza?
--Oui, mon ami, aprĂšs ce quâil a fait: le pĂšre de notre archevĂȘque
Ă©tait un commis au ministĂšre des finances, un petit bourgeois, voilĂ
qui explique tout. Monseigneur Landriani est un homme dâun esprit vif,
étendu, profond; il est sincÚre, il aime la vertu: je suis convaincue
que si un empereur Décius revenait au monde, il subirait le martyre
comme le Polyeucte de lâOpĂ©ra, quâon nous donnait la semaine passĂ©e.
VoilĂ le beau cĂŽtĂ© de la mĂ©daille, voici le revers: dĂšs quâil est en
présence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est ébloui
de tant de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est matériellement
impossible de dire non. De lĂ les choses quâil a faites, et qui lui ont
valu cette cruelle rĂ©putation dans toute lâItalie; mais ce quâon ne sait
pas, câest que, lorsque lâopinion publique vint lâĂ©clairer sur le procĂšs
du comte Palanza, il sâimposa pour pĂ©nitence de vivre au pain et Ă lâeau
pendant treize semaines, autant de semaines quâil y a de lettres dans
les noms Davide Palanza. Nous avons Ă cette cour un coquin dâinfiniment
dâesprit, nommĂ© Rassi, grand juge ou fiscal gĂ©nĂ©ral, qui, lors de la
mort du comte Palanza, ensorcela le pĂšre Landriani. A lâĂ©poque de la
pénitence des treize semaines, le comte Mosca, par pitié et un peu par
malice, lâinvitait Ă dĂźner une et mĂȘme deux fois par semaine; le bon
archevĂȘque, pour faire sa cour, dĂźnait comme tout le monde. Il eĂ»t cru
quâil y avait rĂ©bellion et jacobinisme Ă afficher une pĂ©nitence pour
une action approuvĂ©e du souverain. Mais lâon savait que, pour chaque
dĂźner, oĂč son devoir de fidĂšle sujet lâavait obligĂ© Ă manger comme tout
le monde, il sâimposait une pĂ©nitence de deux journĂ©es de nourriture au
pain et Ă lâeau.
«Monseigneur Landriani, esprit supĂ©rieur, savant du premier ordre, nâa
quâun faible, il veut ĂȘtre aimĂ©: ainsi, attendris-toi en le regardant,
et, Ă la troisiĂšme visite, aime-le tout Ă fait. Cela, joint Ă ta
naissance, te fera adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise sâil
te reconduit jusque sur lâescalier, aie lâair dâĂȘtre accoutumĂ© Ă ces
façons; câest un homme nĂ© Ă genoux devant la noblesse. Du reste, sois
simple, apostolique, pas dâesprit, pas de brillant, pas de repartie
prompte; si tu ne lâeffarouches point, il se plaira avec toi; songe
quâil faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire.
Le comte et moi nous serons surpris et mĂȘme fĂąchĂ©s de ce trop rapide
avancement, cela est essentiel vis-Ă -vis du souverain.
Fabrice courut Ă lâarchevĂȘchĂ©: par un bonheur singulier, le valet de
chambre du bon prĂ©lat, un peu sourd, nâentendit pas le nom del Dongo; il
annonça un jeune prĂȘtre, nommĂ© Fabrice; lâarchevĂȘque se trouvait avec
un curĂ© de mĆurs peu exemplaires, et quâil avait fait venir pour le
gronder. Il était en train de faire une réprimande, chose trÚs pénible
pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le cĆur plus longtemps;
il fit donc attendre trois quarts dâheure le petit neveu du grand
archevĂȘque Ascanio del Dongo.
Comment peindre ses excuses et son désespoir quand, aprÚs avoir
reconduit le curĂ© jusquâĂ la seconde antichambre, et lorsquâil demandait
en repassant Ă cet homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir,
il aperçut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dongo? La
chose parut si plaisante à notre héros, que, dÚs cette premiÚre visite,
il hasarda de baiser la main du saint prélat, dans un transport de
tendresse. Il fallait entendre lâarchevĂȘque rĂ©pĂ©ter avec dĂ©sespoir:
--Un del Dongo attendre dans mon antichambre!
Il se crut obligĂ©, en forme dâexcuse, de lui raconter toute lâanecdote
du curé, ses torts, ses réponses, etc.
«Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais
Sanseverina, que ce soit lĂ lâhomme qui a fait hĂąter le supplice de ce
pauvre comte Palanza!»
--Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le
voyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice
lâappelĂąt Excellence).
--Je tombe des nues; je ne connais rien au caractĂšre des hommes:
jâaurais pariĂ©, si je nâavais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir
saigner un poulet.
--Et vous auriez gagné, reprit le comte; mais quand il est devant le
prince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vérité, pour
que je produise tout mon effet, il faut que jâaie le grand cordon jaune
passĂ© par-dessus lâhabit; en frac il me contredirait, aussi je prends
toujours un uniforme pour le recevoir. Ce nâest pas Ă nous Ă dĂ©truire
le prestige du pouvoir, les journaux français le démolissent bien assez
vite; Ă peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous,
mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme!
Fabrice se plaisait fort dans la sociĂ©tĂ© du comte: câĂ©tait le premier
homme supĂ©rieur qui eĂ»t daignĂ© lui parler sans comĂ©die; dâailleurs
ils avaient un goût commun, celui des antiquités et des fouilles. Le
comte, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait flattĂ© de lâextrĂȘme attention avec laquelle le
jeune homme lâĂ©coutait; mais il y avait une objection capitale: Fabrice
occupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie
avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimité
faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint dâune fraĂźcheur
désespérante.
De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles,
était piqué de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour,
nâavait pas fait une exception en sa faveur. Nous lâavons vu, lâesprit
et la prĂ©sence dâesprit de Fabrice lâavaient choquĂ© dĂšs le premier
jour. Il prit mal lâextrĂȘme amitiĂ© que sa tante et lui se montraient Ă
lâĂ©tourdie; il prĂȘta lâoreille avec une extrĂȘme attention aux propos
de ses courtisans, qui furent infinis. LâarrivĂ©e de ce jeune homme et
lâaudience si extraordinaire quâil avait obtenue firent pendant un mois
Ă la cour la nouvelle et lâĂ©tonnement; sur quoi le prince eut une idĂ©e.
Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin dâune
admirable façon; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte
de lâesprit du militaire directement au souverain. Carlone manquait
dâĂ©ducation, sans quoi depuis longtemps il eĂ»t obtenu de lâavancement.
Or, sa consigne était de se trouver devant le palais tous les jours
quand midi sonnait Ă la grande horloge. Le prince alla lui-mĂȘme un peu
avant midi disposer dâune certaine façon la persienne dâun entresol
tenant Ă la piĂšce oĂč Son Altesse sâhabillait. Il retourna dans cet
entresol un peu aprÚs que midi eut sonné, il y trouva le soldat; le
prince avait dans sa poche une feuille de papier et une écritoire, il
dicta au soldat le billet que voici:
Votre Excellence a beaucoup dâesprit, sans doute, et câest grĂące Ă sa
profonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné. Mais, mon
cher comte, de si grands succĂšs ne marchent point sans un peu dâenvie,
et je crains fort quâon ne rie un peu Ă vos dĂ©pens, si votre sagacitĂ© ne
devine pas quâun certain beau jeune homme a eu le bonheur dâinspirer,
malgrĂ© lui peut-ĂȘtre, un amour des plus singuliers. Cet heureux mortel
nâa, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, ce qui complique la
question, câest que vous et moi nous avons beaucoup plus que le double
de cet Ăąge. Le soir, Ă une certaine distance, le comte est charmant,
sĂ©millant, homme dâesprit, aimable au possible; mais le matin, dans
lâintimitĂ©, Ă bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-ĂȘtre plus
dâagrĂ©ments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette
fraßcheur de la jeunesse, surtout quand nous avons passé la trentaine.
Ne parle-t-on pas déjà de fixer cet aimable adolescent à notre cour, par
quelque belle place? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus
souvent Ă votre Excellence?
Le prince prit la lettre et donna deux écus au soldat.
--Ceci outre vos appointements, lui dit-il dâun air morne; le silence
absolu envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses Ă
la citadelle.
Le prince avait dans son bureau une collection dâenveloppes avec les
adresses de la plupart des gens de la cour, de la main de ce mĂȘme soldat
qui passait pour ne pas savoir Ă©crire, et nâĂ©crivait jamais mĂȘme ses
rapports de police: le prince choisit celle quâil fallait.
Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste;
on avait calculĂ© lâheure oĂč elle pourrait arriver, et au moment oĂč le
facteur, quâon avait vu entrer tenant une petite lettre Ă la main,
sortit du palais du ministÚre, Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais
le favori nâavait paru dominĂ© par une plus noire tristesse; pour en
jouir plus Ă lâaise, le prince lui cria en le voyant:
--Jâai besoin de me dĂ©lasser en jasant au hasard avec lâami, et non pas
de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir dâun mal Ă la tĂȘte fou,
et de plus il me vient des idées noires.
Faut-il parler de lâhumeur abominable qui agitait le Premier ministre,
comte Mosca de la RovĂšre, Ă lâinstant oĂč il lui fut permis de quitter
son auguste maßtre? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile
dans lâart de torturer un cĆur, et je pourrais faire ici sans trop
dâinjustice la comparaison du tigre qui aime Ă jouer avec sa proie.
Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant quâon
ne laissĂąt monter Ăąme qui vive, fit dire Ă lâauditeur de service quâil
lui rendait la libertĂ© (savoir un ĂȘtre humain Ă portĂ©e de sa voix lui
Ă©tait odieux), et courut sâenfermer dans la grande galerie de tableaux.
Là enfin il put se livrer à toute sa fureur; là il passa la soirée
sans lumiĂšres Ă se promener au hasard, comme un homme hors de lui.
Il cherchait Ă imposer silence Ă son cĆur, pour concentrer toute la
force de son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé
dans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus cruel ennemi,
il se disait: «Lâhomme que jâabhorre loge chez la duchesse, passe
tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses
femmes? Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien!
elle en est adorĂ©e! (Et de qui, grand Dieu, nâest-elle pas adorĂ©e!)
Voici la question, reprenait-il avec rage: Faut-il laisser deviner la
jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler? Si je me tais, on ne se
cachera point de moi. Je connais Gina, câest une femme toute de premier
mouvement; sa conduite est imprĂ©vue mĂȘme pour elle; si elle veut se
tracer un rĂŽle dâavance, elle sâembrouille; toujours, au moment de
lâaction, il lui vient une nouvelle idĂ©e quâelle suit avec transport
comme Ă©tant ce quâil y a de mieux au monde, et qui gĂąte tout.
«Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois
tout ce qui peut se passer...
«Oui, mais en parlant, je fais naĂźtre dâautres circonstances; je fais
faire des réflexions; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui
peuvent arriver... Peut-ĂȘtre on lâĂ©loigne (le comte respira), alors jâai
presque partie gagnĂ©e; quand mĂȘme on aurait un peu dâhumeur dans le
moment, je la calmerai... et cette humeur, quoi de plus naturel?... elle
lâaime comme un fils depuis quinze ans. LĂ gĂźt tout mon espoir: comme
un fils... mais elle a cessé de le voir depuis sa fuite pour Waterloo;
mais en revenant de Naples, surtout pour elle, câest un autre homme.
Un autre homme, répéta-t-il avec rage, et cet homme est charmant; il a
surtout cet air naĂŻf et tendre et cet Ćil souriant qui promettent tant
de bonheur! et ces yeux-lĂ la duchesse ne doit pas ĂȘtre accoutumĂ©e Ă
les trouver à notre cour!... Ils y sont remplacés par le regard morne
et sardonique. Moi-mĂȘme, poursuivi par les affaires, ne rĂ©gnant que par
mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels
regards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, câest
surtout mon regard qui doit ĂȘtre vieux en moi! Ma gaietĂ© nâest-elle
pas toujours voisine de lâironie?... Je dirai plus, ici il faut ĂȘtre
sincÚre, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute
proche, le pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quelquefois
je ne me dis pas Ă moi-mĂȘme, surtout quand on mâirrite: Je puis ce
que je veux? et mĂȘme jâajoute une sottise: je dois ĂȘtre plus heureux
quâun autre, puisque je possĂšde ce que les autres nâont pas: le pouvoir
souverain dans les trois quarts des choses. Eh bien! soyons juste;
lâhabitude de cette pensĂ©e doit gĂąter mon sourire... doit me donner un
air dâĂ©goĂŻsme... content... Et, comme son sourire Ă lui est charmant! il
respire le bonheur facile de la premiÚre jeunesse, et il le fait naßtre.»
Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé,
annonçant la tempĂȘte; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-lĂ ,
portent aux rĂ©solutions extrĂȘmes. Comment rapporter tous les
raisonnements, toutes les façons de voir ce qui lui arrivait, qui,
durant trois mortelles heures, mirent à la torture cet homme passionné?
Enfin le parti de la prudence lâemporta, uniquement par suite de cette
réflexion: «Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne
raisonne pas; je me retourne seulement pour chercher une position moins
cruelle, je passe sans la voir à cÎté de quelque raison décisive.
Puisque je suis aveuglĂ© par lâexcessive douleur, suivons cette rĂšgle,
approuvĂ©e de tous les gens sages, quâon appelle prudence.
«Dâailleurs, une fois que jâai prononcĂ© le mot fatal <i>jalousie</i>, mon
rĂŽle est tracĂ© Ă tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourdâhui,
je puis parler demain, je reste maßtre de tout.»
La crise était trop forte, le comte serait devenu fou, si elle eût duré.
Il fut soulagĂ© pour quelques instants, son attention vint Ă sâarrĂȘter
sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut lĂ
une recherche de noms, et un jugement Ă propos de chacun dâeux, qui fit
diversion. A la fin le comte se rappela un éclair de malice qui avait
jailli de lâĆil du souverain quand il en Ă©tait venu Ă dire vers la fin
de lâaudience:
--Oui, cher ami, convenons-en, les plaisirs et les soins de lâambition
la plus heureuse, mĂȘme du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprĂšs du
bonheur intime que donnent les relations de tendresse et dâamour. Je
suis homme avant dâĂȘtre prince, et, quand jâai le bonheur dâaimer, ma
maĂźtresse sâadresse Ă lâhomme et non au prince.
Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la
lettre: Câest grĂące Ă votre profonde sagacitĂ© que nous voyons cet Etat si
bien gouverné.
«Cette phrase est du prince, sâĂ©cria-t-il, chez un courtisan elle serait
dâune imprudence gratuite; la lettre vient de Son Altesse.»
Ce problÚme résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner
fut bientÎt effacée par la cruelle apparition des grùces charmantes de
Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba
sur le cĆur du malheureux.
--Quâimporte de qui soit la lettre anonyme! sâĂ©cria-t-il avec fureur, le
fait quâelle me dĂ©nonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer
ma vie, dit-il comme pour sâexcuser dâĂȘtre tellement fou. Au premier
moment, si elle lâaime dâune certaine façon, elle part avec lui pour
Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche,
et dâailleurs, dĂ»t-elle vivre avec quelques louis chaque annĂ©e, que lui
importe? Ne mâavouait-elle pas, il nây a pas huit jours, que son palais,
si bien arrangĂ©, si magnifique, lâennuie? Il faut du nouveau Ă cette Ăąme
si jeune! Et avec quelle simplicité se présente cette félicité nouvelle!
elle sera entraĂźnĂ©e avant dâavoir songĂ© au danger, avant dâavoir songĂ© Ă
me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! sâĂ©cria le comte fondant
en larmes.
Il sâĂ©tait jurĂ© de ne pas aller chez la duchesse ce soir-lĂ , mais il nây
put tenir; jamais ses yeux nâavaient eu une telle soif de la regarder.
Sur le minuit il se présenta chez elle; il la trouva seule avec son
neveu, à dix heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa
porte.
A lâaspect de lâintimitĂ© tendre qui rĂ©gnait entre ces deux ĂȘtres, et de
la joie naĂŻve de la duchesse, une affreuse difficultĂ© sâĂ©leva devant
les yeux du comte, et Ă lâimproviste! il nây avait pas songĂ© durant
la longue délibération dans la galerie de tableaux: comment cacher sa
jalousie?
Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là ,
il avait trouvé le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant
toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse
lâĂ©couter Ă peine, et ne faire aucune attention Ă ces circonstances qui,
lâavant-veille encore, lâauraient jetĂ©e dans des raisonnements infinis.
Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui
avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus dâattention que
la duchesse aux embarras quâil racontait.
«RĂ©ellement, se dit-il, cette tĂȘte joint lâextrĂȘme bontĂ© Ă lâexpression
dâune certaine joie naĂŻve et tendre qui est irrĂ©sistible. Elle semble
dire: il nây a que lâamour et le bonheur quâil donne qui soient choses
sĂ©rieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on Ă quelque dĂ©tail oĂč
lâesprit soit nĂ©cessaire, son regard se rĂ©veille et vous Ă©tonne, et lâon
reste confondu.
«Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu!
comment combattre un tel ennemi? Et aprĂšs tout, quâest-ce que la vie
sans lâamour de Gina? Avec quel ravissement elle semble Ă©couter les
charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit
sembler unique au monde!»
Une idĂ©e atroce saisit le comte comme une crampe: «Le poignarder lĂ
devant elle, et me tuer aprÚs?»
Il fit un tour dans la chambre, se soutenant Ă peine sur ses jambes,
mais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard.
Aucun des deux ne faisait attention Ă ce quâil pouvait faire. Il dit
quâil allait donner un ordre Ă son laquais, on ne lâentendit mĂȘme
pas; la duchesse riait tendrement dâun mot que Fabrice venait de lui
adresser. Le comte sâapprocha dâune lampe dans le premier salon, et
regarda si la pointe de son poignard Ă©tait bien affilĂ©e. «Il faut ĂȘtre
gracieux et de maniÚres parfaites envers ce jeune homme», se disait-il
en revenant et se rapprochant dâeux.
Il devenait fou; il lui sembla quâen se penchant ils se donnaient des
baisers, là , sous ses yeux. «Cela est impossible en ma présence, se
dit-il; ma raison sâĂ©gare. Il faut se calmer; si jâai des maniĂšres
rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre
Ă Belgirate; et lĂ , ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot
qui donnera un nom Ă ce quâils sentent lâun pour lâautre; et aprĂšs, en
un instant, toutes les conséquences.
«La solitude rendra ce mot dĂ©cisif, et dâailleurs, une fois la duchesse
loin de moi, que devenir? et si, aprÚs beaucoup de difficultés
surmontées du cÎté du prince, je vais montrer ma figure vieille et
soucieuse Ă Belgirate, quel rĂŽle jouerais-je au milieu de ces gens fous
de bonheur?
«Ici mĂȘme que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle
langue italienne est toute faite pour lâamour)! Terzo incomodo (un tiers
prĂ©sent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme dâesprit de sentir
quâon joue ce rĂŽle exĂ©crable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se
lever et de sâen aller!»
Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la
décomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon,
il se trouvait prĂšs de la porte, il prit la fuite en criant dâun air bon
et intime:
--Adieu vous autres!
«Il faut éviter le sang», se dit-il.
Le lendemain de cette horrible soirée, aprÚs une nuit passée tantÎt à se
détailler les avantages de Fabrice, tantÎt dans les affreux transports
de la plus cruelle jalousie, le comte eut lâidĂ©e de faire appeler un
jeune valet de chambre Ă lui; cet homme faisait la cour Ă une jeune
fille nommĂ©e ChĂ©kina, lâune des femmes de chambre de la duchesse et
sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique était fort rangé dans sa
conduite, avare mĂȘme, et il dĂ©sirait une place de concierge dans lâun
des établissements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de
faire venir Ă lâinstant ChĂ©kina, sa maĂźtresse. Lâhomme obĂ©it, et une
heure plus tard le comte parut Ă lâimproviste dans la chambre oĂč cette
fille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par
la quantitĂ© dâor quâil leur donna puis il adressa ce peu de mots Ă la
tremblante Chékina en la regardant entre les deux yeux.
--La duchesse fait-elle lâamour avec Monsignore?
--Non, dit cette fille prenant sa résolution aprÚs un moment de
silence;... non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame,
en riant il est vrai, mais avec transport.
Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions
furibondes du comte; sa passion inquiĂšte fit bien gagner Ă ces pauvres
gens lâargent quâil leur avait jetĂ©: il finit par croire Ă ce quâon lui
disait, et fut moins malheureux.
--Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina,
jâenverrai votre prĂ©tendu passer vingt ans Ă la forteresse, et vous ne
le reverrez quâen cheveux blancs.
Quelques jours se passĂšrent pendant lesquels Fabrice Ă son tour perdit
toute sa gaieté.
--Je tâassure, disait-il Ă la duchesse, que le comte Mosca a de
lâantipathie pour moi.
--Tant pis pour Son Excellence, rĂ©pondait-elle avec une sorte dâhumeur.
Ce nâĂ©tait point lĂ le vĂ©ritable sujet dâinquiĂ©tude qui avait fait
disparaĂźtre la gaietĂ© de Fabrice. «La position oĂč le hasard me place
nâest pas tenable, se disait-il. Je suis bien sĂ»r quâelle ne parlera
jamais, elle aurait horreur dâun mot trop significatif comme dâun
inceste. Mais si un soir, aprÚs une journée imprudente et folle elle
vient Ă faire lâexamen de sa conscience, si elle croit que jâai pu
deviner le goĂ»t quâelle semble prendre pour moi, quel rĂŽle jouerais-je
Ă ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au
rĂŽle ridicule de Joseph avec la femme de lâeunuque Putiphar).
«Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible
dâamour sĂ©rieux? je nâai pas assez de tenue dans lâesprit pour Ă©noncer
ce fait de façon Ă ce quâil ne ressemble pas comme deux gouttes dâeau Ă
une impertinence. Il ne me reste que la ressource dâune grande passion
laissée à Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce
parti est sage, mais câest bien de la peine! Resterait un petit amour
de bas étage à Parme, ce qui peut déplaire; mais tout est préférable
au rĂŽle affreux de lâhomme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti
pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, Ă force de
prudence et en achetant la discrétion, diminuer le danger.»
Ce quâil y avait de cruel au milieu de toutes ces pensĂ©es, câest que
rĂ©ellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus quâaucun ĂȘtre
au monde. «Il faut ĂȘtre bien maladroit, se disait-il avec colĂšre, pour
tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai!» Manquant
dâhabiletĂ© pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin.
«Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul ĂȘtre
au monde pour qui jâaie un attachement passionnĂ©?» Dâun autre cĂŽtĂ©,
Fabrice ne pouvait se résoudre à gùter un bonheur si délicieux par un
mot indiscret. Sa position Ă©tait si remplie de charmes! lâamitiĂ© intime
dâune femme si aimable et si jolie Ă©tait si douce! Sous les rapports
plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si
agréable à cette cour, dont les grandes intrigues, grùce à elle qui les
lui expliquait, lâamusaient comme une comĂ©die! «Mais au premier moment
je puis ĂȘtre rĂ©veillĂ© par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirĂ©es
si gaies, si tendres, passĂ©es presque en tĂȘte Ă tĂȘte avec une femme si
piquante, si elles conduisent Ă quelque chose de mieux, elle croira
trouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie,
et je nâaurai toujours Ă lui offrir que lâamitiĂ© la plus vive, mais
sans amour; la nature mâa privĂ© de cette sorte de folie sublime. Que de
reproches nâai-je pas eu Ă essuyer Ă cet Ă©gard! Je crois encore entendre
la duchesse dâA..., et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je
manque dâamour pour elle, tandis que câest lâamour qui manque en moi;
jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent Ă la suite dâune anecdote
sur la cour contĂ©e par elle avec cette grĂące, cette folie quâelle seule
au monde possĂšde, et dâailleurs nĂ©cessaire Ă mon instruction, je lui
baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse
la mienne dâune certaine façon?»
Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées
et les moins gaies de Parme. Dirigé par les conseils habiles de la
duchesse, il faisait une cour savante aux deux princes pĂšre et fils,
Ă la princesse Clara-Paolina et Ă monseigneur lâarchevĂȘque. Il avait
des succĂšs, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se
brouiller avec la duchesse.
CHAPITRE VIII
Ainsi moins dâun mois seulement aprĂšs son arrivĂ©e Ă la cour, Fabrice
avait tous les chagrins dâun courtisan, et lâamitiĂ© intime qui faisait
le bonheur de sa vie était empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces
idĂ©es, il sortit de ce salon de la duchesse oĂč il avait trop lâair
dâun amant rĂ©gnant; errant au hasard dans la ville, il passa devant le
théùtre quâil vit Ă©clairĂ©; il entra. CâĂ©tait une imprudence gratuite
chez un homme de sa robe et quâil sâĂ©tait bien promis dâĂ©viter Ă Parme,
qui aprĂšs tout nâest quâune petite ville de quarante mille habitants. Il
est vrai que dĂšs les premiers jours il sâĂ©tait affranchi de son costume
officiel; le soir, quand il nâallait pas dans le trĂšs grand monde, il
Ă©tait simplement vĂȘtu de noir comme un homme en deuil.
Au théùtre il prit une loge du troisiĂšme rang pour nâĂȘtre pas vu; lâon
donnait La Jeune HĂŽtesse, de Goldoni. Il regardait lâarchitecture de
la salle: Ă peine tournait-il les yeux vers la scĂšne. Mais le public
nombreux éclatait de rire à chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur
la jeune actrice qui faisait le rĂŽle de lâhĂŽtesse, il la trouva drĂŽle.
Il regarda avec plus dâattention, elle lui sembla tout Ă fait gentille
et surtout remplie de naturel: câĂ©tait une jeune fille naĂŻve qui riait
la premiĂšre des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et
quâelle avait lâair tout Ă©tonnĂ©e de prononcer. Il demanda comment elle
sâappelait, on lui dit:
--Marietta Valserra.
«Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, câest singulier.» MalgrĂ© ses
projets il ne quitta le théùtre quâĂ la fin de la piĂšce. Le lendemain il
revint; trois jours aprĂšs il savait lâadresse de la Marietta Valserra.
Le soir mĂȘme du jour oĂč il sâĂ©tait procurĂ© cette adresse avec assez
de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le
pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde Ă se tenir
dans les bornes de la prudence, avait mis des espions Ă la suite du
jeune homme, et son équipée du théùtre lui plaisait. Comment peindre
la joie du comte lorsque le lendemain du jour oĂč il avait pu prendre
sur lui dâĂȘtre aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, Ă la
vérité à demi déguisé par une longue redingote bleue, avait monté
jusquâau misĂ©rable appartement que la Marietta Valserra occupait au
quatriĂšme Ă©tage dâune vieille maison derriĂšre le théùtre? Sa joie
redoubla lorsquâil sut que Fabrice sâĂ©tait prĂ©sentĂ© sous un faux nom, et
avait eu lâhonneur dâexciter la jalousie dâun mauvais garnement nommĂ©
Giletti, lequel Ă la ville jouait les troisiĂšmes rĂŽles de valet, et dans
les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se
rĂ©pandait en injures contre Fabrice et disait quâil voulait le tuer.
Les troupes dâopĂ©ra sont formĂ©es par un impresario qui engage de cĂŽtĂ© et
dâautre les sujets quâil peut payer ou quâil trouve libres, et la troupe
amassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il
nâen est pas de mĂȘme des compagnies comiques; tout en courant de ville
en ville et changeant de résidence tous les deux ou trois mois, elle
nâen forme pas moins comme une famille dont tous les membres sâaiment
ou se haïssent. Il y a dans ces compagnies des ménages établis que les
beaux des villes oĂč la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de
difficultĂ©s Ă dĂ©sunir. Câest prĂ©cisĂ©ment ce qui arrivait Ă notre hĂ©ros:
la petite Marietta lâaimait assez, mais elle avait une peur horrible
du Giletti qui prĂ©tendait ĂȘtre son maĂźtre unique et la surveillait de
prĂšs. Il protestait partout quâil tuerait le monsignore, car il avait
suivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était
bien lâĂȘtre le plus laid et le moins fait pour lâamour: dĂ©mesurĂ©ment
grand, il était horriblement maigre, fort marqué de la petite vérole
et un peu louche. Du reste, plein des grùces de son métier, il entrait
ordinairement dans les coulisses oĂč ses camarades Ă©taient rĂ©unis,
en faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre
tour gentil. Il triomphait dans les rĂŽles oĂč lâacteur doit paraĂźtre
la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre
infini de coups de bĂąton. Ce digne rival de Fabrice avait 32 francs
dâappointements par mois et se trouvait fort riche.
Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses
observateurs lui donnĂšrent la certitude de tous ces dĂ©tails. Lâesprit
aimable reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais
dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la
petite aventure qui le rendait Ă la vie. Il prit mĂȘme des prĂ©cautions
pour quâelle fĂ»t informĂ©e de tout ce qui se passait le plus tard
possible. Enfin il eut le courage dâĂ©couter la raison qui lui criait en
vain depuis un mois que toutes les fois que le mĂ©rite dâun amant pĂąlit,
cet amant doit voyager.
Une affaire importante lâappela Ă Bologne, et deux fois par jour des
courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de
ses bureaux que des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la
colĂšre du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice.
Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et
pĂątĂ©, lâun des triomphes de Giletti (il sort du pĂątĂ© au moment oĂč son
rival Brighella lâentame et le bĂątonne); ce fut un prĂ©texte pour lui
faire passer cent francs. Giletti, criblé de dettes, se garda bien de
parler de cette bonne aubaine, mais devint dâune fiertĂ© Ă©tonnante.
La fantaisie de Fabrice se changea en pique dâamour-propre (Ă son Ăąge,
les soucis lâavaient dĂ©jĂ rĂ©duit Ă avoir des fantaisies)! La vanitĂ©
le conduisait au spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et
lâamusait; au sortir du théùtre il Ă©tait amoureux pour une heure. Le
comte revint Ă Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers
réels; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau régiment des
dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice et prenait des
mesures pour sâenfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est trĂšs jeune,
il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce
ne fut pas cependant un petit effort dâhĂ©roĂŻsme de la part du comte que
celui de revenir de Bologne; car enfin, souvent, le matin, il avait le
teint fatigué, et Fabrice avait tant de fraßcheur, tant de sérénité!
Qui eût songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice,
arrivée en son absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une
de ces Ăąmes rares qui se font un remords Ă©ternel dâune action gĂ©nĂ©reuse
quâelles pouvaient faire et quâelles nâont pas faite; dâailleurs il ne
put supporter lâidĂ©e de voir la duchesse triste, et par sa faute.
Il la trouva, Ă son arrivĂ©e, silencieuse et morne; voici ce qui sâĂ©tait
passé: la petite femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords,
et jugeant de lâimportance de sa faute par lâĂ©normitĂ© de la somme
quâelle avait reçue pour la commettre, Ă©tait tombĂ©e malade. Un soir,
la duchesse qui lâaimait monta jusquâĂ sa chambre. La petite fille ne
put résister à cette marque de bonté, elle fondit en larmes, voulut
remettre Ă sa maĂźtresse ce quâelle possĂ©dait encore sur lâargent quâelle
avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites
par le comte et ses rĂ©ponses. La duchesse courut vers la lampe quâelle
Ă©teignit, puis dit Ă la petite ChĂ©kina quâelle lui pardonnait, mais Ă
condition quâelle ne dirait jamais un mot de cette Ă©trange scĂšne Ă qui
que ce fût:
--Le pauvre comte, ajouta-t-elle dâun air lĂ©ger, craint le ridicule;
tous les hommes sont ainsi.
La duchesse se hùta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa
chambre, elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose dâhorrible
dans lâidĂ©e de faire lâamour avec ce Fabrice quâelle avait vu naĂźtre, et
pourtant que voulait dire sa conduite?
Telle avait été la premiÚre cause de la noire mélancolie dans laquelle
le comte la trouva plongĂ©e; lui arrivĂ©, elle eut des accĂšs dâimpatience
contre lui, et presque contre Fabrice; elle eût voulu ne plus les revoir
ni lâun ni lâautre; elle Ă©tait dĂ©pitĂ©e du rĂŽle ridicule Ă ses yeux que
Fabrice jouait auprĂšs de la petite Marietta; car le comte lui avait
tout dit en véritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne
pouvait sâaccoutumer Ă ce malheur: son idole avait un dĂ©faut; enfin
dans un moment de bonne amitié elle demanda conseil au comte, ce fut
pour celui-ci un instant délicieux et une belle récompense du mouvement
honnĂȘte qui lâavait fait revenir Ă Parme.
--Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent
avoir toutes les femmes, puis le lendemain, ils nây pensent plus. Ne
doit-il pas aller Ă Belgirate, voir la marquise del Dongo? Eh bien!
quâil parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter
ailleurs ses talents, je paierai les frais de route; mais bientĂŽt
nous le verrons amoureux de la premiĂšre jolie femme que le hasard
conduira sur ses pas: câest dans lâordre, et je ne voudrais pas le voir
autrement... Sâil est nĂ©cessaire, faites Ă©crire par la marquise.
Cette idĂ©e, donnĂ©e avec lâair dâune complĂšte indiffĂ©rence, fut un trait
de lumiĂšre pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le
comte annonça, comme par hasard, quâil y avait un courrier qui, allant
Ă Vienne passait par Milan; trois jours aprĂšs Fabrice recevait une
lettre de sa mĂšre. Il partit fort piquĂ© de nâavoir pu encore, grĂące Ă la
jalousie de Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite
Marietta lui faisait porter lâassurance par une mammacia, vieille femme
qui lui servait de mĂšre.
Fabrice trouva sa mĂšre et une des ses sĆurs Ă Belgirate, gros village
piémontais, sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient
au Milanais, et par consĂ©quent Ă lâAutriche. Ce lac, parallĂšle au lac
de CÎme, et qui court aussi du nord au midi, est situé à une vingtaine
de lieues plus au couchant. Lâair des montagnes, lâaspect majestueux
et tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui prĂšs duquel il
avait passé son enfance, tout contribua à changer en douce mélancolie
le chagrin de Fabrice, voisin de la colĂšre. CâĂ©tait avec une tendresse
infinie que le souvenir de la duchesse se présentait maintenant à lui;
il lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour quâil nâavait
jamais éprouvé pour aucune femme; rien ne lui eût été plus pénible que
dâen ĂȘtre Ă jamais sĂ©parĂ©, et dans ces dispositions, si la duchesse
eût daigné avoir recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis ce
cĆur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre
un parti aussi dĂ©cisif, ce nâĂ©tait pas sans se faire de vifs reproches
quâelle trouvait sa pensĂ©e toujours attachĂ©e aux pas du jeune voyageur.
Elle se reprochait ce quâelle appelait encore une fantaisie, comme si
câeĂ»t Ă©tĂ© une horreur; elle redoubla dâattentions et de prĂ©venances pour
le comte qui, sĂ©duit par tant de grĂąces, nâĂ©coutait pas la saine raison
qui prescrivait un second voyage Ă Bologne.
La marquise del Dongo, pressĂ©e par les noces de sa fille aĂźnĂ©e quâelle
mariait Ă un duc milanais, ne put donner que trois jours Ă son fils
bien-aimĂ©; jamais elle nâavait trouvĂ© en lui une si tendre amitiĂ©. Au
milieu de la mĂ©lancolie qui sâemparait de plus en plus de lâĂąme de
Fabrice, une idĂ©e bizarre et mĂȘme ridicule sâĂ©tait prĂ©sentĂ©e et tout
Ă coup sâĂ©tait fait suivre. Oserons-nous dire quâil voulait consulter
lâabbĂ© BlanĂšs? Cet excellent vieillard Ă©tait parfaitement incapable de
comprendre les chagrins dâun cĆur tiraillĂ© par des passions puĂ©riles
et presque Ă©gales en force; dâailleurs il eĂ»t fallu huit jours pour
lui faire entrevoir seulement tous les intĂ©rĂȘts que Fabrice devait
ménager à Parme; mais en songeant à le consulter Fabrice retrouvait la
fraĂźcheur de ses sensations de seize ans. Le croira-t-on? ce nâĂ©tait pas
simplement comme homme sage, comme ami parfaitement doué, que Fabrice
voulait lui parler; lâobjet de cette course et les sentiments qui
agitĂšrent notre hĂ©ros pendant les cinquante heures quâelle dura, sont
tellement absurdes que sans doute, dans lâintĂ©rĂȘt du rĂ©cit, il eĂ»t mieux
valu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de
la sympathie du lecteur; mais enfin, il était ainsi, pourquoi le flatter
lui plutĂŽt quâun autre? Je nâai point flattĂ© le comte Mosca ni le prince.
Fabrice donc, puisquâil faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mĂšre
jusquâau port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne,
oĂč elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considĂ©rĂ©
comme un pays neutre, et lâon ne demande point de passeport Ă qui ne
descend point Ă terre.) Mais Ă peine la nuit fut-elle venue quâil se fit
dĂ©barquer sur cette mĂȘme rive autrichienne, au milieu dâun petit bois
qui avance dans les flots. Il avait loué une sediola, sorte de tilbury
champĂȘtre et rapide, Ă lâaide duquel il put suivre, Ă cinq cents pas de
distance, la voiture de sa mÚre; il était déguisé en domestique de la
casa del Dongo, et aucun des nombreux employés de la police ou de la
douane nâeut lâidĂ©e de lui demander son passeport. A un quart de lieue
de CĂŽme, oĂč la marquise et sa fille devaient sâarrĂȘter pour passer la
nuit, il prit un sentier Ă gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se
rĂ©unit ensuite Ă un petit chemin rĂ©cemment Ă©tabli sur lâextrĂȘme bord du
lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne rencontrer aucun
gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait
Ă chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur
un ciel étoilé, mais voilé par une brume légÚre. Les eaux et le ciel
Ă©taient dâune tranquillitĂ© profonde; lâĂąme de Fabrice ne put rĂ©sister
Ă cette beautĂ© sublime; il sâarrĂȘta, puis sâassit sur un rocher qui
sâavançait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence
universel nâĂ©tait troublĂ©, Ă intervalles Ă©gaux, que par la petite lame
du lac qui venait expirer sur la grĂšve. Fabrice avait un cĆur italien;
jâen demande pardon pour lui: ce dĂ©faut, qui le rendra moins aimable,
consistait surtout en ceci: il nâavait de vanitĂ© que par accĂšs, et
lâaspect seul de la beautĂ© sublime le portait Ă lâattendrissement, et
ĂŽtait Ă ses chagrins leur pointe Ăąpre et dure. Assis sur son rocher
isolĂ©, nâayant plus Ă se tenir en garde contre les agents de la police,
protégé par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes
mouillĂšrent ses yeux, et il trouva lĂ , Ă peu de frais, les moments les
plus heureux quâil eĂ»t goĂ»tĂ©s depuis longtemps.
Il rĂ©solut de ne jamais dire de mensonges Ă la duchesse, et câest parce
quâil lâaimait Ă lâadoration en ce moment, quâil se jura de ne jamais
lui dire quâil lâaimait; jamais il ne prononcerait auprĂšs dâelle le
mot dâamour, puisque la passion que lâon appelle ainsi Ă©tait Ă©trangĂšre
Ă son cĆur. Dans lâenthousiasme de gĂ©nĂ©rositĂ© et de vertu qui faisait
sa félicité en ce moment, il prit la résolution de lui tout dire à la
premiĂšre occasion: son cĆur nâavait jamais connu lâamour. Une fois ce
parti courageux bien adoptĂ©, il se sentit comme dĂ©livrĂ© dâun poids
Ă©norme. «Elle me dira peut-ĂȘtre quelques mots sur Marietta: eh bien! je
ne reverrai jamais la petite Marietta», se rĂ©pondit-il Ă lui-mĂȘme avec
gaieté.
La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait
Ă ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par la brise du matin. DĂ©jĂ lâaube dessinait par une
faible lueur blanche les pics des Alpes qui sâĂ©lĂšvent au nord et Ă
lâorient du lac de CĂŽme. Leurs masses, blanchies par les neiges, mĂȘme
au mois de juin, se dessinent sur lâazur clair dâun ciel toujours pur
Ă ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes sâavançant au midi vers
lâheureuse Italie sĂ©pare les versants du lac de CĂŽme de ceux du lac de
Garde. Fabrice suivait de lâĆil toutes les branches de ces montagnes
sublimes, lâaube en sâĂ©claircissant venait marquer les vallĂ©es qui les
sĂ©parent en Ă©clairant la brume lĂ©gĂšre qui sâĂ©levait du fond des gorges.
Depuis quelques instants Fabrice sâĂ©tait remis en marche; il passa
la colline qui forme la presquâĂźle de Durini, et enfin parut Ă ses
yeux ce clocher du village de Grianta, oĂč si souvent il avait fait
des observations dâĂ©toiles avec lâabbĂ© BlanĂšs. «Quelle nâĂ©tait pas
mon ignorance en ce temps-lĂ ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il,
mĂȘme le latin ridicule de ces traitĂ©s dâastrologie que feuilletait
mon maĂźtre, et je crois que je les respectais surtout parce que, nây
entendant que quelques mots par-ci par-lĂ , mon imagination se chargeait
de leur prĂȘter un sens, et le plus romanesque possible.»
Peu Ă peu sa rĂȘverie prit un autre cours. «Y aurait-il quelque chose de
réel dans cette science? Pourquoi serait-elle différente des autres?
Un certain nombre dâimbĂ©ciles et de gens adroits conviennent entre eux
quâils savent le mexicain, par exemple; ils sâimposent en cette qualitĂ©
à la société qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On
les accable de faveurs prĂ©cisĂ©ment parce quâils nâont point dâesprit,
et que le pouvoir nâa pas Ă craindre quâils soulĂšvent les peuples et
fassent du pathos Ă lâaide des sentiments gĂ©nĂ©reux! Par exemple le
pĂšre Bari, auquel Ernest IV vient dâaccorder quatre mille francs de
pension et la croix de son ordre pour avoir restituĂ© dix-neuf vers dâun
dithyrambe grec!
«Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-lĂ
ridicules? Est-ce bien Ă moi de me plaindre? se dit-il tout Ă coup en
sâarrĂȘtant, est-ce que cette mĂȘme croix ne vient pas dâĂȘtre donnĂ©e Ă mon
gouverneur de Naples?» Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond;
le bel enthousiasme de vertu qui naguĂšre venait de faire battre son cĆur
se changeait dans le vil plaisir dâavoir une bonne part dans un vol.
«Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux Ă©teints dâun homme mĂ©content de
soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il
serait dâune insigne duperie Ă moi de nâen pas prendre ma part; mais
il ne faut point mâaviser de les maudire en public.» Ces raisonnements
ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice était bien tombé de cette
Ă©lĂ©vation de bonheur sublime oĂč il sâĂ©tait trouvĂ© transportĂ© une heure
auparavant. La pensée du privilÚge avait desséché cette plante toujours
si dĂ©licate quâon nomme le bonheur.
«Sâil ne faut pas croire Ă lâastrologie, reprit-il en cherchant Ă
sâĂ©tourdir, si cette science est, comme les trois quarts des sciences
non mathĂ©matiques, une rĂ©union de nigauds enthousiastes et dâhypocrites
adroits et payĂ©s par qui ils servent, dâoĂč vient que je pense si souvent
et avec émotion à cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti de la
prison de B..., mais avec lâhabit et la feuille de route dâun soldat
jeté en prison pour de justes causes.»
Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin; il tournait
de cent façons autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il
Ă©tait trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son Ăąme sâoccupait
avec ravissement à goûter les sensations produites par des circonstances
romanesques que son imagination Ă©tait toujours prĂȘte Ă lui fournir.
Il Ă©tait bien loin dâemployer son temps Ă regarder avec patience les
particularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le
rĂ©el lui semblait encore plat et fangeux; je conçois quâon nâaime pas
Ă le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas
surtout faire des objections avec les diverses piĂšces de son ignorance.
Câest ainsi que, sans manquer dâesprit, Fabrice ne put parvenir Ă voir
que sa demi-croyance dans les présages était pour lui une religion,
une impression profonde reçue Ă son entrĂ©e dans la vie. Penser Ă
cette croyance câĂ©tait sentir, câĂ©tait un bonheur. Et il sâobstinait
Ă chercher comment ce pouvait ĂȘtre une science prouvĂ©e, rĂ©elle, dans
le genre de la géométrie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans
sa mĂ©moire, toutes les circonstances oĂč des prĂ©sages observĂ©s par lui
nâavaient pas Ă©tĂ© suivis de lâĂ©vĂ©nement heureux ou malheureux quâils
semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et
marcher Ă la vĂ©ritĂ©, son attention sâarrĂȘtait avec bonheur sur le
souvenir des cas oĂč le prĂ©sage avait Ă©tĂ© largement suivi par lâaccident
heureux ou malheureux quâil lui semblait prĂ©dire, et son Ăąme Ă©tait
frappée de respect et attendrie; et il eût éprouvé une répugnance
invincible pour lâĂȘtre qui eĂ»t niĂ© les prĂ©sages, et surtout sâil eĂ»t
employĂ© lâironie.
Fabrice marchait sans sâapercevoir des distances, et il en Ă©tait lĂ de
ses raisonnements impuissants, lorsquâen levant la tĂȘte il vit le mur du
jardin de son pĂšre. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, sâĂ©levait
Ă plus de quarante pieds au-dessus du chemin, Ă droite. Un cordon de
pierres de taille tout en haut, prĂšs de la balustrade, lui donnait un
air monumental. «Il nâest pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est
dâune bonne architecture, presque dans le goĂ»t romain.» Il appliquait
ses nouvelles connaissances en antiquitĂ©s. Puis il dĂ©tourna la tĂȘte
avec dégoût; les sévérités de son pÚre, et surtout la dénonciation de
son frĂšre Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent Ă
lâesprit.
«Cette dĂ©nonciation dĂ©naturĂ©e a Ă©tĂ© lâorigine de ma vie actuelle; je
puis la haïr, je puis la mépriser, mais enfin elle a changé ma destinée.
Que devenais-je une fois relĂ©guĂ© Ă Novare et nâĂ©tant presque que
souffert chez lâhomme dâaffaires de mon pĂšre, si ma tante nâavait fait
lâamour avec un ministre puissant? si cette tante se fĂ»t trouvĂ©e nâavoir
quâune Ăąme sĂšche et commune au lieu de cette Ăąme tendre et passionnĂ©e et
qui mâaime avec une sorte dâenthousiasme qui mâĂ©tonne? oĂč en serais-je
maintenant si la duchesse avait eu lâĂąme de son frĂšre le marquis del
Dongo?»
AccablĂ© par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que dâun
pas incertain; il parvint au bord du fossé précisément vis-à -vis la
magnifique façade du chĂąteau. Ce fut Ă peine sâil jeta un regard sur ce
grand Ă©difice noirci par le temps. Le noble langage de lâarchitecture
le trouva insensible; le souvenir de son frĂšre et de son pĂšre fermait
son Ăąme Ă toute sensation de beautĂ©, il nâĂ©tait attentif quâĂ se tenir
sur ses gardes en prĂ©sence dâennemis hypocrites et dangereux. Il regarda
un instant, mais avec un dĂ©goĂ»t marquĂ©, la petite fenĂȘtre de la chambre
quâil occupait avant 1815 au troisiĂšme Ă©tage. Le caractĂšre de son pĂšre
avait dépouillé de tout charme les souvenirs de la premiÚre enfance. «Je
nây suis pas rentrĂ©, pensa-t-il, depuis le 7 mars Ă 8 heures du soir.
Jâen sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain,
la crainte des espions me fit précipiter mon départ. Quand je repassai
aprĂšs le voyage en France, je nâeus pas le temps dây monter, mĂȘme pour
revoir mes gravures, et cela grùce à la dénonciation de mon frÚre.»
Fabrice dĂ©tourna la tĂȘte avec horreur. «LâabbĂ© BlanĂšs a plus de
quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque
plus au chĂąteau, Ă ce que mâa racontĂ© ma sĆur; les infirmitĂ©s de la
vieillesse ont produit leur effet. Ce cĆur si ferme et si noble est
glacĂ© par lâĂąge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus Ă
son clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous
le pressoir jusquâau moment de son rĂ©veil; je nâirai pas troubler le
sommeil du bon vieillard; probablement il aura oubliĂ© jusquâĂ mes
traits; six ans font beaucoup Ă cet Ăąge! je ne trouverai plus que le
tombeau dâun ami! Et câest un vĂ©ritable enfantillage, ajouta-t-il,
dâĂȘtre venu ici affronter le dĂ©goĂ»t que me cause le chĂąteau de mon pĂšre.»
Fabrice entrait alors sur la petite place de lâĂ©glise; ce fut avec
un Ă©tonnement allant jusquâau dĂ©lire quâil vit, au second Ă©tage de
lâantique clocher, la fenĂȘtre Ă©troite et longue Ă©clairĂ©e par la petite
lanterne de lâabbĂ© BlanĂšs. LâabbĂ© avait coutume de lây dĂ©poser, en
montant Ă la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la
clartĂ© ne lâempĂȘchĂąt pas de lire sur son planisphĂšre. Cette carte du
ciel était tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu
jadis Ă un oranger du chĂąteau. Dans lâouverture, au fond du vase,
brûlait la plus exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc
conduisait la fumĂ©e hors du vase, et lâombre du tuyau marquait le
nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondĂšrent
dâĂ©motions lâĂąme de Fabrice et la remplirent de bonheur.
Presque sans y songer, il fit avec lâaide de ses deux mains le petit
sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de son admission.
AussitĂŽt il entendit tirer Ă plusieurs reprises la corde qui, du haut de
lâobservatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se prĂ©cipita
dans lâescalier, Ă©mu jusquâau transport; il trouva lâabbĂ© sur son
fauteuil de bois Ă sa place accoutumĂ©e; son Ćil Ă©tait fixĂ© sur la petite
lunette dâun quart de cercle mural. De la main gauche, lâabbĂ© lui fit
signe de ne pas lâinterrompre dans son observation; un instant aprĂšs il
écrivit un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son
fauteuil, il ouvrit les bras Ă notre hĂ©ros qui sây prĂ©cipita en fondant
en larmes. LâabbĂ© BlanĂšs Ă©tait son vĂ©ritable pĂšre.
--Je tâattendais, dit BlanĂšs, aprĂšs les premiers mots dâĂ©panchement et
de tendresse.
LâabbĂ© faisait-il son mĂ©tier de savant; ou bien, comme il pensait
souvent Ă Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur
hasard annoncé son retour?
--Voici ma mort qui arrive, dit lâabbĂ© BlanĂšs.
--Comment! sâĂ©cria Fabrice tout Ă©mu.
--Oui, reprit lâabbĂ© dâun ton sĂ©rieux, mais point triste: cinq mois et
demi ou six mois et demi aprĂšs que je tâaurai revu, ma vie ayant trouvĂ©
son complĂ©ment de bonheur, sâĂ©teindra.
CENTER
Come face al mancar dell alimento
(comme la petite lampe quand lâhuile vient Ă manquer). Avant le moment
suprĂȘme, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, aprĂšs
quoi je serai reçu dans le sein de notre pÚre; si toutefois il trouve
que jâai rempli mon devoir dans le poste oĂč il mâavait placĂ© en
sentinelle.
«Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis
que je tâattends, jâai cachĂ© un pain et une bouteille dâeau-de-vie
dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens Ă ta vie
et tĂąche de prendre assez de forces pour mâĂ©couter encore quelques
instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que
la nuit soit tout à fait remplacée par le jour; maintenant je les vois
beaucoup plus distinctement que peut-ĂȘtre je ne les verrai demain. Car,
mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire
entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-ĂȘtre le vieil
homme, lâhomme terrestre sera occupĂ© en moi des prĂ©paratifs de ma mort,
et demain soir Ă 9 heures, il faut que tu me quittes.
Fabrice lui ayant obĂ©i en silence comme câĂ©tait sa coutume:
--Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de
voir Waterloo, tu nâas trouvĂ© dâabord quâune prison?
--Oui, mon pÚre, répliqua Fabrice étonné.
--Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton Ăąme
peut se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus
terrible! Probablement tu nâen sortiras que par un crime, mais, grĂące
au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le
crime avec quelque violence que tu sois tentĂ©; je crois voir quâil sera
question de tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits;
si tu résistes à la violente tentation qui semblera justifiée par les
lois de lâhonneur, ta vie sera trĂšs heureuse aux yeux des hommes..., et
raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, aprĂšs un instant
de réflexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un siÚge de
bois, loin de tout luxe, et dĂ©trompĂ© du luxe, et comme moi nâayant Ă te
faire aucun reproche grave.
«Maintenant, les choses de lâĂ©tat futur sont terminĂ©es entre nous, je ne
pourrais ajouter rien de bien important. Câest en vain que jâai cherchĂ©
Ă voir de quelle durĂ©e sera cette prison; sâagit-il de six mois, dâun
an, de dix ans? Je nâai rien pu dĂ©couvrir; apparemment jâai commis
quelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette
incertitude. Jâai vu seulement quâaprĂšs la prison, mais je ne sais si
câest au moment mĂȘme de la sortie, il y aura ce que jâappelle un crime,
mais par bonheur je crois ĂȘtre sĂ»r quâil ne sera pas commis par toi.
Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes
calculs nâest quâune longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la
paix de lâĂąme, sur un siĂšge de bois et vĂȘtu de blanc.
En disant ces mots, lâabbĂ© BlanĂšs voulut se lever; ce fut alors que
Fabrice sâaperçut des ravages du temps; il mit prĂšs dâune minute Ă
se lever et Ă se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire,
immobile et silencieux. LâabbĂ© se jeta dans ses bras Ă diverses
reprises; il le serra avec une extrĂȘme tendresse. AprĂšs quoi il reprit
avec toute sa gaietĂ© dâautrefois:
--TĂąche de tâarranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu
commodément, prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs de grand
prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans.
Elle me demanda une prédiction sur ton compte, que je me gardai bien
de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de
cercle. Toute lâannonce de lâavenir est une infraction Ă la rĂšgle,
et a ce danger quâelle peut changer lâĂ©vĂ©nement, auquel cas toute la
science tombe par terre comme un vĂ©ritable jeu dâenfant; et dâailleurs
il y avait des choses dures Ă dire Ă cette duchesse toujours si jolie.
A propos, ne sois point effrayé dans ton sommeil par les cloches qui
vont faire un tapage effroyable Ă cĂŽtĂ© de ton oreille, lorsque lâon va
sonner la messe de sept heures; plus tard, Ă lâĂ©tage infĂ©rieur, ils vont
mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. Câest
aujourdâhui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village
de Grianta a le mĂȘme patron que la grande ville de Brescia, ce qui,
par parenthĂšse, trompa dâune façon bien plaisante mon illustre maĂźtre
Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il mâannonça que je ferais une
assez belle fortune ecclésiastique, il croyait que je serais curé de la
magnifique Ă©glise de Saint-Giovita, Ă Brescia; jâai Ă©tĂ© curĂ© dâun petit
village de sept cent cinquante feux! Mais tout a Ă©tĂ© pour le mieux. Jâai
vu, il nây a pas dix ans de cela, que si jâeusse Ă©tĂ© curĂ© Ă Brescia, ma
destinĂ©e Ă©tait dâĂȘtre mis en prison sur une colline de la Moravie, au
Spielberg. Demain je tâapporterai toutes sortes de mets dĂ©licats volĂ©s
au grand dßner que je donne à tous les curés des environs qui viennent
chanter Ă ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche
point Ă me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes
choses que lorsque tu mâauras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu
me revoies de jour, et le soleil se couchant demain Ă sept heures et
vingt-sept minutes, je ne viendrai tâembrasser que vers les huit heures,
et il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par
neuf, câest-Ă -dire avant que lâhorloge ait sonnĂ© dix heures. Prends
garde que lâon ne te voie aux fenĂȘtres du clocher: les gendarmes ont ton
signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frĂšre
qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo sâaffaiblit, ajouta BlanĂšs
dâun air triste, et sâil te revoyait, peut-ĂȘtre te donnerait-il quelque
chose de la main à la main. Mais de tels avantages entachés de fraude
ne conviennent point Ă un homme tel que toi, dont la force sera un
jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et câest
Ă ce fils quâĂ©choiront les cinq ou six millions quâil possĂšde. Câest
justice. Toi, Ă sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et
cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens.
CHAPITRE IX
LâĂąme de Fabrice Ă©tait exaltĂ©e par les discours du vieillard, par la
profonde attention et par lâextrĂȘme fatigue. Il eut grand-peine Ă
sâendormir, et son sommeil fut agitĂ© de songes, peut-ĂȘtre prĂ©sages de
lâavenir; le matin, Ă dix heures, il fut rĂ©veillĂ© par le tremblement
général du clocher, un bruit effroyable semblait venir du dehors. Il se
leva Ă©perdu, et se crut Ă la fin du monde, puis il pensa quâil Ă©tait
en prison; il lui fallut du temps pour reconnaĂźtre le son de la grosse
cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en lâhonneur du grand
saint Giovita, dix auraient suffi.
Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans ĂȘtre vu; il
sâaperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les
jardins, et mĂȘme sur la cour intĂ©rieure du chĂąteau de son pĂšre. Il
lâavait oubliĂ©. LâidĂ©e de ce pĂšre arrivant aux bornes de la vie
changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusquâaux moineaux
qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la
salle Ă manger. Ce sont les descendants de ceux quâautrefois jâavais
apprivoisés, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du
palais, Ă©tait chargĂ© dâun grand nombre dâorangers dans des vases de
terre plus ou moins grands: cette vue lâattendrit; lâaspect de cette
cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées
par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.
Lâaffaiblissement de son pĂšre lui revenait Ă lâesprit. «Mais câest
vraiment singulier, se disait-il, mon pĂšre nâa que trente-cinq ans de
plus que moi; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit!»
Ses yeux, fixĂ©s sur les fenĂȘtres de la chambre de cet homme sĂ©vĂšre et
qui ne lâavait jamais aimĂ©, se remplirent de larmes. Il frĂ©mit, et un
froid soudain courut dans ses veines lorsquâil crut reconnaĂźtre son
pĂšre traversant une terrasse garnie dâorangers, qui se trouvait de
plain-pied avec sa chambre; mais ce nâĂ©tait quâun valet de chambre. Tout
Ă fait sous le clocher, une quantitĂ© de jeunes filles vĂȘtues de blanc et
divisées en différentes troupes étaient occupées à tracer des dessins
avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues oĂč devait
passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus
vivement Ă lâĂąme de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les
deux branches du lac Ă une distance de plusieurs lieues, et cette vue
sublime lui fit bientÎt oublier toutes les autres; elle réveillait chez
lui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs de son enfance
vinrent en foule assiéger sa pensée; et cette journée passée en prison
dans un clocher fut peut-ĂȘtre lâune des plus heureuses de sa vie.
Le bonheur le porta à une hauteur de pensées assez étrangÚre à son
caractÚre; il considérait les événements de la vie, lui, si jeune, comme
si déjà il fût arrivé à sa derniÚre limite. «Il faut en convenir, depuis
mon arrivĂ©e Ă Parme, se dit-il enfin, aprĂšs plusieurs heures de rĂȘveries
dĂ©licieuses, je nâai point eu de joie tranquille et parfaite, comme
celle que je trouvais Ă Naples en galopant dans les chemins de Vomero
ou en courant les rives de MisĂšne. Tous les intĂ©rĂȘts si compliquĂ©s de
cette petite cour mĂ©chante mâont rendu mĂ©chant... Je nâai point du tout
de plaisir Ă haĂŻr, je crois mĂȘme que ce serait un triste bonheur pour
moi que celui dâhumilier mes ennemis si jâen avais; mais je nâai point
dâennemi... Halte-lĂ ! se dit-il tout Ă coup, jâai pour ennemi Giletti...
VoilĂ qui est singulier, se dit-il; le plaisir que jâĂ©prouverais Ă voir
cet homme si laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger
que jâavais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, Ă beaucoup
prĂšs, la duchesse dâA... que jâĂ©tais obligĂ© dâaimer Ă Naples puisque je
lui avais dit que jâĂ©tais amoureux dâelle. Grand Dieu! que de fois je
me suis ennuyĂ© durant les longs rendez-vous que mâaccordait cette belle
duchesse; jamais rien de pareil dans la chambre délabrée et servant
de cuisine oĂč la petite Marietta mâa reçu deux fois, et pendant deux
minutes chaque fois.
«Eh, grand Dieu! quâest-ce que ces gens-lĂ mangent? Câest Ă faire
pitiĂ©! Jâaurais dĂ» faire Ă elle et Ă la mammacia une pension de trois
beefsteacks payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il,
me distrayait des pensées méchantes que me donnait le voisinage de cette
cour.
«Jâaurais peut-ĂȘtre bien fait de prendre la vie de cafĂ©, comme dit la
duchesse; elle semblait pencher de ce cÎté-là , et elle a bien plus de
génie que moi. Grùce à ses bienfaits, ou bien seulement avec cette
pension de quatre mille francs et ce fonds de quarante mille placĂ©s Ă
Lyon et que ma mĂšre me destine, jâaurais toujours un cheval et quelques
Ă©cus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisquâil semble
que je ne dois pas connaĂźtre lâamour, ce seront toujours lĂ pour moi
les grandes sources de félicité; je voudrais, avant de mourir, aller
revoir le champ de bataille de Waterloo, et tĂącher de reconnaĂźtre la
prairie oĂč je fus si gaiement enlevĂ© de mon cheval et assis par terre.
Ce pĂšlerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien
dâaussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon cĆur. A quoi
bon aller si loin chercher le bonheur, il est lĂ sous mes yeux!
«Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de
CĂŽme, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de
cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de
duchesse dâA..., mais je trouverais une de ces petites filles lĂ -bas
qui arrangent des fleurs sur le pavĂ© et, en vĂ©ritĂ©, je lâaimerais tout
autant: lâhypocrisie me glace mĂȘme en amour, et nos grandes dames visent
Ă des effets trop sublimes. NapolĂ©on leur a donnĂ© des idĂ©es de mĆurs et
de constance.
«Diable! se dit-il tout Ă coup, en retirant la tĂȘte de la fenĂȘtre comme
sâil eĂ»t craint dâĂȘtre reconnu malgrĂ© lâombre de lâĂ©norme jalousie
de bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entrée
de gendarmes en grande tenue.» En effet, dix gendarmes, dont quatre
sous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village.
Le maréchal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long
du trajet que devait parcourir la procession. «Tout le monde me connaßt
ici; si lâon me voit, je ne fais quâun saut des bords du lac de CĂŽme au
Spielberg, oĂč lâon mâattachera Ă chaque jambe une chaĂźne pesant cent dix
livres: et quelle douleur pour la duchesse!»
Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que dâabord
il Ă©tait placĂ© Ă plus de quatre-vingts pieds dâĂ©lĂ©vation, que le lieu
oĂč il se trouvait Ă©tait comparativement obscur, que les yeux des gens
qui pourraient le regarder étaient frappés par un soleil éclatant,
et quâenfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans des rues
dont toutes les maisons venaient dâĂȘtre blanchies au lait de chaux,
en lâhonneur de la fĂȘte de saint Giovita. MalgrĂ© des raisonnements si
clairs, lâĂąme italienne de Fabrice eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©sormais hors dâĂ©tat de
goĂ»ter aucun plaisir, sâil nâeĂ»t interposĂ© entre lui et les gendarmes un
lambeau de vieille toile quâil cloua contre la fenĂȘtre et auquel il fit
deux trous pour les yeux.
Les cloches Ă©branlaient lâair depuis dix minutes, la procession sortait
de lâĂ©glise, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tĂȘte
et reconnut cette petite esplanade garnie dâun parapet et dominant le
lac, oĂč si souvent, dans sa jeunesse, il sâĂ©tait exposĂ© Ă voir les
mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des
jours de fĂȘte sa mĂšre voulait le voir auprĂšs dâelle.
Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre
chose que des canons de fusil que lâon scie de façon Ă ne leur laisser
que quatre pouces de longueur; câest pour cela que les paysans
recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique
de lâEurope a semĂ©s Ă foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois
rĂ©duits Ă quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusquâĂ
la gueule, on les place Ă terre dans une position verticale, et une
traĂźnĂ©e de poudre va de lâun Ă lâautre; ils sont rangĂ©s sur trois lignes
comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque
emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque
le Saint-Sacrement approche, on met le feu à la traßnée de poudre, et
alors commence un feu de file de coups secs, le plus inégal du monde et
le plus ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien nâest gai comme
le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le
balancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la
joie de son enfance chassa les idées un peu trop sérieuses dont notre
héros était assiégé; il alla chercher la grande lunette astronomique de
lâabbĂ©, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient
la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait
laissĂ©es Ă lâĂąge de onze et douze ans Ă©taient maintenant des femmes
superbes dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse; elles
firent renaßtre le courage de notre héros, et pour leur parler il eût
fort bien bravé les gendarmes.
La procession passĂ©e et rentrĂ©e dans lâĂ©glise par une porte latĂ©rale
que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientĂŽt extrĂȘme
mĂȘme au haut du clocher; les habitants rentrĂšrent chez eux et il se fit
un grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargĂšrent de
paysans retournant à Belagio, à Menagio et autres villages situés sur
le lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame: ce détail
si simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de tout
le malheur, de toute la gĂȘne quâil trouvait dans la vie compliquĂ©e
des cours. Quâil eĂ»t Ă©tĂ© heureux en ce moment de faire une lieue sur
ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur
des cieux! Il entendit ouvrir la porte dâen bas du clocher: câĂ©tait la
vieille servante de lâabbĂ© BlanĂšs, qui apportait un grand panier; il eut
toutes les peines du monde Ă sâempĂȘcher de lui parler. «Elle a pour moi
presque autant dâamitiĂ© que son maĂźtre, se disait-il, et dâailleurs je
pars ce soir Ă neuf heures; est-ce quâelle ne garderait pas le secret
quâelle mâaurait jurĂ©, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit
Fabrice, je déplairais à mon ami! je pourrais le compromettre avec les
gendarmes!» Et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un
excellent dĂźner, puis sâarrangea pour dormir quelques minutes: il ne se
rĂ©veilla quâĂ huit heures et demie du soir, lâabbĂ© BlanĂšs lui secouait
le bras, et il était nuit.
BlanĂšs Ă©tait extrĂȘmement fatiguĂ©, il avait cinquante ans de plus que la
veille. Il ne parla plus de choses sérieuses; assis sur son fauteuil de
bois:
--Embrasse-moi, dit-il Ă Fabrice.
Il le reprit plusieurs fois dans ses bras.
--La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, nâaura
rien dâaussi pĂ©nible que cette sĂ©paration. Jâai une bourse que je
laisserai en dĂ©pĂŽt Ă la Ghita, avec ordre dây puiser pour ses besoins,
mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la
connais; aprÚs cette recommandation, elle est capable, par économie pour
toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui
donnes des ordres bien prĂ©cis. Tu peux toi-mĂȘme ĂȘtre rĂ©duit Ă la misĂšre,
et lâobole du vieil ami te servira. Nâattends rien de ton frĂšre que des
procĂ©dĂ©s atroces, et tĂąche de gagner de lâargent par un travail qui te
rende utile Ă la sociĂ©tĂ©. Je prĂ©vois des orages Ă©tranges; peut-ĂȘtre dans
cinquante ans ne voudra-t-on plus dâoisifs. Ta mĂšre et ta tante peuvent
te manquer, tes sĆurs devront obĂ©ir Ă leurs maris... Va-tâen, va-tâen!
fuis! sâĂ©cria BlanĂšs avec empressement.
Il venait dâentendre un petit bruit dans lâhorloge qui annonçait que dix
heures allaient sonner, il ne voulut pas mĂȘme permettre Ă Fabrice de
lâembrasser une derniĂšre fois.
--DĂ©pĂȘche! dĂ©pĂȘche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute Ă
descendre lâescalier; prends garde de tomber, ce serait dâun affreux
présage.
Fabrice se prĂ©cipita dans lâescalier, et, arrivĂ© sur la place, se mit Ă
courir. Il était à peine arrivé devant le chùteau de son pÚre, que la
cloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y
portait un trouble singulier. Il sâarrĂȘta pour rĂ©flĂ©chir, ou plutĂŽt pour
se livrer aux sentiments passionnés que lui inspirait la contemplation
de cet Ă©difice majestueux quâil jugeait si froidement la veille. Au
milieu de sa rĂȘverie, des pas dâhomme vinrent le rĂ©veiller; il regarda
et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents
pistolets dont il venait de renouveler les amorces en dĂźnant, le petit
bruit quâil fit en les armant attira lâattention dâun des gendarmes,
et fut sur le point de le faire arrĂȘter. Il sâaperçut du danger quâil
courait et pensa Ă faire feu le premier; câĂ©tait son droit, car câĂ©tait
la seule maniĂšre quâil eĂ»t de rĂ©sister Ă quatre hommes bien armĂ©s. Par
bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets,
ne sâĂ©taient point montrĂ©s tout Ă fait insensibles aux politesses
quâils avaient reçues dans plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se
décidÚrent pas assez rapidement à faire leur devoir. Fabrice prit la
fuite en courant Ă toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en
courant aussi et criant:
--ArrĂȘte! arrĂȘte!
Puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de lĂ , Fabrice
sâarrĂȘta pour reprendre haleine. «Le bruit de mes pistolets a failli me
faire prendre; câest bien pour le coup que la duchesse mâeĂ»t dit, si
jamais il mâeĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© de revoir ses beaux yeux, que mon Ăąme trouve
du plaisir Ă contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de
regarder ce qui se passe actuellement à mes cÎtés.»
Fabrice frĂ©mit en pensant au danger quâil venait dâĂ©viter; il doubla
le pas, mais bientĂŽt il ne put sâempĂȘcher de courir, ce qui nâĂ©tait
pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui
regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de sâarrĂȘter que dans
la montagne, Ă plus dâune lieue de Grianta et, mĂȘme arrĂȘtĂ©, il eut une
sueur froide en pensant au Spielberg.
«Voilà une belle peur!» se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut
presque tentĂ© dâavoir honte. «Mais ma tante ne me dit-elle pas que la
chose dont jâai le plus besoin câest dâapprendre Ă me pardonner? Je me
compare toujours Ă un modĂšle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien!
je me pardonne ma peur, car, dâun autre cĂŽtĂ©, jâĂ©tais bien disposĂ© Ă
défendre ma liberté, et certainement tous les quatre ne seraient pas
restés debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment,
ajouta-t-il, nâest pas militaire; au lieu de me retirer rapidement,
aprĂšs avoir rempli mon objet, et peut-ĂȘtre donnĂ© lâĂ©veil Ă mes ennemis,
je mâamuse Ă une fantaisie plus ridicule peut-ĂȘtre que toutes les
prédictions du bon abbé.»
En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de
gagner les bords du lac Majeur, oĂč sa barque lâattendait, il faisait
un énorme détour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient
peut-ĂȘtre de lâamour que Fabrice portait Ă un marronnier plantĂ© par
sa mÚre vingt-trois ans auparavant. «Il serait digne de mon frÚre, se
dit-il, dâavoir fait couper cet arbre; mais ces ĂȘtres-lĂ ne sentent pas
les choses dĂ©licates; il nây aura pas songĂ©. Et dâailleurs, ce ne serait
pas dâun mauvais augure, ajouta-t-il avec fermetĂ©.» Deux heures plus
tard son regard fut consterné; des méchants ou un orage avaient rompu
lâune des principales branches du jeune arbre, qui pendait dessĂ©chĂ©e;
Fabrice la coupa avec respect, Ă lâaide de son poignard, et tailla bien
net la coupure, afin que lâeau ne pĂ»t pas sâintroduire dans le tronc.
Ensuite, quoique le temps fût bien précieux pour lui, car le jour allait
paraĂźtre, il passa une bonne heure Ă bĂȘcher la terre autour de lâarbre
chéri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du
lac Majeur. Au total, il nâĂ©tait point triste, lâarbre Ă©tait dâune belle
venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque
doublĂ©. La branche nâĂ©tait quâun accident sans consĂ©quence; une fois
coupĂ©e, elle ne nuisait plus Ă lâarbre, et mĂȘme il serait plus Ă©lancĂ©,
sa membrure commençant plus haut.
Fabrice nâavait pas fait une lieue, quâune bande Ă©clatante de blancheur
dessinait Ă lâorient les pics du Resegon di Lek, montagne cĂ©lĂšbre dans
le pays. La route quâil suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu
dâavoir des idĂ©es militaires, Fabrice se laissait attendrir par les
aspects sublimes ou touchants de ces forĂȘts des environs du lac de
CĂŽme. Ce sont peut-ĂȘtre les plus belles du monde; je ne veux pas dire
celles qui rendent le plus dâĂ©cus neufs, comme on dirait en Suisse, mais
celles qui parlent le plus Ă lâĂąme. Ecouter ce langage dans la position
oĂč se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes
lombardo-vĂ©nitiens, câĂ©tait un vĂ©ritable enfantillage.
«Je suis à une demi-lieue de la frontiÚre, se dit-il enfin, je vais
rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin:
cet habit de drap fin va leur ĂȘtre suspect, ils vont me demander mon
passeport; or, ce passeport porte en toutes lettres un nom promis Ă la
prison; me voici dans lâagrĂ©able nĂ©cessitĂ© de commettre un meurtre.
Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis
pas attendre bonnement pour faire feu que lâun des deux cherche Ă me
prendre au collet; pour peu quâen tombant il me retienne un instant,
me voilĂ au Spielberg.» Fabrice, saisi dâhorreur surtout de cette
nĂ©cessitĂ© de faire feu le premier, peut-ĂȘtre sur un ancien soldat de son
oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux dâun
Ă©norme chĂątaignier; il renouvelait lâamorce de ses pistolets, lorsquâil
entendit un homme qui sâavançait dans le bois en chantant trĂšs bien un
air délicieux de Mercadante, alors à la mode en Lombardie.
«VoilĂ qui est dâun bon augure!» se dit Fabrice. Cet air quâil Ă©coutait
religieusement lui Îta la petite pointe de colÚre qui commençait à se
mĂȘler Ă ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des
deux cĂŽtĂ©s, il nây vit personne.
«Le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse», se dit-il.
Presque au mĂȘme instant, il vit un valet de chambre trĂšs proprement vĂȘtu
Ă lâanglaise, et montĂ© sur un cheval de suite, qui sâavançait au petit
pas en tenant en main un beau cheval de race, peut-ĂȘtre un peu trop
maigre.
«Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsquâil me rĂ©pĂšte
que les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits
sur le voisin, je casserais la tĂȘte dâun coup de pistolet Ă ce valet de
chambre, et, une fois monté sur le cheval maigre, je me moquerais fort
de tous les gendarmes du monde. A peine de retour Ă Parme, jâenverrais
de lâargent Ă cet homme ou Ă sa veuve... mais ce serait une horreur!»
CHAPITRE X
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de
Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien Ă quatre ou cinq pieds
en contrebas de la forĂȘt. «Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il
part dâun temps de galop, et je reste plantĂ© lĂ faisant la vraie figure
dâun nigaud.» En ce moment, il se trouvait Ă dix pas du valet de chambre
qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux quâil avait peur; il allait
peut-ĂȘtre retourner ses chevaux. Sans ĂȘtre encore dĂ©cidĂ© Ă rien, Fabrice
fit un saut et saisit la bride du cheval maigre.
--Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur
ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je
suis obligĂ© de vous emprunter votre cheval; je vais ĂȘtre tuĂ© si je ne
f... pas le camp rapidement. Jâai sur les talons les quatre frĂšres Riva,
ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute; ils viennent de me
surprendre dans la chambre de leur sĆur, jâai sautĂ© par la fenĂȘtre et me
voici. Ils sont sortis dans la forĂȘt avec leurs chiens et leurs fusils.
Je mâĂ©tais cachĂ© dans ce gros chĂątaignier creux, parce que jâai vu lâun
dâeux traverser la route, leurs chiens vont me dĂ©pister! Je vais monter
sur votre cheval et galoper jusquâĂ une lieue au-delĂ de CĂŽme; je vais
Ă Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval Ă la
poste avec deux napoléons pour vous, si vous consentez de bonne grùce.
Si vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que
voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes Ă mes trousses, mon
cousin, le brave comte Alari, Ă©cuyer de lâempereur, aura soin de vous
faire casser les os.
Fabrice inventait ce discours Ă mesure quâil le prononçait dâun air tout
pacifique.
--Au reste, dit-il en riant, mon nom nâest point un secret; je suis
le Marchesino Ascanio del Dongo, mon chĂąteau est tout prĂšs dâici, Ă
Grianta. F..., dit-il, en élevant la voix, lùchez donc le cheval!
Le valet de chambre, stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son
pistolet dans la main gauche, saisit la bride que lâautre lĂącha, sauta Ă
cheval et partit au galop. Quand il fut Ă trois cents pas, il sâaperçut
quâil avait oubliĂ© de donner les vingt francs promis; il sâarrĂȘta: il
nây avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui
le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir dâavancer, et
quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de
monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les
piĂšces dâargent. «VoilĂ un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en
riant, pas un mot inutile.» Il fila rapidement vers le midi, sâarrĂȘta
dans une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard.
A deux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur; bientÎt il
aperçut sa barque qui battait lâeau, elle vint au signal convenu. Il ne
vit point de paysan à qui remettre le cheval; il rendit la liberté au
noble animal, trois heures aprÚs il était à Belgirate. Là , se trouvant
en pays ami, il prit quelque repos; il était fort joyeux, il avait
réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes
de sa joie? Son arbre Ă©tait dâune venue superbe, et son Ăąme avait Ă©tĂ©
rafraĂźchie par lâattendrissement profond quâil avait trouvĂ© dans les
bras de lâabbĂ© BlanĂšs. «Croit-il rĂ©ellement, se disait-il, Ă toutes
les prĂ©dictions quâil mâa faites; ou bien comme mon frĂšre mâa fait la
rĂ©putation dâun jacobin, dâun homme sans foi ni loi, capable de tout,
a-t-il voulu seulement mâengager Ă ne pas cĂ©der Ă la tentation de
casser la tĂȘte Ă quelque animal qui mâaura jouĂ© un mauvais tour?» Le
surlendemain Fabrice Ă©tait Ă Parme oĂč il amusa fort la duchesse et le
comte, en leur narrant avec la derniĂšre exactitude, comme il faisait
toujours, toute lâhistoire de son voyage.
A son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du
palais Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.
--Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il Ă la duchesse.
--Cet excellent homme quâon appelait mon mari vient de mourir Ă Baden.
Il me laisse ce palais; câĂ©tait une chose convenue, mais en signe
de bonne amitié, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui
mâembarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa niĂšce,
la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables.
Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur;
jâĂ©lĂšverai au duc un tombeau de trois cent mille francs.
Le comte se mit Ă dire des anecdotes sur la Raversi.
--Câest en vain que jâai cherchĂ© Ă lâamadouer par des bienfaits, dit
la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou
gĂ©nĂ©raux. En revanche, il ne se passe pas de mois quâils ne mâadressent
quelque lettre anonyme abominable, jâai Ă©tĂ© obligĂ©e de prendre un
secrétaire pour lire les lettres de ce genre.
--Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte
Mosca; ils tiennent manufacture de dénonciations infùmes. Vingt fois
jâaurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et
Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en sâadressant Ă Fabrice, si
mes bons juges les eussent condamnés.
--Eh bien! voilà qui me gùte tout le reste, répliqua Fabrice avec une
naĂŻvetĂ© bien plaisante Ă la cour, jâaurais mieux aimĂ© les voir condamnĂ©s
par des magistrats jugeant en conscience.
--Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me
donner lâadresse de tels magistrats, je leur Ă©crirai avant de me mettre
au lit.
--Si jâĂ©tais ministre, cette absence de juges honnĂȘtes gens blesserait
mon amour-propre.
--Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime
tant les Français, et qui mĂȘme jadis leur prĂȘta secours de son bras
invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut
mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment
vous gouverneriez ces ùmes ardentes, et qui lisent toute la journée
lâhistoire de la RĂ©volution de France avec des juges qui renverraient
acquittĂ©s les gens que jâaccuse. Ils arriveraient Ă ne pas condamner les
coquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus. Mais
je veux vous faire une querelle; votre Ăąme si dĂ©licate nâa-t-elle pas
quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez
dâabandonner sur les rives du lac Majeur?
--Je compte bien, dit Fabrice dâun grand sĂ©rieux, faire remettre ce
quâil faudra au maĂźtre du cheval pour le rembourser des frais dâaffiches
et autres, Ă la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans
qui lâauront trouvĂ©; je vais lire assidĂ»ment le journal de Milan, afin
dây chercher lâannonce dâun cheval perdu; je connais fort bien le
signalement de celui-ci.
--Il est vraiment primitif, dit le comte Ă la duchesse. Et que serait
devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsquâelle
galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire
un faux pas? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout
mon crĂ©dit eĂ»t Ă peine pu parvenir Ă faire diminuer dâune trentaine de
livres le poids de la chaßne attachée à chacune de vos jambes. Vous
auriez passĂ© en ce lieu de plaisance une dizaine dâannĂ©es; peut-ĂȘtre vos
jambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait
couper proprement...
--Ah! de grĂące, ne poussez pas plus loin un si triste roman, sâĂ©cria la
duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour...
--Et jâen ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, rĂ©pliqua le
ministre, dâun grand sĂ©rieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne
mâa-t-il pas demandĂ© un passeport sous un nom convenable, puisquâil
voulait pénétrer en Lombardie? A la premiÚre nouvelle de son arrestation
je serais parti pour Milan, et les amis que jâai dans ce pays-lĂ
auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie
avait arrĂȘtĂ© un sujet du prince de Parme. Le rĂ©cit de votre course
est gracieux, amusant, jâen conviens volontiers, rĂ©pliqua le comte en
reprenant un ton moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande
route me plaĂźt assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre
tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne.
Nous allons faire Ă Votre Excellence une fortune brillante, du moins
voici Madame qui me lâordonne, et je ne crois pas que mes plus grands
ennemis puissent mâaccuser dâavoir jamais dĂ©sobĂ©i Ă ses commandements.
Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espĂšce de course
au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un
faux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous
cassĂąt le cou.
--Vous ĂȘtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout Ă©mue.
--Câest que nous sommes environnĂ©s dâĂ©vĂ©nements tragiques, rĂ©pliqua le
comte aussi avec Ă©motion; nous ne sommes pas ici en France, oĂč tout
finit par des chansons ou par un emprisonnement dâun an ou deux, et
jâai rĂ©ellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah
çà ! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour Ă vous faire Ă©vĂȘque,
car bonnement je ne puis pas commencer par lâarchevĂȘchĂ© de Parme, ainsi
que le veut, trÚs raisonnablement, Mme la Duchesse ici présente; dans
cet Ă©vĂȘchĂ© oĂč vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu
quelle sera votre politique?
--Tuer le diable plutĂŽt quâil ne me tue, comme disent fort bien mes amis
les Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous
les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que
vous mâaurez faite. Jâai lu dans la gĂ©nĂ©alogie des del Dongo lâhistoire
de celui de nos ancĂȘtres qui bĂątit le chĂąteau de Grianta. Sur la fin
de sa vie, son bon ami GalĂ©as, duc de Milan, lâenvoie visiter un
chĂąteau fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la
part des Suisses. «Il faut pourtant que jâĂ©crive un mot de politesse
au commandant», lui dit le duc de Milan en le congédiant; il écrit et
lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour
la cacheter. «Ce sera plus poli», dit le prince. Vespasien del Dongo
part, mais en naviguant sur le lac, il se souvient dâun vieux conte
grec, car il était savant; il ouvre la lettre de son bon maßtre et y
trouve lâordre adressĂ© au commandant du chĂąteau, de le mettre Ă mort
aussitĂŽt son arrivĂ©e. Le Sforce, trop attentif Ă la comĂ©die quâil jouait
avec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la derniÚre ligne
du billet et sa signature; Vespasien del Dongo y Ă©crit lâordre de le
reconnaßtre pour gouverneur général de tous les chùteaux sur le lac, et
supprime la tĂȘte de la lettre. ArrivĂ© et reconnu dans le fort, il jette
le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de
quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui
ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un
jour me vaudront Ă moi quatre mille livres de rente.
--Vous parlez comme un acadĂ©micien, sâĂ©cria le comte en riant; câest un
beau coup de tĂȘte que vous nous racontez lĂ , mais ce nâest que tous les
dix ans que lâon a lâoccasion amusante de faire de ces choses piquantes.
Un ĂȘtre Ă demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours,
goûte trÚs souvent le plaisir de triompher des hommes à imagination.
Câest par une folie dâimagination que NapolĂ©on sâest rendu au prudent
John Bull, au lieu de chercher Ă gagner lâAmĂ©rique. John Bull, dans son
comptoir, a bien ri de sa lettre oĂč il cite ThĂ©mistocle. De tous temps
les vils Sancho Pança lâemporteront Ă la longue sur les sublimes don
Quichotte. Si vous voulez consentir Ă ne rien faire dâextraordinaire,
je ne doute pas que vous ne soyez un Ă©vĂȘque trĂšs respectĂ©, si ce nâest
trĂšs respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence
sâest conduite avec lĂ©gĂšretĂ© dans lâaffaire du cheval, elle a Ă©tĂ© Ă deux
doigts dâune prison Ă©ternelle.
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond
étonnement. «Etait-ce là , se disait-il, cette prison dont je suis
menacé? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre?» Les prédictions
de BlanĂšs, dont il se moquait fort en tant que prophĂ©ties, prenaient Ă
ses yeux toute lâimportance de prĂ©sages vĂ©ritables.
--Eh bien! quâas-tu donc? lui dit la duchesse Ă©tonnĂ©e; le comte tâa
plongé dans les noires images.
--Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et au lieu de me révolter
contre elle, mon esprit lâadopte. Il est vrai, jâai passĂ© bien prĂšs
dâune prison sans fin! Mais ce valet de chambre Ă©tait si joli dans son
habit Ă lâanglaise! quel dommage de le tuer!
Le ministre fut enchanté de son petit air sage.
--Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse.
Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquĂȘte, et la plus
dĂ©sirable de toutes, peut-ĂȘtre.
«Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta.» Il
se trompait; le comte ajouta:
--Votre simplicitĂ© Ă©vangĂ©lique a gagnĂ© le cĆur de notre vĂ©nĂ©rable
archevĂȘque, le pĂšre Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous
un grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, câest
que les trois grands vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs,
et dont deux, je pense, étaient grands vicaires avant votre naissance,
demanderont, par une belle lettre adressĂ©e Ă leur archevĂȘque, que vous
soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos
vertus dâabord, et ensuite sur ce que vous ĂȘtes petit-neveu du cĂ©lĂšbre
archevĂȘque Ascagne del Dongo. Quand jâai appris le respect quâon avait
pour vos vertus, jâai sur-le-champ nommĂ© capitaine le neveu du plus
ancien des vicaires généraux; il était lieutenant depuis le siÚge de
Tarragone par le maréchal Suchet.
--Va-tâen tout de suite en nĂ©gligĂ©, comme tu es, faire une visite de
tendresse Ă ton archevĂȘque, sâĂ©cria la duchesse. Raconte-lui le mariage
de ta sĆur; quand il saura quâelle va ĂȘtre duchesse, il te trouvera bien
plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te
confier sur ta future nomination.
Fabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et modeste,
câĂ©tait un ton quâil prenait avec trop de facilitĂ©; au contraire, il
avait besoin dâefforts pour jouer le grand seigneur. Tout en Ă©coutant
les récits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait:
«Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait
par la bride le cheval maigre?» Sa raison lui disait oui, mais son cĆur
ne pouvait sâaccoutumer Ă lâimage sanglante du beau jeune homme tombant
de cheval défiguré.
«Cette prison oĂč jâallais mâengloutir, si le cheval eĂ»t bronchĂ©,
était-elle la prison dont je suis menacé par tant de présages?»
Cette question Ă©tait de la derniĂšre importance pour lui, et lâarchevĂȘque
fut content de son air de profonde attention.
CHAPITRE XI
Au sortir de lâarchevĂȘchĂ©, Fabrice courut chez la petite Marietta; il
entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin
et se régalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses
amis. La mammacia, qui faisait fonctions de mÚre, répondit seule à son
signal.
--Il y a du nouveau depuis toi, sâĂ©cria-t-elle; deux ou trois de nos
acteurs sont accusĂ©s dâavoir cĂ©lĂ©brĂ© par une orgie la fĂȘte du grand
NapolĂ©on, et notre pauvre troupe, quâon appelle jacobine, a reçu lâordre
de vider les Etats de Parme, et vive Napoléon! Mais le ministre a,
dit-on, crachĂ© au bassinet. Ce quâil y a de sĂ»r, câest que Giletti a de
lâargent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignĂ©e dâĂ©cus.
Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage
jusquâĂ Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse
de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, Ă la derniĂšre
représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer;
il lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il
lui a déchiré son chùle bleu. Si tu voulais lui donner un chùle bleu,
tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous lâavons gagnĂ© Ă
une loterie. Le tambour-maĂźtre des carabiniers donne un assaut demain,
tu en trouveras lâheure affichĂ©e Ă tous les coins de rues. Viens nous
voir; sâil est parti pour lâassaut, de façon Ă nous faire espĂ©rer quâil
restera dehors un peu longtemps, je serai Ă la fenĂȘtre et je te ferai
signe de monter. TĂąche de nous apporter quelque chose de bien joli, et
la Marietta tâaime Ă la passion.
En descendant lâescalier tournant de ce taudis infĂąme, Fabrice Ă©tait
plein de componction: «Je ne suis point changé, se disait-il; toutes
mes belles résolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la
vie dâun Ćil si philosophique se sont envolĂ©es. Mon Ăąme Ă©tait hors de
son assiette ordinaire, tout cela Ă©tait un rĂȘve et disparaĂźt devant
lâaustĂšre rĂ©alitĂ©. Ce serait le moment dâagir», se dit Fabrice en
rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut
en vain quâil chercha dans son cĆur le courage de parler avec cette
sincĂ©ritĂ© sublime qui lui semblait si facile la nuit quâil passa aux
rives du lac de CĂŽme. «Je vais fĂącher la personne que jâaime le mieux
au monde; si je parle, jâaurai lâair dâun mauvais comĂ©dien; je ne vaux
rĂ©ellement quelque chose que dans de certains moments dâexaltation.»
--Le comte est admirable pour moi, dit-il Ă la duchesse, aprĂšs lui
avoir rendu compte de la visite Ă lâarchevĂȘchĂ©; jâapprĂ©cie dâautant
plus sa conduite que je crois mâapercevoir que je ne lui plais que fort
mĂ©diocrement; ma façon dâagir doit donc ĂȘtre correcte Ă son Ă©gard. Il a
ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, Ă en juger du moins
par son voyage dâavant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer
deux heures avec ses ouvriers. Si lâon trouve des fragments de statues
dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations, il
craint quâon ne les lui vole; jâai envie de lui proposer dâaller passer
trente-six heures Ă Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois
revoir lâarchevĂȘque, je pourrai partir dans la soirĂ©e et profiter de la
fraĂźcheur de la nuit pour faire la route.
La duchesse ne rĂ©pondit pas dâabord.
--On dirait que tu cherches des prĂ©textes pour tâĂ©loigner de moi, lui
dit-elle ensuite avec une extrĂȘme tendresse; Ă peine de retour de
Belgirate, tu trouves une raison pour partir.
«Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac
jâĂ©tais un peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de
sincĂ©ritĂ© que mon compliment finit par une impertinence; il sâagirait
de dire: Je tâaime de lâamitiĂ© la plus dĂ©vouĂ©e, etc. etc., mais mon
Ăąme nâest pas susceptible dâamour. Nâest-ce pas dire: Je vois que vous
avez de lâamour pour moi; mais prenez garde, je ne puis vous payer en
mĂȘme monnaie? Si elle a de lâamour, la duchesse peut se fĂącher dâĂȘtre
devinĂ©e, et elle sera rĂ©voltĂ©e de mon impudence si elle nâa pour moi
quâune amitiĂ© toute simple... et ce sont de ces offenses quâon ne
pardonne point.»
Pendant quâil pesait ces idĂ©es importantes, Fabrice, sans sâen
apercevoir, se promenait dans le salon, dâun air grave et plein de
hauteur, en homme qui voit le malheur Ă dix pas de lui.
La duchesse le regardait avec admiration; ce nâĂ©tait plus lâenfant
quâelle avait vu naĂźtre, ce nâĂ©tait plus le neveu toujours prĂȘt Ă lui
obĂ©ir: câĂ©tait un homme grave et duquel il serait dĂ©licieux de se faire
aimer. Elle se leva de lâottomane oĂč elle Ă©tait assise, et, se jetant
dans ses bras avec transport:
--Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.
--Non, rĂ©pondit-il de lâair dâun empereur romain, mais je voudrais ĂȘtre
sage.
Ce mot était susceptible de diverses interprétations; Fabrice ne se
sentit pas le courage dâaller plus loin et de courir le hasard de
blesser cette femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de
prendre de lâĂ©motion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure
aimable pour faire entendre ce quâil voulait dire. Par un transport
naturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme
charmante et la couvrit de baisers. Au mĂȘme instant, on entendit le
bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en
mĂȘme temps lui-mĂȘme parut dans le salon; il avait lâair tout Ă©mu.
--Vous inspirez des passions bien singuliĂšres, dit-il Ă Fabrice, qui
resta presque confondu du mot.
«LâarchevĂȘque avait ce soir lâaudience que Son Altesse SĂ©rĂ©nissime
lui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que
lâarchevĂȘque, dâun air tout troublĂ©, a dĂ©butĂ© par un discours appris
par cĆur et fort savant, auquel dâabord le prince ne comprenait rien.
Landriani a fini par dĂ©clarer quâil Ă©tait important pour lâĂ©glise de
Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fût nommé son premier vicaire
gĂ©nĂ©ral, et, par la suite, dĂšs quâil aurait vingt-quatre ans accomplis,
son coadjuteur avec future succession.
«Ce mot mâa effrayĂ©, je lâavoue, dit le comte; câest aller un peu
bien vite, et je craignais une boutade dâhumeur chez le prince.» Mais
il mâa regardĂ© en riant et mâa dit en français: «Ce sont lĂ de vos
coups, monsieur!»--«Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre
Altesse, me suis-je Ă©criĂ© avec toute lâonction possible, que jâignorais
parfaitement le mot de <i>future succession</i>.» Alors jâai dit la vĂ©ritĂ©,
ce que nous rĂ©pĂ©tions ici mĂȘme il y a quelques heures; jâai ajoutĂ©,
avec entraßnement, que, par la suite, je me serais regardé comme comblé
des faveurs de Son Altesse, si elle daignait mâaccorder un petit Ă©vĂȘchĂ©
pour commencer. Il faut que le prince mâait cru, car il a jugĂ© Ă propos
de faire le gracieux; il mâa dit, avec toute la simplicitĂ© possible:
«Ceci est une affaire officielle entre lâarchevĂȘque et moi, vous nây
entrez pour rien; le bonhomme mâadresse une sorte de rapport fort long
et passablement ennuyeux, Ă la suite duquel il arrive Ă une proposition
officielle; je lui ai répondu trÚs froidement que le sujet était bien
jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que jâaurais presque lâair
de payer une lettre de change tirĂ©e sur moi par lâEmpereur, en donnant
la perspective dâune si haute dignitĂ© au fils dâun des grands officiers
de son royaume lombardo-vĂ©nitien. LâarchevĂȘque a protestĂ© quâaucune
recommandation de ce genre nâavait eu lieu. CâĂ©tait une bonne sottise Ă
me dire Ă moi; jâen ai Ă©tĂ© surpris de la part dâun homme aussi entendu
; mais il est toujours dĂ©sorientĂ© quand il mâadresse la parole, et ce
soir il Ă©tait plus troublĂ© que jamais, ce qui mâa donnĂ© lâidĂ©e quâil
désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que
lui quâil nây avait point eu de haute recommandation en faveur de del
Dongo, que personne Ă ma cour ne lui refusait de la capacitĂ©, quâon ne
parlait point trop mal de ses mĆurs, mais que je craignais quâil ne fĂ»t
susceptible dâenthousiasme, et que je mâĂ©tais promis de ne jamais Ă©lever
aux places considérables les fous de cette espÚce avec lesquels un
prince nâest sĂ»r de rien. Alors, a continuĂ© Son Altesse, jâai dĂ» subir
un pathos presque aussi long que le premier: lâarchevĂȘque me faisait
lâĂ©loge de lâenthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je,
tu tâĂ©gares, tu compromets la nomination qui Ă©tait presque accordĂ©e; il
fallait couper court et me remercier avec effusion. Point: il continuait
son homélie avec une intrépidité ridicule, je cherchais une réponse qui
ne fĂ»t point trop dĂ©favorable au petit del Dongo; je lâai trouvĂ©e, et
assez heureuse, comme vous allez en juger: <i>Monseigneur, lui ai-je dit,
Pie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains,
lui seul osa dire non au tyran qui voyait lâEurope Ă ses pieds! eh
bien! il Ă©tait susceptible dâenthousiasme, ce qui lâa portĂ©, lorsquâil
Ă©tait Ă©vĂȘque dâImola, Ă Ă©crire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal
Chiaramonti en faveur de la république cisalpine.</i>
«Mon pauvre archevĂȘque est restĂ© stupĂ©fait, et, pour achever de le
stupĂ©fier, je lui ai dit dâun air fort sĂ©rieux: <i>Adieu, monseigneur,
je prendrai vingt-quatre heures pour réfléchir à votre proposition.</i>
Le pauvre homme a ajouté quelques supplications assez mal tournées et
assez inopportunes aprÚs le mot <i>adieu</i> prononcé par moi. Maintenant,
comte Mosca della RovĂšre, je vous charge de dire Ă la duchesse que je
ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui
ĂȘtre agrĂ©able; asseyez-vous lĂ et Ă©crivez Ă lâarchevĂȘque le billet
dâapprobation qui termine toute cette affaire. Jâai Ă©crit le billet, il
lâa signĂ©, il mâa dit: «Portez-le Ă lâinstant mĂȘme Ă la duchesse.» Voici
le billet, madame, et câest ce qui mâa donnĂ© un prĂ©texte pour avoir le
bonheur de vous revoir ce soir.
La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du
comte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il nâeut point lâair
étonné de cet incident, il prit la chose en véritable grand seigneur
qui naturellement a toujours cru quâil avait droit Ă ces avancements
extraordinaires, Ă ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors
des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit
par dire au comte:
--Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous
témoigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les
fragments de statues antiques quâils pourraient dĂ©couvrir; jâaime
beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, jâirai
voir les ouvriers. Demain soir, aprĂšs les remerciements convenables au
palais et chez lâarchevĂȘque, je partirai pour Sanguigna.
--Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, dâoĂč vient cette passion
subite du bon archevĂȘque pour Fabrice?
--Je nâai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le frĂšre est
capitaine me disait hier: «Le pÚre Landriani part de ce principe
certain, que le titulaire est supérieur au coadjuteur», et il ne se sent
pas de joie dâavoir sous ses ordres un del Dongo et de lâavoir obligĂ©.
Tout ce qui met en lumiĂšre la haute naissance de Fabrice ajoute Ă son
bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu
Mgr Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il
nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnĂ©e pour lâĂ©vĂȘque de
Plaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder sur le
siĂšge de Parme, et qui de plus est fils dâun meunier. Câest dans ce but
de succession future que lâĂ©vĂȘque de Plaisance a pris des relations
fort étroites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font
trembler lâarchevĂȘque pour le succĂšs de son dessein favori, avoir un del
Dongo à son état-major, et lui donner des ordres.
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la
fouille de Sanguigna, vis-Ă -vis Colorno (câest le Versailles des princes
de Parme); ces fouilles sâĂ©tendaient dans la plaine tout prĂšs de la
grande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, premiĂšre
ville de lâAutriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue
tranchée profonde de huit pieds et aussi étroite que possible; on était
occupĂ© Ă rechercher, le long de lâancienne voie romaine, les ruines
dâun second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au
Moyen Age. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient
pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi
quâon pĂ»t leur dire, ils sâimaginaient quâon Ă©tait Ă la recherche dâun
trĂ©sor, et la prĂ©sence de Fabrice Ă©tait surtout convenable pour empĂȘcher
quelque petite Ă©meute. Il ne sâennuyait point, il suivait ces travaux
avec passion; de temps à autre on trouvait quelque médaille, et il ne
voulait pas laisser le temps aux ouvriers de sâaccorder entre eux pour
lâescamoter.
La journĂ©e Ă©tait belle, il pouvait ĂȘtre six heures du matin: il avait
empruntĂ© un vieux fusil Ă un coup, il tira quelques alouettes; lâune
dâelles blessĂ©e alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la
poursuivant, aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se
dirigeait vers la frontiĂšre de Casal-Maggiore. Il venait de recharger
son fusil lorsque la voiture fort dĂ©labrĂ©e sâapprochant au tout petit
pas, il reconnut la petite Marietta; elle avait à ses cÎtés le grand
escogriffe Giletti, et cette femme ĂągĂ©e quâelle faisait passer pour sa
mĂšre.
Giletti sâimagina que Fabrice sâĂ©tait placĂ© ainsi au milieu de la
route, et un fusil Ă la main, pour lâinsulter et peut-ĂȘtre mĂȘme pour
lui enlever la petite Marietta. En homme de cĆur il sauta Ă bas de la
voiture; il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouillé,
et tenait de la droite une épée encore dans son fourreau, dont il se
servait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier
quelque rĂŽle de marquis.
--Ah! brigand! sâĂ©cria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici Ă
une lieue de la frontiĂšre; je vais te faire ton affaire; tu nâes plus
protégé ici par tes bas violets.
Fabrice faisait des mines Ă la petite Marietta et ne sâoccupait guĂšre
des cris jaloux du Giletti, lorsque tout Ă coup il vit Ă trois pieds de
sa poitrine le bout du pistolet rouillĂ©; il nâeut que le temps de donner
un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme dâun bĂąton: le
pistolet partit, mais ne blessa personne.
--ArrĂȘtez donc, f..., cria Giletti au veturino: en mĂȘme temps il eut
lâadresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le
tenir éloigné de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le
fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux,
plaçant une main devant lâautre, avançait toujours vers la batterie,
et Ă©tait sur le point de sâemparer du fusil, lorsque Fabrice, pour
lâempĂȘcher dâen faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observĂ©
auparavant que lâextrĂ©mitĂ© du fusil Ă©tait Ă plus de trois pouces
au-dessus de lâĂ©paule de Giletti: la dĂ©tonation eut lieu tout prĂšs de
lâoreille de ce dernier. Il resta un peu Ă©tonnĂ©, mais se remit en un
clin dâĆil.
--Ah! tu veux me faire sauter le crĂąne, canaille! je vais te faire ton
compte. Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur
Fabrice avec une rapiditĂ© admirable. Celui-ci nâavait point dâarme et se
vit perdu.
Il se sauva vers la voiture, qui Ă©tait arrĂȘtĂ©e Ă une dizaine de pas
derriĂšre Giletti; il passa Ă gauche, et saisissant de la main le ressort
de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout prĂšs de
la portiÚre droite qui était ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes
jambes et qui nâavait pas eu lâidĂ©e de se retenir au ressort de la
voiture fit plusieurs pas dans sa premiĂšre direction avant de pouvoir
sâarrĂȘter. Au moment oĂč Fabrice passait auprĂšs de la portiĂšre ouverte,
il entendit Marietta qui lui disait Ă demi-voix:
--Prends garde Ă toi; il te tuera. Tiens!
Au mĂȘme instant, Fabrice vit tomber de la portiĂšre une sorte de grand
couteau de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au mĂȘme instant
il fut touchĂ© Ă lâĂ©paule par un coup dâĂ©pĂ©e que lui lançait Giletti.
Fabrice, en se relevant, se trouva Ă six pouces de Giletti qui lui donna
dans la figure un coup furieux avec le pommeau de son épée; ce coup
Ă©tait lancĂ© avec une telle force quâil Ă©branla tout Ă fait la raison
de Fabrice; en ce moment il fut sur le point dâĂȘtre tuĂ©. Heureusement
pour lui, Giletti était encore trop prÚs pour pouvoir lui donner un coup
de pointe. Fabrice, quand il revint Ă soi, prit la fuite en courant de
toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse
et ensuite, se retournant vivement, il se trouva Ă trois pas de Giletti
qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de
pointe; Giletti avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau
de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche.
Il passa tout prĂšs de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, câĂ©tait
le couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps dâouvrir. Fabrice
fit un saut Ă droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se
trouvĂšrent Ă une juste distance de combat.
Giletti jurait comme un damné.
--Ah! je vais te couper la gorge, gredin de prĂȘtre, rĂ©pĂ©tait-il Ă chaque
instant.
Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler; le coup de pommeau
dâĂ©pĂ©e dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait
abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et
porta plusieurs bottes sans trop savoir ce quâil faisait; il lui
semblait vaguement ĂȘtre Ă un assaut public. Cette idĂ©e lui avait Ă©tĂ©
suggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou
trente, formaient cercle autour des combattants, mais Ă distance fort
respectueuse; car on voyait ceux-ci courir Ă tout moment et sâĂ©lancer
lâun sur lâautre.
Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus
avec la mĂȘme rapiditĂ©, lorsque Fabrice se dit: «A la douleur que je
ressens au visage, il faut quâil mâait dĂ©figurĂ©.» Saisi de rage Ă cette
idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant.
Cette pointe entra dans le cÎté droit de la poitrine de Giletti et
sortit vers lâĂ©paule gauche; au mĂȘme instant lâĂ©pĂ©e de Giletti pĂ©nĂ©trait
de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais lâĂ©pĂ©e glissa
sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.
Giletti Ă©tait tombĂ©; au moment oĂč Fabrice sâavançait vers lui, regardant
sa main gauche qui tenait un couteau, cette main sâouvrait machinalement
et laissait échapper son arme.
«Le gredin est mort», se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti
rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut Ă la voiture.
--Avez-vous un miroir? cria-t-il Ă Marietta. Marietta le regardait trĂšs
pĂąle et ne rĂ©pondait pas. La vieille femme ouvrit dâun grand sang-froid
un sac à ouvrage vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche
grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure:
«Les yeux sont sains, se disait-il, câest dĂ©jĂ beaucoup.» Il regarda les
dents, elles nâĂ©taient point cassĂ©es.
--DâoĂč vient donc que je souffre tant? se disait-il Ă demi-voix.
La vieille femme lui répondit:
--Câest que le haut de votre joue a Ă©tĂ© pilĂ© entre le pommeau de lâĂ©pĂ©e
de Giletti et lâos que nous avons lĂ . Votre joue est horriblement enflĂ©e
et bleue: mettez-y des sangsues Ă lâinstant, et ce ne sera rien.
--Ah! des sangsues Ă lâinstant, dit Fabrice en riant, et il reprit
tout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le
regardaient sans oser le toucher.
--Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ĂŽtez-lui son habit...
Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes
Ă trois cents pas sur la grande route qui sâavançaient Ă pied et dâun
pas mesuré vers le lieu de la scÚne.
«Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué,
ils vont mâarrĂȘter, et jâaurai lâhonneur de faire une entrĂ©e solennelle
dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la
Raversi et qui détestent ma tante!»
AussitĂŽt, et avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair, il jette aux ouvriers Ă©bahis
tout lâargent quâil avait dans ses poches, il sâĂ©lance dans la voiture.
--EmpĂȘchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il Ă ses ouvriers, et
je fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme
mâa attaquĂ© et voulait me tuer.
--Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre
napolĂ©ons dâor si tu passes le PĂŽ avant que ces gens lĂ -bas puissent
mâatteindre.
--Ăa va! dit le veturino; mais nâayez donc pas peur, ces hommes lĂ -bas
sont Ă pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les
laisser fameusement derriĂšre.
Disant ces paroles il les mit au galop.
Notre hĂ©ros fut choquĂ© de ce mot <i>peur</i> employĂ© par le cocher: câest que
rĂ©ellement il avait eu une peur extrĂȘme aprĂšs le coup de pommeau dâĂ©pĂ©e
quâil avait reçu dans la figure.
--Nous pouvons contre-passer des gens Ă cheval venant vers nous, dit le
veturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui
nous suivent peuvent crier quâon nous arrĂȘte.
Ceci voulait dire: Rechargez vos armes...
--Ah! que tu es brave, mon petit abbĂ©! sâĂ©criait la Marietta en
embrassant Fabrice.
La vieille femme regardait hors de la voiture par la portiĂšre: au bout
dâun peu de temps elle rentra la tĂȘte.
--Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle Ă Fabrice dâun grand
sang-froid; et il nây a personne sur la route devant vous. Vous savez
combien les employĂ©s de la police autrichienne sont formalistes: sâils
vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du PĂŽ, ils vous
arrĂȘteront, nâen ayez aucun doute.
Fabrice regarda par la portiĂšre.
--Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il Ă la
vieille femme.
--Trois au lieu dâun, rĂ©pondit-elle, et qui nous ont coĂ»tĂ© chacun quatre
francs: nâest-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques
qui voyagent toute lâannĂ©e! Voici le passeport de M. Giletti, artiste
dramatique, ce sera vous; voici nos deux passeports Ă la Mariettina et Ă
moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, quâallons-nous
devenir?
--Combien avait-il? dit Fabrice.
--Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vielle femme.
--Câest-Ă -dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne
veux pas que lâon trompe mon petit abbĂ©.
--Nâest-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme dâun
grand sang-froid, que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus?
Quâest-ce que trente-quatre Ă©cus pour vous? Et nous, nous avons perdu
notre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de débattre
les prix avec les veturini quand nous voyageons, et de faire peur Ă tout
le monde? Giletti nâĂ©tait pas beau, mais il Ă©tait bien commode, et si la
petite que voilĂ nâĂ©tait pas une sotte, qui dâabord sâest amourachĂ©e de
vous, jamais Giletti ne se fût aperçu de rien, et vous nous auriez donné
de beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.
Fabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la
vieille femme.
--Vous voyez, lui dit-il, quâil ne mâen reste que quinze, ainsi il est
inutile dorénavant de me tirer aux jambes.
La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les
mains. La voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de
loin les barriÚres jaunes rayées de noir qui annoncent les possessions
autrichiennes, la vieille femme dit Ă Fabrice:
--Vous feriez mieux dâentrer Ă pied avec le passeport de Giletti dans
votre poche; nous, nous allons nous arrĂȘter un instant, sous prĂ©texte
de faire un peu de toilette. Et dâailleurs, la douane visitera nos
effets. Vous, si vous mâen croyez, traversez Casal-Maggiore dâun pas
nonchalant; entrez mĂȘme au cafĂ© et buvez le verre dâeau-de-vie; une
fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en
pays autrichien: elle saura bientĂŽt quâil y a eu un homme de tuĂ©: vous
voyagez avec un passeport qui nâest pas le vĂŽtre, il nâen faut pas tant
pour passer deux ans en prison. Gagnez le PĂŽ Ă droite en sortant de la
ville, louez une barque et réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare; sortez
au plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter
un autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal;
rappelez-vous que vous avez tuĂ© lâhomme.
En approchant Ă pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice
relisait attentivement le passeport de Giletti. Notre héros avait
grand-peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui
avait dit du danger quâil y avait pour lui Ă rentrer dans les Etats
autrichiens; or, il voyait Ă deux cents pas devant lui le pont terrible
qui allait lui donner accĂšs en ce pays, dont la capitale Ă ses yeux
était le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de ModÚne
qui borne au midi lâEtat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu
dâune convention expresse; la frontiĂšre de lâEtat qui sâĂ©tend dans les
montagnes du cĂŽtĂ© de GĂȘnes Ă©tait trop Ă©loignĂ©e; sa mĂ©saventure serait
connue Ă Parme bien avant quâil pĂ»t atteindre ces montagnes; il ne
restait donc que les Etats de lâAutriche sur la rive gauche du PĂŽ. Avant
quâon eĂ»t le temps dâĂ©crire aux autoritĂ©s autrichiennes pour les engager
Ă lâarrĂȘter, il se passerait peut-ĂȘtre trente-six heures ou deux jours.
Toutes réflexions faites, Fabrice brûla avec le feu de son cigare son
propre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichien ĂȘtre un
vagabond que dâĂȘtre Fabrice del Dongo, et il Ă©tait possible quâon le
fouillĂąt.
IndĂ©pendamment de la rĂ©pugnance bien naturelle quâil avait Ă confier
sa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document présentait
des difficultés matérielles: la taille de Fabrice atteignait tout au
plus Ă cinq pieds cinq pouces, et non pas Ă cinq pieds dix pouces
comme lâĂ©nonçait le passeport; il avait prĂšs de vingt-quatre ans et
paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que
notre héros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du
PÎ voisine du pont de barques, avant de se décider à y descendre. «Que
conseillerais-je Ă un autre qui se trouverait Ă ma place? se dit-il
enfin. Evidemment de passer: il y a pĂ©ril Ă rester dans lâEtat de Parme;
un gendarme peut ĂȘtre envoyĂ© Ă la poursuite de lâhomme qui en a tuĂ© un
autre, fĂ»t-ce mĂȘme Ă son corps dĂ©fendant.» Fabrice fit la revue de ses
poches, déchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir
et sa boĂźte Ă cigares; il lui importait dâabrĂ©ger lâexamen quâil allait
subir. Il pensa Ă une terrible objection quâon pourrait lui faire et Ă
laquelle il ne trouvait que de mauvaises rĂ©ponses: il allait dire quâil
sâappelait Giletti et tout son linge Ă©tait marquĂ© F.D.
Comme on voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur
imagination; câest assez le dĂ©faut des gens dâesprit en Italie. Un
soldat français dâun courage Ă©gal ou mĂȘme infĂ©rieur se serait prĂ©sentĂ©
pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer dâavance Ă aucune
difficulté; mais aussi il y aurait porté tout son sang-froid, et Fabrice
Ă©tait bien loin dâĂȘtre de sang-froid, lorsque au bout du pont un petit
homme, vĂȘtu de gris, lui dit:
--Entrez au bureau de police pour votre passeport.
Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et
les chapeaux sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de
sapin derriĂšre lequel ils Ă©taient retranchĂ©s Ă©tait tout tachĂ© dâencre
et de vin; deux ou trois gros registres reliés en peau verte portaient
des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages était
noircie par les mains. Sur les registres placĂ©s en pile lâun sur lâautre
il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi
lâavant-veille pour une des fĂȘtes de lâEmpereur.
Fabrice fut frappĂ© de tous ces dĂ©tails, ils lui serrĂšrent le cĆur; il
paya ainsi le luxe magnifique et plein de fraßcheur qui éclatait dans
son joli appartement du palais Sanseverina. Il Ă©tait obligĂ© dâentrer
dans ce sale bureau et dây paraĂźtre comme infĂ©rieur; il allait subir un
interrogatoire.
LâemployĂ© qui tendit une main jaune pour prendre son passeport Ă©tait
petit et noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate. «Ceci est
un bourgeois de mauvaise humeur», se dit Fabrice; le personnage parut
excessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien
cinq minutes.
--Vous avez eu un accident, dit-il Ă lâĂ©tranger en indiquant sa joue du
regard.
--Le veturino nous a jetés en bas de la digue du PÎ.
Puis le silence recommença et lâemployĂ© lançait des regards farouches
sur le voyageur.
«Jây suis, se dit Fabrice, il va me dire quâil est fĂąchĂ© dâavoir une
mauvaise nouvelle Ă mâapprendre et que je suis arrĂȘtĂ©.» Toutes sortes
dâidĂ©es folles arrivĂšrent Ă la tĂȘte de notre hĂ©ros, qui dans ce moment
nâĂ©tait pas fort logique. Par exemple, il songea Ă sâenfuir par la porte
du bureau qui était restée ouverte.
«Je me défais de mon habit; je me jette dans le PÎ, et sans doute je
pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.»
LâemployĂ© de police le regardait fixement au moment oĂč il calculait
les chances de succÚs de cette équipée, cela faisait deux bonnes
physionomies. La prĂ©sence du danger donne du gĂ©nie Ă lâhomme
raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-mĂȘme; Ă
lâhomme dâimagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais
souvent absurdes.
Il fallait voir lâĆil indignĂ© de notre hĂ©ros sous lâĆil scrutateur de
ce commis de police orné de ses bijoux de cuivre. «Si je le tuais, se
disait Fabrice, je serai condamné pour meurtre à vingt ans de galÚre
ou Ă la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une
chaĂźne de cent vingt livres Ă chaque pied et huit onces de pain pour
toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je nâen sortirais quâĂ
quarante-quatre ans.» La logique de Fabrice oubliait que, puisquâil
avait brĂ»lĂ© son passeport, rien nâindiquait Ă lâemployĂ© de police quâil
fût le rebelle Fabrice del Dongo.
Notre hĂ©ros Ă©tait suffisamment effrayĂ©, comme on le voit; il lâeĂ»t Ă©tĂ©
bien davantage sâil eĂ»t connu les pensĂ©es qui agitaient le commis de
police. Cet homme était ami de Giletti; on peut juger de sa surprise
lorsquâil vit son passeport entre les mains dâun autre; son premier
mouvement fut de faire arrĂȘter cet autre, puis il songea que Giletti
pouvait bien avoir vendu son passeport Ă ce beau jeune homme qui
apparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. «Si je
lâarrĂȘte, se dit-il, Giletti sera compromis; on dĂ©couvrira facilement
quâil a vendu son passeport; dâun autre cĂŽtĂ©, que diront mes chefs si
lâon vient Ă vĂ©rifier que moi, ami de Giletti, jâai visĂ© son passeport
portĂ© par un autre?» LâemployĂ© se leva en bĂąillant et dit Ă Fabrice:
--Attendez, monsieur.
Puis, par une habitude de police, il ajouta:
--Il sâĂ©lĂšve une difficultĂ©.
Fabrice dit Ă part soi: «Il va sâĂ©lever ma fuite.»
En effet, lâemployĂ© quittait le bureau dont il laissait la porte
ouverte, et le passeport était resté sur la table de sapin. «Le danger
est évident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser
le pont au petit pas, je dirai au gendarme, sâil mâinterroge, que jâai
oublié de faire viser mon passeport par le commissaire de police du
dernier village des Etats de Parme.» Fabrice avait dĂ©jĂ son passeport Ă
la main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis
aux bijoux de cuivre qui disait:
--Ma foi je nâen puis plus; la chaleur mâĂ©touffe; je vais au cafĂ©
prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre
pipe, il y a un passeport Ă viser; lâĂ©tranger est lĂ .
Fabrice, qui sortait Ă pas de loup, se trouva face Ă face avec un beau
jeune homme qui se disait en chantonnant: «Eh bien! visons donc ce
passeport, je vais leur faire mon paraphe.»
--OĂč monsieur veut-il aller?
--A Mantoue, Venise et Ferrare.
--Ferrare soit, rĂ©pondit lâemployĂ© en sifflant; il prit une griffe,
imprima le visa en encre bleue sur le passeport, écrivit rapidement
les mots: Mantoue, Venise et Ferrare dans lâespace laissĂ© en blanc par
la griffe, puis il fit plusieurs tours en lâair avec la main, signa et
reprit de lâencre pour son paraphe quâil exĂ©cuta avec lenteur et en se
donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de cette
plume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq
ou six points, enfin il remit le passeport Ă Fabrice en disant dâun air
léger:
--Bon voyage, monsieur.
Fabrice sâĂ©loignait dâun pas dont il cherchait Ă dissimuler la rapiditĂ©,
lorsquâil se sentit arrĂȘter par le bras gauche: instinctivement il mit
la main sur le manche de son poignard, et sâil ne se fĂ»t vu entourĂ© de
maisons, il fĂ»t peut-ĂȘtre tombĂ© dans une Ă©tourderie. Lâhomme qui lui
touchait le bras gauche, lui voyant lâair tout effarĂ©, lui dit en forme
dâexcuse:
--Mais jâai appelĂ© monsieur trois fois, sans quâil rĂ©pondĂźt; monsieur
a-t-il quelque chose à déclarer à la douane?
--Je nâai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout prĂšs chasser chez
un de mes parents.
Il eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© si on lâeĂ»t priĂ© de nommer ce parent. Par la
grande chaleur quâil faisait et avec ces Ă©motions Fabrice Ă©tait mouillĂ©
comme sâil fĂ»t tombĂ© dans le PĂŽ. «Je ne manque pas de courage entre les
comédiens, mais les commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de
moi; avec cette idée je ferai un sonnet comique pour la duchesse.»
A peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise
rue qui descend vers le PĂŽ. Jâai grand besoin, se dit-il, des secours de
Bacchus et de Cérés, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle
pendait un torchon gris attaché à un bùton; sur le torchon était écrit
le mot <i>Trattoria</i>. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de
bois fort minces, et pendant jusquâĂ trois pieds de terre, mettait la
porte de la Trattoria Ă lâabri des rayons directs du soleil. LĂ , une
femme à demi nue et fort jolie reçut notre héros avec respect, ce qui
lui fit le plus vif plaisir; il se hĂąta de lui dire quâil mourait de
faim. Pendant que la femme prĂ©parait le dĂ©jeuner, entra un homme dâune
trentaine dâannĂ©es, il nâavait pas saluĂ© en entrant; tout Ă coup il se
releva du banc oĂč il sâĂ©tait jetĂ© dâun air familier, et dit Ă Fabrice:
--Eccellenza, la riverisco (je salue Votre Excellence).
Fabrice était trÚs gai en ce moment, et au lieu de former des projets
sinistres, il répondit en riant:
--Et dâoĂč diable connais-tu mon Excellence?
--Comment! Votre Excellence ne reconnaĂźt pas Ludovic, lâun des cochers
de Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne oĂč nous
allions tous les ans, je prenais toujours la fiĂšvre; jâai demandĂ© la
pension à Madame et me suis retiré. Me voici riche; au lieu de la
pension de douze écus par an à laquelle tout au plus je pouvais avoir
droit, Madame mâa dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets,
car je suis poĂšte en langue vulgaire, elle mâaccordait vingt-quatre
Ă©cus, et M. le comte mâa dit que si jamais jâĂ©tais malheureux, je
nâavais quâĂ venir lui parler. Jâai eu lâhonneur de mener Monsignore
pendant un relais lorsquâil est allĂ© faire sa retraite comme un bon
chrétien à la chartreuse de Velleja.
Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. CâĂ©tait un des cochers
les plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant quâil Ă©tait riche,
disait-il, il avait pour tout vĂȘtement une grosse chemise dĂ©chirĂ©e et
une culotte de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait Ă peine
aux genoux; une paire de souliers et un mauvais chapeau complétaient
lâĂ©quipage. De plus, il ne sâĂ©tait pas fait la barbe depuis quinze
jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui
absolument comme dâĂ©gal Ă Ă©gal; il crut voir que Ludovic Ă©tait lâamant
de lâhĂŽtesse. Il termina rapidement son dĂ©jeuner, puis dit Ă demi-voix Ă
Ludovic:
--Jâai un mot pour vous.
--Votre Excellence peut parler librement devant elle, câest une femme
rĂ©ellement bonne, dit Ludovic dâun air tendre.
--Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et
jâai besoin de votre secours. Dâabord il nây a rien de politique dans
mon affaire; jâai tout simplement tuĂ© un homme qui voulait mâassassiner
parce que je parlais Ă sa maĂźtresse.
--Pauvre jeune homme! dit lâhĂŽtesse.
--Que Votre Excellence compte sur moi! sâĂ©cria le cocher avec des yeux
enflammĂ©s par le dĂ©vouement le plus vif; oĂč Son Excellence veut-elle
aller?
--A Ferrare. Jâai un passeport, mais jâaimerais mieux ne pas parler aux
gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.
--Quand avez-vous expédié cet autre?
--Ce matin Ă six heures.
--Votre Excellence nâa-t-elle point de sang sur ses vĂȘtements? dit
lâhĂŽtesse.
--Jây pensais, reprit le cocher, et dâailleurs le drap de ces vĂȘtements
est trop fin; on nâen voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes,
cela nous attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le
juif. Votre Excellence est Ă peu prĂšs de ma taille, mais plus mince.
--De grĂące, ne mâappelez plus Excellence, cela peut attirer lâattention.
--Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant de la boutique.
--Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et lâargent! revenez donc!
--Que parlez-vous dâargent! dit lâhĂŽtesse, il a soixante-sept Ă©cus qui
sont fort Ă votre service. Moi-mĂȘme, ajouta-t-elle en baissant la voix,
jâai une quarantaine dâĂ©cus que je vous offre de bien bon cĆur; on nâa
pas toujours de lâargent sur soi lorsquâil arrive de ces accidents.
Fabrice avait Îté son habit à cause de la chaleur en entrant dans la
Trattoria.
--Vous avez lĂ un gilet qui pourrait nous causer de lâembarras sâil
entrait quelquâun: cette belle toile anglaise attirerait lâattention.
Elle donna Ă notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant
Ă son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte
intérieure, il était mis avec une certaine élégance.
--Câest mon mari, dit lâhĂŽtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari,
monsieur est un ami de Ludovic; il lui est arrivé un accident ce matin
de lâautre cĂŽtĂ© du fleuve, il dĂ©sire se sauver Ă Ferrare.
--Eh! nous le passerons, dit le mari dâun air fort poli, nous avons la
barque de Charles-Joseph.
Par une autre faiblesse de notre héros, que nous avouerons aussi
naturellement que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police
au bout du pont, il avait les larmes aux yeux; il était profondément
attendri par le dĂ©vouement parfait quâil rencontrait chez ces paysans:
il pensait aussi à la bonté caractéristique de sa tante; il eût voulu
pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra chargĂ© dâun paquet.
--Adieu cet autre, lui dit le mari dâun air de bonne amitiĂ©.
--Il ne sâagit pas de ça, reprit Ludovic dâun ton fort alarmĂ©, on
commence à parler de vous, on a remarqué que vous avez hésité en
entrant dans notre vicolo, et quittant la belle rue comme un homme qui
chercherait Ă se cacher.
--Montez vite Ă la chambre, dit le mari.
Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au
lieu de vitres aux deux fenĂȘtres, on y voyait quatre lits larges chacun
de six pieds et hauts de cinq.
--Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement
arrivĂ© qui voulait faire la cour Ă la jolie femme dâen bas, et auquel
jâai prĂ©dit que quand il va en correspondance sur la route, il pourrait
bien se rencontrer avec une balle; si ce chien-lĂ entend parler de Votre
Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera Ă vous arrĂȘter
ici afin de faire mal noter la Trattoria de la Théodolinde.
«Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée de sang et
des blessures serrĂ©es avec des mouchoirs, le porco sâest donc dĂ©fendu?
En voilĂ cent fois plus quâil nâen faut pour vous faire arrĂȘter: je nâai
point achetĂ© de chemise. Il ouvrit sans façon lâarmoire du mari et donna
une de ses chemises à Fabrice qui bientÎt fut habillé en riche bourgeois
de campagne. Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille, plaça
les habits de Fabrice dans le panier oĂč lâon met le poisson, descendit
en courant et sortit rapidement par une porte de derriĂšre; Fabrice le
suivait.
--Théodolinde, cria-t-il en passant prÚs de la boutique, cache ce
qui est en haut, nous allons attendre dans les saules; et toi,
Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paie bien.
Ludovic fit passer plus de vingt fossés à Fabrice. Il y avait des
planches fort longues et fort élastiques qui servaient de ponts sur les
plus larges de ces fossés; Ludovic retirait ces planches aprÚs avoir
passé. Arrivé au dernier canal, il tira la planche avec empressement.
--Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux
lieues Ă faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilĂ tout pĂąle,
dit-il Ă Fabrice, je nâai point oubliĂ© la petite bouteille dâeau-de-vie.
--Elle vient fort Ă propos: la blessure Ă la cuisse commence Ă se faire
sentir; et dâailleurs jâai eu une fiĂšre peur dans le bureau de la police
au bout du pont.
--Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme
était la vÎtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osé entrer
en un tel lieu. Quant aux blessures, je mây connais: je vais vous mettre
dans un endroit bien frais oĂč vous pourrez dormir une heure; la barque
viendra nous y chercher sâil y a moyen dâobtenir une barque; sinon,
quand vous serez un peu reposé nous ferons encore deux petites lieues,
et je vous mĂšnerai Ă un moulin oĂč je prendrai moi-mĂȘme une barque.
Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi: Madame va ĂȘtre
au dĂ©sespoir quand elle apprendra lâaccident; on lui dira que vous ĂȘtes
blessĂ© Ă mort, peut-ĂȘtre mĂȘme que vous avez tuĂ© lâautre en traĂźtre. La
marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits
qui peuvent chagriner Madame. Votre Excellence pourrait écrire.
--Et comment faire parvenir la lettre?
--Les garçons du moulin oĂč nous allons gagnent douze sous par jour; en
un jour et demi ils sont Ă Parme, donc quatre francs pour le voyage;
deux francs pour lâusure des souliers: si la course Ă©tait faite pour un
pauvre homme tel que moi, ce serait six francs; comme elle est pour le
service dâun seigneur, jâen donnerai douze.
Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois de vernes et de
saules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla Ă plus dâune heure de lĂ
chercher de lâencre et du papier.
--Grand Dieu, que je suis bien ici! sâĂ©cria Fabrice. Fortune! adieu, je
ne serai jamais archevĂȘque!
A son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas
lâĂ©veiller. La barque nâarriva que vers le coucher du soleil; aussitĂŽt
que Ludovic la vit paraßtre au loin, il appela Fabrice qui écrivit deux
lettres.
--Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic
dâun air peinĂ©, et je crains bien de lui dĂ©plaire au fond du cĆur, quoi
quâelle en dise, si jâajoute une certaine chose.
--Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et,
quoi que vous puissiez dire, vous serez toujours Ă mes yeux un serviteur
fidĂšle de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer
dâun fort vilain pas.
Il fallut bien dâautres protestations encore pour dĂ©cider Ludovic Ă
parler, et quand enfin il en eut pris la résolution, il commença par une
prĂ©face qui dura bien cinq minutes. Fabrice sâimpatienta, puis il se
dit: «A qui la faute? à notre vanité que cet homme a fort bien vue du
haut de son siÚge.» Le dévouement de Ludovic le porta enfin à courir le
risque de parler net.
--Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous
allez expédier à Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre
écriture, et par conséquent font preuves judiciaires contre vous. Votre
Excellence va me prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle
aura peut-ĂȘtre honte de mettre sous les yeux de Madame la duchesse ma
pauvre Ă©criture de cocher; mais enfin votre sĂ»retĂ© mâouvre la bouche,
quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne
pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul
compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous mâĂȘtes
apparu au milieu dâun champ avec une Ă©critoire de corne dans une main et
un pistolet dans lâautre, et que vous mâavez ordonnĂ© dâĂ©crire.
--Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, sâĂ©cria Fabrice, et pour vous
prouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous,
copiez ces deux lettres telles quâelles sont.
Ludovic comprit toute lâĂ©tendue de cette marque de confiance et y fut
extrĂȘmement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait
la barque sâavancer rapidement sur le fleuve:
--Les lettres seront plus tÎt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre
Excellence veut prendre la peine de me les dicter.
Les lettres finies, Fabrice écrivit un A et un B à la derniÚre ligne,
et, sur une petite rognure de papier quâensuite il chiffonna, il mit en
français: <i>Croyez</i> <i>A et B</i>. Le piéton devait cacher ce papier froissé dans
ses vĂȘtements.
La barque arrivant à portée de la voix, Ludovic appela les bateliers
par des noms qui nâĂ©taient pas les leurs; ils ne rĂ©pondirent point et
abordÚrent cinq cents toises plus bas, regardant de tous les cÎtés pour
voir sâils nâĂ©taient point aperçus par quelque douanier.
--Je suis Ă vos ordres, dit Ludovic Ă Fabrice, voulez-vous que je porte
moi-mĂȘme les lettres Ă Parme? Voulez-vous que je vous accompagne Ă
Ferrare?
--Mâaccompagner Ă Ferrare est un service que je nâosais presque vous
demander. Il faudra dĂ©barquer et tĂącher dâentrer dans la ville sans
montrer le passeport. Je vous dirai que jâai la plus grande rĂ©pugnance
Ă voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez
mâacheter un autre passeport.
--Que ne parliez-vous Ă Casal-Maggiore! Je sais un espion qui mâaurait
vendu un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante
francs.
Lâun des deux mariniers qui Ă©tait nĂ© sur la rive droite du PĂŽ, et par
consĂ©quent nâavait pas besoin de passeport Ă lâĂ©tranger pour aller Ă
Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la
rame, se fit fort de conduire la barque avec lâautre.
--Nous allons trouver sur le bas PÎ, dit-il, plusieurs barques armées
appartenant à la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois
on fut obligĂ© de se cacher au milieu de petites Ăźles Ă fleur dâeau,
chargées de saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser passer
les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita
de ces longs moments de loisir pour réciter à Fabrice plusieurs de ses
sonnets. Les sentiments étaient assez justes, mais comme émoussés par
lâexpression, et ne valaient pas la peine dâĂȘtre Ă©crits; le singulier,
câest que cet ex-cocher avait des passions et des façons de voir vives
et pittoresques; il devenait froid et commun dĂšs quâil Ă©crivait. «Câest
le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice; lâon
sait maintenant tout exprimer avec grĂące, mais les cĆurs nâont rien
Ă dire.» Il comprit que le plus grand plaisir quâil pĂ»t faire Ă ce
serviteur fidĂšle ce serait de corriger les fautes dâorthographe de ses
sonnets.
--On se moque de moi quand je prĂȘte mon cahier, disait Ludovic; mais
si Votre Excellence daignait me dicter lâorthographe des mots lettre Ă
lettre, les envieux ne sauraient plus que dire: lâorthographe ne fait
pas le génie.
Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en
toute sĂ»retĂ© dans un bois de vernes, une lieue avant que dâarriver Ă
Ponte Lago Oscuro. Toute la journée il resta caché dans une chÚneviÚre,
et Ludovic le précéda à Ferrare; il y loua un petit logement chez un
juif pauvre, qui comprit tout de suite quâil y avait de lâargent Ă
gagner si lâon savait se taire. Le soir, Ă la chute du jour, Fabrice
entra dans Ferrare monté sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce
secours, la chaleur lâavait frappĂ© sur le fleuve; le coup de couteau
quâil avait Ă la cuisse et le coup dâĂ©pĂ©e que Giletti lui avait donnĂ©
dans lâĂ©paule, au commencement du combat, sâĂ©taient enflammĂ©s et lui
donnaient de la fiĂšvre.
CHAPITRE XII
Le juif, maßtre du logement, avait procuré un chirurgien discret,
lequel, comprenant Ă son tour quâil y avait de lâargent dans la bourse,
dit Ă Ludovic que sa conscience lâobligeait Ă faire son rapport Ă la
police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son
frĂšre.
--La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évident que votre frÚre
ne sâest point blessĂ© lui-mĂȘme, comme il le raconte, en tombant dâune
Ă©chelle, au moment oĂč il tenait Ă la main un couteau tout ouvert.
Ludovic rĂ©pondit froidement Ă cet honnĂȘte chirurgien que, sâil sâavisait
de cĂ©der aux inspirations de sa conscience, il aurait lâhonneur, avant
de quitter Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert
Ă la main. Quand il rendit compte de cet incident Ă Fabrice, celui-ci le
blĂąma fort, mais il nây avait plus un instant Ă perdre pour dĂ©camper.
Ludovic dit au juif quâil voulait essayer de faire prendre lâair Ă son
frĂšre; il alla chercher une voiture, et nos amis sortirent de la maison
pour nây plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les
rĂ©cits de toutes ces dĂ©marches que rend nĂ©cessaires lâabsence dâun
passeport: ce genre de prĂ©occupation nâexiste plus en France; mais en
Italie, et surtout aux environs du PĂŽ, tout le monde parle passeport.
Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade,
Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte,
et revint prendre Fabrice avec une sediola quâil avait louĂ©e pour faire
douze lieues. Arrivés prÚs de Bologne, nos amis se firent conduire
Ă travers champs sur la route qui de Florence conduit Ă Bologne;
ils passĂšrent la nuit dans la plus misĂ©rable auberge quâils purent
découvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un
peu, ils entrÚrent à Bologne comme des promeneurs. On avait brûlé le
passeport de Giletti: la mort du comĂ©dien devait ĂȘtre connue, et il y
avait moins de pĂ©ril Ă ĂȘtre arrĂȘtĂ©s comme gens sans passeports que comme
porteurs de passeport dâun homme tuĂ©.
Ludovic connaissait Ă Bologne deux ou trois domestiques de grandes
maisons; il fut convenu quâil irait prendre langue auprĂšs dâeux. Il leur
dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frĂšre, celui-ci,
se sentant le besoin de dormir, lâavait laissĂ© partir seul une heure
avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village oĂč
lui, Ludovic, sâarrĂȘterait pour passer les heures de la grande chaleur.
Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frĂšre, sâĂ©tait dĂ©terminĂ© Ă
retourner sur ses pas; il lâavait retrouvĂ© blessĂ© dâun coup de pierre et
de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui
avaient cherché dispute. Ce frÚre était joli garçon, savait panser et
conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une
place dans quelque bonne maison. Ludovic se rĂ©serva dâajouter, quand
lâoccasion sâen prĂ©senterait, que, Fabrice tombĂ©, les voleurs sâĂ©taient
enfuis emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs
passeports.
En arrivant Ă Bologne, Fabrice, se sentant trĂšs fatiguĂ©, et nâosant,
sans passeport, se présenter dans une auberge, était entré dans
lâimmense Ă©glise de Saint-PĂ©trone. Il y trouva une fraĂźcheur dĂ©licieuse;
bientÎt il se sentit tout ranimé. «Ingrat que je suis, se dit-il tout
Ă coup, jâentre dans une Ă©glise, et câest pour mây asseoir, comme dans
un café!» Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la
protection Ă©vidente dont il Ă©tait entourĂ© depuis quâil avait eu le
malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frĂ©mir, câĂ©tait
dâĂȘtre reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. «Comment, se
disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui
a relu mon passeport jusquâĂ trois fois, ne sâest-il pas aperçu que je
nâai pas cinq pieds dix pouces, que je nâai pas trente-huit ans, que je
ne suis pas fort marqué de la petite vérole? Que de grùces je vous dois,
ĂŽ mon Dieu! Et jâai pu tarder jusquâĂ ce moment de mettre mon nĂ©ant Ă
vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que câĂ©tait Ă une vaine prudence
humaine que je devais le bonheur dâĂ©chapper au Spielberg qui dĂ©jĂ
sâouvrait pour mâengloutir!»
Fabrice passa plus dâune heure dans cet extrĂȘme attendrissement, en
prĂ©sence de lâimmense bontĂ© de Dieu. Ludovic sâapprocha sans quâil
lâentendĂźt venir, et se plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le
front cachĂ© dans ses mains, releva la tĂȘte, et son fidĂšle serviteur vit
les larmes qui sillonnaient ses joues.
--Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.
Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs
fois les sept psaumes de la pĂ©nitence, quâil savait par cĆur; il
sâarrĂȘtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa
situation présente.
Fabrice demandait pardon Ă Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui
est remarquable, câest quâil ne lui vint pas Ă lâesprit de compter
parmi ses fautes le projet de devenir archevĂȘque, uniquement parce que
le comte Mosca était premier ministre, et trouvait cette place et la
grande existence quâelle donne convenables pour le neveu de la duchesse.
Il lâavait dĂ©sirĂ©e sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait
songé, exactement comme à une place de ministre ou de général. Il ne
lui Ă©tait point venu Ă la pensĂ©e que sa conscience pĂ»t ĂȘtre intĂ©ressĂ©e
dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la
religion quâil devait aux enseignements des jĂ©suites milanais. Cette
religion Îte le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend
surtout lâexamen personnel, comme le plus Ă©norme des pĂ©chĂ©s; câest un
pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi lâon est coupable, il
faut interroger son curĂ©, ou lire la liste des pĂ©chĂ©s, telle quâelle
se trouve imprimée dans les livres intitulés: Préparation au sacrement
de la PĂ©nitence. Fabrice savait par cĆur la liste des pĂ©chĂ©s rĂ©digĂ©e
en langue latine, quâil avait apprise Ă lâAcadĂ©mie ecclĂ©siastique
de Naples. Ainsi, en rĂ©citant cette liste, parvenu Ă lâarticle du
meurtre, il sâĂ©tait fort bien accusĂ© devant Dieu dâavoir tuĂ© un homme,
mais en défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et sans y faire
la moindre attention, sur les divers articles relatifs au péché de
simonie (se procurer par de lâargent les dignitĂ©s ecclĂ©siastiques).
Si on lui eût proposé de donner cent louis pour devenir premier grand
vicaire de lâarchevĂȘque de Parme, il eĂ»t repoussĂ© cette idĂ©e avec
horreur; mais quoiquâil ne manquĂąt ni dâesprit ni surtout de logique,
il ne lui vint pas une seule fois Ă lâesprit que le crĂ©dit du comte
Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe de
lâĂ©ducation jĂ©suitique: donner lâhabitude de ne pas faire attention
à des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu
des traits dâintĂ©rĂȘt personnel et de lâironie de Paris, eĂ»t pu, sans
ĂȘtre de mauvaise foi, accuser Fabrice dâhypocrisie au moment mĂȘme oĂč
notre hĂ©ros ouvrait son Ăąme Ă Dieu avec la plus extrĂȘme sincĂ©ritĂ© et
lâattendrissement le plus profond.
Fabrice ne sortit de lâĂ©glise quâaprĂšs avoir prĂ©parĂ© la confession quâil
se proposait de faire dĂšs le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les
marches du vaste pĂ©ristyle en pierre qui sâĂ©lĂšve sur la grande place en
avant de la façade de Saint-PĂ©trone. Comme aprĂšs un grand orage lâair
est plus pur, ainsi lâĂąme de Fabrice Ă©tait tranquille, heureuse et comme
rafraĂźchie.
--Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il
Ă Ludovic en lâabordant; mais avant tout je dois vous demander pardon;
je vous ai rĂ©pondu avec humeur lorsque vous ĂȘtes venu me parler dans
lâĂ©glise; je faisais mon examen de conscience. Eh bien! oĂč en sont nos
affaires?
--Elles vont au mieux: jâai arrĂȘtĂ© un logement, Ă la vĂ©ritĂ© bien peu
digne de Votre Excellence, chez la femme dâun de mes amis, qui est fort
jolie et de plus intimement liĂ©e avec lâun des principaux agents de la
police. Demain jâirai dĂ©clarer comme quoi nos passeports nous ont Ă©tĂ©
volés; cette déclaration sera prise en bonne part; mais je paierai le
port de la lettre que la police écrira à Casal-Maggiore, pour savoir
sâil existe dans cette commune un nommĂ© Ludovic San-Micheli, lequel a
un frĂšre, nommĂ© Fabrice, au service de Mme la duchesse Sanseverina, Ă
Parme. Tout est fini, siamo a cavallo. (Proverbe italien: nous sommes
sauvés)
Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic
de lâattendre un instant, rentra dans lâĂ©glise presque en courant,
et à peine y fut-il que de nouveau il se précipita à genoux; il
baisait humblement les dalles de pierre. «Câest un miracle, Seigneur,
sâĂ©criait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon Ăąme disposĂ©e Ă
rentrer dans le devoir, vous mâavez sauvĂ©. Grand Dieu! il est possible
quâun jour je sois tuĂ© dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de
ma mort de lâĂ©tat oĂč mon Ăąme se trouve en ce moment.» Ce fut avec les
transports de la joie la plus vive que Fabrice récita de nouveau les
sept psaumes de la pĂ©nitence. Avant que de sortir il sâapprocha dâune
vieille femme qui Ă©tait assise devant une grande madone et Ă cĂŽtĂ© dâun
triangle de fer placĂ© verticalement sur un pied de mĂȘme mĂ©tal. Les bords
de ce triangle Ă©taient hĂ©rissĂ©s dâun grand nombre de pointes destinĂ©es
à porter les petits cierges que la piété des fidÚles allume devant la
célÚbre madone de Cimabué. Sept cierges seulement étaient allumés quand
Fabrice sâapprocha; il plaça cette circonstance dans sa mĂ©moire avec
lâintention dây rĂ©flĂ©chir ensuite plus Ă loisir.
--Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme.
--Deux bajocs piĂšce.
En effet ils nâĂ©taient guĂšre plus gros quâun tuyau de plume, et
nâavaient pas un pied de long.
--Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?
--Soixante-trois, puisquâil y en a sept dâallumĂ©s.
«Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci
encore est Ă noter.» Il paya les cierges, plaça lui-mĂȘme et alluma les
sept premiers, puis se mit Ă genoux pour faire son offrande, et dit Ă la
vieille femme en se relevant:
--Câest pour grĂące reçue.
--Je meurs de faim, dit Fabrice Ă Ludovic, en le rejoignant.
--Nâentrons point dans un cabaret, allons au logement; la maĂźtresse de
la maison ira vous acheter ce quâil faut pour dĂ©jeuner; elle volera une
vingtaine de sous et en sera dâautant plus attachĂ©e au nouvel arrivant.
--Ceci ne tend Ă rien moins quâĂ me faire mourir de faim une grande
heure de plus, dit Fabrice en riant avec la sĂ©rĂ©nitĂ© dâun enfant, et il
entra dans un cabaret voisin de Saint-PĂ©trone. A son extrĂȘme surprise,
il vit Ă une table voisine de celle oĂč il Ă©tait placĂ©, PĂ©pĂ©, le premier
valet de chambre de sa tante, celui-lĂ mĂȘme qui autrefois Ă©tait venu Ă
sa rencontre jusquâĂ GenĂšve. Fabrice lui fit signe de se taire; puis,
aprÚs avoir déjeuné rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses
lÚvres, il se leva; Pépé le suivit, et, pour la troisiÚme fois notre
héros entra dans Saint-Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se
promener sur la place.
--Eh! mon Dieu, monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse
est horriblement inquiÚte: un jour entier elle vous a cru mort abandonné
dans quelque Ăźle du PĂŽ; je vais lui expĂ©dier un courrier Ă lâinstant
mĂȘme. Je vous cherche depuis six jours, jâen ai passĂ© trois Ă Ferrare,
courant toutes les auberges.
--Avez-vous un passeport pour moi?
--Jâen ai trois diffĂ©rents: lâun avec les noms et les titres de Votre
Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisiĂšme sous un
nom supposé, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expédition,
selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de ModĂšne. Il
ne sâagit que de faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous
verrait loger avec plaisir Ă lâauberge del Pelegrino, dont le maĂźtre est
son ami.
Fabrice, ayant lâair de marcher au hasard, sâavança dans la nef droite
de lâĂ©glise jusquâau lieu oĂč ses cierges Ă©taient allumĂ©s; ses yeux se
fixĂšrent sur la madone de CimabuĂ©, puis il dit Ă PĂ©pĂ© en sâagenouillant:
--Il faut que je rende grĂąces un instant.
PĂ©pĂ© lâimita. Au sortir de lâĂ©glise, PĂ©pĂ© remarqua que Fabrice donnait
une piĂšce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda lâaumĂŽne;
ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirĂšrent sur les pas
de lâĂȘtre charitable les nuĂ©es de pauvres de tout genre qui ornent
dâordinaire la place de Saint-PĂ©trone. Tous voulaient avoir leur part
du napolĂ©on. Les femmes, dĂ©sespĂ©rant de pĂ©nĂ©trer dans la mĂȘlĂ©e qui
lâentourait, fondirent sur Fabrice, lui criant sâil nâĂ©tait pas vrai
quâil avait voulu donner son napolĂ©on pour ĂȘtre divisĂ© parmi tous les
pauvres du bon Dieu. PĂ©pĂ©, brandissant sa canne Ă pomme dâor, leur
ordonna de laisser Son Excellence tranquille.
--Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes dâune voix plus perçante,
donnez aussi un napolĂ©on dâor pour les pauvres femmes! Fabrice doubla
le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres
mĂąles, accourant par toutes les rues, firent comme une sorte de petite
sédition. Toute cette foule horriblement sale et énergique criait:
--Excellence.
Fabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de la cohue; cette scÚne
rappela son imagination sur la terre. «Je nâai que ce que je mĂ©rite, se
dit-il, je me suis frotté à la canaille.»
Deux femmes le suivirent jusquâĂ la porte de Saragosse par laquelle il
sortait de la ville; PĂ©pĂ© les arrĂȘta en les menaçant sĂ©rieusement de
sa canne, et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante
colline de San Michele in Bosco, fit le tour dâune partie de la ville en
dehors des murs, prit un sentier, arriva Ă cinq cents pas sur la route
de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de
la police un passeport oĂč son signalement Ă©tait notĂ© dâune façon fort
exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie.
Fabrice y remarqua une petite tache dâencre rouge jetĂ©e, comme par
hasard, au bas de la feuille vers lâangle droit. Deux heures plus tard
il eut un espion Ă ses trousses, Ă cause du titre dâExcellence que son
compagnon lui avait donné devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique
son passeport ne portĂąt aucun des titres qui donnent Ă un homme le droit
de se faire appeler excellence par ses domestiques.
Fabrice vit lâespion, et sâen moqua fort; il ne songeait plus ni aux
passeports ni Ă la police, et sâamusait de tout comme un enfant. PĂ©pĂ©,
qui avait ordre de rester auprĂšs de lui, le voyant fort content de
Ludovic, aima mieux aller porter lui-mĂȘme de si bonnes nouvelles Ă
la duchesse. Fabrice écrivit deux trÚs longues lettres aux personnes
qui lui Ă©taient chĂšres; puis il eut lâidĂ©e dâen Ă©crire une troisiĂšme
au vĂ©nĂ©rable archevĂȘque Landriani. Cette lettre produisit un effet
merveilleux, elle contenait un récit fort exact du combat avec Giletti.
Le bon archevĂȘque, tout attendri, ne manqua pas dâaller lire cette
lettre au prince, qui voulut bien lâĂ©couter, assez curieux de voir
comment ce jeune monsignore sây prenait pour excuser un meurtre aussi
épouvantable. Grùce aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince
ainsi que toute la ville de Parme croyait que Fabrice sâĂ©tait fait
aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comédien qui
avait lâinsolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours
despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vérité, comme la
mode en dispose Ă Paris.
--Mais, que diable! disait le prince Ă lâarchevĂȘque, on fait faire ces
choses-lĂ par un autre; mais les faire soi-mĂȘme, ce nâest pas lâusage;
et puis on ne tue pas un comĂ©dien tel que Giletti, on lâachĂšte.
Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait à Parme.
Dans le fait, il sâagissait de savoir si la mort de ce comĂ©dien, qui de
son vivant gagnait trente-deux francs par mois, amĂšnerait la chute du
ministĂšre ultra et de son chef le comte Mosca.
En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqué des airs
dâindĂ©pendance que se donnait la duchesse, avait ordonnĂ© au fiscal
gĂ©nĂ©ral Rassi de traiter tout ce procĂšs comme sâil se fĂ»t agi dâun
libĂ©ral. Fabrice, de son cĂŽtĂ©, croyait quâun homme de son rang Ă©tait
au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays oĂč les grands
noms ne sont jamais punis, lâintrigue peut tout, mĂȘme contre eux. Il
parlait souvent Ă Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite
proclamĂ©e; sa grande raison câest quâil nâĂ©tait pas coupable. Sur quoi
Ludovic lui dit un jour:
--Je ne conçois pas comment Votre Excellence, qui a tant dâesprit et
dâinstruction, prend la peine de dire de ces choses-lĂ Ă moi qui suis
son serviteur dévoué; Votre Excellence use de trop de précautions, ces
choses-lĂ sont bonnes Ă dire en public ou devant un tribunal.
«Cet homme me croit un assassin et ne mâen aime pas moins», se dit
Fabrice, tombant de son haut.
Trois jours aprÚs le départ de Pépé, il fut bien étonné de recevoir une
lettre énorme fermée avec une tresse de soie comme du temps de Louis
XIV, et adressée à Son Excellence révérendissime Mgr Fabrice del Dongo,
premier grand vicaire du diocĂšse de Parme, chanoine, etc.
«Mais, est-ce que je suis encore tout cela?» se dit-il en riant.
LâĂ©pĂźtre de lâarchevĂȘque Landriani Ă©tait un chef-dâĆuvre de logique
et de clartĂ©; elle nâavait pas moins de dix-neuf grandes pages, et
racontait fort bien tout ce qui sâĂ©tait passĂ© Ă Parme Ă lâoccasion de la
mort de Giletti.
Une armée française commandée par le maréchal Ney et marchant sur la
ville nâaurait pas produit plus dâeffet, lui disait le bon archevĂȘque; Ă
lâexception de la duchesse et de moi, mon trĂšs cher fils, tout le monde
croit que vous vous ĂȘtes donnĂ© le plaisir de tuer lâhistrion Giletti.
Ce malheur vous fĂ»t-il arrivĂ©, ce sont de ces choses quâon assoupit
avec deux cents louis et une absence de six mois; mais la Raversi veut
renverser le comte Mosca Ă lâaide de cet incident. Ce nâest point
lâaffreux pĂ©chĂ© du meurtre que le public blĂąme en vous, câest uniquement
la maladresse ou plutĂŽt lâinsolence de ne pas avoir daignĂ© recourir Ă un
bulo (sorte de fier-Ă -bras, subalterne).Je vous traduis ici en termes
clairs les discours qui mâenvironnent, car depuis ce malheur Ă jamais
déplorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus
considĂ©rables de la ville pour avoir lâoccasion de vous justifier. Et
jamais je nâai cru faire un plus saint usage du peu dâĂ©loquence que le
Ciel a daignĂ© mâaccorder.
Les écailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de
la duchesse, remplies de transports dâamitiĂ©, ne daignaient jamais
raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme Ă jamais, si bientĂŽt
il nây rentrait triomphant.
«Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait
celle de lâarchevĂȘque, tout ce qui est humainement possible. Quant
à moi, tu as changé mon caractÚre avec cette belle équipée; je suis
maintenant aussi avare que le banquier Tombone; jâai renvoyĂ© tous
mes ouvriers, jâai fait plus, jâai dictĂ© au comte lâinventaire de ma
fortune, qui sâest trouvĂ©e bien moins considĂ©rable que je ne le pensais.
AprĂšs la mort de lâexcellent comte Pietranera, que, par parenthĂšse,
tu aurais bien plutĂŽt dĂ» venger, au lieu de tâexposer contre un ĂȘtre
de lâespĂšce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et
cinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres choses, que
jâavais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de
Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis
presque décidée à prendre les trois cent mille francs que me laisse
le duc, et que je voulais employer en entier à lui élever un tombeau
magnifique. Au reste, câest la marquise Raversi qui est ta principale
ennemie, câest-Ă -dire la mienne; si tu tâennuies seul Ă Bologne, tu nâas
quâĂ dire un mot, jâirai te joindre. Voici quatre nouvelles lettres de
change, etc.»
La duchesse ne disait mot Ă Fabrice de lâopinion quâon avait Ă Parme sur
son affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas,
la mort dâun ĂȘtre ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature
Ă ĂȘtre reprochĂ©e sĂ©rieusement Ă del Dongo.
--Combien de Giletti nos ancĂȘtres nâont-ils pas envoyĂ©s dans lâautre
monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tĂȘte de
leur en faire un reproche!
Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la premiÚre fois le
vĂ©ritable Ă©tat des choses, se mit Ă Ă©tudier la lettre de lâarchevĂȘque.
Par malheur lâarchevĂȘque lui-mĂȘme le croyait plus au fait quâil ne
lâĂ©tait rĂ©ellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le
triomphe de la marquise Raversi, câest quâil Ă©tait impossible de
trouver des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre
qui le premier en avait apportĂ© la nouvelle Ă Parme Ă©tait Ă lâauberge
du village Sanguigna lorsquâil avait eu lieu; la petite Marietta et la
vieille femme qui lui servait de mĂšre avaient disparu, et la marquise
avait acheté le veturino qui conduisait la voiture et qui faisait
maintenant une déposition abominable.
Quoique la procédure soit environnée du plus profond mystÚre, écrivait
le bon archevĂȘque avec son style cicĂ©ronien, et dirigĂ©e par le fiscal
gĂ©nĂ©ral Rassi, dont la seule charitĂ© chrĂ©tienne peut mâempĂȘcher de dire
du mal, mais qui a fait sa fortune en sâacharnant aprĂšs les malheureux
accusés comme le chien de chasse aprÚs le liÚvre; quoique le Rassi,
dis-je, dont votre imagination ne saurait sâexagĂ©rer la turpitude et
la vénalité, ait été chargé de la direction du procÚs par un prince
irritĂ©, jâai pu lire les trois dĂ©positions du veturino. Par un insigne
bonheur, ce malheureux se contredit. Et jâajouterai, parce que je parle
à mon vicaire général, à celui qui, aprÚs moi, doit avoir la direction
de ce diocĂšse, que jâai mandĂ© le curĂ© de la paroisse quâhabite ce
pécheur égaré. Je vous dirai, mon trÚs cher fils, mais sous le secret
de la confession, que ce curé connaßt déjà , par la femme du veturino,
le nombre dâĂ©cus quâil a reçu de la marquise Raversi; je nâoserai dire
que la marquise a exigé de lui de vous calomnier, mais le fait est
probable. Les Ă©cus ont Ă©tĂ© remis par un malheureux prĂȘtre qui remplit
des fonctions peu relevĂ©es auprĂšs de cette marquise, et auquel jâai Ă©tĂ©
obligĂ© dâinterdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai
point du récit de plusieurs autres démarches que vous deviez attendre
de moi, et qui dâailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre
collĂšgue Ă la cathĂ©drale, et qui dâailleurs se souvient un peu trop
quelquefois de lâinfluence que lui donnent les biens de sa famille dont,
par la permission divine, il est restĂ© le seul hĂ©ritier, sâĂ©tant permis
de dire chez M. le comte Zurla, ministre de lâIntĂ©rieur, quâil regardait
cette bagatelle comme prouvĂ©e contre vous (il parlait de lâassassinat du
malheureux Giletti), je lâai fait appeler devant moi, et lĂ , en prĂ©sence
de mes trois autres vicaires généraux, de mon aumÎnier et de deux
curĂ©s qui se trouvaient dans la salle dâattente, je lâai priĂ© de nous
communiquer, à nous ses frÚres, les éléments de la conviction complÚte
quâil disait avoir acquise contre un de ses collĂšgues Ă la cathĂ©drale;
le malheureux nâa pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le
monde sâest Ă©levĂ© contre lui, et quoique je nâaie cru devoir ajouter que
bien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus témoins du
plein aveu de son erreur complĂšte, sur quoi je lui ai promis le secret
en mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient assisté
Ă cette confĂ©rence, sous la condition toutefois quâil mettrait tout
son zĂšle Ă rectifier les fausses impressions quâavaient pu causer les
discours par lui proférés depuis quinze jours.
Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir
depuis longtemps, câest-Ă -dire que des trente-quatre paysans employĂ©s
à la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prétend
soldés par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux étaient au
fond de leur fossé, tout occupés de leurs travaux, lorsque vous vous
saisĂźtes du couteau de chasse et lâemployĂątes Ă dĂ©fendre votre vie
contre lâhomme qui vous attaquait Ă lâimproviste. Deux dâentre eux, qui
étaient hors du fossé, criÚrent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce
cri seul montre votre innocence dans tout son éclat. Eh bien! le fiscal
général Rassi prétend que ces deux hommes ont disparu, bien plus, on
a retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du fossé; dans leur
premier interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri on assassine
Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquiĂšme
interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont dĂ©clarĂ© quâils ne se
souvenaient pas bien sâils avaient entendu directement ce cri ou si
seulement il leur avait Ă©tĂ© racontĂ© par quelquâun de leurs camarades.
Des ordres sont donnĂ©s pour que lâon me fasse connaĂźtre la demeure de
ces ouvriers terrassiers, et leurs curĂ©s leur feront comprendre quâils
se damnent si, pour gagner quelques Ă©cus, ils se laissent aller Ă
altérer la vérité.
Le bon archevĂȘque entrait dans des dĂ©tails infinis, comme on peut en
juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se
servant de la langue latine:
Cette affaire nâest rien moins quâune tentative de changement de
ministĂšre. Si vous ĂȘtes condamnĂ©, ce ne peut ĂȘtre quâaux galĂšres ou Ă
la mort, auquel cas jâinterviendrais en dĂ©clarant, du haut de ma chaire
archiĂ©piscopale, que je sais que vous ĂȘtes innocent, que vous avez tout
simplement dĂ©fendu votre vie contre un brigand, et quâenfin je vous ai
défendu de revenir à Parme tant que vos ennemis y triompheront; je me
propose mĂȘme de stigmatiser, comme il le mĂ©rite, le fiscal gĂ©nĂ©ral; la
haine contre cet homme est aussi commune que lâestime pour son caractĂšre
est rare. Mais enfin la veille du jour oĂč ce fiscal prononcera cet arrĂȘt
si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-ĂȘtre mĂȘme
les Etats de Parme: dans ce cas lâon ne fait aucun doute que le comte
ne donne sa démission. Alors, trÚs probablement, le général Fabio Conti
arrive au ministĂšre, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de
votre affaire, câest quâaucun homme entendu nâest chargĂ© en chef des
démarches nécessaires pour mettre au jour votre innocence et déjouer
les tentatives faites pour suborner des témoins. Le comte croit remplir
ce rĂŽle; mais il est trop grand seigneur pour descendre Ă de certains
détails; de plus, en sa qualité de ministre de la police, il a dû
donner, dans le premier moment, les ordres les plus sévÚres contre vous.
Enfin, oserai-je le dire? Notre souverain seigneur vous croit coupable,
ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cette
affaire.
(Les mots correspondant Ă <i>notre souverain seigneur</i> et <i>Ă simule cette
croyance</i> Ă©taient en grec, et Fabrice sut un grĂ© infini Ă lâarchevĂȘque
dâavoir osĂ© les Ă©crire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre,
et la détruisit sur-le-champ.)
Fabrice sâinterrompit vingt fois en lisant cette lettre; il Ă©tait agitĂ©
des transports de la plus vive reconnaissance: il rĂ©pondit Ă lâinstant
par une lettre de huit pages. Souvent il fut obligĂ© de relever la tĂȘte
pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au
moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. «Je
vais lâĂ©crire en latin, se dit-il, elle en paraĂźtra plus convenable au
digne archevĂȘque.» Mais en cherchant Ă construire de belles phrases
latines bien longues, bien imitĂ©es de CicĂ©ron, il se rappela quâun
jour lâarchevĂȘque, lui parlant de NapolĂ©on, affectait de lâappeler
Buonaparte; Ă lâinstant disparut toute lâĂ©motion qui la veille le
touchait jusquâaux larmes. «O roi dâItalie, sâĂ©cria-t-il, cette fidĂ©litĂ©
que tant dâautres tâont jurĂ©e de ton vivant, je te la garderai aprĂšs ta
mort. Il mâaime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui
le fils dâun bourgeois.» Pour que sa belle lettre en italien ne fĂ»t pas
perdue, Fabrice y fit quelques changements nĂ©cessaires, et lâadressa au
comte Mosca.
Ce jour-lĂ mĂȘme, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle
devint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans lâaborder.
Elle gagna rapidement un portique désert; là , elle avança encore la
dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tĂȘte, de
façon Ă ce quâelle ne pĂ»t ĂȘtre reconnue; puis, se retournant vivement:
--Comment se fait-il, dit-elle Ă Fabrice, que vous marchiez ainsi
librement dans la rue?
Fabrice lui raconta son histoire.
--Grand Dieu! vous avez été à Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherché!
Vous saurez que je me suis brouillĂ©e avec la vieille femme parce quâelle
voulait me conduire Ă Venise, oĂč je savais bien que vous nâiriez jamais,
puisque vous ĂȘtes sur la liste noire de lâAutriche. Jâai vendu mon
collier dâor pour venir Ă Bologne, un pressentiment mâannonçait le
bonheur que jâai de vous y rencontrer; la vieille femme est arrivĂ©e deux
jours aprĂšs moi. Ainsi, je ne vous engagerai point Ă venir chez nous,
elle vous ferait encore de ces vilaines demandes dâargent qui me font
tant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis le jour fatal
que vous savez, et nous nâavons pas dĂ©pensĂ© le quart de ce que vous lui
donnĂątes. Je ne voudrais pas aller vous voir Ă lâauberge du Pelegrino,
ce serait une publicité. Tùchez de louer une petite chambre dans une rue
dĂ©serte, et Ă lâAve Maria (la tombĂ©e de la nuit), je me trouverai ici,
sous ce mĂȘme portique.
Ces mots dits, elle prit la fuite.
CHAPITRE XIII
Toutes les idĂ©es sĂ©rieuses furent oubliĂ©es Ă lâapparition imprĂ©vue
de cette aimable personne. Fabrice se mit Ă vivre Ă Bologne dans une
joie et une sécurité profondes. Cette disposition naïve à se trouver
heureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres quâil
adressait Ă la duchesse; ce fut au point quâelle en prit de lâhumeur.
A peine si Fabrice le remarqua; seulement il écrivit en signes abrégés
sur le cadran de sa montre: «Quand jâĂ©cris Ă la D. ne jamais dire quand
jâĂ©tais prĂ©lat, quand jâĂ©tais homme dâĂ©glise; cela la fĂąche.» Il avait
acheté deux petits chevaux dont il était fort content: il les attelait
Ă une calĂšche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait
aller voir quelquâun de ces sites ravissants des environs de Bologne;
presque tous les soirs il la conduisait Ă la Chute du Reno. Au retour,
il sâarrĂȘtait chez lâaimable Crescentini, qui se croyait un peu le pĂšre
de la Marietta.
«Ma foi! si câest lĂ la vie de cafĂ© qui me semblait si ridicule pour
un homme de quelque valeur, jâai eu tort de la repousser», se dit
Fabrice. Il oubliait quâil nâallait jamais au cafĂ© que pour lire <i>Le
Constitutionnel</i>, et que, parfaitement inconnu Ă tout le beau monde
de Bologne, les jouissances de vanitĂ© nâentraient pour rien dans sa
fĂ©licitĂ© prĂ©sente. Quand il nâĂ©tait pas avec la petite Marietta, on
le voyait Ă lâObservatoire, oĂč il suivait un cours dâastronomie; le
professeur lâavait pris en grande amitiĂ© et Fabrice lui prĂȘtait ses
chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la
Montagnola.
Il avait en exĂ©cration de faire le malheur dâun ĂȘtre quelconque, si peu
estimable quâil fĂ»t. La Marietta ne voulait pas absolument quâil vĂźt
la vieille femme; mais un jour quâelle Ă©tait Ă lâĂ©glise, il monta chez
la mammacia qui rougit de colĂšre en le voyant entrer. «Câest le cas de
faire le del Dongo», se dit Fabrice.
--Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée?
sâĂ©cria-t-il de lâair dont un jeune homme qui se respecte entre Ă Paris
au balcon des Bouffes.
--Cinquante écus.
--Vous mentez comme toujours; dites la vĂ©ritĂ©, ou par Dieu vous nâaurez
pas un centime.
--Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme,
quand nous avons eu le malheur de vous connaĂźtre; moi je gagnais douze
écus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers
de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois Ă peu prĂšs, Giletti
faisait un cadeau à la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus.
--Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais
si vous ĂȘtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si jâĂ©tais
un impresario; tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et
vingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais
banqueroute.
--Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine,
rĂ©pondit la vieille femme dâun ton furieux; nous perdons lâavviamento
(lâachalandage). Quand nous aurons lâĂ©norme malheur dâĂȘtre privĂ©es
de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues
dâaucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas
dâengagement, et par vous, nous mourrons de faim.
--Va-tâen au diable, dit Fabrice en sâen allant.
--Je nâirai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau
de la police, qui saura de moi que vous ĂȘtes un monsignore qui a jetĂ© le
froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que
moi.
Fabrice avait dĂ©jĂ descendu quelques marches de lâescalier, il revint.
--Dâabord la police sait mieux que toi quel peut ĂȘtre mon vrai nom; mais
si tu tâavises de me dĂ©noncer, si tu as cette infamie, lui dit-il dâun
grand sĂ©rieux, Ludovic te parlera, et ce nâest pas six coups de couteau
que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour
six mois Ă lâhĂŽpital, et sans tabac.
La vieille femme pĂąlit et se prĂ©cipita sur la main de Fabrice, quâelle
voulut baiser:
--Jâaccepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, Ă la
Marietta et Ă moi. Vous avez lâair si bon, que je vous prenais pour
un niais; et pensez-y bien, dâautres que moi pourront commettre la
mĂȘme erreur; je vous conseille dâavoir habituellement lâair plus grand
seigneur.
Puis elle ajouta avec une impudence admirable:
--Vous rĂ©flĂ©chirez Ă ce bon conseil, et comme lâhiver nâest pas bien
éloigné, vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi de deux bons
habits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est
sur la place Saint-Pétrone.
Lâamour de la jolie Marietta offrait Ă Fabrice tous les charmes de
lâamitiĂ© la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du mĂȘme
genre quâil aurait pu trouver auprĂšs de la duchesse.
«Mais nâest-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois,
que je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et
passionnĂ©e quâils appellent de lâamour? Parmi les liaisons que le hasard
mâa donnĂ©es Ă Novare ou Ă Naples, ai-je jamais rencontrĂ© de femme dont
la prĂ©sence, mĂȘme dans les premiers jours, fĂ»t pour moi prĂ©fĂ©rable
Ă une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce quâon appelle amour,
ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? Jâaime sans doute, comme
jâai bon appĂ©tit Ă six heures! Serait-ce cette propension quelque peu
vulgaire dont ces menteurs auraient fait lâamour dâOthello, lâamour de
TancrÚde? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que
les autres hommes? Mon Ăąme manquerait dâune passion, pourquoi cela? ce
serait une singuliÚre destinée!»
A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré
des femmes qui, fiÚres de leur rang, de leur beauté et de la position
quâoccupaient dans le monde les adorateurs quâelles lui avaient
sacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice
avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide. «Or, se
disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute
trĂšs vif, dâĂȘtre bien avec cette jolie femme quâon appelle la duchesse
Sanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un
jour la poule aux Ćufs dâor. Câest Ă la duchesse que je dois le seul
bonheur que jâaie jamais Ă©prouvĂ© par les sentiments tendres; mon amitiĂ©
pour elle est ma vie, et dâailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre
exilé réduit à vivoter péniblement dans un chùteau délabré des environs
de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies dâautomne
jâĂ©tais obligĂ©, le soir, crainte dâaccident, dâajuster un parapluie sur
le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de lâhomme dâaffaires, qui
voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute
puissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long; mon
pĂšre mâavait assignĂ© une pension de douze cents francs, et se croyait
damnĂ© de donner du pain Ă un jacobin. Ma pauvre mĂšre et mes sĆurs se
laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques
petits cadeaux Ă mes maĂźtresses. Cette façon dâĂȘtre gĂ©nĂ©reux me perçait
le cĆur. Et, de plus, on commençait Ă soupçonner ma misĂšre, et la jeune
noblesse des environs allait me prendre en pitié. TÎt ou tard, quelque
fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans
ses desseins, car, aux yeux de ces gens-lĂ , je nâĂ©tais pas autre chose.
Jâaurais donnĂ© ou reçu quelque bon coup dâĂ©pĂ©e qui mâeĂ»t conduit Ă la
forteresse de Fenestrelles, ou bien jâeusse de nouveau Ă©tĂ© me rĂ©fugier
en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. Jâai le bonheur
de devoir Ă la duchesse lâabsence de tous ces maux; de plus, câest elle
qui sent pour moi les transports dâamitiĂ© que je devrais Ă©prouver pour
elle.
«Au lieu de cette vie ridicule et piÚtre qui eût fait de moi un animal
triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et jâai
une excellente voiture, ce qui mâa empĂȘchĂ© de connaĂźtre lâenvie et tous
les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde
toujours de ce que je ne prends pas assez dâargent chez le banquier.
Veux-je gĂąter Ă jamais cette admirable position? Veux-je perdre lâunique
amie que jâaie au monde? Il suffit de profĂ©rer un mensonge, il suffit
de dire Ă une femme charmante et peut-ĂȘtre unique au monde, et pour
laquelle jâai lâamitiĂ© la plus passionnĂ©e: Je tâaime, moi qui ne sais pas
ce que câest quâaimer dâamour. Elle passerait la journĂ©e Ă me faire un
crime de lâabsence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta,
au contraire, qui ne voit pas dans mon cĆur et qui prend une caresse
pour un transport de lâĂąme, me croit fou dâamour, et sâestime la plus
heureuse des femmes.
«Dans le fait je nâai connu un peu cette prĂ©occupation tendre quâon
appelle, je crois, lâamour, que pour cette jeune Aniken de lâauberge de
Zonders, prÚs de la frontiÚre de Belgique.»
Câest avec regret que nous allons placer ici lâune des plus mauvaises
actions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misérable
pique de vanitĂ© sâempara de ce cĆur rebelle Ă lâamour, et le conduisit
fort loin. En mĂȘme temps que lui se trouvait Ă Bologne la fameuse Fausta
F***, sans contredit lâune des premiĂšres chanteuses de notre Ă©poque,
et peut-ĂȘtre la femme la plus capricieuse que lâon ait jamais vue.
Lâexcellent poĂšte Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux
sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme
des derniers gamins de carrefours.
Vouloir et ne pas vouloir, adorer et dĂ©tester en un jour, nâĂȘtre
contente que dans lâinconstance, mĂ©priser ce que le monde adore, tandis
que le monde lâadore, la Fausta a ces dĂ©fauts et bien dâautres encore.
Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies
ses caprices. As-tu le bonheur de lâentendre, tu tâoublies toi-mĂȘme, et
lâamour fait de toi, en un moment, ce que CircĂ© fit jadis des compagnons
dâUlysse.
Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes
favoris et de la haute insolence du jeune comte M***, au point de nâĂȘtre
pas révoltée de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les
rues de Bologne, et fut choquĂ© de lâair de supĂ©rioritĂ© avec lequel il
occupait le pavé, et daignait montrer ses grùces au public. Ce jeune
homme était fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze
lui avaient attirĂ© des menaces, il ne se montrait guĂšre quâenvironnĂ©
de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revĂȘtus de sa livrĂ©e,
et quâil avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia.
Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce
terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut
Ă©tonnĂ© de lâangĂ©lique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de
pareil; il lui dut des sensations de bonheur suprĂȘme, qui faisaient un
beau contraste avec la placidité de sa vie présente. «Serait-ce enfin
lĂ de lâamour?» se dit-il. Fort curieux dâĂ©prouver ce sentiment, et
dâailleurs amusĂ© par lâaction de braver ce comte M***, dont la mine
Ă©tait plus terrible que celle dâaucun tambour-major, notre hĂ©ros se
livra Ă lâenfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais
Tanari, que le comte M*** avait loué pour la Fausta.
Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire
apercevoir de la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués
lancés par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais
Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant
ce palais. La Fausta, cachée derriÚre ses persiennes, attendait
ce retour, et lui en tint compte. M***, jaloux de toute la terre,
devint spĂ©cialement jaloux de M. Joseph Bossi, et sâemporta en propos
ridicules; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une
lettre qui ne contenait que ces mots:
M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino,
via Larga, nÂș 79.
Le comte M***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous
lieux son énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente
domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.
Fabrice en Ă©crivait dâautres Ă la Fausta; M*** mit des espions autour
de ce rival, qui peut-ĂȘtre ne dĂ©plaisait pas; dâabord il apprit son
véritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer
Ă Parme. Peu de jours aprĂšs, le comte M***, ses buli, ses magnifiques
chevaux et la Fausta partirent pour Parme.
Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le
bon Ludovic fit des remontrances pathĂ©tiques; Fabrice lâenvoya promener,
et Ludovic, fort brave lui-mĂȘme, lâadmira; dâailleurs ce voyage le
rapprochait de la jolie maĂźtresse quâil avait Ă Casal-Maggiore. Par les
soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon
entrÚrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. «Pourvu,
se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je nâaie
aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni
avec la duchesse, je nâexpose que moi. Je dirai plus tard Ă ma tante
que jâallais Ă la recherche de lâamour, cette belle chose que je nâai
jamais rencontrĂ©e. Le fait est que je pense Ă la Fausta, mĂȘme quand je
ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que jâaime, ou
sa personne?» Ne songeant plus à la carriÚre ecclésiastique, Fabrice
avait arboré des moustaches et des favoris presque aussi terribles que
ceux du comte M***, ce qui le déguisait un peu. Il établit son quartier
gĂ©nĂ©ral non Ă Parme, câeĂ»t Ă©tĂ© trop imprudent, mais dans un village
des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca oĂč Ă©tait le
chĂąteau de sa tante. DâaprĂšs les conseils de Ludovic, il sâannonça
dans ce village comme le valet de chambre dâun grand seigneur anglais
fort original qui dépensait cent mille francs par an pour se donner le
plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de CĂŽme, oĂč
il Ă©tait retenu par la pĂȘche des truites. Par bonheur, le joli petit
palais que le comte M*** avait louĂ© pour la belle Fausta Ă©tait situĂ© Ă
lâextrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale de la ville de Parme, prĂ©cisĂ©ment sur la route
de Sacca, et les fenĂȘtres de la Fausta donnaient sur les belles allĂ©es
de grands arbres qui sâĂ©tendent sous la haute tour de la citadelle.
Fabrice nâĂ©tait point connu dans ce quartier dĂ©sert; il ne manqua pas de
faire suivre le comte M***, et, un jour que celui-ci venait de sortir
de chez lâadmirable cantatrice, il eut lâaudace de paraĂźtre dans la rue
en plein jour; à la vérité, il était monté sur un excellent cheval, et
bien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui
parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les
fenĂȘtres de la Fausta: aprĂšs avoir prĂ©ludĂ©, ils chantĂšrent assez bien
une cantate en son honneur. La Fausta se mit Ă la fenĂȘtre, et remarqua
facilement un jeune homme fort poli qui, arrĂȘtĂ© Ă cheval au milieu de
la rue, la salua dâabord, puis se mit Ă lui adresser des regards fort
peu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice,
elle eut bientĂŽt reconnu lâauteur des lettres passionnĂ©es qui avaient
amenĂ© son dĂ©part de Bologne. «VoilĂ un ĂȘtre singulier, se dit-elle, il
me semble que je vais lâaimer. Jâai cent louis devant moi, je puis fort
bien planter lĂ ce terrible comte M***. Au fait, il manque dâesprit et
dâimprĂ©vu, et nâest un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.»
Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze
heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville,
dans cette mĂȘme Ă©glise de Saint-Jean oĂč se trouvait le tombeau de son
grand-oncle, lâarchevĂȘque Ascanio del Dongo, il osa lây suivre. A la
vérité, Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec des
cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui
Ă©tait celle des flammes qui brĂ»laient son cĆur, il fit un sonnet que la
Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer
sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice
trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de
progrÚs réels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance
de singularitĂ©; elle a dit depuis quâelle avait peur de lui. Fabrice
nâĂ©tait plus retenu que par un reste dâespoir dâarriver Ă sentir ce
quâon appelle de lâamour, mais souvent il sâennuyait.
--Monsieur, allons-nous-en, lui rĂ©pĂ©tait Ludovic, vous nâĂȘtes point
amoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens désespérants.
Dâailleurs vous nâavancez point; par pure vergogne, dĂ©campons.
Fabrice allait partir au premier moment dâhumeur, lorsquâil apprit
que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina. «Peut-ĂȘtre
que cette voix sublime achĂšvera dâenflammer mon cĆur», se dit-il;
et il osa bien sâintroduire dĂ©guisĂ© dans ce palais oĂč tous les yeux
le connaissaient. Quâon juge de lâĂ©motion de la duchesse, lorsque
tout à fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrée
de chasseur, debout prĂšs de la porte du grand salon; cette tournure
rappelait quelquâun. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui
apprit lâinsigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait
trĂšs bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort;
le comte, parfaitement galant homme hors de la politique, agissait
dâaprĂšs cette maxime quâil ne pouvait trouver le bonheur quâautant que
la duchesse serait heureuse.
--Je le sauverai de lui-mĂȘme, dit-il Ă son amie; jugez de la joie de nos
ennemis si on lâarrĂȘtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus de cent
hommes Ă moi, et câest pour cela que je vous ai fait demander les clefs
du grand chĂąteau dâeau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et
jusquâici ne peut lâenlever au comte M*** qui donne Ă cette folle une
existence de reine.
La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice
nâĂ©tait donc quâun libertin tout Ă fait incapable dâun sentiment tendre
et sérieux.
--Et ne pas nous voir! câest ce que jamais je ne pourrai lui pardonner!
dit-elle enfin; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne!
--Jâestime fort sa retenue, rĂ©pliqua le comte, il ne veut pas nous
compromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre
raconter.
La Fausta Ă©tait trop folle pour savoir taire ce qui lâoccupait: le
lendemain du concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce
grand jeune homme habillĂ© en chasseur, elle parla au comte M*** dâun
attentif inconnu.
--OĂč le voyez-vous? dit le comte furieux.
--Dans les rues, Ă lâĂ©glise, rĂ©pondit la Fausta interdite. AussitĂŽt
elle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner tout ce qui
pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie
dâun grand jeune homme Ă cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans
doute câĂ©tait quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque
prince. A ce mot, le comte M***, qui ne brillait pas par la justesse
des aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce
rival nâĂ©tait autre que le prince hĂ©rĂ©ditaire de Parme. Ce pauvre jeune
homme mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs,
prĂ©cepteurs, etc., qui ne le laissaient sortir quâaprĂšs avoir tenu
conseil, lançait dâĂ©tranges regards sur toutes les femmes passables
quâil lui Ă©tait permis dâapprocher. Au concert de la duchesse, son rang
lâavait placĂ© en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolĂ©,
Ă trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement
choquĂ© le comte M***. Cette folie dâexquise vanitĂ©: avoir un prince pour
rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par
cent détails naïvement donnés.
--Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des
FarnĂšse Ă laquelle appartient ce jeune homme?
--Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je nâai point de bĂątardise
dans ma famille 6.
Le hasard voulut que jamais le comte M*** ne dût voir à son aise ce
rival prĂ©tendu; ce qui le confirma dans lâidĂ©e flatteuse dâavoir un
prince pour antagoniste. En effet, quand les intĂ©rĂȘts de son entreprise
nâappelaient point Fabrice Ă Parme, il se tenait dans les bois vers
Sacca et les bords du PÎ. Le comte M*** était bien plus fier, mais aussi
plus prudent depuis quâil se croyait en passe de disputer le cĆur de
la Fausta à un prince; il la pria fort sérieusement de mettre la plus
grande retenue dans toutes ses dĂ©marches. AprĂšs sâĂȘtre jetĂ© Ă ses genoux
en amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net que son honneur
Ă©tait intĂ©ressĂ© Ă ce quâelle ne fĂ»t pas la dupe du jeune prince.
--Permettez, je ne serais pas sa dupe si je lâaimais; moi, je nâai
jamais vu de prince Ă mes pieds.
--Si vous cĂ©dez, reprit-il avec un regard hautain, peut-ĂȘtre ne
pourrai-je pas me venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il
sortit en fermant les portes à tour de bras. Si Fabrice se fût présenté
en ce moment, il gagnait son procĂšs.
--Si vous tenez Ă la vie, lui dit-il le soir, en prenant congĂ© dâelle
aprĂšs le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a
pénétré dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me
faites pas souvenir que je puis tout sur vous!
--Ah! mon petit Fabrice, sâĂ©cria la Fausta; si je savais oĂč te prendre!
La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dÚs le berceau
toujours environné de flatteurs. La passion trÚs véritable que le comte
M*** avait eue pour la Fausta se réveilla avec fureur: il ne fut point
arrĂȘtĂ© par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique
du souverain chez lequel il se trouvait; de mĂȘme quâil nâeut point
lâesprit de chercher Ă voir ce prince, ou du moins Ă le faire suivre. Ne
pouvant autrement lâattaquer, M*** osa songer Ă lui donner un ridicule.
«Je serai banni pour toujours des Etats de Parme, se dit-il, eh! que
mâimporte?» Sâil eĂ»t cherchĂ© Ă reconnaĂźtre la position de lâennemi,
le comte M*** eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais
sans ĂȘtre suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de
lâĂ©tiquette, et que le seul plaisir de son choix quâon lui permĂźt au
monde, était la minéralogie. De jour comme de nuit, le petit palais
occupĂ© par la Fausta et oĂč la bonne compagnie de Parme faisait foule,
Ă©tait environnĂ© dâobservateurs; M*** savait heure par heure ce quâelle
faisait et surtout ce quâon faisait autour dâelle. Lâon peut louer ceci
dans les prĂ©cautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse nâeut
dâabord aucune idĂ©e de ce redoublement de surveillance. Les rapports
de tous ses agents disaient au comte M*** quâun homme fort jeune,
portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous
les fenĂȘtres de la Fausta, mais toujours avec un dĂ©guisement nouveau.
«Evidemment, câest le jeune prince, se dit M***, autrement pourquoi
se dĂ©guiser? et parbleu! un homme comme moi nâest pas fait pour lui
céder. Sans les usurpations de la république de Venise, je serais prince
souverain, moi aussi.»
Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur
plus sombre; ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre
aux empressements de lâinconnu. «Je puis partir Ă lâinstant avec cette
femme, se dit M***! Mais quoi! Ă Bologne, jâai fui devant del Dongo; ici
je fuirais devant un prince! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait
penser quâil a rĂ©ussi Ă me faire peur! Et pardieu! je suis dâaussi bonne
maison que lui.» M*** était furieux, mais, pour comble de misÚre, tenait
avant tout Ă ne point se donner, aux yeux de la Fausta quâil savait
moqueuse, le ridicule dâĂȘtre jaloux. Le jour de San Stefano donc, aprĂšs
avoir passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli avec un
empressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la laissa sur
les onze heures, sâhabillant pour aller entendre la messe Ă lâĂ©glise de
Saint-Jean. Le comte M*** revint chez lui, prit lâhabit noir rĂąpĂ© dâun
jeune élÚve en théologie, et courut à Saint-Jean; il choisit sa place
derriĂšre un des tombeaux que ornent la troisiĂšme chapelle Ă droite; il
voyait tout ce qui se passait dans lâĂ©glise par-dessous le bras dâun
cardinal que lâon a reprĂ©sentĂ© Ă genoux sur sa tombe; cette statue ĂŽtait
la lumiĂšre au fond de la chapelle et le cachait suffisamment. BientĂŽt
il vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle était en grande
toilette, et vingt adorateurs appartenant à la plus haute société lui
faisaient cortÚge. Le sourire et la joie éclataient dans ses yeux et sur
ses lĂšvres. «Il est Ă©vident, se dit le malheureux jaloux, quâelle compte
rencontrer ici lâhomme quâelle aime, et que depuis longtemps peut-ĂȘtre,
grĂące Ă moi, elle nâa pu voir.» Tout Ă coup, le bonheur le plus vif
sembla redoubler dans les yeux de la Fausta. «Mon rival est présent», se
dit M***, et sa fureur de vanitĂ© nâeut plus de bornes. «Quelle figure
est-ce que je fais ici, servant de pendant Ă un jeune prince qui se
dĂ©guise?» Mais quelques efforts quâil pĂ»t faire, jamais il ne parvint Ă
découvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient de toutes parts.
A chaque instant la Fausta, aprÚs avoir promené les yeux dans toutes les
parties de lâĂ©glise, finissait par arrĂȘter des regards chargĂ©s dâamour
et de bonheur, sur le coin obscur oĂč M*** sâĂ©tait cachĂ©. Dans un cĆur
passionnĂ©, lâamour est sujet Ă exagĂ©rer les nuances les plus lĂ©gĂšres, il
en tire les conséquences les plus ridicules, le pauvre M*** ne finit-il
pas par se persuader que la Fausta lâavait vu, que malgrĂ© ses efforts,
sâĂ©tant aperçue de ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher
et en mĂȘme temps lâen consoler par ces regards si tendres.
Le tombeau du cardinal, derriĂšre lequel M*** sâĂ©tait placĂ© en
observation, était élevé de quatre ou cinq pieds sur le pavé de marbre
de Saint-Jean. La messe Ă la mode finie vers les une heure, la plupart
des fidĂšles sâen allĂšrent, et la Fausta congĂ©dia les beaux de la villes
sous un prétexte de dévotion; restée agenouillée sur sa chaise, ses
yeux, devenus plus tendres et plus brillants, étaient fixés sur M***;
depuis quâil nây avait plus que peu de personnes dans lâĂ©glise, ses
regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entiĂšre,
avant de sâarrĂȘter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de
délicatesse, se disait le comte M*** se croyant regardé! Enfin la
Fausta se leva et sortit brusquement, aprĂšs avoir fait, avec les mains,
quelques mouvements singuliers.
M***, ivre dâamour et presque tout Ă fait dĂ©sabusĂ© de sa folle jalousie,
quittait sa place pour voler au palais de sa maĂźtresse et la remercier
mille et mille fois, lorsquâen passant devant le tombeau du cardinal
il aperçut un jeune homme tout en noir; cet ĂȘtre funeste sâĂ©tait tenu
jusque-lĂ agenouillĂ© tout contre lâĂ©pitaphe du tombeau, et de façon Ă
ce que les regards de lâamant jaloux qui le cherchaient dussent passer
par-dessus sa tĂȘte et ne point le voir.
Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut Ă lâinstant mĂȘme environnĂ©
par sept Ă huit personnages assez gauches, dâun aspect singulier et qui
semblaient lui appartenir. M*** se précipita sur ses pas, mais, sans
quâil y eĂ»t rien de trop marquĂ©, il fut arrĂȘtĂ© dans le dĂ©filĂ© que forme
le tambour de bois de la porte dâentrĂ©e, par ces hommes gauches qui
protégeaient son rival; enfin, lorsque aprÚs eux il arriva à la rue, il
ne put que voir fermer la portiĂšre dâune voiture de chĂ©tive apparence,
laquelle, par un contraste bizarre, était attelée de deux excellents
chevaux, et en un moment fut hors de sa vue.
Il rentra chez lui haletant de fureur; bientĂŽt arrivĂšrent ses
observateurs, qui lui rapportĂšrent froidement que ce jour-lĂ , lâamant
mystĂ©rieux, dĂ©guisĂ© en prĂȘtre, sâĂ©tait agenouillĂ© fort dĂ©votement,
tout contre un tombeau placĂ© Ă lâentrĂ©e dâune chapelle obscure de
lâĂ©glise de Saint-Jean. La Fausta Ă©tait restĂ©e dans lâĂ©glise jusquâĂ ce
quâelle fĂ»t Ă peu prĂšs dĂ©serte, et alors elle avait Ă©changĂ© rapidement
certains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle faisait comme des
croix. M*** courut chez lâinfidĂšle; pour la premiĂšre fois elle ne put
cacher son trouble; elle raconta avec la naĂŻvetĂ© menteuse dâune femme
passionnée, que comme de coutume elle était allée à Saint-Jean, mais
quâelle nây avait pas aperçu cet homme qui la persĂ©cutait. A ces mots,
M***, hors de lui, la traita comme la derniÚre des créatures, lui dit
tout ce quâil avait vu lui-mĂȘme, et la hardiesse des mensonges croissant
avec la vivacité des accusations, il prit son poignard et se précipita
sur elle. Dâun grand sang-froid la Fausta lui dit:
--Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vĂ©ritĂ©, mais jâai
essayé de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des
projets de vengeance insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux;
car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures, lâhomme qui me
persĂ©cute de ses soins est fait pour ne pas trouver dâobstacles Ă ses
volontés, du moins en ce pays.
AprĂšs avoir rappelĂ© fort adroitement quâaprĂšs tout M*** nâavait aucun
droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle nâirait
plus Ă lâĂ©glise de Saint-Jean. M*** Ă©tait Ă©perdument amoureux, un peu
de coquetterie avait pu se joindre Ă la prudence dans le cĆur de cette
jeune femme, il se sentit dĂ©sarmer. Il eut lâidĂ©e de quitter Parme; le
jeune prince, si puissant quâil fĂ»t, ne pourrait le suivre, ou sâil
le suivait ne serait plus que son Ă©gal. Mais lâorgueil reprĂ©senta de
nouveau que ce dĂ©part aurait toujours lâair dâune fuite, et le comte
M*** se dĂ©fendit dây songer.
«Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la
cantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui dâune
façon précieuse!»
Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fenĂȘtres
de la cantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la
plaisanterie commença à lui sembler longue. Il avait des remords. «Dans
quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre
de la police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour
casser le cou Ă sa fortune! Mais si jâabandonne un projet si longtemps
suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais dâamour?»
Un soir que prĂȘt Ă quitter la partie il se faisait ainsi la morale en
rÎdant sous les grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la
citadelle, il remarqua quâil Ă©tait suivi par un espion de fort petite
taille; ce fut en vain que pour sâen dĂ©barrasser il alla passer par
plusieurs rues, toujours cet ĂȘtre microscopique semblait attachĂ© Ă ses
pas. Impatienté, il courut dans une rue solitaire située le long de la
Parma, et oĂč ses gens Ă©taient en embuscade; sur un signe quâil fit ils
sautÚrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à leurs genoux:
câĂ©tait la Bettina, femme de chambre de la Fausta; aprĂšs trois jours
dâennui et de rĂ©clusion, dĂ©guisĂ©e en homme pour Ă©chapper au poignard du
comte M***, dont sa maĂźtresse et elle avaient grand-peur, elle avait
entrepris de venir dire Ă Fabrice quâon lâaimait Ă la passion et quâon
brĂ»lait de le voir; mais on ne pouvait plus paraĂźtre Ă lâĂ©glise de
Saint-Jean. «Il Ă©tait temps, se dit Fabrice, vive lâinsistance!»
La petite femme de chambre Ă©tait fort jolie, ce qui enleva Fabrice Ă
ses rĂȘveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les
rues oĂč il avait passĂ© ce soir-lĂ Ă©taient soigneusement gardĂ©es, sans
quâil y parĂ»t, par des espions de M***. Ils avaient louĂ© des chambres au
rez-de-chaussée ou au premier étage, cachés derriÚre les persiennes et
gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans
la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce quâon y disait.
--Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, jâĂ©tais
poignardĂ©e sans rĂ©mission Ă ma rentrĂ©e au logis, et peut-ĂȘtre ma pauvre
maĂźtresse avec moi.
Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice.
--Le comte M***, continua-t-elle, est furieux, et Madame sait quâil est
capable de tout... Elle mâa chargĂ©e de vous dire quâelle voudrait ĂȘtre Ă
cent lieues dâici avec vous!
Alors elle raconta la scĂšne du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de
M***, qui nâavait perdu aucun des regards et des signes dâamour que la
Fausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait
tiré son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa
prĂ©sence dâesprit, elle Ă©tait perdue.
Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement quâil
avait prĂšs de lĂ . Il lui raconta quâil Ă©tait de Turin, fils dâun grand
personnage qui pour le moment se trouvait Ă Parme, ce qui lâobligeait Ă
garder beaucoup de mĂ©nagements. La Bettina lui rĂ©pondit en riant quâil
Ă©tait bien plus grand seigneur quâil ne voulait paraĂźtre. Notre hĂ©ros
eut besoin dâun peu de temps avant de comprendre que la charmante fille
le prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire
lui-mĂȘme. La Fausta commençait Ă avoir peur et Ă aimer Fabrice; elle
avait pris sur elle de ne pas dire ce nom Ă sa femme de chambre, et de
lui parler du prince. Fabrice finit par avouer Ă la jolie fille quâelle
avait deviné juste:
--Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion
dont jâai donnĂ© tant de preuves Ă ta maĂźtresse, je serai obligĂ© de
cesser de la voir, et aussitÎt les ministres de mon pÚre, ces méchants
drĂŽles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer
lâordre de vider le pays, que jusquâici elle a embelli de sa prĂ©sence.
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs
projets de rendez-vous pour arriver Ă la Fausta; il fit appeler Ludovic
et un autre de ses gens fort adroit, qui sâentendirent avec la Bettina,
pendant quâil Ă©crivait Ă la Fausta la lettre la plus extravagante; la
situation comportait toutes les exagérations de la tragédie et Fabrice
ne sâen fit pas faute. Ce ne fut quâĂ la pointe du jour quâil se sĂ©para
de la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.
Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était
dâaccord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenĂȘtres
du petit palais que lorsquâon pourrait lây recevoir, et alors il y
aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant prĂšs
du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à deux
lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint Ă cheval, et
bien accompagnĂ©, chanter sous les fenĂȘtres de la Fausta un air alors
Ă la mode et dont il changeait les paroles. «Nâest-ce pas ainsi quâen
agissent messieurs les amants?» se disait-il.
Depuis que la Fausta avait tĂ©moignĂ© le dĂ©sir dâun rendez-vous, toute
cette chasse semblait bien longue Ă Fabrice. «Non, je nâaime point,
se disait-il en chantant assez mal sous les fenĂȘtres du petit palais;
la Bettina me semble cent fois prĂ©fĂ©rable Ă la Fausta, et câest par
elle que je voudrais ĂȘtre reçu en ce moment.» Fabrice, sâennuyant
assez, retournait Ă son village, lorsque Ă cinq cents pas du palais de
la Fausta quinze ou vingt hommes se jetĂšrent sur lui, quatre dâentre
eux saisirent la bride de son cheval, deux autres sâemparĂšrent de ses
bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais purent se
sauver; ils tirĂšrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut lâaffaire
dâun instant: cinquante flambeaux allumĂ©s parurent dans la rue en un
clin dâĆil et comme par enchantement. Tous ces hommes Ă©taient bien
armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les gens qui le
retenaient; il chercha Ă se faire jour; il blessa mĂȘme un des hommes qui
lui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux; mais il fut
bien Ă©tonnĂ© dâentendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux:
--Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui
vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lÚse-majesté, en
tirant lâĂ©pĂ©e contre mon prince.
«Voici justement le chùtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai
damné pour un péché qui ne me semblait point aimable.»
A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs
laquais en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et
peinte dâune façon bizarre: câĂ©tait une de ces chaises grotesques dont
les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard Ă
la main, priĂšrent Son Altesse dây entrer, lui disant que lâair frais
de la nuit pourrait nuire Ă sa voix; on affectait les formes les plus
respectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant, et
presque en criant. Le cortÚge commença à défiler. Fabrice compta dans la
rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait
ĂȘtre une heure du matin, tout le monde sâĂ©tait mis aux fenĂȘtres, la
chose se passait avec une certaine gravité. «Je craignais des coups de
poignard de la part du comte M***, se dit Fabrice; il se contente de
se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il
rĂ©ellement avoir affaire au prince? sâil sait que je ne suis que
Fabrice, gare les coups de dague!»
Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés,
aprĂšs sâĂȘtre longtemps arrĂȘtĂ©s sous les fenĂȘtres de la Fausta, allĂšrent
parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés
aux deux cÎtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre
Ă Son Altesse si elle avait quelque ordre Ă leur donner. Fabrice ne
perdit point la tĂȘte: Ă lâaide de la clartĂ© que rĂ©pandaient les torches,
il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortĂšge autant que
possible. Fabrice se disait: Ludovic nâa que huit ou dix hommes et nâose
attaquer. De lâintĂ©rieur de sa chaise Ă porteurs, Fabrice voyait fort
bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés
jusquâaux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargĂ©s de
le soigner. AprĂšs plus de deux heures de marche triomphale, il vit que
lâon allait passer Ă lâextrĂ©mitĂ© de la rue oĂč Ă©tait situĂ© le palais
Sanseverina.
Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte
de la chaise pratiquĂ©e sur le devant, saute par-dessus lâun des bĂątons,
renverse dâun coup de poignard lâun des estafiers qui lui portait sa
torche au visage; il reçoit un coup de dague dans lâĂ©paule, un second
estafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin Fabrice
arrive Ă Ludovic auquel il crie:
--Tue! tue tout ce qui porte des torches!
Ludovic donne des coups dâĂ©pĂ©e et le dĂ©livre de deux hommes qui
sâattachaient Ă le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusquâĂ la
porte du palais Sanseverina; par curiosité, le portier avait ouvert la
petite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et regardait
tout Ă©bahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre dâun saut et
ferme derriĂšre lui cette porte en miniature; il court au jardin et
sâĂ©chappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure
aprÚs, il était hors de la ville, au jour il passait la frontiÚre des
Etats de ModÚne et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne.
«Voici une belle expĂ©dition, se dit-il; je nâai pas mĂȘme pu parler Ă
ma belle.» Il se hĂąta dâĂ©crire des lettres dâexcuses au comte et Ă la
duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans
son cĆur, ne pouvaient rien apprendre Ă un ennemi. «JâĂ©tais amoureux
de lâamour, disait-il Ă la duchesse; jâai fait tout au monde pour le
connaĂźtre, mais il paraĂźt que la nature mâa refusĂ© un cĆur pour aimer
et ĂȘtre mĂ©lancolique; je ne puis mâĂ©lever plus haut que le vulgaire
plaisir, etc.»
On ne saurait donner lâidĂ©e du bruit que cette aventure fit dans Parme.
Le mystÚre excitait la curiosité: une infinité de gens avaient vu les
flambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et
envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain
aucun personnage connu ne manqua dans la ville.
Le petit peuple qui habitait la rue dâoĂč le prisonnier sâĂ©tait Ă©chappĂ©
disait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les
habitants osĂšrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvĂšrent dâautres
traces du combat que beaucoup de sang répandu sur le pavé. Plus de
vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes
dâItalie sont accoutumĂ©es Ă des spectacles singuliers, mais toujours
elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette
occurrence, ce fut que mĂȘme un mois aprĂšs, quand on cessa de parler
uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grĂące Ă la prudence
du comte Mosca, nâavait pu deviner le nom du rival qui avait voulu
enlever la Fausta au comte M***. Cet amant jaloux et vindicatif avait
pris la fuite dĂšs le commencement de la promenade. Par ordre du comte,
la Fausta fut mise Ă la citadelle. La duchesse rit beaucoup dâune
petite injustice que le comte dut se permettre pour arrĂȘter tout Ă fait
la curiositĂ© du prince, qui autrement eĂ»t pu arriver jusquâau nom de
Fabrice.
On voyait à Parme un savant homme arrivé du nord pour écrire
une histoire du Moyen Age; il cherchait des manuscrits dans les
bibliothÚques, et le comte lui avait donné toutes les autorisations
possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il
croyait, par exemple, que tout le monde Ă Parme cherchait Ă se moquer
de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois Ă
cause dâune immense chevelure rouge clair Ă©talĂ©e avec orgueil. Ce savant
croyait quâĂ lâauberge on lui demandait des prix exagĂ©rĂ©s de toutes
choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le
prix dans le voyage dâune Mme Starke qui est arrivĂ© Ă une vingtiĂšme
Ă©dition, parce quâil indique Ă lâAnglais prudent le prix dâun dindon,
dâune pomme, dâun verre de lait, etc.
Le savant Ă la criniĂšre rouge, le soir mĂȘme du jour oĂč Fabrice fit cette
promenade forcée, devint furieux à son auberge, et sortit de sa poche de
petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous
dâune pĂȘche mĂ©diocre. On lâarrĂȘta, car porter de petits pistolets est un
grand crime!
Comme ce savant irascible Ă©tait long et maigre, le comte eut lâidĂ©e, le
lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire
qui, ayant prétendu enlever la Fausta au comte M***, avait été mystifié.
Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de galĂšre Ă Parme;
mais cette peine nâest jamais appliquĂ©e. AprĂšs quinze jours de prison,
pendant lesquels le savant nâavait vu quâun avocat qui lui avait fait
une peur horrible des lois atroces dirigées par la pusillanimité des
gens au pouvoir contre les porteurs dâarmes cachĂ©es, un autre avocat
visita la prison et lui raconta la promenade infligée par le comte M***
à un rival qui était resté inconnu.
--La police ne veut pas avouer au prince quâelle nâa pu savoir quel est
ce rival: Avouez que vous vouliez plaire Ă la Fausta, que cinquante
brigands vous ont enlevĂ© comme vous chantiez sous sa fenĂȘtre, que
pendant une heure on vous a promené en chaise à porteurs sans vous
adresser autre chose que des honnĂȘtetĂ©s. Cet aveu nâa rien dâhumiliant,
on ne vous demande quâun mot. AussitĂŽt aprĂšs quâen le prononçant vous
aurez tirĂ© la police dâembarras, elle vous embarque sur une chaise de
poste et vous conduit Ă la frontiĂšre oĂč lâon vous souhaite le bonsoir.
Le savant résista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut
sur le point de le faire amener au ministĂšre de lâIntĂ©rieur, et de se
trouver prĂ©sent Ă lâinterrogatoire. Mais enfin il nây songeait plus
quand lâhistorien, ennuyĂ©, se dĂ©termina Ă tout avouer et fut conduit Ă
la frontiĂšre. Le prince resta convaincu que le rival du comte M*** avait
une forĂȘt de cheveux rouges.
Trois jours aprĂšs la promenade, comme Fabrice qui se cachait Ă Bologne
organisait avec le fidĂšle Ludovic les moyens de trouver le comte M***,
il apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne
sur la route de Florence. Le comte nâavait que trois de ses buli avec
lui; le lendemain, au moment oĂč il rentrait de la promenade, il fut
enlevé par huit hommes masqués qui se donnÚrent à lui pour des sbires de
Parme. On le conduisit, aprÚs lui avoir bandé les yeux, dans une auberge
deux lieues plus avant dans la montagne, oĂč il trouva tous les Ă©gards
possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins
dâItalie et dâEspagne.
--Suis-je donc prisonnier dâEtat? dit le comte.
--Pas le moins du monde! lui répondit fort poliment Ludovic masqué.
Vous avez offensé un simple particulier, en vous chargeant de le faire
promener en chaise Ă porteurs; demain matin, il veut se battre en
duel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de
lâargent et des relais prĂ©parĂ©s sur la route de GĂȘnes.
--Quel est le nom du fier-à -bras? dit le comte irrité.
--Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons témoins,
bien loyaux, mais il faut que lâun des deux meure!
--Câest donc un assassinat! dit le comte M***, effrayĂ©.
--A Dieu ne plaise! câest tout simplement un duel Ă mort avec le jeune
homme que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit,
et qui resterait dĂ©shonorĂ© si vous restiez en vie. Lâun de vous deux est
de trop sur la terre, ainsi tùchez de le tuer; vous aurez des épées,
des pistolets, des sabres, toutes les armes quâon a pu se procurer en
quelques heures, car il a fallu se presser; la police de Bologne est
fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas quâelle
empĂȘche ce duel nĂ©cessaire Ă lâhonneur du jeune homme dont vous vous
ĂȘtes moquĂ©.
--Mais si ce jeune homme est un prince...
--Câest un simple particulier comme vous, et mĂȘme beaucoup moins riche
que vous, mais il veut se battre Ă mort, et il vous forcera Ă vous
battre, je vous en avertis.
--Je ne crains rien au monde! sâĂ©cria M***.
--Câest ce que votre adversaire dĂ©sire avec le plus de passion, rĂ©pliqua
Ludovic. Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie;
elle sera attaquĂ©e par un homme qui a raison dâĂȘtre fort en colĂšre et
qui ne vous ménagera pas; je vous répÚte que vous aurez le choix des
armes; et faites votre testament.
Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit à déjeuner au
comte M***, puis on ouvrit une porte de la chambre oĂč il Ă©tait gardĂ©,
et on lâengagea Ă passer dans la cour dâune auberge de campagne; cette
cour était environnée de haies et de murs assez hauts, et les portes en
étaient soigneusement fermées.
Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M*** Ă
sâapprocher, il trouva quelques bouteilles de vin et dâeau-de-vie,
deux pistolets, deux Ă©pĂ©es, deux sabres, du papier et de lâencre; une
vingtaine de paysans Ă©taient aux fenĂȘtres de lâauberge qui donnaient sur
la cour. Le comte implora leur pitié.
--On veut mâassassiner! sâĂ©criait-il; sauvez-moi la vie!
--Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui était
Ă lâangle opposĂ© de la cour, Ă cĂŽtĂ© dâune table chargĂ©e dâarmes.
Il avait mis habit bas, et sa figure était cachée par un de ces masques
en fils de fer quâon trouve dans les salles dâarmes.
--Je vous engage, ajouta Fabrice, Ă prendre le masque en fil de fer
qui est prÚs de vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou des
pistolets; comme on vous lâa dit hier soir, vous avez le choix des armes.
Le comte M*** élevait des difficultés sans nombre, et semblait fort
contrariĂ© de se battre; Fabrice, de son cĂŽtĂ©, redoutait lâarrivĂ©e de
la police, quoique lâon fĂ»t dans la montagne Ă cinq grandes lieues de
Bologne; il finit par adresser Ă son rival les injures les plus atroces;
enfin il eut le bonheur de mettre en colĂšre le comte M***, qui saisit
une Ă©pĂ©e et marcha sur Fabrice; le combat sâengagea assez mollement.
AprĂšs quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre
hĂ©ros avait bien senti quâil se jetait dans une action, qui, pendant
toute sa vie, pourrait ĂȘtre pour lui un sujet de reproches ou du moins
dâimputations calomnieuses. Il avait expĂ©diĂ© Ludovic dans la campagne
pour lui recruter des tĂ©moins. Ludovic donna de lâargent Ă des Ă©trangers
qui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant des
cris, pensant quâil sâagissait de tuer un ennemi de lâhomme qui payait.
ArrivĂ©s Ă lâauberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux,
et de voir si lâun de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en
traĂźtre et prenait sur lâautre des avantages illicites.
Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait
à recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.
--Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut ĂȘtre
brave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux
payer des gens qui sont braves.
Le comte, de nouveau piquĂ©, se mit Ă lui crier quâil avait longtemps
frĂ©quentĂ© la salle dâarmes du fameux Battistin Ă Naples, et quâil allait
chĂątier son insolence; la colĂšre du comte M*** ayant enfin reparu, il
se battit avec assez de fermetĂ©, ce qui nâempĂȘcha point Fabrice de lui
donner un fort beau coup dâĂ©pĂ©e dans la poitrine, qui le retint au lit
plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui
dit Ă lâoreille:
--Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous ferai poignarder dans
votre lit.
Fabrice se sauva dans Florence; comme il sâĂ©tait tenu cachĂ© Ă Bologne,
ce fut Ă Florence seulement quâil reçut toutes les lettres de reproches
de la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner dâĂȘtre venu Ă son concert
et de ne pas avoir cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des lettres
du comte Mosca, elles respiraient une franche amitié et les sentiments
les plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à Bologne, de
façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement
au duel; la police fut dâune justice parfaite: elle constata que deux
Ă©trangers, dont lâun seulement, le blessĂ©, Ă©tait connu (le comte M***)
sâĂ©taient battus Ă lâĂ©pĂ©e, devant plus de trente paysans, au milieu
desquels se trouvait vers la fin du combat le curé du village qui
avait fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom
de Joseph Bossi nâavait point Ă©tĂ© prononcĂ©, moins de deux mois aprĂšs,
Fabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée
le condamnait Ă ne jamais connaĂźtre la partie noble et intellectuelle
de lâamour. Câest ce quâil se donna le plaisir dâexpliquer fort au
long à la duchesse; il était bien las de sa vie solitaire et désirait
passionnĂ©ment alors retrouver les charmantes soirĂ©es quâil passait entre
le comte et sa tante. Il nâavait pas revu depuis eux les douceurs de la
bonne compagnie.
Je me suis tant ennuyĂ© Ă propos de lâamour que je voulais me donner et
de la Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice
me fût-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller
la sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que
jâaille jusquâĂ Paris oĂč je vois quâelle dĂ©bute avec un succĂšs fou. Je
ferais toutes les lieues possibles pour passer une soirée avec toi et
avec ce comte si bon pour ses amis.
LIVRE SECOND
Par ses cris continuels, cette république nous
empĂȘcherait de jouir de la meilleure des monarchies.
(Chap. xxiii.)
CHAPITRE XIV
Pendant que Fabrice Ă©tait Ă la chasse de lâamour dans un village voisin
de Parme, le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si prÚs de
lui, continuait Ă traiter son affaire comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© un libĂ©ral:
il feignit de ne pouvoir trouver, ou plutĂŽt intimida les tĂ©moins Ă
dĂ©charge; et enfin, aprĂšs un travail fort savant de prĂšs dâune annĂ©e,
et environ deux mois aprĂšs le dernier retour de Fabrice Ă Bologne, un
certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement
dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait dâĂȘtre rendue
depuis une heure contre le petit del Dongo serait présentée à la
signature du prince et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard la
duchesse sut ce propos de son ennemie.
«Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle;
encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait ĂȘtre rendue avant
huit jours. Peut-ĂȘtre ne serait-il pas fĂąchĂ© dâĂ©loigner de Parme mon
jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons
revenir, et un jour il sera notre archevĂȘque.» La duchesse sonna:
--RĂ©unissez tous les domestiques dans la salle dâattente, dit-elle Ă son
valet de chambre, mĂȘme les cuisiniers; allez prendre chez le commandant
de la place le permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et
enfin quâavant une demi-heure ces chevaux soient attelĂ©s Ă mon landau.
Toutes les femmes de la maison furent occupées à faire des malles, la
duchesse prit Ă la hĂąte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire
au comte; lâidĂ©e de se moquer un peu de lui la transportait de joie.
--Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblĂ©s, jâapprends que mon
pauvre neveu va ĂȘtre condamnĂ© par contumace pour avoir eu lâaudace de
dĂ©fendre sa a vie contre un furieux; câĂ©tait Giletti qui voulait le
tuer. Chacun de vous a pu voir combien le caractĂšre de Fabrice est doux
et inoffensif. Justement indignée de cette injure atroce, je pars pour
Florence: je laisse Ă chacun de vous ses gages pendant dix ans; si vous
ĂȘtes malheureux, Ă©crivez-moi, et tant que jâaurai un sequin, il y aura
quelque chose pour vous.
La duchesse pensait exactement ce quâelle disait, et, Ă ses derniers
mots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux
humides; elle ajouta dâune voix Ă©mue:
--Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del Dongo, premier grand
vicaire du diocĂšse, qui demain matin va ĂȘtre condamnĂ© aux galĂšres, ou,
ce qui serait moins bĂȘte, Ă la peine de mort.
Les larmes des domestiques redoublĂšrent et peu Ă peu se changĂšrent
en cris à peu prÚs séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et
se fit conduire au palais du prince. MalgrĂ© lâheure indue, elle fit
solliciter une audience par le général Fontana, aide de camp de service;
elle nâĂ©tait point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp
dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et
encore moins fĂąchĂ© de cette demande dâaudience. «Nous allons voir des
larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains.
Elle vient demander grĂące; enfin cette fiĂšre beautĂ© va sâhumilier! elle
Ă©tait aussi trop insupportable avec ses petits airs dâindĂ©pendance! Ces
yeux si parlants semblaient toujours me dire, Ă la moindre chose qui la
choquait: Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que
votre petite ville de Parme. A la vérité je ne rÚgne pas sur Naples ou
sur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose
qui dĂ©pend de moi uniquement et quâelle brĂ»le dâobtenir; jâai toujours
pensĂ© que lâarrivĂ© de ce neveu mâen ferait tirer pied ou aile.»
Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes
ces prĂ©visions agrĂ©ables, il se promenait dans son grand cabinet, Ă
la porte duquel le général Fontana était resté debout et raide comme
un soldat au port dâarmes. Voyant les yeux brillants du prince, et se
rappelant lâhabit de voyage de la duchesse, il crut Ă la dissolution de
la monarchie. Son Ă©bahissement nâeut plus de bornes quand il entendit le
prince lui dire:
--Priez Mme la duchesse dâattendre un petit quart dâheure.
Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade;
le prince sourit encore: «Fontana nâest pas accoutumĂ©, se dit-il, Ă voir
attendre cette fiÚre duchesse: la figure étonnée avec laquelle il va lui
parler du petit quart dâheure dâattente prĂ©parera le passage aux larmes
touchantes que ce cabinet va voir rĂ©pandre.» Ce petit quart dâheure fut
dĂ©licieux pour le prince, il se promenait dâun pas ferme et Ă©gal, il
rĂ©gnait. «Il sâagit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement Ă sa
place; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut
point oublier que câest une des plus grandes dames de ma cour. Comment
Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu dâen
ĂȘtre mĂ©content?» et ses yeux sâarrĂȘtĂšrent sur le portrait du grand roi.
Le plaisant de la chose câest que le prince ne songea point Ă se
demander sâil ferait grĂące Ă Fabrice et quelle serait cette grĂące.
Enfin, au bout de vingt minutes, le fidÚle Fontana se présenta de
nouveau Ă la porte, mais sans rien dire.
--La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince dâun air théùtral.
«Les larmes vont commencer», se dit-il, et, comme pour se préparer à un
tel spectacle, il tira son mouchoir.
Jamais la duchesse nâavait Ă©tĂ© aussi leste et aussi jolie; elle nâavait
pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas lĂ©ger et rapide effleurer Ă
peine les tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout
Ă fait la raison.
--Jâai bien des pardons Ă demander Ă Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime, dit
la duchesse de sa petite voix lĂ©gĂšre et gaie, jâai pris la libertĂ©
de me prĂ©senter devant elle avec un habit qui nâest pas prĂ©cisĂ©ment
convenable, mais Votre Altesse mâa tellement accoutumĂ©e Ă ses bontĂ©s que
jâai osĂ© espĂ©rer quâelle voudrait bien mâaccorder encore cette grĂące.
La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir
de la figure du prince; elle Ă©tait dĂ©licieuse Ă cause de lâĂ©tonnement
profond et du reste de grands airs que la position de la tĂȘte et des
bras accusait encore. Le prince était resté comme frappé de la foudre;
de sa petite voix aigre et troublĂ©e, il sâĂ©criait de temps Ă autre en
articulant Ă peine:
--Comment! comment!
La duchesse, comme par respect, aprĂšs avoir fini son compliment, lui
laissa tout le temps de répondre; puis elle ajouta:
--Jâose espĂ©rer que Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime daigne me pardonner
lâincongruitĂ© de mon costume.
Mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient dâun si vif Ă©clat
que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez
lui Ă©tait le dernier signe du plus extrĂȘme embarras.
--Comment! comment! dit-il encore.
Puis il eut le bonheur de trouver une phrase:
--Madame la duchesse asseyez-vous donc.
Il avança lui-mĂȘme un fauteuil et avec assez de grĂące. La duchesse ne
fut point insensible à cette politesse, elle modéra la pétulance de son
regard.
--Comment! comment! rĂ©pĂ©ta encore le prince en sâagitant dans son
fauteuil, sur lequel on eĂ»t dit quâil ne pouvait trouver de position
solide.
--Je vais profiter de la fraĂźcheur de la nuit pour courir la poste,
reprit la duchesse, et, comme mon absence peut ĂȘtre de quelque durĂ©e,
je nâai point voulu sortir des Etats de Son Altesse SĂ©rĂ©nissime sans
la remercier de toutes les bontés que depuis cinq années elle a daigné
avoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin; il devint pĂąle:
câĂ©tait lâhomme du monde qui souffrait le plus de se voir trompĂ© dans
ses prévisions; puis il prit un air de grandeur tout à fait digne du
portrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. «A la bonne heure, se dit
la duchesse, voilà un homme.»
--Et quel est le motif de ce dĂ©part subit? dit le prince dâun ton assez
ferme.
--Jâavais ce projet depuis longtemps, rĂ©pondit la duchesse, et une
petite insulte que lâon fait Ă Monsignore del Dongo que demain lâon va
condamner à mort ou aux galÚres, me fait hùter mon départ.
--Et dans quel ville allez-vous?
--A Naples, je pense.
Elle ajouta en se levant:
--Il ne me reste plus quâĂ prendre congĂ© de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime et
à la remercier trÚs humblement de ses anciennes bontés.
A son tour, elle partait dâun air si ferme que le prince vit bien que
dans deux secondes tout serait fini; lâĂ©clat du dĂ©part ayant eu lieu, il
savait que tout arrangement Ă©tait impossible; elle nâĂ©tait pas femme Ă
revenir sur ses démarches. Il courut aprÚs elle.
--Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la
main, que toujours je vous ai aimĂ©e, et dâune amitiĂ© Ă laquelle il ne
tenait quâĂ vous de donner un autre nom. Un meurtre a Ă©tĂ© commis, câest
ce quâon ne saurait nier; jâai confiĂ© lâinstruction du procĂšs Ă mes
meilleurs juges...
A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence
de respect et mĂȘme dâurbanitĂ© disparut en un clin dâĆil: la femme
outragĂ©e parut clairement, et la femme outragĂ©e sâadressant Ă un ĂȘtre
quâelle sait de mauvaise foi. Ce fut avec lâexpression de la colĂšre la
plus vive et mĂȘme du mĂ©pris, quâelle dit au prince en pesant sur tous
les mots:
--Je quitte à jamais les Etats de Votre Altesse Sérénissime, pour ne
jamais entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infĂąmes assassins
qui ont condamnĂ© Ă mort mon neveu et tant dâautres; si Votre Altesse
SĂ©rĂ©nissime ne veut pas mĂȘler un sentiment dâamertume aux derniers
instants que je passe auprĂšs dâun prince poli et spirituel quand il
nâest pas trompĂ©, je la prie trĂšs humblement de ne pas me rappeler
lâidĂ©e de ces juges infĂąmes qui se vendent pour mille Ă©cus ou une croix.
Lâaccent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcĂ©es ces
paroles fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa
dignité compromise par une accusation encore plus directe, mais au total
sa sensation finit bientĂŽt par ĂȘtre de plaisir: il admirait la duchesse;
lâensemble de sa personne atteignit en ce moment une beautĂ© sublime.
«Grand Dieu! quâelle est belle, se dit le prince; on doit passer quelque
chose Ă une femme unique et telle que peut-ĂȘtre il nâen existe pas une
seconde dans toute lâItalie... Eh bien! avec un peu de bonne politique
il ne serait peut-ĂȘtre pas impossible dâen faire un jour ma maĂźtresse;
il y a loin dâun tel ĂȘtre Ă cette poupĂ©e de marquise Balbi, et qui
encore chaque année vole au moins trois cent mille francs à mes pauvres
sujets... Mais lâai-je bien entendu? pensa-t-il tout Ă coup; elle a dit:
condamnĂ© mon neveu et tant dâautres.»
Alors la colĂšre surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang
suprĂȘme que le prince dit, aprĂšs un silence:
--Et que faudrait-il faire pour que madame ne partĂźt point?
--Quelque chose dont vous nâĂȘtes pas capable, rĂ©pliqua la duchesse avec
lâaccent de lâironie la plus amĂšre et du mĂ©pris le moins dĂ©guisĂ©.
Le prince Ă©tait hors de lui, mais il devait Ă lâhabitude de son mĂ©tier
de souverain absolu la force de résister à un premier mouvement. «Il
faut avoir cette femme, se dit-il, câest ce que je me dois, puis il faut
la faire mourir par le mépris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la
revois jamais.» Mais, ivre de colĂšre et de haine comme il lâĂ©tait en
ce moment, oĂč trouver un mot qui pĂ»t satisfaire Ă la fois Ă ce quâil
se devait Ă lui-mĂȘme et porter la duchesse Ă ne pas dĂ©serter sa cour Ă
lâinstant? «On ne peut, se dit-il, ni rĂ©pĂ©ter ni tourner en ridicule
un geste», et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son
cabinet. Peu aprĂšs il entendit gratter Ă cette porte.
--Quel est le jean-sucre, sâĂ©cria-t-il en jurant de toute la force de
ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici mâapporter sa sotte
présence?
Le pauvre général Fontana montra sa figure pùle et totalement renversée,
et ce fut avec lâair dâun homme Ă lâagonie quâil prononça ces mots mal
articulés:
--Son Excellence le comte Mosca sollicite lâhonneur dâĂȘtre introduit.
--Quâil entre! dit le prince en criant.
Et comme Mosca saluait:
--Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend
quitter Parme Ă lâinstant pour aller sâĂ©tablir Ă Naples, et qui
par-dessus le marché me dit des impertinences.
--Comment! dit Mosca pĂąlissant.
--Quoi! vous ne saviez pas ce projet de départ?
--Pas la premiĂšre parole; jâai quittĂ© Madame Ă six heures, joyeuse et
contente.
Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. Dâabord il regarda
Mosca; sa pĂąleur croissante lui montra quâil disait vrai et nâĂ©tait
point complice du coup de tĂȘte de la duchesse. «En ce cas, se dit-il,
je la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout sâenvole en mĂȘme
temps. A Naples elle fera des épigrammes avec son neveu Fabrice sur la
grande colÚre du petit prince de Parme.» Il regarda la duchesse; le plus
violent mĂ©pris et la colĂšre se disputaient son cĆur; ses yeux Ă©taient
fixés en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette
belle bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute cette figure
disait: vil courtisan! «Ainsi, pensa le prince, aprĂšs lâavoir examinĂ©e,
je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si
elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce quâelle
dira de mes juges Ă Naples... Et avec cet esprit et cette force de
persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se fera croire de tout
le monde. Je lui devrai la rĂ©putation dâun tyran ridicule qui se lĂšve la
nuit pour regarder sous son lit...» Alors, par une manĆuvre adroite et
comme cherchant Ă se promener pour diminuer son agitation, le prince se
plaça de nouveau devant la porte du cabinet; le comte était à sa droite
Ă trois pas de distance, pĂąle, dĂ©fait et tellement tremblant quâil fut
obligé de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait
occupĂ© au commencement de lâaudience, et que le prince dans un mouvement
de colÚre avait poussé au loin. Le comte était amoureux. «Si la duchesse
part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi Ă sa suite?
voilà la question.»
A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés
contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une
pùleur complÚte et profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguÚre
animaient cette tĂȘte sublime.
Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure
rouge et lâair inquiet; sa main gauche jouait dâune façon convulsive
avec la croix attachĂ©e au grand cordon de son ordre quâil portait sous
lâhabit; de la main droite il se caressait le menton.
--Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce quâil faisait
lui-mĂȘme et entraĂźnĂ© par lâhabitude de le consulter sur tout.
--Je nâen sais rien en vĂ©ritĂ©, Altesse SĂ©rĂ©nissime, rĂ©pondit le comte de
lâair dâun homme qui rend le dernier soupir.
Il pouvait à peine prononcer les mots de sa réponse. Le ton de cette
voix donna au prince la premiÚre consolation que son orgueil blessé eût
trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase
heureuse pour son amour-propre.
--Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien
faire abstraction complĂšte de ma position dans le monde. Je vais parler
comme un ami.
Et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imité des
temps heureux de Louis XIV:
--Comme un ami parlant Ă des amis, Madame la duchesse, ajouta-t-il, que
faut-il faire pour vous faire oublier une résolution intempestive?
--En vĂ©ritĂ©, je nâen sais rien, rĂ©pondit la duchesse avec un grand
soupir, en vĂ©ritĂ© je nâen sais rien, tant jâai Parme en horreur.
Il nây avait nulle intention dâĂ©pigramme dans ce mot, on voyait que la
sincĂ©ritĂ© mĂȘme parlait par sa bouche.
Le comte se tourna vivement de son cĂŽtĂ©; lâĂąme du courtisan Ă©tait
scandalisée: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec
beaucoup de dignité et de sang-froid le prince laissa passer un moment;
puis sâadressant au comte:
--Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout Ă fait hors
dâelle-mĂȘme; câest tout simple, elle adore son neveu.
Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus
galant et en mĂȘme temps de lâair que lâon prend pour citer le mot dâune
comédie:
--Que faut-il faire pour plaire Ă ces beaux yeux?
La duchesse avait eu le temps de rĂ©flĂ©chir; dâun ton ferme et lent, et
comme si elle eût dicté son ultimatum, elle répondit:
--Son Altesse mâĂ©crirait une lettre gracieuse, comme elle sait si
bien les faire; elle me dirait que, nâĂ©tant point convaincue de la
culpabilitĂ© de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de lâarchevĂȘque,
elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui présenter, et
que cette procĂ©dure injuste nâaura aucune suite Ă lâavenir.
--Comment injuste! sâĂ©cria le prince en rougissant jusquâau blanc des
yeux, et reprenant sa colĂšre.
--Ce nâest pas tout! rĂ©pliqua la duchesse avec une fiertĂ© romaine; dĂšs
ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze
heures et un quart; dĂšs ce soir Son Altesse SĂ©rĂ©nissime enverra dire Ă
la marquise Raversi quâelle lui conseille dâaller Ă la campagne pour se
dĂ©lasser des fatigues quâa dĂ» lui causer un certain procĂšs dont elle
parlait dans son salon au commencement de la soirée.
Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.
--Vit-on jamais une telle femme?... sâĂ©criait-il; elle me manque de
respect.
La duchesse répondit avec une grùce parfaite:
--De la vie je nâai eu lâidĂ©e de manquer de respect Ă Son Altesse
SĂ©rĂ©nissime: Son Altesse a eu lâextrĂȘme condescendance de dire quâelle
parlait comme un ami Ă des amis. Je nâai, du reste, aucune envie de
rester Ă Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier
mépris.
Ce regard dĂ©cida le prince, jusquâici fort incertain, quoique ces
paroles eussent semblé annoncer un engagement; il se moquait fort des
paroles.
Il y eut encore quelques mots dâĂ©changĂ©s, mais enfin le comte Mosca
reçut lâordre dâĂ©crire le billet gracieux sollicitĂ© par la duchesse. Il
omit la phrase: Cette procĂ©dure injuste nâaura aucune suite Ă lâavenir.
«Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer
la sentence qui lui sera prĂ©sentĂ©e.» Le prince le remercia dâun coup
dâĆil en signant.
Le comte eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il
croyait se bien tirer de la scĂšne, et toute lâaffaire Ă©tait dominĂ©e
à ses yeux par ces mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour
ennuyeuse avant huit jours.» Le comte remarqua que le maßtre corrigeait
la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle
marquait prÚs de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigée que
lâenvie pĂ©dantesque de faire preuve dâexactitude et de bon gouvernement.
Quant Ă lâexil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince
avait un plaisir particulier Ă exiler les gens.
--GĂ©nĂ©ral Fontana, sâĂ©cria-t-il en entrouvrant la porte.
Le général parut avec une figure tellement étonnée et tellement
curieuse, quâil y eut Ă©change dâun regard gai entre la duchesse et le
comte, et ce regard fit la paix.
--Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui
attend sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous
ferez annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma
part, et, arrivé dans sa chambre, vous direz ces précises paroles, et
non dâautres: «Madame la marquise Raversi, Son Altesse SĂ©rĂ©nissime vous
engage Ă partir demain, avant huit heures du matin, pour votre chĂąteau
de Velleja; Son Altesse vous fera connaĂźtre quand vous pourrez revenir Ă
Parme.»
Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le
remercier comme il sây attendait, lui fit une rĂ©vĂ©rence extrĂȘmement
respectueuse et sortit rapidement.
--Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.
Celui-ci, ravi de lâexil de la marquise Raversi qui facilitait toutes
ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en
courtisan consommĂ©; il voulait consoler lâamour-propre du souverain,
et ne prit congĂ© que lorsquâil le vit bien convaincu que lâhistoire
anecdotique de Louis XIV nâavait pas de page plus belle que celle quâil
venait de fournir Ă ses historiens futurs.
En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit quâon nâadmĂźt
personne, pas mĂȘme le comte. Elle voulait se trouver seule avec
elle-mĂȘme, et voir un peu quelle idĂ©e elle devait se former de la scĂšne
qui venait dâavoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire
plaisir au moment mĂȘme; mais Ă quelque dĂ©marche quâelle se fĂ»t laissĂ©
entraßner elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se fût point blùmée en
revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel était le caractÚre
auquel elle devait dâĂȘtre encore Ă trente-six ans la plus jolie femme de
la cour.
Elle rĂȘvait en ce moment Ă ce que Parme pouvait offrir dâagrĂ©able, comme
elle eĂ»t fait au retour dâun long voyage, tant de neuf heures Ă onze
elle avait cru fermement quitter ce pays pour toujours.
«Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsquâil a connu mon
dĂ©part en prĂ©sence du prince... Au fait, câest un homme aimable et dâun
cĆur bien rare! Il eĂ»t quittĂ© ses ministĂšres pour me suivre... Mais
aussi pendant cinq annĂ©es entiĂšres il nâa pas eu une distraction Ă me
reprocher. Quelles femmes mariĂ©es Ă lâautel pourraient en dire autant Ă
leur seigneur et maĂźtre? Il faut convenir quâil nâest point important,
point pĂ©dant, il ne donne nullement lâenvie de le tromper; devant moi
il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une drĂŽle
de figure en prĂ©sence de son seigneur et maĂźtre; sâil Ă©tait lĂ je
lâembrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais dâamuser
un ministre qui a perdu son portefeuille, câest une maladie dont on
ne guĂ©rit quâĂ la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait
dâĂȘtre ministre jeune! Il faut que je le lui Ă©crive, câest une de ces
choses quâil doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son
prince... Mais jâoubliais mes bons domestiques.»
La duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire des
malles; la voiture était avancée sous le portique et on la chargeait;
tous les domestiques qui nâavaient pas de travail Ă faire entouraient
cette voiture, les larmes aux yeux. La Chékina, qui dans les grandes
occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces détails.
--Fais-les monter, dit la duchesse.
Un instant aprĂšs elle passa dans la salle dâattente.
--On mâa promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne
serait pas signĂ©e par le souverain (câest ainsi quâon parle en Italie);
je suspens mon départ; nous verrons si mes ennemis auront le crédit de
faire changer cette résolution.
AprÚs un petit silence, les domestiques se mirent à crier: «Vive Madame
la duchesse!» et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui Ă©tait dĂ©jĂ
dans la piĂšce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une
petite révérence pleine de grùce à ses gens et leur dit:
--Mes amis, je vous remercie.
Si elle eût dit un mot, tous, en ce moment, eussent marché contre
le palais pour lâattaquer. Elle fit un signe Ă un postillon, ancien
contrebandier et homme dévoué, qui la suivit.
--Tu vas tâhabiller en paysan aisĂ©, tu sortiras de Parme comme tu
pourras, tu loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible Ă
Bologne. Tu entreras Ă Bologne en promeneur et par la porte de Florence,
et tu remettras à Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet que Chékina
va te donner. Fabrice se cache et sâappelle lĂ -bas M. Joseph Bossi;
ne va pas le trahir par Ă©tourderie, nâaie pas lâair de le connaĂźtre;
mes ennemis mettront peut-ĂȘtre des espions Ă tes trousses. Fabrice te
renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: câest
surtout en revenant quâil faut redoubler de prĂ©cautions pour ne pas le
trahir.
--Ah! les gens de la marquise Raversi! sâĂ©cria le postillon; nous les
attendons, et si Madame voulait ils seraient bientÎt exterminés.
--Un jour peut-ĂȘtre! mais gardez-vous sur votre tĂȘte de rien faire sans
mon ordre.
CâĂ©tait la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer Ă
Fabrice; elle ne put rĂ©sister au plaisir de lâamuser, et ajouta un mot
sur la scÚne qui avait amené le billet; ce mot devint une lettre de dix
pages. Elle fit rappeler le postillon.
--Tu ne peux partir, lui dit-elle, quâĂ quatre heures, Ă porte ouvrante.
--Je comptais passer par le grand Ă©gout, jâaurais de lâeau jusquâau
menton, mais je passerais.
--Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer Ă prendre la fiĂšvre un
de mes plus fidĂšles serviteurs. Connais-tu quelquâun chez monseigneur
lâarchevĂȘque?
--Le second cocher est mon ami.
--Voici une lettre pour ce saint prélat: introduis-toi sans bruit dans
son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais
pas quâon rĂ©veillĂąt monseigneur. Sâil est dĂ©jĂ renfermĂ© dans sa chambre,
passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans lâusage de se lever
avec le jour, demain matin, Ă quatre heures, fais-toi annoncer de ma
part, demande sa bĂ©nĂ©diction au saint archevĂȘque, remets-lui le paquet
que voici, et prends les lettres quâil te donnera peut-ĂȘtre pour Bologne.
La duchesse adressait Ă lâarchevĂȘque lâoriginal mĂȘme du billet du
prince; comme ce billet était relatif à son premier grand vicaire,
elle le priait de le dĂ©poser aux archives de lâarchevĂȘchĂ©, oĂč elle
espérait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, collÚgues
de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous la
condition du plus profond secret.
La duchesse écrivait à monseigneur Landriani avec une familiarité
qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait
trois lignes; la lettre, fort amicale, était suivie de ces
mots: Angelina-Cornelia-Isola Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina.
«Je nâen ai pas tant Ă©crit, je pense, se dit la duchesse en riant,
depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mĂšne ces
gens-lĂ que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature
fait beauté.» Elle ne put pas finir la soirée sans céder à la tentation
dâĂ©crire une lettre de persiflage au pauvre comte; elle lui annonçait
officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec
les tĂȘtes couronnĂ©es, quâelle ne se sentait pas capable dâamuser un
ministre disgracié. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez
plus le voir, ce serait donc à moi à vous faire peur?» Elle fit porter
sur-le-champ cette lettre.
De son cÎté, le lendemain dÚs sept heures du matin, le prince manda le
comte Zurla, ministre de lâIntĂ©rieur.
--De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sévÚres à tous
les podestats pour quâils fassent arrĂȘter le sieur Fabrice del Dongo.
On nous annonce que peut-ĂȘtre il osera reparaĂźtre dans nos Etats. Ce
fugitif se trouvant Ă Bologne, oĂč il semble braver les poursuites de nos
tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1Âș dans
les villages sur la route de Bologne Ă Parme; 2Âș aux environs du chĂąteau
de la duchesse Sanseverina, Ă Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3Âș
autour du chĂąteau du comte Mosca. Jâose espĂ©rer de votre haute sagesse,
monsieur le comte, que vous saurez dérober la connaissance de ces ordres
de votre souverain à la pénétration du comte Mosca. Sachez que je veux
que lâon arrĂȘte le sieur Fabrice del Dongo.
DĂšs que ce ministre fut sorti, une porte secrĂšte introduisit chez le
prince le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi, qui sâavança pliĂ© en deux et saluant
à chaque pas. La mine de ce coquin-là était à peindre; elle rendait
justice Ă toute lâinfamie de son rĂŽle, et, tandis que les mouvements
rapides et dĂ©sordonnĂ©s de ses yeux trahissaient la connaissance quâil
avait de ses mĂ©rites, lâassurance arrogante et grimaçante de sa bouche
montrait quâil savait lutter contre le mĂ©pris.
Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la
destinée de Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait
de beaux yeux fort intelligents, mais un visage abßmé par la petite
vĂ©role; pour de lâesprit, il en avait, et beaucoup et du plus fin;
on lui accordait de posséder parfaitement la science du droit, mais
câĂ©tait surtout par lâesprit de ressource quâil brillait. De quelque
sens que pût se présenter une affaire, il trouvait facilement, et en
peu dâinstants, les moyens fort bien fondĂ©s en droit dâarriver Ă une
condamnation ou à un acquittement; il était surtout le roi des finesses
de procureur.
A cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de
Parme, on ne connaissait quâune passion: ĂȘtre en conversation intime
avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu
lui importait que lâhomme puissant rĂźt de ce quâil disait, ou de sa
propre personne, ou fßt des plaisanteries révoltantes sur Mme Rassi;
pourvu quâil le vĂźt rire et quâon le traitĂąt avec familiaritĂ©, il Ă©tait
content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la
dignité de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si les coups
de pied lui faisaient mal, il se mettait Ă pleurer. Mais lâinstinct de
bouffonnerie Ă©tait si puissant chez lui, quâon le voyait tous les jours
prĂ©fĂ©rer le salon dâun ministre qui le bafouait, Ă son propre salon oĂč
il régnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi
sâĂ©tait surtout fait une position Ă part, en ce quâil Ă©tait impossible
au noble le plus insolent de pouvoir lâhumilier; sa façon de se venger
des injures quâil essuyait toute la journĂ©e Ă©tait de les raconter au
prince, auquel il sâĂ©tait acquis le privilĂšge de tout dire; il est vrai
que souvent la réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait
mal, mais il ne sâen formalisait aucunement. La prĂ©sence de ce grand
juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors
il sâamusait Ă lâoutrager. On voit que Rassi Ă©tait Ă peu prĂšs lâhomme
parfait Ă la cour: sans honneur et sans humeur.
--Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le
traitant tout à fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout
le monde. De quand votre sentence est-elle datée?
--Altesse SĂ©rĂ©nissime, dâhier matin.
--De combien de juges est-elle signée?
--De tous les cinq.
--Et la peine?
--Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime me lâavait
dit.
--La peine de mort eĂ»t rĂ©voltĂ©, dit le prince comme se parlant Ă
soi-mĂȘme, câest dommage! Quel effet sur cette femme! Mais câest un del
Dongo, et ce nom est rĂ©vĂ©rĂ© dans Parme, Ă cause des trois archevĂȘques
presque successifs... Vous me dites vingt ans de forteresse?
--Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et
plié en deux, avec, au préalable, excuse publique devant le portrait
de Son Altesse SĂ©rĂ©nissime; de plus, jeĂ»ne au pain et Ă lâeau tous les
vendredis et toutes les veilles des fĂȘtes principales, le sujet Ă©tant
dâune impiĂ©tĂ© notoire. Ceci pour lâavenir et pour casser le cou Ă sa
fortune.
--Ecrivez, dit le prince:
Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec bonté les trÚs humbles
supplications de la marquise del Dongo, mĂšre du coupable, et de la
duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont reprĂ©sentĂ© quâĂ lâĂ©poque
du crime leur fils et neveu Ă©tait fort jeune et dâailleurs Ă©garĂ© par
une folle passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien
voulu, malgrĂ© lâhorreur inspirĂ©e par un tel meurtre, commuer la peine Ă
laquelle Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de douze années de
forteresse.
«Donnez que je signe.
Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence Ă Rassi,
il lui dit:
--Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature:
La duchesse Sanseverina sâĂ©tant derechef jetĂ©e aux genoux de Son
Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable ait une
heure de promenade sur la plate-forme de la tour carrée vulgairement
appelée tour FarnÚse.
«Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous
puissiez entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller Deâ
Capitani, qui a votĂ© pour deux ans de forteresse et qui a mĂȘme pĂ©rorĂ© en
faveur de cette opinion ridicule, que je lâengage Ă relire les lois et
rĂšglements. Derechef, silence, et bonsoir.
Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes
révérences que le prince ne regarda pas.
Ceci se passait Ă sept heures du matin. Quelques heures plus tard,
la nouvelle de lâexil de la marquise Raversi se rĂ©pandait dans la
ville et dans les cafés, tout le monde parlait à la fois de ce grand
Ă©vĂ©nement. Lâexil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet
implacable ennemi des petites villes et des petites cours, lâennui. Le
gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, qui sâĂ©tait cru ministre, prĂ©texta une attaque de
goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse.
La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui
se passait, quâil Ă©tait clair que le prince avait rĂ©solu de donner
lâarchevĂȘchĂ© de Parme Ă Monsignore del Dongo. Les fins politiques
de cafĂ© allĂšrent mĂȘme jusquâĂ prĂ©tendre quâon avait engagĂ© le pĂšre
Landriani, lâarchevĂȘque actuel, Ă feindre une maladie et Ă prĂ©senter
sa démission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du
tabac, ils en Ă©taient sĂ»rs: ce bruit vint jusquâĂ lâarchevĂȘque qui sâen
alarma fort, et pendant quelques jours son zÚle pour notre héros en fut
grandement paralysé. Deux mois aprÚs, cette belle nouvelle se trouvait
dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que câĂ©tait le
comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait ĂȘtre
fait archevĂȘque.
La marquise Raversi était furibonde dans son chùteau de Velleja; ce
nâĂ©tait point une femmelette, de celles qui croient se venger en
lançant des propos outrageants contre leurs ennemis. DÚs le lendemain
de sa disgrĂące, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se
présentÚrent au prince par son ordre, et lui demandÚrent la permission
dâaller la voir Ă son chĂąteau. LâAltesse reçut ces messieurs avec une
grùce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une grande consolation
pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle avait trente
personnes dans son chùteau, tous ceux que le ministÚre libéral devait
porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil régulier
avec les mieux informĂ©s de ses amis. Un jour quâelle avait reçu beaucoup
de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure: la
femme de chambre favorite introduisit dâabord lâamant rĂ©gnant, le
comte Baldi, jeune homme dâune admirable figure et fort insignifiant;
et plus tard, le chevalier Riscara son prédécesseur: celui-ci était
un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencé par
ĂȘtre rĂ©pĂ©titeur de gĂ©omĂ©trie au collĂšge des nobles Ă Parme, se voyait
maintenant conseiller dâEtat et chevalier de plusieurs ordres.
--Jâai la bonne habitude, dit la marquise Ă ces deux hommes, de ne
dĂ©truire jamais aucun papier, et bien mâen prend; voici neuf lettres
que la Sanseverina mâa Ă©crites en diffĂ©rentes occasions. Vous allez
partir tous les deux pour GĂȘnes, vous chercherez parmi les galĂ©riens
un ex-notaire nommé Burati, comme le grand poÚte de Venise, ou Durati.
Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je vais
vous dicter.
Une idĂ©e me vient et je tâĂ©cris ce mot. Je vais Ă ma chaumiĂšre prĂšs de
Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai
bien heureuse: il nây a, ce me semble, pas grand danger aprĂšs ce qui
vient de se passer; les nuages sâĂ©claircissent. Cependant arrĂȘte-toi
avant dâentrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes
gens, ils tâaiment tous Ă la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de
Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus
admirable capucin, et lâon ne tâa vu Ă Parme quâavec la figure dĂ©cente
dâun grand vicaire.
--Comprends-tu, Riscara?
--Parfaitement; mais le voyage Ă GĂȘnes est un luxe inutile; je connais
un homme dans Parme qui, Ă la vĂ©ritĂ©, nâest pas encore aux galĂšres, mais
qui ne peut manquer dây arriver. Il contrefera admirablement lâĂ©criture
de la Sanseverina.
A ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il
comprenait seulement.
--Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espĂšres de
lâavancement, dit la marquise Ă Riscara, apparemment quâil te connaĂźt
aussi; sa maĂźtresse, son confesseur, son ami peuvent ĂȘtre vendus Ă la
Sanseverina; jâaime mieux diffĂ©rer cette petite plaisanterie de quelques
jours, et ne mâexposer Ă aucun hasard. Partez dans deux heures comme de
bons petits agneaux, ne voyez Ăąme qui vive Ă GĂȘnes et revenez bien vite.
Le chevalier Riscara sâenfuit en riant, et parlant du nez comme
Polichinelle: Il faut prĂ©parer les paquets, disait-il en courant dâune
façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours
aprÚs, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout écorché: pour
abréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne à dos de
mulet; il jurait quâon ne le reprendrait plus Ă faire de grands voyages.
Baldi remit Ă la marquise trois exemplaires de la lettre quâelle lui
avait dictĂ©e, et cinq ou six autres lettres de la mĂȘme Ă©criture,
composĂ©es par Riscara, et dont on pourrait peut-ĂȘtre tirer parti par la
suite. Lâune de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur
les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de
la marquise Baldi, sa maĂźtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque
dâune pincette sur le coussin des bergĂšres aprĂšs sây ĂȘtre assise un
instant. On eût juré que toutes ces lettres étaient écrites de la main
de Mme Sanseverina.
--Maintenant je sais Ă nâen pas douter, dit la marquise, que lâami du
cĆur, que le Fabrice est Ă Bologne ou dans les environs...
--Je suis trop malade, sâĂ©cria le comte Baldi en lâinterrompant; je
demande en grĂące dâĂȘtre dispensĂ© de ce second voyage, ou du moins je
voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santé.
--Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas Ă la
marquise.
--Eh bien! soit, jây consens, rĂ©pondit-elle en souriant.
--Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise Ă Baldi dâun
air assez dédaigneux.
--Merci, sâĂ©cria celui-ci avec lâaccent du cĆur.
En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il Ă©tait Ă peine Ă
Bologne depuis deux jours, lorsquâil aperçut dans une calĂšche Fabrice
et la petite Marietta. «Diable! se dit-il, il paraßt que notre futur
archevĂȘque ne se gĂȘne point; il faudra faire connaĂźtre ceci Ă la
duchesse, qui en sera charmĂ©e.» Riscara nâeut que la peine de suivre
Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par
un courrier la lettre de fabrique génoise; il la trouva un peu courte,
mais du reste nâeut aucun soupçon. LâidĂ©e de revoir la duchesse et le
comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un
cheval Ă la poste et partit au galop. Sans sâen douter, il Ă©tait suivi
Ă peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, Ă six
lieues de Parme, Ă la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un
grand attroupement dans la place devant la prison du lieu; on venait dây
conduire notre héros, reconnu à la poste, comme il changeait de cheval,
par deux sbires choisis et envoyés par le comte Zurla.
Les petits yeux du chevalier Riscara brillÚrent de joie; il vérifia
avec une patience exemplaire tout ce qui venait dâarriver dans ce petit
village, puis expédia un courrier à la marquise Raversi. AprÚs quoi,
courant les rues comme pour voir lâĂ©glise fort curieuse, et ensuite
pour chercher un tableau du Parmesan quâon lui avait dit exister dans
le pays, il rencontra enfin le podestat qui sâempressa de rendre ses
hommages Ă un conseiller dâEtat. Riscara eut lâair Ă©tonnĂ© quâil nâeĂ»t
pas envoyĂ© sur-le-champ Ă la citadelle de Parme le conspirateur quâil
avait eu le bonheur de faire arrĂȘter.
--On pourrait craindre, ajouta Riscara dâun air froid, que ses nombreux
amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage Ă travers
les Etats de Son Altesse Sérénissime ne rencontrent les gendarmes; ces
rebelles étaient bien douze ou quinze à cheval.
--<i>Intelligenti pauca</i>! sâĂ©cria le podestat dâun air malin.
CHAPITRE XV
Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attaché
par une longue chaĂźne Ă la sediola mĂȘme dans laquelle on lâavait fait
monter, partait pour la citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes.
Ceux-ci avaient lâordre dâemmener avec eux tous les gendarmes stationnĂ©s
dans les villages que le cortĂšge devait traverser; le podestat lui-mĂȘme
suivait ce prisonnier dâimportance. Sur les sept heures aprĂšs midi, la
sediola, escortée par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes,
traversa la belle promenade, passa devant le petit palais quâhabitait
la Fausta quelques mois auparavant et enfin se présenta à la porte
extĂ©rieure de la citadelle Ă lâinstant oĂč le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti et sa
fille allaient sortir. La voiture du gouverneur sâarrĂȘta avant dâarriver
au pont-levis pour laisser entrer la sediola à laquelle Fabrice était
attachĂ©; le gĂ©nĂ©ral cria aussitĂŽt que lâon fermĂąt les portes de la
citadelle, et se hĂąta de descendre au bureau dâentrĂ©e pour voir un peu
ce dont il sâagissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut
le prisonnier, lequel était devenu tout raide, attaché à sa sediola
pendant une aussi longue route; quatre gendarmes lâavaient enlevĂ© et
le portaient au bureau dâĂ©crou. Jâai donc en mon pouvoir, se dit le
vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que
depuis prĂšs dâun an la haute sociĂ©tĂ© de Parme a jurĂ© de sâoccuper
exclusivement!
Vingt fois le gĂ©nĂ©ral lâavait rencontrĂ© Ă la cour, chez la duchesse et
ailleurs; mais il se garda bien de tĂ©moigner quâil le connaissait; il
eût craint de se compromettre.
--Que lâon dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procĂšs-verbal
fort circonstanciĂ© de la remise qui mâest faite du prisonnier par le
digne podestat de Castelnovo.
Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa
tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eût
dit un geĂŽlier allemand. Croyant savoir que câĂ©tait surtout la duchesse
Sanseverina qui avait empĂȘchĂ© son maĂźtre, le gouverneur, de devenir
ministre de la guerre, il fut dâune insolence plus quâordinaire envers
le prisonnier; il lui adressait la parole en lâappelant <i>voi</i>, ce qui
est en Italie la façon de parler aux domestiques.
--Je suis prélat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec
fermeté, et grand vicaire de ce diocÚse; ma naissance seule me donne
droit aux égards.
--Je nâen sais rien! rĂ©pliqua le commis avec impertinence; prouvez vos
assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit Ă ces titres
fort respectables.
Fabrice nâavait point de brevets et ne rĂ©pondit pas. Le gĂ©nĂ©ral Fabio
Conti, debout à cÎté de son commis, le regardait écrire sans lever les
yeux sur le prisonnier afin de nâĂȘtre pas obligĂ© de dire quâil Ă©tait
réellement Fabrice del Dongo.
Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage
effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une
description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui
ordonna dâouvrir ses vĂȘtements, afin que lâon pĂ»t vĂ©rifier et constater
le nombre et lâĂ©tat des Ă©gratignures reçues lors de lâaffaire Giletti.
--Je ne puis, dit Fabrice souriant amĂšrement; je me trouve hors dâĂ©tat
dâobĂ©ir aux ordres de monsieur, les menottes mâen empĂȘchent!
--Quoi! sâĂ©cria le gĂ©nĂ©ral dâun air naĂŻf, le prisonnier a des menottes!
dans lâintĂ©rieur de la forteresse! cela est contre les rĂšglements, il
faut un ordre ad hoc; ĂŽtez-lui les menottes.
Fabrice le regarda. «Voilà un plaisant jésuite! pensa-t-il; il y a une
heure quâil me voit ces menottes qui me gĂȘnent horriblement, et il fait
lâĂ©tonnĂ©!»
Les menottes furent ĂŽtĂ©es par les gendarmes; ils venaient dâapprendre
que Fabrice était neveu de la duchesse Sanseverina, et se hùtÚrent
de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la
grossiÚreté du commis; celui-ci en parut piqué et dit à Fabrice qui
restait immobile:
--Allons donc! dĂ©pĂȘchons! montrez-nous ces Ă©gratignures que vous avez
reçues du pauvre Giletti, lors de lâassassinat.
Dâun saut, Fabrice sâĂ©lança sur le commis, et lui donna un soufflet
tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du général. Les
gendarmes sâemparĂšrent des bras de Fabrice qui restait immobile; le
gĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme et deux gendarmes qui Ă©taient Ă ses cĂŽtĂ©s se hĂątĂšrent
de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes
plus Ă©loignĂ©s coururent fermer la porte du bureau, dans lâidĂ©e que le
prisonnier cherchait Ă sâĂ©vader. Le brigadier qui les commandait pensa
que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sérieuse,
puisque enfin il se trouvait dans lâintĂ©rieur de la citadelle; toutefois
il sâapprocha de la fenĂȘtre pour empĂȘcher le dĂ©sordre, et par un
instinct de gendarme. Vis-Ă -vis de cette fenĂȘtre ouverte, et Ă deux pas,
se trouvait arrĂȘtĂ©e la voiture du gĂ©nĂ©ral: ClĂ©lia sâĂ©tait blottie dans
le fond, afin de ne pas ĂȘtre tĂ©moin de la triste scĂšne qui se passait au
bureau; lorsquâelle entendit tout ce bruit, elle regarda.
--Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.
--Mademoiselle, câest le jeune Fabrice del Dongo qui vient dâappliquer
un fier soufflet Ă cet insolent de Barbone!
--Quoi! câest M. del Dongo quâon amĂšne en prison?
--Eh! sans doute, dit le brigadier; câest Ă cause de la haute naissance
de ce pauvre jeune homme que lâon fait tant de cĂ©rĂ©monies; je croyais
que mademoiselle était au fait.
Clélia ne quitta plus la portiÚre; quand les gendarmes qui entouraient
la table sâĂ©cartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. «Qui mâeĂ»t
dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la premiĂšre fois dans cette
triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de CĂŽme?...
Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mĂšre... Il se
trouvait dĂ©jĂ avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commencĂ© Ă
cette époque?»
Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la
marquise Raversi et le général Conti, on affectait de ne pas douter de
la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le
comte Mosca, quâon abhorrait, Ă©tait pour sa duperie lâobjet dâĂ©ternelles
plaisanteries.
«Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier de ses ennemis!
car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se
trouver ravi de cette capture.»
Un accÚs de gros rire éclata dans le corps de garde.
--Jacopo, dit-elle au brigadier dâune voix Ă©mue que se passe-t-il donc?
--Le général a demandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait
frappĂ© Barbone: Monsignore Fabrice a rĂ©pondu froidement: «Il mâa appelĂ©
assassin, quâil montre les titres et brevets qui lâautorisent Ă me
donner ce titre»; et lâon rit.
Un geÎlier qui savait écrire remplaça Barbone; Clélia vit sortir
celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en
abondance de son affreuse figure: il jurait comme un paĂŻen:
--Ce f... Fabrice, disait-il Ă trĂšs haute voix, ne mourra jamais que de
ma main. Je volerai le bourreau, etc.
Il sâĂ©tait arrĂȘtĂ© entre la fenĂȘtre du bureau et la voiture du gĂ©nĂ©ral
pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient.
--Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi
devant mademoiselle.
Barbone leva la tĂȘte pour regarder dans la voiture, ses yeux
rencontrĂšrent ceux de ClĂ©lia Ă laquelle un cri dâhorreur Ă©chappa; jamais
elle nâavait vu dâaussi prĂšs une expression de figure tellement atroce.
«Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que je prévienne don Cesare.»
CâĂ©tait son oncle, lâun des prĂȘtres les plus respectables de la ville;
le gĂ©nĂ©ral Conti, son frĂšre, lui avait fait avoir la place dâĂ©conome et
de premier aumĂŽnier de la prison.
Le général remonta en voiture.
--Veux-tu rentrer chez toi, dit-il Ă sa fille, ou mâattendre peut-ĂȘtre
longtemps dans la cour du palais? il faut que jâaille rendre compte de
tout ceci au souverain.
Fabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes; on le conduisait
Ă la chambre quâon lui avait destinĂ©e: ClĂ©lia regardait par la portiĂšre,
le prisonnier Ă©tait fort prĂšs dâelle. En ce moment elle rĂ©pondit Ă la
question de son pĂšre par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant
prononcer ces paroles tout prĂšs de lui, leva les yeux et rencontra le
regard de la jeune fille. Il fut frappĂ© surtout de lâexpression de
mélancolie de sa figure. «Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis
notre rencontre prÚs de CÎme! quelle expression de pensée profonde!...
On a raison de la comparer à la duchesse, quelle physionomie angélique!»
Barbone, le commis sanglant, qui ne sâĂ©tait pas placĂ© prĂšs de la voiture
sans intention, arrĂȘta dâun geste les trois gendarmes qui conduisaient
Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derriĂšre, pour arriver Ă
la portiÚre prÚs de laquelle était le général:
--Comme le prisonnier a fait acte de violence dans lâintĂ©rieur de la
citadelle, lui dit-il, en vertu de lâarticle 157 du rĂšglement, nây
aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours?
--Allez au diable! sâĂ©cria le gĂ©nĂ©ral, que cette arrestation ne laissait
pas dâembarrasser.
Il sâagissait pour lui de ne pousser Ă bout ni la duchesse ni le comte
Mosca: et dâailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette
affaire? au fond, le meurtre dâun Giletti Ă©tait une bagatelle, et
lâintrigue seule Ă©tait parvenue Ă en faire quelque chose.
Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu de ces
gendarmes, câĂ©tait bien la mine la plus fiĂšre et la plus noble; ses
traits fins et délicats, et le sourire de mépris qui errait sur ses
lĂšvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossiĂšres
des gendarmes qui lâentouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi
dire que la partie extérieure de sa physionomie; il était ravi de la
cĂ©leste beautĂ© de ClĂ©lia, et son Ćil trahissait toute sa surprise.
Elle, profondĂ©ment pensive, nâavait pas songĂ© Ă retirer la tĂȘte de la
portiĂšre; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux; puis,
aprĂšs un instant:
--Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, quâautrefois, prĂšs dâun
lac, jâai dĂ©jĂ eu lâhonneur de vous rencontrer avec accompagnement de
gendarmes.
ClĂ©lia rougit et fut tellement interdite quâelle ne trouva aucune parole
pour rĂ©pondre. «Quel air noble au milieu de ces ĂȘtres grossiers!» se
disait-elle au moment oĂč Fabrice lui adressa la parole. La profonde
pitiĂ©, et nous dirons presque lâattendrissement oĂč elle Ă©tait plongĂ©e,
lui ĂŽtĂšrent la prĂ©sence dâesprit nĂ©cessaire pour trouver un mot
quelconque, elle sâaperçut de son silence et rougit encore davantage. En
ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la
citadelle, la voiture de Son Excellence nâattendait-elle pas depuis une
minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette voûte, que, quand
mĂȘme ClĂ©lia aurait trouvĂ© quelque mot pour rĂ©pondre, Fabrice nâaurait pu
entendre ses paroles.
Emportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitÎt aprÚs le
pont-levis, ClĂ©lia se disait: «Il mâaura trouvĂ©e bien ridicule!» Puis
tout à coup elle ajouta: «Non pas seulement ridicule; il aura cru voir
en moi une ùme basse, il aura pensé que je ne répondais pas à son salut
parce quâil est prisonnier et moi fille du gouverneur.»
Cette idĂ©e fut du dĂ©sespoir pour cette jeune fille qui avait lâĂąme
élevée. «Ce qui rend mon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle,
câest que jadis, quand nous nous rencontrĂąmes pour la premiĂšre fois,
aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, câĂ©tait moi
qui me trouvais prisonniĂšre, et lui me rendait service et me tirait
dâun fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon procĂ©dĂ© est
complet, câest Ă la fois de la grossiĂšretĂ© et de lâingratitude. HĂ©las!
le pauvre jeune homme! maintenant quâil est dans le malheur tout le
monde va se montrer ingrat envers lui. Il mâavait bien dit alors: Vous
souviendrez-vous de mon nom Ă Parme? Combien il me mĂ©prise Ă lâheure
quâil est! Un mot poli Ă©tait si facile Ă dire! Il faut lâavouer, oui,
ma conduite a Ă©tĂ© atroce avec lui. Jadis, sans lâoffre gĂ©nĂ©reuse de la
voiture de sa mĂšre, jâaurais dĂ» suivre les gendarmes Ă pied dans la
poussiĂšre, ou, ce qui est bien pis, monter en croupe derriĂšre un de ces
gens-lĂ ; câĂ©tait alors mon pĂšre qui Ă©tait arrĂȘtĂ© et moi sans dĂ©fense!
Oui, mon procĂ©dĂ© est complet. Et combien un ĂȘtre comme lui a dĂ» le
sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon
procĂ©dĂ©! Quelle noblesse! quelle sĂ©rĂ©nitĂ©! Comme il avait lâair dâun
héros entouré de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de
la duchesse: puisquâil est ainsi au milieu dâun Ă©vĂ©nement contrariant
et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paraĂźtre
lorsque son ùme est heureuse!»
Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus dâune heure et demi
dans la cour du palais, et toutefois lorsque le général descendit de
chez le prince, ClĂ©lia ne trouva point quâil y fĂ»t restĂ© trop longtemps.
--Quelle est la volonté de Son Altesse? demanda Clélia.
--Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!
--La mort! Grand Dieu! sâĂ©cria ClĂ©lia.
--Allons, tais-toi! reprit le général avec humeur; que je suis sot de
répondre à un enfant!
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches
qui conduisaient Ă la tour FarnĂšse, nouvelle prison bĂątie sur la
plate-forme de la grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea
pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui
venait de sâopĂ©rer dans son sort. «Quel regard! se disait-il; que de
choses il exprimait! quelle profonde pitiĂ©! Elle avait lâair de dire:
la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous affligez point trop de
ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour ĂȘtre
infortunĂ©s? Comme ses yeux si beaux restaient attachĂ©s sur moi, mĂȘme
quand les chevaux sâavançaient avec tant de bruit sous la voĂ»te!»
Fabrice oubliait complĂštement dâĂȘtre malheureux.
Clélia suivit son pÚre dans plusieurs salons; au commencement de la
soirĂ©e, personne ne savait encore la nouvelle de lâarrestation du grand
coupable, car ce fut le nom que les courtisans donnĂšrent deux heures
plus tard Ă ce pauvre jeune homme imprudent.
On remarqua ce soir-lĂ plus dâanimation que de coutume dans la figure de
ClĂ©lia; or, lâanimation, lâair de prendre part Ă ce qui lâenvironnait,
étaient surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on
comparait sa beautĂ© Ă celle de la duchesse, câĂ©tait surtout cet air
de nâĂȘtre Ă©mue par rien, cette façon dâĂȘtre comme au-dessus de toutes
choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En
Angleterre, en France, pays de vanitĂ©, on eĂ»t Ă©tĂ© probablement dâun
avis tout opposé. Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop
svelte que lâon pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne
dissimulerons point que, suivant les données de la beauté grecque, on
eĂ»t pu reprocher Ă cette tĂȘte des traits un peu marquĂ©s, par exemple,
les lÚvres remplies de la grùce la plus touchante étaient un peu fortes.
Lâadmirable singularitĂ© de cette figure dans laquelle Ă©clataient les
grĂąces naĂŻves et lâempreinte cĂ©leste de lâĂąme la plus noble, câest
que, bien que de la plus rare et de la plus singuliÚre beauté, elle ne
ressemblait en aucune façon aux tĂȘtes de statues grecques. La duchesse
avait au contraire un peu trop de la beautĂ© connue de lâidĂ©al, et sa
tĂȘte vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre
mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de Vinci. Autant la duchesse
Ă©tait sĂ©millante, pĂ©tillante dâesprit et de malice, sâattachant avec
passion, si lâon peut parler ainsi, Ă tous les sujets que le courant
de la conversation amenait devant les yeux de son ùme, autant Clélia
se montrait calme et lente Ă sâĂ©mouvoir, soit par mĂ©pris de ce qui
lâentourait, soit par regret de quelque chimĂšre absente. Longtemps on
avait cru quâelle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans
on lui voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son
pĂšre, ce nâĂ©tait que par obĂ©issance et pour ne pas nuire aux intĂ©rĂȘts de
son ambition.
«Il me sera donc impossible, rĂ©pĂ©tait trop souvent lâĂąme vulgaire du
gĂ©nĂ©ral, le ciel mâayant donnĂ© pour fille la plus belle personne des
Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, dâen tirer quelque parti
pour lâavancement de ma fortune! Ma vie est trop isolĂ©e, je nâai quâelle
au monde, et il me faut de toute nĂ©cessitĂ© une famille qui mâĂ©taie dans
le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, oĂč mon mĂ©rite et
surtout mon aptitude au ministÚre soient posés comme bases inattaquables
de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage,
si pieuse, prend de lâhumeur dĂšs quâun jeune homme bien Ă©tabli Ă la
cour entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce prétendant est-il
éconduit, son caractÚre devient moins sombre, et je la vois presque
gaie, jusquâĂ ce quâun autre Ă©pouseur se mette sur les rangs. Le plus
bel homme de la cour, le comte Baldi, sâest prĂ©sentĂ© et a dĂ©plu: lâhomme
le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a
succĂ©dĂ©, elle prĂ©tend quâil ferait son malheur.
«DĂ©cidĂ©ment, disait dâautres fois le gĂ©nĂ©ral, les yeux de ma fille sont
plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout quâen de rares
occasions ils sont susceptibles dâune expression plus profonde; mais
cette expression magnifique, quand est-ce quâon la lui voit? Jamais dans
un salon oĂč elle pourrait lui faire honneur, mais bien Ă la promenade,
seule avec moi, oĂč elle se laissera attendrir, par exemple, par le
malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard
sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons oĂč nous paraĂźtrons ce
soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble
et pure offre lâexpression assez hautaine et peu encourageante de
lâobĂ©issance passive.»
Le gĂ©nĂ©ral nâĂ©pargnait aucune dĂ©marche, comme on voit, pour se trouver
un gendre convenable, mais il disait vrai.
Les courtisans, qui nâont rien Ă regarder dans leur Ăąme, sont attentifs
Ă tout: ils avaient remarquĂ© que câĂ©tait surtout dans ces jours oĂč
ClĂ©lia ne pouvait prendre sur elle de sâĂ©lancer hors de ses chĂšres
rĂȘveries et de feindre de lâintĂ©rĂȘt pour quelque chose que la duchesse
aimait Ă sâarrĂȘter auprĂšs dâelle et cherchait Ă la faire parler.
Clélia avait des cheveux blonds cendrés, se détachant, par un effet
trĂšs doux, sur des joues dâun coloris fin, mais en gĂ©nĂ©ral un peu
trop pùle. La forme seule du front eût pu annoncer à un observateur
attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus des
grĂąces vulgaires, tenaient Ă une profonde incurie pour tout ce qui est
vulgaire. CâĂ©tait lâabsence et non pas lâimpossibilitĂ© de lâintĂ©rĂȘt pour
quelque chose. Depuis que son pÚre était gouverneur de la citadelle,
Clélia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son
appartement si Ă©levĂ©. Le nombre effroyable de marches quâil fallait
monter pour arriver Ă ce palais du gouverneur, situĂ© sur lâesplanade
de la grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par
cette raison matĂ©rielle, jouissait de la libertĂ© du couvent; câĂ©tait
presque lĂ tout lâidĂ©al de bonheur que, dans un temps, elle avait songĂ©
Ă demander Ă la vie religieuse. Elle Ă©tait saisie dâune sorte dâhorreur
à la seule pensée de mettre sa chÚre solitude et ses pensées intimes
Ă la disposition dâun jeune homme, que le titre de mari autoriserait
à troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle
nâatteignait pas au bonheur, du moins elle Ă©tait parvenue Ă Ă©viter les
sensations trop douloureuses.
Le jour oĂč Fabrice fut conduit Ă la forteresse, la duchesse rencontra
ClĂ©lia Ă la soirĂ©e du ministre de lâIntĂ©rieur, comte Zurla; tout le
monde faisait cercle autour dâelles: ce soir-lĂ , la beautĂ© de ClĂ©lia
lâemportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient
une expression si singuliĂšre et si profonde quâils en Ă©taient presque
indiscrets: il y avait de la pitiĂ©, il y avait aussi de lâindignation
et de la colÚre dans ses regards. La gaieté et les idées brillantes de
la duchesse semblaient jeter Clélia dans des moments de douleur allant
jusquâĂ lâhorreur. «Quels vont ĂȘtre les cris et les gĂ©missements de la
pauvre femme, se disait-elle, lorsquâelle va savoir que son amant, ce
jeune homme dâun si grand cĆur et dâune physionomie si noble, vient
dâĂȘtre jetĂ© en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent
Ă mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur lâItalie! O
Ăąmes vĂ©nales et basses! Et je suis fille dâun geĂŽlier! et je nâai point
démenti ce noble caractÚre en ne daignant pas répondre à Fabrice! et
autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi Ă cette heure,
seul dans sa chambre et en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec sa petite lampe?» RĂ©voltĂ©e
par cette idĂ©e, ClĂ©lia jetait des regards dâhorreur sur la magnifique
illumination des salons du ministre de lâIntĂ©rieur.
«Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait
autour des deux beautĂ©s Ă la mode, et qui cherchait Ă se mĂȘler Ă leur
conversation, jamais elles ne se sont parlĂ© dâun air si animĂ© et en
mĂȘme temps si intime.» La duchesse, toujours attentive Ă conjurer les
haines excitées par le premier ministre, aurait-elle songé à quelque
grand mariage en faveur de la Clélia? Cette conjecture était appuyée
sur une circonstance qui jusque-lĂ ne sâĂ©tait jamais prĂ©sentĂ©e Ă
lâobservation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de
feu, et mĂȘme, si lâon peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la
belle duchesse. Celle-ci, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait Ă©tonnĂ©e, et, lâon peut
dire Ă sa gloire, ravie des grĂąces si nouvelles quâelle dĂ©couvrait dans
la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir
assez rarement senti Ă la vue dâune rivale. «Mais que se passe-t-il
donc? se demandait la duchesse; jamais ClĂ©lia nâa Ă©tĂ© aussi belle, et
lâon peut dire aussi touchante: son cĆur aurait-il parlĂ©?... Mais en ce
cas-lĂ , certes, câest de lâamour malheureux, il y a de la sombre douleur
au fond de cette animation si nouvelle... Mais lâamour malheureux se
tait! Sâagirait-il de ramener un inconstant par un succĂšs dans le
monde?» Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui
les environnaient. Elle ne voyait nulle part dâexpression singuliĂšre,
câĂ©tait toujours de la fatuitĂ© plus ou moins contente. «Mais il y a du
miracle ici, se disait la duchesse, piquĂ©e de ne pas deviner. OĂč est
le comte Mosca, cet ĂȘtre si fin? Non, je ne me trompe point, ClĂ©lia
me regarde avec attention et comme si jâĂ©tais pour elle lâobjet dâun
intĂ©rĂȘt tout nouveau. Est-ce lâeffet de quelque ordre donnĂ© par son
pĂšre, ce vil courtisan? Je croyais cette Ăąme noble et jeune incapable
de se ravaler Ă des intĂ©rĂȘts dâargent. Le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti aurait-il
quelque demande décisive à faire au comte?»
Vers les dix heures, un ami de la duchesse sâapprocha et lui dit deux
mots à voix basse; elle pùlit excessivement; Clélia lui prit la main et
osa la lui serrer.
--Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une
belle Ăąme! dit la duchesse, faisant effort sur elle-mĂȘme.
Elle eut Ă peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa
beaucoup de sourires Ă la maĂźtresse de la maison qui se leva pour
lâaccompagner jusquâĂ la porte du dernier salon: ces honneurs nâĂ©taient
dus quâĂ des princesses de sang et faisaient pour la duchesse un cruel
contresens avec sa position prĂ©sente. Aussi elle sourit beaucoup Ă
la comtesse Zurla, mais malgré des efforts inouïs ne put jamais lui
adresser un seul mot.
Les yeux de Clélia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse
au milieu de ces salons peuplĂ©s alors de ce quâil y avait de plus
brillant dans la société. «Que va devenir cette pauvre femme, se
dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une
indiscrĂ©tion Ă moi de mâoffrir pour lâaccompagner! je nâose... Combien
le pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, tĂȘte Ă tĂȘte
avec sa petite lampe, serait consolĂ© pourtant sâil savait quâil est
aimé à ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on
lâa plongĂ©! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants!
quelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand
Dieu! ce serait trahir mon pÚre; sa situation est si délicate entre
les deux partis! Que devient-il sâil sâexpose Ă la haine passionnĂ©e
de la duchesse qui dispose de la volonté du premier ministre, lequel
est le maĂźtre dans les trois quarts des affaires! Dâun autre cĂŽtĂ© le
prince sâoccupe sans cesse de ce qui se passe Ă la forteresse, et il
nâentend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les
cas, Fabrice (Clélia ne disait plus M. del Dongo) est bien autrement
Ă plaindre!... il sâagit pour lui de bien autre chose que du danger
de perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle horrible
passion que lâamour!... et cependant tous ces menteurs du monde en
parlent comme dâune source de bonheur! On plaint les femmes ĂągĂ©es parce
quâelles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de lâamour!... Jamais je
nâoublierai ce que je viens de voir; quel changement subit! Comme les
yeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont devenus mornes, éteints,
aprĂšs le mot fatal que le marquis N... est venu lui dire!... Il faut que
Fabrice soit bien digne dâĂȘtre aimĂ©!...»
Au milieu de ces rĂ©flexions fort sĂ©rieuses et qui occupaient toute lâĂąme
de ClĂ©lia, les propos complimenteurs qui lâentouraient toujours lui
semblĂšrent plus dĂ©sagrĂ©ables encore que de coutume. Pour sâen dĂ©livrer,
elle sâapprocha dâune fenĂȘtre ouverte et Ă demi voilĂ©e par un rideau de
taffetas; elle espĂ©rait que personne nâaurait la hardiesse de la suivre
dans cette sorte de retraite. Cette fenĂȘtre donnait sur un petit bois
dâorangers en pleine terre: Ă la vĂ©ritĂ©, chaque hiver on Ă©tait obligĂ© de
les recouvrir dâun toit. ClĂ©lia respirait avec dĂ©lices le parfum de ces
fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme à son ùme... «Je
lui ai trouvĂ© lâair fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle
passion à une femme si distinguée!... Elle a eu la gloire de refuser les
hommages du prince, et si elle eût daigné le vouloir, elle eût été la
reine de ces Etats... Mon pĂšre dit que la passion du souverain allait
jusquâĂ lâĂ©pouser si jamais il fĂ»t devenu libre!... Et cet amour pour
Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous les
rencontrĂąmes prĂšs du lac de CĂŽme!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle
aprĂšs un instant de rĂ©flexion. Jâen fus frappĂ©e mĂȘme alors, oĂč tant de
choses passaient inaperçues devant mes yeux dâenfant! Comme ces deux
dames semblaient admirer Fabrice!...»
ClĂ©lia remarqua avec joie quâaucun des jeunes gens qui lui parlaient
avec tant dâempressement nâavait osĂ© se rapprocher du balcon. Lâun
dâeux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis
sâĂ©tait arrĂȘtĂ© auprĂšs dâune table de jeu. «Si au moins, se disait-elle,
sous ma petite fenĂȘtre du palais de la forteresse, la seule qui ait
de lâombre, jâavais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes
idées seraient moins tristes! mais pour toute perspective les énormes
pierres de taille de la tour FarnĂšse... Ah! sâĂ©cria-t-elle en faisant
un mouvement, câest peut-ĂȘtre lĂ quâon lâaura placĂ©! Quâil me tarde
de pouvoir parler à don Cesare! il sera moins sévÚre que le général.
Mon pĂšre ne me dira rien certainement en rentrant Ă la forteresse,
mais je saurai tout par don Cesare... Jâai de lâargent, je pourrais
acheter quelques orangers qui, placĂ©s sous la fenĂȘtre de ma voliĂšre,
mâempĂȘcheraient de voir ce gros mur de la tour FarnĂšse. Combien il va
mâĂȘtre plus odieux encore maintenant que je connais lâune des personnes
quâil cache Ă la lumiĂšre!... Oui, câest bien la troisiĂšme fois que
je lâai vu; une fois Ă la cour, au bal du jour de naissance de la
princesse; aujourdâhui, entourĂ© de trois gendarmes, pendant que cet
horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin prĂšs
du lac de CĂŽme... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais
garnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels
regards singuliers sa mĂšre et sa tante lui adressaient! Certainement
il y avait ce jour-lĂ quelque secret, quelque chose de particulier
entre eux; dans le temps, jâeus lâidĂ©e que lui aussi avait peur des
gendarmes...» ClĂ©lia tressaillit.» Mais que jâĂ©tais ignorante! Sans
doute, dĂ©jĂ dans ce temps, la duchesse avait de lâintĂ©rĂȘt pour lui...
Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames,
malgré leur préoccupation évidente, se furent un peu accoutumées à la
prĂ©sence dâune Ă©trangĂšre!... et ce soir jâai pu ne pas rĂ©pondre au
mot quâil mâa adressĂ©!... O ignorance et timiditĂ©! combien souvent
vous ressemblez Ă ce quâil y a de plus noir! Et je suis ainsi Ă vingt
ans passĂ©s!... Jâavais bien raison de songer au cloĂźtre; rĂ©ellement
je ne suis faite que pour la retraite! «Digne fille dâun geĂŽlier!» se
sera-t-il dit. Il me mĂ©prise, et, dĂšs quâil pourra Ă©crire Ă la duchesse,
il parlera de mon manque dâĂ©gard, et la duchesse me croira une petite
fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de
sensibilité pour son malheur.»
ClĂ©lia sâaperçut que quelquâun sâapprochait et apparemment dans le
dessein de se placer Ă cĂŽtĂ© dâelle au balcon de fer de cette fenĂȘtre;
elle en fut contrariĂ©e quoiquâelle se fĂźt des reproches; les rĂȘveries
auxquelles on lâarrachait nâĂ©taient point sans quelque douceur. «VoilĂ
un importun que je vais joliment recevoir!» pensa-t-elle. Elle tournait
la tĂȘte avec un regard altier, lorsquâelle aperçut la figure timide
de lâarchevĂȘque qui sâapprochait du balcon par de petits mouvements
insensibles. «Ce saint homme nâa point dâusage, pensa ClĂ©lia; pourquoi
venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillité est tout
ce que je possĂšde.» Elle le saluait avec respect, mais aussi dâun air
hautain, lorsque le prélat lui dit:
--Mademoiselle, savez-vous lâhorrible nouvelle?
Les yeux de la jeune fille avaient déjà pris une tout autre expression;
mais, suivant les instructions cent fois répétées de son pÚre, elle
rĂ©pondit avec un air dâignorance que le langage de ses yeux contredisait
hautement:
--Je nâai rien appris, Monseigneur.
--Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est
coupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé
Ă Bologne oĂč il vivait sous le nom supposĂ© de Joseph Bossi; on lâa
renfermé dans votre citadelle; il y est arrivé enchaßné à la voiture
mĂȘme qui le portait. Une sorte de geĂŽlier nommĂ© Barbone, qui jadis eut
sa grùce aprÚs avoir assassiné un de ses frÚres, a voulu faire éprouver
une violence personnelle Ă Fabrice; mais mon jeune ami nâest point homme
à souffrir une insulte. Il a jeté à ses pieds son infùme adversaire, sur
quoi on lâa descendu dans un cachot Ă vingt pieds sous terre, aprĂšs lui
avoir mis les menottes.
--Les menottes, non.
--Ah! vous savez quelque chose! sâĂ©cria lâarchevĂȘque, et les traits
du vieillard perdirent de leur profonde expression de découragement;
mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre:
seriez-vous assez charitable pour remettre vous-mĂȘme Ă don Cesare mon
anneau pastoral que voici?
La jeune fille avait pris lâanneau, mais ne savait oĂč le placer pour ne
pas courir la chance de le perdre.
--Mettez-le au pouce, dit lâarchevĂȘque; et il le plaça lui-mĂȘme. Puis-je
compter que vous remettrez cet anneau?
--Oui, monseigneur.
--Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, mĂȘme
dans le cas oĂč vous ne trouveriez pas convenable dâaccĂ©der Ă ma demande?
--Mais oui, Monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en
voyant lâair sombre et sĂ©rieux que le vieillard avait pris tout Ă
coup... Notre respectable archevĂȘque, ajouta-t-elle, ne peut que me
donner des ordres dignes de lui et de moi.
--Dites Ă don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que
les sbires qui lâont enlevĂ© ne lui ont pas donnĂ© le temps de prendre
son bréviaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si
monsieur votre oncle veut envoyer demain Ă lâarchevĂȘchĂ©, je me charge de
remplacer le livre par lui donné à Fabrice. Je prie don Cesare de faire
tenir Ă©galement lâanneau que porte cette jolie main, Ă M. del Dongo.
LâarchevĂȘque fut interrompu par le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti qui venait
prendre sa fille pour la conduire Ă sa voiture; il y eut lĂ un petit
moment de conversation, qui ne fut pas dĂ©pourvu dâadresse de la part du
prĂ©lat. Sans parler en aucune façon du nouveau prisonnier, il sâarrangea
de façon à ce que le courant du discours pût amener convenablement
dans sa bouche certaines maximes morales et politiques; par exemple:
Il y a des moments de crise dans la vie des cours qui décident pour
longtemps de lâexistence des plus grands personnages; il y aurait une
imprudence notable Ă changer en haine personnelle lâĂ©tat dâĂ©loignement
politique qui est souvent le résultat fort simple de positions opposées.
LâarchevĂȘque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui
causait une arrestation si imprĂ©vue, alla jusquâĂ dire quâil fallait
assurĂ©ment conserver les positions dont on jouissait, mais quâil y
aurait une imprudence bien gratuite Ă sâattirer pour la suite des haines
furibondes en se prĂȘtant Ă de certaines choses que lâon nâoublie point.
Quand le général fut dans son carrosse avec sa fille:
--Ceci peut sâappeler des menaces, lui dit-il... des menaces Ă un homme
de ma sorte!
Il nây eut pas dâautres paroles Ă©changĂ©es entre le pĂšre et la fille
pendant vingt minutes.
En recevant lâanneau pastoral de lâarchevĂȘque, ClĂ©lia sâĂ©tait bien
promis de parler Ă son pĂšre, lorsquâelle serait en voiture, du petit
service que le prélat lui demandait. Mais aprÚs le mot <i>menaces</i>
prononcé avec colÚre, elle se tint pour assurée que son pÚre
intercepterait la commission; elle recouvrait cet anneau de la main
gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que lâon mit
pour aller du ministĂšre de lâIntĂ©rieur Ă la citadelle, elle se demanda
sâil serait criminel Ă elle de ne pas parler Ă son pĂšre. Elle Ă©tait fort
pieuse, fort timorĂ©e, et son cĆur, si tranquille dâordinaire, battait
avec une violence inaccoutumée; mais enfin le qui vive de la sentinelle
placĂ©e sur le rempart au-dessus de la porte retentit Ă lâapproche de
la voiture, avant que Clélia eût trouvé les termes convenables pour
disposer son pĂšre Ă ne pas refuser, tant elle avait peur dâĂȘtre refusĂ©e!
En montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du
gouverneur, Clélia ne trouva rien.
Elle se hĂąta de parler Ă son oncle, qui la gronda et refusa de se prĂȘter
Ă rien.
CHAPITRE XVI
--Eh bien! sâĂ©cria le gĂ©nĂ©ral, en apercevant son frĂšre don Cesare, voilĂ
la duchesse qui va dépenser cent mille écus pour se moquer de moi et
faire sauver le prisonnier!
Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa
prison, tout au faĂźte de la citadelle de Parme; on le garde bien, et
nous lây retrouverons peut-ĂȘtre un peu changĂ©. Nous allons nous occuper
avant tout de la cour, oĂč des intrigues fort compliquĂ©es, et surtout les
passions dâune femme malheureuse vont dĂ©cider de son sort. En montant
les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison Ă la tour FarnĂšse,
sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment,
trouva quâil nâavait pas le temps de songer au malheur.
En rentrant chez elle aprÚs la soirée du comte Zurla, la duchesse
renvoya ses femmes dâun geste; puis, se laissant tomber tout habillĂ©e
sur son lit:
--Fabrice, sâĂ©cria-t-elle Ă haute voix, est au pouvoir de ses ennemis,
et peut-ĂȘtre Ă cause de moi ils lui donneront du poison!
Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la
situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la
sensation prĂ©sente, et, sans se lâavouer, Ă©perdument amoureuse du jeune
prisonnier? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des
mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes
pour les cacher, elle pensait quâelle allait Ă©clater en sanglots dĂšs
quâelle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement des
grandes douleurs, lui manquĂšrent tout Ă fait. La colĂšre, lâindignation,
le sentiment dâinfĂ©rioritĂ© vis-Ă -vis du prince, dominaient trop cette
Ăąme altiĂšre.
«Suis-je assez humiliĂ©e! sâĂ©criait-elle Ă chaque instant; on mâoutrage,
et, bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas!
Halte-lĂ , mon prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir;
mais ensuite moi jâaurai votre vie. HĂ©las! pauvre Fabrice, Ă quoi cela
te servira-t-il? Quelle diffĂ©rence avec ce jour oĂč je voulus quitter
Parme! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement!
Jâallais briser toutes les habitudes dâune vie agrĂ©able: hĂ©las! sans
le savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de
mon sort. Si, par ses infĂąmes habitudes de plate courtisanerie, le
comte nâeĂ»t supprimĂ© le mot <i>procĂ©dure injuste</i> dans ce fatal billet
que mâaccordait la vanitĂ© du prince, nous Ă©tions sauvĂ©s. Jâavais eu le
bonheur plus que lâadresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son
amour-propre au sujet de sa chÚre ville de Parme. Alors je menaçais
de partir, alors jâĂ©tais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave!
Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infùme, et Fabrice enchaßné
dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués
a Ă©tĂ© lâantichambre de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en
respect par la crainte de me voir quitter son repaire!
«Il a trop dâesprit pour ne pas sentir que je ne mâĂ©loignerai jamais de
la tour infĂąme oĂč mon cĆur est enchaĂźnĂ©. Maintenant la vanitĂ© piquĂ©e de
cet homme peut lui suggérer les idées les plus singuliÚres; leur cruauté
bizarre ne ferait que piquer au jeu son Ă©tonnante vanitĂ©. Sâil revient Ă
ses anciens propos de fade galanterie, sâil me dit: AgrĂ©ez les hommages
de votre esclave, ou Fabrice périt: eh bien! la vieille histoire de
Judith... Oui, mais si ce nâest quâun suicide pour moi, câest un
assassin pour Fabrice; le benĂȘt de successeur, notre prince royal, et
lâinfĂąme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.»
La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun
moyen de sortir torturait ce cĆur malheureux. Sa tĂȘte troublĂ©e ne
voyait aucune autre probabilitĂ© dans lâavenir. Pendant dix minutes elle
sâagita comme une insensĂ©e; enfin un sommeil dâaccablement remplaça pour
quelques instants cet état horrible, la vie était épuisée. Quelques
minutes aprÚs, elle se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son
lit; il lui semblait quâen sa prĂ©sence le prince voulait faire couper
la tĂȘte Ă Fabrice. Quels yeux Ă©garĂ©s la duchesse ne jeta-t-elle pas
autour dâelle! Quand enfin elle se fut convaincue quâelle nâavait sous
les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur
le point de sâĂ©vanouir. Sa faiblesse physique Ă©tait telle quâelle ne se
sentait pas la force de changer de position. «Grand Dieu! si je pouvais
mourir! se dit-elle... Mais quelle lùcheté! moi abandonner Fabrice dans
le malheur! Je mâĂ©gare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de
sang-froid lâexĂ©crable position oĂč je me suis plongĂ©e comme Ă plaisir.
Quelle funeste Ă©tourderie! venir habiter la cour dâun prince absolu!
un tyran qui connaĂźt toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui
semble une bravade pour son pouvoir. HĂ©las! câest ce que ni le comte ni
moi nous ne vĂźmes lorsque je quittai Milan: je pensais aux grĂąces dâune
cour aimable; quelque chose dâinfĂ©rieur, il est vrai, mais quelque chose
dans le genre des beaux jours du prince EugĂšne!
«De loin nous ne nous faisions pas dâidĂ©e de ce que câest que lâautoritĂ©
dâun despote qui connaĂźt de vue tous ses sujets. La forme extĂ©rieure
du despotisme est la mĂȘme que celle des autres gouvernements: il y
a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne
trouverait rien dâextraordinaire Ă faire pendre son pĂšre si le prince
le lui ordonnait... il appellerait cela son devoir... Séduire Rassi!
malheureuse que je suis! je nâen possĂšde aucun moyen. Que puis-je lui
offrir? cent mille francs peut-ĂȘtre! et lâon prĂ©tend que, lors du
dernier coup de poignard auquel la colĂšre du ciel envers ce malheureux
pays lâa fait Ă©chapper, le prince lui a envoyĂ© dix mille sequins dâor
dans une cassette! Dâailleurs quelle somme dâargent pourrait le sĂ©duire?
Cette Ăąme de boue, qui nâa jamais vu que du mĂ©pris dans les regards des
hommes, a le plaisir ici dây voir maintenant de la crainte, et mĂȘme du
respect; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors
les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et
trembleront devant lui, aussi servilement que lui-mĂȘme tremble devant le
souverain.
«Puisque je ne peux fuir ce lieu dĂ©testĂ©, il faut que jây sois utile
à Fabrice: vivre seule, solitaire, désespérée! que puis-je alors pour
Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le
monde, feins de ne plus penser Ă Fabrice... Feindre de tâoublier, cher
ange!»
A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer.
AprÚs une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu
de consolation que ses idĂ©es commençaient Ă sâĂ©claircir. «Avoir le
tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me
rĂ©fugier avec lui dans quelque pays heureux, oĂč nous ne puissions ĂȘtre
poursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions dâabord avec les douze
cents francs que lâhomme dâaffaires de son pĂšre me fait passer avec une
exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des
dĂ©bris de ma fortune!» Lâimagination de la duchesse passait en revue
avec des moments dâinexprimables dĂ©lices tous les dĂ©tails de la vie
quâelle mĂšnerait Ă trois cents lieues de Parme. LĂ , se disait-elle, il
pourrait entrer au service sous un nom supposé... Placé dans un régiment
de ces braves Français, bientÎt le jeune Valserra aurait une réputation;
enfin il serait heureux.»
Ces images fortunées rappelÚrent une seconde fois les larmes, mais
celles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore
quelque part! Cet état dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de
revenir Ă la contemplation de lâaffreuse rĂ©alitĂ©. Enfin, comme lâaube du
jour commençait Ă marquer dâune ligne blanche le sommet des arbres de
son jardin, elle se fit violence. «Dans quelques heures, se dit-elle,
je serai sur le champ de bataille; il sera question dâagir, et sâil
mâarrive quelque chose dâirritant, si le prince sâavise de mâadresser
quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir
garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre des
résolutions.
«Si je suis dĂ©clarĂ©e criminelle dâEtat, Rassi fait saisir tout ce qui
se trouve dans ce palais; le 1^{er} de ce mois, le comte et moi nous
avons brĂ»lĂ©, suivant lâusage, tous les papiers dont la police pourrait
abuser, et il est le ministre de la police, voilĂ le plaisant. Jâai
trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien batelier
de Grianta, partira pour GenĂšve oĂč il les mettra en sĂ»retĂ©. Si jamais
Fabrice sâĂ©chappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe
de croix), lâincommensurable lĂąchetĂ© du marquis del Dongo trouvera
quâil y a du pĂ©chĂ© Ă envoyer du pain Ă un homme poursuivi par un prince
légitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain.
«Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, aprÚs ce qui vient
dâarriver, câest ce qui mâest impossible. Le pauvre homme! Il nâest
point mĂ©chant, au contraire; il nâest que faible. Cette Ăąme vulgaire
nâest point Ă la hauteur des nĂŽtres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu ĂȘtre
ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos périls!
«La prudence mĂ©ticuleuse du comte gĂȘnerait tous mes projets, et
dâailleurs il ne faut point lâentraĂźner dans ma perte... Car pourquoi
la vanitĂ© de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? Jâaurai
conspirĂ©... quoi de plus facile Ă prouver? Si câĂ©tait Ă sa citadelle
quâil mâenvoyĂąt et que je pusse Ă force dâor parler Ă Fabrice, ne fĂ»t-ce
quâun instant, avec quel courage nous marcherions ensemble Ă la mort!
Mais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi
par le poison; ma présence dans les rues, placée sur une charrette,
pourrait émouvoir la sensibilité de ses chers Parmesans... Mais quoi!
toujours le roman! HĂ©las! lâon doit pardonner ces folies Ă une pauvre
femme dont le sort rĂ©el est si triste! Le vrai de tout ceci, câest que
le prince ne mâenverra point Ă la mort; mais rien de plus facile que
de me jeter en prison et de mây retenir; il fera cacher dans un coin
de mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour
ce pauvre L... Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce
quâils appellent des piĂšces probantes, et une douzaine de faux tĂ©moins
suffisent. Je puis donc ĂȘtre condamnĂ©e Ă mort comme ayant conspirĂ©;
et le prince, dans sa clĂ©mence infinie, considĂ©rant quâautrefois jâai
eu lâhonneur dâĂȘtre admise Ă sa cour, commuera ma peine en dix ans de
forteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractÚre violent
qui a fait dire tant de sottises Ă la marquise Raversi et Ă mes autres
ennemis, je mâempoisonnerai bravement. Du moins le public aura la
bonté de le croire; mais je gage que le Rassi paraßtra dans mon cachot
pour mâapporter galamment, de la part du prince, un petit flacon de
strychnine ou de lâopium de PĂ©rouse.
«Oui, il faut me brouiller trÚs ostensiblement avec le comte, car je ne
veux pas lâentraĂźner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre
homme mâa aimĂ©e avec tant de candeur! Ma sottise a Ă©tĂ© de croire quâil
restait assez dâĂąme dans un courtisan vĂ©ritable pour ĂȘtre capable
dâamour. TrĂšs probablement le prince trouvera quelque prĂ©texte pour me
jeter en prison; il craindra que je ne pervertisse lâopinion publique
relativement Ă Fabrice. Le comte est plein dâhonneur; Ă lâinstant il
fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur étonnement profond,
appelleront une folie, il quittera la cour. Jâai bravĂ© lâautoritĂ© du
prince le soir du billet, je puis mâattendre Ă tout de la part de sa
vanité blessée: un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation
que je lui ai donnĂ©e ce soir-lĂ ? Dâailleurs le comte brouillĂ© avec
moi est en meilleure position pour ĂȘtre utile Ă Fabrice. Mais si le
comte, que ma résolution va mettre au désespoir, se vengeait?... Voilà ,
par exemple, une idĂ©e qui ne lui viendra jamais; il nâa point lâĂąme
fonciÚrement basse du prince: le comte peut, en gémissant, contresigner
un dĂ©cret infĂąme, mais il a de lâhonneur. Et puis, de quoi se venger?
de ce que, aprĂšs lâavoir aimĂ© cinq ans, sans faire la moindre offense Ă
son amour, je lui dis: «Cher comte! jâavais le bonheur de vous aimer;
eh bien, cette flamme sâĂ©teint; je ne vous aime plus! mais je connais
le fond de votre cĆur, je garde pour vous une estime profonde, et vous
serez toujours le meilleur de mes amis.
«Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincÚre?»
«Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je
dirai Ă cet amant: «Au fond le prince a raison de punir lâĂ©tourderie de
Fabrice; mais le jour de sa fĂȘte, sans doute notre gracieux souverain
lui rendra la liberté.» Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant désigné
par la prudence serait ce juge vendu, cet infĂąme bourreau, ce Rassi...
il se trouverait anobli et dans le fait, je lui donnerais lâentrĂ©e de
la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi
au-delĂ du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du
comte P. et de D.! il me ferait Ă©vanouir dâhorreur en sâapprochant de
moi, ou plutĂŽt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infĂąme
cĆur. Ne me demande pas des choses impossibles!
«Oui, surtout oublier Fabrice! et pas lâombre de colĂšre contre le
prince, reprendre ma gaieté ordinaire, qui paraßtra plus aimable à ces
Ăąmes fangeuses, premiĂšrement, parce que jâaurai lâair de me soumettre de
bonne grĂące Ă leur souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me
moquer dâeux, je serai attentive Ă faire ressortir leurs jolis petits
mérites; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beauté
de la plume blanche de son chapeau quâil vient de faire venir de Lyon
par un courrier, et qui fait son bonheur.
«Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte sâen va,
ce sera le parti ministériel; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de la
Raversi qui régnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au
ministĂšre. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme dâesprit,
accoutumĂ© au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter dâaffaires
avec ce bĆuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie sâest occupĂ© de
ce problĂšme capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils porter
sur leur habit, Ă la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces
bĂȘtes brutes fort jalouses de moi, et voilĂ ce qui fait ton danger,
cher Fabrice! ce sont ces bĂȘtes brutes qui vont dĂ©cider de mon sort et
du tien! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa dĂ©mission! quâil
reste, dĂ»t-il subir des humiliations! il sâimagine toujours que donner
sa démission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier
ministre; et toutes les fois que son miroir lui dit quâil vieillit, il
mâoffre ce sacrifice: donc brouillerie complĂšte, oui, et rĂ©conciliation
seulement dans le cas oĂč il nây aurait que ce moyen de lâempĂȘcher de
sâen aller. AssurĂ©ment, je mettrai Ă son congĂ© toute la bonne amitiĂ©
possible; mais aprĂšs lâomission courtisanesque des mots <i>procĂ©dure
injuste</i> dans le billet du prince, je sens que pour ne pas le haĂŻr jâai
besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soirée décisive,
je nâavais pas besoin de son esprit; il fallait seulement quâil Ă©crivĂźt
sous ma dictĂ©e, il nâavait quâĂ Ă©crire ce mot, que jâavais obtenu par
mon caractĂšre: ses habitudes de bas courtisan lâont emportĂ©. Il me
disait le lendemain quâil nâavait pu faire signer une absurditĂ© par son
prince, quâil aurait fallu des lettres de grĂące: eh! bon Dieu! avec de
telles gens, avec des monstres de vanitĂ© et de rancune quâon appelle des
FarnĂšse, on prend ce quâon peut.»
A cette idĂ©e, toute la colĂšre de la duchesse se ranima. «Le prince mâa
trompée, se disait-elle, et avec quelle lùcheté!... Cet homme est sans
excuse: il a de lâesprit, de la finesse, du raisonnement; il nây a de
bas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous lâavons
remarquĂ©, son esprit ne devient vulgaire que lorsquâil sâimagine quâon
a voulu lâoffenser. Eh bien! le crime de Fabrice est Ă©tranger Ă la
politique, câest un petit assassinat comme on en compte cent par an
dans ses heureux Etats, et le comte mâa jurĂ© quâil a fait prendre les
renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti
nâĂ©tait point sans courage: se voyant Ă deux pas de la frontiĂšre, il eut
tout Ă coup la tentation de se dĂ©faire dâun rival qui plaisait.»
La duchesse sâarrĂȘta longtemps pour examiner sâil Ă©tait possible de
croire Ă la culpabilitĂ© de Fabrice: non pas quâelle trouvĂąt que ce fĂ»t
un bien gros péché, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se
dĂ©faire de lâimpertinence dâun historien; mais, dans son dĂ©sespoir, elle
commençait Ă sentir vaguement quâelle allait ĂȘtre obligĂ©e de se battre
pour prouver cette innocence de Fabrice. «Non, se dit-elle enfin, voici
une preuve décisive; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours
des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-lĂ , il ne portait quâun
mauvais fusil Ă un coup, et encore, empruntĂ© Ă lâun des ouvriers.
«Je hais le prince parce quâil mâa trompĂ©e, et trompĂ©e de la façon la
plus lĂąche; aprĂšs son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre
garçon à Bologne, etc. Mais ce compte se réglera.» Vers les cinq heures
du matin, la duchesse, anéantie par ce long accÚs de désespoir, sonna
ses femmes; celles-ci jetĂšrent un cri. En lâapercevant sur son lit,
toute habillée, avec ses diamants, pùle comme ses draps et les yeux
fermés, il leur sembla la voir exposée sur un lit de parade aprÚs
sa mort. Elles lâeussent crue tout Ă fait Ă©vanouie, si elles ne se
fussent pas rappelĂ© quâelle venait de les sonner. Quelques larmes fort
rares coulaient de temps Ă autre sur ses joues insensibles; ses femmes
comprirent par un signe quâelle voulait ĂȘtre mise au lit.
Deux fois aprĂšs la soirĂ©e du ministre Zurla, le comte sâĂ©tait prĂ©sentĂ©
chez la duchesse: toujours refusĂ©, il lui Ă©crivit quâil avait un conseil
Ă lui demander pour lui-mĂȘme: «Devait-il garder sa position aprĂšs
lâaffront quâon osait lui faire?» Le comte ajoutait: «Le jeune homme est
innocent; mais fĂ»t-il coupable, devait-on lâarrĂȘter sans mâen prĂ©venir,
moi, son protecteur déclaré?» La duchesse ne vit cette lettre que le
lendemain.
Le comte nâavait pas de vertu; lâon peut mĂȘme ajouter que ce que les
libéraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre)
lui semblait une duperie; il se croyait obligé à chercher avant tout le
bonheur du comte Mosca della Rovere; mais il Ă©tait plein dâhonneur et
parfaitement sincĂšre lorsquâil parlait de sa dĂ©mission. De la vie il
nâavait dit un mensonge Ă la duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la
moindre attention à cette lettre; son parti, et un parti bien pénible,
Ă©tait pris, feindre dâoublier Fabrice; aprĂšs cet effort, tout lui Ă©tait
indifférent.
Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois au palais
Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterré à la vue de la duchesse...
«Elle a quarante ans! se dit-il, et hier si brillante! si jeune!... Tout
le monde me dit que, durant sa longue conversation avec la Clélia Conti,
elle avait lâair aussi jeune et bien autrement sĂ©duisante.»
La voix, le ton de la duchesse Ă©taient aussi Ă©tranges que lâaspect de sa
personne. Ce ton, dĂ©pouillĂ© de toute passion, de tout intĂ©rĂȘt humain, de
toute colĂšre, fit pĂąlir le comte; il lui rappela la façon dâĂȘtre dâun de
ses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant
dĂ©jĂ reçu les sacrements, avait voulu lâentretenir.
AprĂšs quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et
ses yeux restÚrent éteints:
--SĂ©parons-nous, mon cher comte, lui dit-elle dâune voix faible, mais
bien articulĂ©e, et quâelle sâefforçait de rendre aimable; sĂ©parons-nous,
il le faut! Le ciel mâest tĂ©moin que, depuis cinq ans, ma conduite
envers vous a Ă©tĂ© irrĂ©prochable. Vous mâavez donnĂ© une existence
brillante, au lieu de lâennui qui aurait Ă©tĂ© mon triste partage au
chĂąteau de Grianta; sans vous jâaurais rencontrĂ© la vieillesse quelques
annĂ©es plus tĂŽt... De mon cĂŽtĂ©, ma seule occupation a Ă©tĂ© de chercher Ă
vous faire trouver le bonheur. Câest parce que je vous aime que je vous
propose cette sĂ©paration Ă lâamiable, comme on dirait en France.
Le comte ne comprenait pas; elle fut obligée de répéter plusieurs fois.
Il devint dâune pĂąleur mortelle, et, se jetant Ă genoux auprĂšs de son
lit, il dit tout ce que lâĂ©tonnement profond, et ensuite le dĂ©sespoir le
plus vif, peuvent inspirer Ă un homme dâesprit passionnĂ©ment amoureux.
A chaque moment il offrait de donner sa démission et de suivre son amie
dans quelque retraite Ă mille lieues de Parme.
--Vous osez me parler de dĂ©part, et Fabrice est ici! sâĂ©cria-t-elle
enfin en se soulevant Ă demi.
Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une impression
pénible, elle ajouta aprÚs un moment de repos et en serrant légÚrement
la main du comte:
--Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé avec cette
passion et ces transports que lâon nâĂ©prouve plus, ce me semble, aprĂšs
trente ans, et je suis déjà bien loin de cet ùge. On vous aura dit
que jâaimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette
cour méchante. (Ses yeux brillÚrent pour la premiÚre fois dans cette
conversation, en prononçant ce mot <i>méchante</i>.) Je vous jure devant
Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne sâest passĂ© entre lui
et moi la plus petite chose que nâeĂ»t pas pu souffrir lâĆil dâune tierce
personne. Je ne vous dirai pas non plus que je lâaime exactement comme
ferait une sĆur; je lâaime dâinstinct, pour parler ainsi. Jâaime en lui
son courage si simple et si parfait, que lâon peut dire quâil ne sâen
aperçoit pas lui-mĂȘme; je me souviens que ce genre dâadmiration commença
à son retour de Warterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-sept
ans; sa grande inquiétude était de savoir si réellement il avait assisté
Ă la bataille, et dans le cas du oui, sâil pouvait dire sâĂȘtre battu,
lui qui nâavait marchĂ© Ă lâattaque dâaucune batterie ni dâaucune colonne
ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble
sur ce sujet important, que je commençai à voir en lui une grùce
parfaite. Sa grande ùme se révélait à moi; que de savants mensonges eût
Ă©talĂ©s, Ă sa place, un jeune homme bien Ă©levĂ©! Enfin, sâil nâest heureux
je ne puis ĂȘtre heureuse. Tenez, voilĂ un mot qui peint bien lâĂ©tat de
mon cĆur; si ce nâest la vĂ©ritĂ©, câest au moins tout ce que jâen vois.
Le comte, encouragĂ© par ce ton de franchise et dâintimitĂ©, voulut lui
baiser la main: elle la retira avec une sorte dâhorreur.
--Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept
ans, je me trouve Ă la porte de la vieillesse, jâen ressens dĂ©jĂ tous
les dĂ©couragements, et peut-ĂȘtre mĂȘme suis-je voisine de la tombe. Ce
moment est terrible, Ă ce quâon dit, et pourtant il me semble que je le
dĂ©sire. JâĂ©prouve le pire symptĂŽme de la vieillesse: mon cĆur est Ă©teint
par cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous,
cher comte, que lâombre de quelquâun qui me fut cher. Je dirai plus,
câest la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage.
--Que vais-je devenir? lui répétait le comte, moi qui sens que je vous
suis attaché avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous
voyais Ă la Scala!
--Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler dâamour mâennuie, et me
semble indécent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain,
courage! soyez homme dâesprit, homme judicieux, homme Ă ressources dans
les occurrences. Soyez avec moi ce que vous ĂȘtes rĂ©ellement aux yeux
des indiffĂ©rents, lâhomme le plus habile et le plus grand politique que
lâItalie ait produit depuis des siĂšcles.
Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.
--Impossible, chĂšre amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux
déchirements de la passion la plus violente, et vous me demandez
dâinterroger ma raison! Il nây a plus de raison pour moi!
--Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle dâun ton sec.
Et ce fut pour la premiĂšre fois, aprĂšs deux heures dâentretien, que sa
voix prit une expression quelconque. Le comte, au dĂ©sespoir lui-mĂȘme,
chercha Ă la consoler.
--Il mâa trompĂ©e, sâĂ©criait-elle sans rĂ©pondre en aucune façon aux
raisons dâespĂ©rer que lui exposait le comte; il mâa trompĂ©e de la façon
la plus lĂąche!
Et sa pĂąleur mortelle cessa pour un instant; mais, mĂȘme dans ce moment
dâexcitation violente, le comte remarqua quâelle nâavait pas la force de
soulever les bras.
«Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, quâelle ne fĂ»t que malade?
En ce cas pourtant ce serait le début de quelque maladie fort grave.»
Alors, rempli dâinquiĂ©tude, il proposa de faire appeler le cĂ©lĂšbre
Rozari, le premier mĂ©decin du pays et de lâItalie.
--Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaßtre toute
lâĂ©tendue de mon dĂ©sespoir?... Est-ce lĂ le conseil dâun traĂźtre ou dâun
ami?
Et elle le regarda avec des yeux étranges.
«Câen est fait, se dit-il avec dĂ©sespoir, elle nâa plus dâamour pour
moi, et bien plus, elle ne me place plus mĂȘme au rang des hommes
dâhonneur vulgaires.»
--Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que jâai
voulu avant tout avoir des dĂ©tails sur lâarrestation qui nous met au
dĂ©sespoir, et chose Ă©trange! je ne sais encore rien de positif; jâai
fait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver
le prisonnier par la route de Castelnovo, et ont reçu lâordre de suivre
sa sediola. Jâai rĂ©expĂ©diĂ© aussitĂŽt Bruno, dont vous connaissez le
zÚle non moins que le dévouement; il a ordre de remonter de station en
station pour savoir oĂč et comment Fabrice a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©.
En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie dâune
légÚre convulsion.
--Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dĂšs quâelle put parler; ces
dĂ©tails mâintĂ©ressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien
comprendre les plus petites circonstances.
--Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de légÚreté
pour tenter de la distraire un peu, jâai envie dâenvoyer un commis de
confiance Ă Bruno et dâordonner Ă celui-ci de pousser jusquâĂ Bologne;
câest lĂ , peut-ĂȘtre, quâon aura enlevĂ© notre jeune ami. De quelle date
est sa derniĂšre lettre?
--De mardi, il y a cinq jours.
--Avait-elle été ouverte à la poste?
--Aucune trace dâouverture. Il faut vous dire quâelle Ă©tait Ă©crite sur
du papier horrible; lâadresse est dâune main de femme, et cette adresse
porte le nom dâune vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre.
La blanchisseuse croit quâil sâagit dâune affaire dâamour, et la ChĂ©kina
lui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter.
Le comte, qui avait pris tout Ă fait le ton dâun homme dâaffaires,
essaya de découvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir
Ă©tĂ© le jour de lâenlĂšvement Ă Bologne. Il sâaperçut alors seulement,
lui qui avait ordinairement tant de tact, que câĂ©tait lĂ le ton quâil
fallait prendre. Ces détails intéressaient la malheureuse femme et
semblaient la distraire un peu. Si le comte nâeĂ»t pas Ă©tĂ© amoureux,
il eût eu cette idée si simple dÚs son entrée dans la chambre. La
duchesse le renvoya pour quâil pĂ»t sans dĂ©lai expĂ©dier de nouveaux
ordres au fidĂšle Bruno. Comme on sâoccupait en passant de la question
de savoir sâil y avait eu sentence avant le moment oĂč le prince avait
signé le billet adressé à la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte
dâempressement lâoccasion de dire au comte:
--Je ne vous reprocherai point dâavoir omis les mots <i>injuste procĂ©dure</i>
dans le billet que vous Ă©crivĂźtes et quâil signa, câĂ©tait lâinstinct
de courtisan qui vous prenait Ă la gorge; sans vous en douter, vous
prĂ©fĂ©riez lâintĂ©rĂȘt de votre maĂźtre Ă celui de votre amie. Vous avez mis
vos actions Ă mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais
il nâest pas en votre pouvoir de changer votre nature; vous avez de
grands talents pour ĂȘtre ministre, mais vous avez aussi lâinstinct de
ce métier. La suppression du mot <i>injuste</i> me perd; mais loin de moi de
vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de lâinstinct et non
pas celle de la volonté.
«Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de lâair le plus
impĂ©rieux, que je ne suis point trop affligĂ©e de lâenlĂšvement de
Fabrice, que je nâai pas eu la moindre vellĂ©itĂ© de mâĂ©loigner de ce
pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. VoilĂ ce que
vous avez Ă dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je
compte seule diriger ma conduite Ă lâavenir, je veux me sĂ©parer de
vous Ă lâamiable, câest-Ă -dire en bonne et vieille amie. Comptez que
jâai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus
mâexagĂ©rer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore
plus malheureuse que je ne le suis sâil mâarrivait de compromettre votre
destinĂ©e. Il peut entrer dans mes projets de me donner lâapparence
dâavoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir affligĂ©. Je puis
vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle sâarrĂȘta une demi-minute
aprÚs ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidélité et cela en
cinq annĂ©es de temps. Câest bien long, dit-elle; elle essaya de sourire;
ses joues si pĂąles sâagitĂšrent, mais ses lĂšvres ne purent se sĂ©parer. Je
vous jure mĂȘme que jamais je nâen ai eu le projet ni lâenvie. Cela bien
entendu, laissez-moi.
Le comte sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez
la duchesse lâintention bien arrĂȘtĂ©e de se sĂ©parer de lui, et jamais
il nâavait Ă©tĂ© aussi Ă©perdument amoureux. Câest lĂ une de ces choses
sur lesquelles je suis obligĂ© de revenir souvent, parce quâelles
sont improbables hors de lâItalie. En rentrant chez lui, il expĂ©dia
jusquâĂ six personnes diffĂ©rentes sur la route de Castelnovo et de
Bologne, et les chargea de lettres. «Mais ce nâest pas tout, se dit le
malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter
ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse
prit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse
passait une limite que lâon ne doit jamais franchir, et câest pour
raccommoder les choses que jâai eu la sottise incroyable de supprimer
le mot <i>procédure injuste</i>, le seul qui liùt le souverain... Mais bah!
ces gens-lĂ sont-ils liĂ©s par quelque chose? Câest lĂ sans doute la
plus grande faute de ma vie, jâai mis au hasard tout ce qui peut en
faire le prix pour moi: il sâagit de rĂ©parer cette Ă©tourderie Ă force
dâactivitĂ© et dâadresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, mĂȘme en
sacrifiant un peu de ma dignitĂ©, je plante lĂ cet homme; avec ses rĂȘves
de haute politique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de la
Lombardie, nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti nâest
quâun sot, le talent de Rassi se rĂ©duit Ă faire pendre lĂ©galement un
homme qui déplaßt au pouvoir.»
Une fois cette rĂ©solution bien arrĂȘtĂ©e de renoncer au ministĂšre si les
rigueurs Ă lâĂ©gard de Fabrice dĂ©passaient celles dâune simple dĂ©tention,
le comte se dit: «Si un caprice de la vanité de cet homme imprudemment
bravĂ©e me coĂ»te le bonheur, du moins lâhonneur me restera... A propos,
puisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent
actions qui, ce matin encore, mâeussent semblĂ© hors du possible. Par
exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire
Ă©vader Fabrice... Grand Dieu! sâĂ©cria le comte en sâinterrompant et
ses yeux sâouvrant Ă lâexcĂšs comme Ă la vue dâun bonheur imprĂ©vu, la
duchesse ne mâa pas parlĂ© dâĂ©vasion, aurait-elle manquĂ© de sincĂ©ritĂ©
une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le désir que je
trahisse le prince? Ma foi, câest fait!»
LâĆil du comte avait repris toute sa finesse satirique. «Cet aimable
fiscal Rassi est payé par le maßtre pour toutes les sentences qui nous
dĂ©shonorent en Europe mais il nâest pas homme Ă refuser dâĂȘtre payĂ© par
moi pour trahir les secrets du maĂźtre. Cet animal-lĂ a une maĂźtresse et
un confesseur, mais la maĂźtresse est dâune trop vile espĂšce pour que je
puisse lui parler, le lendemain elle raconterait lâentrevue Ă toutes les
fruitiĂšres du voisinage.» Le comte, ressuscitĂ© par cette lueur dâespoir,
était déjà sur le chemin de la cathédrale; étonné de la légÚreté de sa
dĂ©marche, il sourit malgrĂ© son chagrin: «Ce que câest, dit-il, que de
nâĂȘtre plus ministre!» Cette cathĂ©drale, comme beaucoup dâĂ©glises en
Italie, sert de passage dâune rue Ă lâautre, le comte vit de loin un des
grands vicaires de lâarchevĂȘque qui traversait la nef.
--Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour
épargner à ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez
monseigneur lâarchevĂȘque. Je lui aurais toutes les obligations du monde
sâil voulait bien descendre jusquâĂ la sacristie.
LâarchevĂȘque fut ravi de ce message, il avait mille choses Ă dire au
ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses
nâĂ©taient que des phrases et ne voulut rien Ă©couter.
--Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?
--Un petit esprit et une grande ambition, rĂ©pondit lâarchevĂȘque, peu de
scrupules et une extrĂȘme pauvretĂ©, car nous en avons des vices!
--Tudieu, monseigneur! sâĂ©cria le ministre, vous peignez comme Tacite.
Et il prit congé de lui en riant. A peine de retour au ministÚre, il fit
appeler lâabbĂ© Dugnani.
--Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal général
Rassi, nâaurait-il rien Ă me dire?
Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il renvoya le Dugnani.
CHAPITRE XVII
Le comte se regardait comme hors du ministÚre. «Voyons un peu, se
dit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux aprĂšs ma disgrĂące, car
câest ainsi quâon appellera ma retraite.» Le comte fit lâĂ©tat de sa
fortune: il était entré au ministÚre avec quatre-vingt mille francs de
bien; à son grand étonnement, il trouva que, tout compté, son avoir
actuel ne sâĂ©levait pas Ă cinq cent mille francs: «Câest vingt mille
livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un
grand Ă©tourdi! Il nây a pas un bourgeois Ă Parme qui ne me croie cent
cinquante mille livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est plus
bourgeois quâun autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront
que je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, sâĂ©cria-t-il, si je suis
encore ministre trois mois, nous la verrons doublée, cette fortune.» Il
trouva dans cette idĂ©e lâoccasion dâĂ©crire Ă la duchesse, et la saisit
avec avidité; mais pour se faire pardonner une lettre dans les termes
oĂč ils en Ă©taient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs. «Nous
nâaurons que vingt mille livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous
trois Ă Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un
cheval de selle Ă nous deux.» Le ministre venait Ă peine dâenvoyer sa
lettre, lorsquâon annonça le fiscal gĂ©nĂ©ral Rassi; il le reçut avec une
hauteur qui frisait lâimpertinence.
--Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever Ă Bologne un
conspirateur que je protĂšge, de plus vous voulez lui couper le cou, et
vous ne me dites rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur?
Est-ce le gĂ©nĂ©ral Conti, ou vous-mĂȘme?
Le Rassi fut atterrĂ©; il avait trop peu dâhabitude de la bonne compagnie
pour deviner si le comte parlait sérieusement: il rougit beaucoup,
Ăąnonna quelques mots peu intelligibles; le comte le regardait et
jouissait de son embarras. Tout Ă coup le Rassi se secoua et sâĂ©cria
avec une aisance parfaite et de lâair de Figaro pris en flagrant dĂ©lit
par Almaviva:
--Ma foi, monsieur le comte, je nâirai point par quatre chemins avec
Votre Excellence: que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos
questions comme je ferais Ă celles de mon confesseur?
--La croix de Saint-Paul (câest lâordre de Parme), ou de lâargent, si
vous pouvez me fournir un prétexte pour vous en accorder.
--Jâaime mieux la croix de Saint-Paul, parce quâelle mâanoblit.
--Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre
noblesse?
--Si jâĂ©tais nĂ© noble, rĂ©pondit le Rassi avec toute lâimpudence de son
mĂ©tier, les parents des gens que jâai fait pendre me haĂŻraient, mais ils
ne me mépriseraient pas.
--Eh bien! je vous sauverai du mépris, dit le comte, guérissez-moi de
mon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice?
--Ma foi, le prince est fort embarrassé: il craint que, séduit par les
beaux yeux dâArmide, pardonnez Ă ce langage un peu vif, ce sont les
termes précis du souverain; il craint que, séduit par de fort beaux yeux
qui lâont un peu touchĂ© lui-mĂȘme, vous ne le plantiez lĂ , et il nây a
que vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai mĂȘme, ajouta
Rassi en baissant la voix, quâil y a lĂ une fiĂšre occasion pour vous, et
qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous
accorderait, comme récompense nationale, une jolie terre valant six cent
mille francs quâil distrairait de son domaine, ou une gratification de
trois cent mille francs écus, si vous vouliez consentir à ne pas vous
mĂȘler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins Ă ne lui en parler quâen
public.
--Je mâattendais Ă mieux que ça, dit le comte; ne pas me mĂȘler de
Fabrice câest me brouiller avec la duchesse.
--Eh bien! câest encore ce que dit le prince: le fait est quâil est
horriblement monté contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il
craint que, pour dédommagement de la brouille avec cette dame aimable,
maintenant que vous voilĂ veuf, vous ne lui demandiez la main de
sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle nâest ĂągĂ©e que de
cinquante ans.
--Il a devinĂ© juste, sâĂ©cria le comte, notre maĂźtre est lâhomme le plus
fin de ses Etats.
Jamais le comte nâavait eu lâidĂ©e baroque dâĂ©pouser cette vieille
princesse; rien ne fût allé plus mal à un homme que les cérémonies de
cour ennuyaient Ă la mort.
Il se mit Ă jouer avec sa tabatiĂšre sur le marbre dâune petite table
voisine de son fauteuil. Rassi vit dans ce geste dâembarras la
possibilitĂ© dâune bonne aubaine; son Ćil brilla.
--De grĂące, monsieur le comte, sâĂ©cria-t-il, si Votre Excellence veut
accepter, ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en
argent, je la prie de ne point choisir dâautre nĂ©gociateur que moi. Je
me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmenter
la gratification en argent ou mĂȘme de faire joindre une forĂȘt assez
importante Ă la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un
peu de douceur et de ménagement dans sa façon de parler au prince de ce
morveux quâon a coffrĂ©, on pourrait peut-ĂȘtre Ă©riger en duchĂ© la terre
que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le répÚte à Votre
Excellence; le prince, pour le quart dâheure, exĂšcre la duchesse, mais
il est fort embarrassĂ©, et mĂȘme au point que jâai cru parfois quâil y
avait quelque circonstance secrĂšte quâil nâosait pas mâavouer. Au fond
on peut trouver ici une mine dâor, moi vous vendant ses secrets les
plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi juré. Au
fond, sâil est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous
tous, que vous seul au monde pouvez conduire à bien toutes les démarches
secrĂštes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de
lui répéter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en
sâĂ©chauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots,
quâaucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que
je nây vois.
--Je permets tout, dit le comte en continuant, dâun air distrait, Ă
frapper la table de marbre avec sa tabatiĂšre dâor, je permets tout et je
serai reconnaissant.
--Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indépendamment de la
croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle dâanoblissement au
prince, il me répond: «Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer
boutique dĂšs le lendemain; personne Ă Parme ne voudrait plus se faire
anoblir.» Pour en revenir Ă lâaffaire du Milanais, le prince me disait,
il nây a pas trois jours: «Il nây a que ce fripon-lĂ pour suivre le fil
de nos intrigues; si je le chasse ou sâil suit la duchesse, il vaut
autant que je renonce Ă lâespoir de me voir un jour le chef libĂ©ral et
adorĂ© de toute lâItalie.»
A ce mot le comte respira: «Fabrice ne mourra pas», se dit-il.
De sa vie le Rassi nâavait pu arriver Ă une conversation intime avec le
premier ministre: il était hors de lui de bonheur; il se voyait à la
veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme
de tout ce quâil y a de bas et de vil; le petit peuple donnait le nom
de Rassi aux chiens enragĂ©s; depuis peu des soldats sâĂ©taient battus en
duel parce quâun de leurs camarades les avait appelĂ©s Rassi. Enfin il ne
se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne vĂźnt sâenchĂąsser
dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent écolier de seize
ans, était chassé des cafés, sur son nom.
Câest le souvenir brĂ»lant de tous ces agrĂ©ments de sa position qui lui
fit commettre une imprudence.
--Jâai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil
du ministre, elle sâappelle Riva, je voudrais ĂȘtre baron Riva.
--Pourquoi pas? dit le ministre.
Rassi était hors de lui.
--Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai dâĂȘtre indiscret,
jâoserai deviner le but de vos dĂ©sirs, vous aspirez Ă la main de la
princesse Isota, et câest une noble ambition. Une fois parent, vous ĂȘtes
Ă lâabri de la disgrĂące, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai
pas quâil a ce mariage avec la princesse Isota en horreur; mais si vos
affaires Ă©taient confiĂ©es Ă quelquâun dâadroit et de bien payĂ©, on
pourrait ne pas désespérer du succÚs.
--Moi, mon cher baron, jâen dĂ©sespĂ©rais; je dĂ©savoue dâavance toutes
les paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour oĂč cette
alliance illustre viendra enfin combler mes vĆux et me donner une si
haute position dans lâEtat, je vous offrirai, moi, trois cent mille
francs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder
une marque de faveur que vous-mĂȘme vous prĂ©fĂ©rerez Ă cette somme
dâargent.
Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons
grùce de plus de la moitié; elle se prolongea encore deux heures. Le
Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de
grandes espérances de sauver Fabrice, et plus résolu que jamais à donner
sa dĂ©mission. Il trouvait que son crĂ©dit avait raison dâĂȘtre renouvelĂ©
par la présence au pouvoir de gens tels que Rassi et le général Conti;
il jouissait avec dĂ©lices dâune possibilitĂ© quâil venait dâentrevoir de
se venger du prince: «Il peut faire partir la duchesse, sâĂ©criait-il,
mais parbleu il renoncera Ă lâespoir dâĂȘtre roi constitutionnel de la
Lombardie.» (Cette chimÚre était ridicule: le prince avait beaucoup
dâesprit, mais, Ă force dây rĂȘver, il en Ă©tait devenu amoureux fou.)
Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui
rendre compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte
fermĂ©e pour lui; le portier nâosait presque pas lui avouer cet ordre
reçu de la bouche mĂȘme de sa maĂźtresse. Le comte regagna tristement le
palais du ministĂšre, le malheur quâil venait dâessuyer Ă©clipsait en
entier la joie que lui avait donnée sa conversation avec le confident
du prince. Nâayant plus le cĆur de sâoccuper de rien, le comte errait
tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart dâheure aprĂšs,
il reçut un billet ainsi conçu:
Puisquâil est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus quâamis,
il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours
nous rĂ©duirons ces visites, toujours si chĂšres Ă mon cĆur, Ă deux par
mois. Si vous voulez me plaire, donnez de la publicité à cette sorte de
rupture; si vous vouliez me rendre presque tout lâamour que jadis jâeus
pour vous, vous feriez choix dâune nouvelle amie. Quant Ă moi, jâai de
grands projets de dissipation: je compte aller beaucoup dans le monde,
peut-ĂȘtre mĂȘme trouverai-je un homme dâesprit pour me faire oublier mes
malheurs. Sans doute en qualitĂ© dâami la premiĂšre place dans mon cĆur
vous sera toujours rĂ©servĂ©e; mais je ne veux plus que lâon dise que mes
dĂ©marches ont Ă©tĂ© dictĂ©es par votre sagesse; je veux surtout que lâon
sache bien que jâai perdu toute influence sur vos dĂ©terminations. En un
mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher,
mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie, aucune idée de retour,
tout est bien fini. Comptez à jamais sur mon amitié.
Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une
belle lettre au prince pour donner sa démission de tous ses emplois, et
il lâadressa Ă la duchesse avec priĂšre de la faire parvenir au palais.
Un instant aprÚs, il reçut sa démission, déchirée en quatre, et, sur un
des blancs du papier, la duchesse avait daigné écrire: Non, mille fois
non!
Il serait difficile de décrire le désespoir du pauvre ministre. «Elle
a raison, jâen conviens, se disait-il Ă chaque instant; mon omission
du mot <i>procédure injuste</i> est un affreux malheur; elle entraßnera
peut-ĂȘtre la mort de Fabrice, et celle-ci amĂšnera la mienne.» Ce fut
avec la mort dans lâĂąme que le comte, qui ne voulait pas paraĂźtre au
palais du souverain avant dây ĂȘtre appelĂ©, Ă©crivit de sa main le mot <i>u
proprio</i> qui nommait Rassi chevalier de lâordre de Saint-Paul et lui
confĂ©rait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport dâune
demi-pause qui exposait au prince les raisons dâEtat qui conseillaient
cette mesure. Il trouva une sorte de joie mélancolique à faire de ces
piĂšces deux belles copies quâil adressa Ă la duchesse.
Il se perdait en suppositions; il cherchait Ă deviner quel serait Ă
lâavenir le plan de conduite de la femme quâil aimait. «Elle nâen sait
rien elle-mĂȘme, se disait-il; une seule chose reste certaine, câest que,
pour rien au monde, elle ne manquerait aux rĂ©solutions quâelle mâaurait
une fois annoncĂ©es.» Ce qui ajoutait encore Ă son malheur, câest quâil
ne pouvait parvenir Ă trouver la duchesse blĂąmable. «Elle mâa fait une
grĂące en mâaimant, elle cesse de mâaimer aprĂšs une faute involontaire,
il est vrai, mais qui peut entraĂźner une consĂ©quence horrible; je nâai
aucun droit de me plaindre.» Le lendemain matin, le comte sut que la
duchesse avait recommencé à aller dans le monde; elle avait paru la
veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que fût-il devenu
sâil se fĂ»t rencontrĂ© avec elle dans le mĂȘme salon? Comment lui parler?
De quel ton lui adresser la parole? Et comment ne pas lui parler?
Le lendemain fut un jour funÚbre; le bruit se répandait généralement
que Fabrice allait ĂȘtre mis Ă mort, la ville fut Ă©mue. On ajoutait que
le prince, ayant Ă©gard Ă sa haute naissance, avait daignĂ© dĂ©cider quâil
aurait la tĂȘte tranchĂ©e.
«Câest moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prĂ©tendre Ă
revoir jamais la duchesse.» Malgré ce raisonnement assez simple, il ne
put sâempĂȘcher de passer trois fois Ă sa porte; Ă la vĂ©ritĂ©, pour nâĂȘtre
pas remarquĂ©, il alla chez elle Ă pied. Dans son dĂ©sespoir, il eut mĂȘme
le courage de lui écrire. Il avait fait appeler Rassi deux fois; le
fiscal ne sâĂ©tait point prĂ©sentĂ©. «Le coquin me trahit», se dit le comte.
Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute société de
Parme, et mĂȘme la bourgeoisie. La mise Ă mort de Fabrice Ă©tait plus
que jamais certaine; et, complément bien étrange de cette nouvelle, la
duchesse ne paraissait point trop au désespoir. Selon les apparences,
elle nâaccordait que des regrets assez modĂ©rĂ©s Ă son jeune amant;
toutefois elle profitait avec un art infini de la pĂąleur que venait de
lui donner une indisposition assez grave, qui Ă©tait survenue en mĂȘme
temps que lâarrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien
Ă ces dĂ©tails le cĆur sec dâune grande dame de la cour. Par dĂ©cence
cependant, et comme sacrifice aux mĂąnes du jeune Fabrice, elle avait
rompu avec le comte Mosca.
--Quelle immoralitĂ©! sâĂ©criaient les jansĂ©nistes de Parme.
Mais déjà la duchesse, chose incroyable! paraissait disposée à écouter
les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait,
entre autres singularitĂ©s, quâelle avait Ă©tĂ© fort gaie dans une
conversation avec le comte Baldi, lâamant actuel de la Raversi, et
lâavait beaucoup plaisantĂ© sur ses courses frĂ©quentes au chĂąteau de
Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple étaient indignés de la mort
de Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient Ă la jalousie du comte
Mosca. La sociĂ©tĂ© de la cour sâoccupait aussi beaucoup du comte, mais
câĂ©tait pour sâen moquer. La troisiĂšme des grandes nouvelles que nous
avons annoncĂ©es nâĂ©tait autre en effet que la dĂ©mission du comte; tout
le monde se moquait dâun amant ridicule qui, Ă lâĂąge de cinquante-six
ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin dâĂȘtre quittĂ© par
une femme sans cĆur et qui, depuis longtemps, lui prĂ©fĂ©rait un jeune
homme. Le seul archevĂȘque eut lâesprit, ou plutĂŽt le cĆur, de deviner
que lâhonneur dĂ©fendait au comte de rester premier ministre dans un pays
oĂč lâon allait couper la tĂȘte, et sans le consulter, Ă un jeune homme,
son protĂ©gĂ©. La nouvelle de la dĂ©mission du comte eut lâeffet de guĂ©rir
de sa goutte le général Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu,
lorsque nous parlerons de la façon dont le pauvre Fabrice passait son
temps Ă la citadelle, pendant que toute la ville sâenquĂ©rait de lâheure
de son supplice.
Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidĂšle quâil avait
expĂ©diĂ© sur Bologne; le comte sâattendrit au moment oĂč cet homme entrait
dans son cabinet; sa vue lui rappelait lâĂ©tat heureux oĂč il se trouvait
lorsquâil lâavait envoyĂ© Ă Bologne, presque dâaccord avec la duchesse.
Bruno arrivait de Bologne oĂč il nâavait rien dĂ©couvert; il nâavait pu
trouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gardé dans la
prison de son village.
--Je vais vous renvoyer Ă Bologne, dit le comte Ă Bruno: la duchesse
tiendra au triste plaisir de connaßtre les détails du malheur de
Fabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste
de Castelnovo...
«Mais non! sâĂ©cria le comte en sâinterrompant; partez Ă lâinstant mĂȘme
pour la Lombardie, et distribuez de lâargent et en grande quantitĂ© Ă
tous nos correspondants. Mon but est dâobtenir de tous ces gens-lĂ des
rapports de la nature la plus encourageante.
Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit à écrire
ses lettres de créance; comme le comte lui donnait ses derniÚres
instructions, il reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien
écrite; on eût dit un ami écrivant à son ami pour lui demander un
service. Lâami qui Ă©crivait nâĂ©tait autre que le prince. Ayant ouĂŻ
parler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte
Mosca, de garder le ministĂšre; il le lui demandait au nom de lâamitiĂ©
et des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son maĂźtre.
Il ajoutait que le roi de *** venant de mettre Ă sa disposition deux
cordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait lâautre Ă
son cher comte Mosca.
--Cet animal-lĂ fait mon malheur! sâĂ©cria le comte furieux, devant Bruno
stupĂ©fait, et croit me sĂ©duire par ces mĂȘmes phrases hypocrites que tant
de fois nous avons arrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot.
Il refusa lâordre quâon lui offrait, et dans sa rĂ©ponse parla de lâĂ©tat
de sa santĂ© comme ne lui laissant que bien peu dâespĂ©rance de pouvoir
sâacquitter longtemps encore des pĂ©nibles travaux du ministĂšre. Le comte
Ă©tait furieux. Un instant aprĂšs on annonça le fiscal Rassi, quâil traita
comme un nĂšgre.
--Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez Ă faire
lâinsolent! Pourquoi nâĂȘtre pas venu hier pour me remercier, comme
câĂ©tait votre devoir Ă©troit, monsieur le cuistre?
Le Rassi Ă©tait bien au-dessus des injures; câĂ©tait sur ce ton-lĂ quâil
Ă©tait journellement reçu par le prince; mais il voulait ĂȘtre baron et se
justifia avec esprit. Rien nâĂ©tait plus facile.
--Le prince mâa tenu clouĂ© Ă une table hier toute la journĂ©e; je nâai pu
sortir du palais. Son Altesse mâa fait copier de ma mauvaise Ă©criture
de procureur une quantité de piÚces diplomatiques tellement niaises et
tellement bavardes que je crois, en vérité, que son but unique était
de me retenir prisonnier. Quand enfin jâai pu prendre congĂ©, vers les
cinq heures, mourant de faim, il mâa donnĂ© lâordre dâaller chez moi
directement, et de nâen pas sortir de la soirĂ©e. En effet, jâai vu deux
de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma
rue jusque sur le minuit. Ce matin, dĂšs que je lâai pu, jâai fait venir
une voiture qui mâa conduit jusquâĂ la porte de la cathĂ©drale. Je suis
descendu de voiture trĂšs lentement, puis, prenant le pas de course, jâai
traversĂ© lâĂ©glise et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci
lâhomme du monde auquel je dĂ©sire plaire avec le plus de passion.
--Et moi, monsieur le drĂŽle, je ne suis point dupe de tous ces contes
plus ou moins bien bùtis! Vous avez refusé de me parler de Fabrice
avant-hier; jâai respectĂ© vos scrupules, et vos serments touchant le
secret, quoique les serments pour un ĂȘtre tel que vous ne soient tout
au plus que des moyens de dĂ©faite. Aujourdâhui, je veux la vĂ©ritĂ©:
Quâest-ce que ces bruits ridicules qui font condamner Ă mort ce jeune
homme comme assassin du comédien Giletti!
--Personne ne peut mieux rendre compte Ă Votre Excellence de ces bruits,
puisque câest moi-mĂȘme qui les ai fait courir par ordre du souverain;
et, jây pense! câest peut-ĂȘtre pour mâempĂȘcher de vous faire part de cet
incident quâhier, toute la journĂ©e, il mâa retenu prisonnier. Le prince,
qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous
apporter ma croix et vous supplier de lâattacher Ă ma boutonniĂšre.
--Au fait! sâĂ©cria le ministre, et pas de phrases.
--Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre
M. del Dongo, mais il nâa, comme vous le savez sans doute, quâune
condamnation en vingt annĂ©es de fers, commuĂ©e par lui, le lendemain mĂȘme
de la sentence, en douze annĂ©es de forteresse avec jeĂ»ne au pain et Ă
lâeau tous les vendredis, et autres bamboches religieuses.
--Câest parce que je savais cette condamnation Ă la prison seulement,
que jâĂ©tais effrayĂ© des bruits dâexĂ©cution prochaine qui se rĂ©pandent
par la ville; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien
escamotée par vous.
--Câest alors que jâaurais dĂ» avoir la croix! sâĂ©cria Rassi sans se
déconcerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et
que lâhomme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et
câest armĂ© de cette expĂ©rience que jâose vous conseiller de ne pas
mâimiter aujourdâhui. (Cette comparaison parut du plus mauvais goĂ»t Ă
lâinterlocuteur, qui fut obligĂ© de se retenir pour ne pas donner des
coups de pied Ă Rassi.)
--Dâabord, reprit celui-ci avec la logique dâun jurisconsulte et
lâassurance parfaite dâun homme quâaucune insulte ne peut offenser,
dâabord il ne peut ĂȘtre question de lâexĂ©cution dudit del Dongo; le
prince nâoserait! les temps sont bien changĂ©s! et enfin, moi, noble et
espĂ©rant par vous de devenir baron, je nây donnerais pas les mains. Or,
ce nâest que de moi, comme le sait Votre Excellence, que lâexĂ©cuteur
des hautes Ćuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le
chevalier Rassi nâen donnera jamais contre le sieur del Dongo.
--Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant dâun air sĂ©vĂšre.
--Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que
pour les morts officielles, et si M. del Dongo vient Ă mourir dâune
colique, nâallez pas me lâattribuer! Le prince est outrĂ©, et je ne sais
pourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi eût dit
la duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le
premier ministre).
Le comte fut frappé de la suppression du titre dans une telle bouche, et
lâon peut juger du plaisir quâelle lui fit; il lança au Rassi un regard
chargé de la plus vive haine. «Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne
puis te montrer mon amour quâen obĂ©issant aveuglĂ©ment Ă tes ordres.»
--Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intĂ©rĂȘt
bien passionné aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme
elle mâavait prĂ©sentĂ© ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dĂ»
rester Ă Naples, et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens
Ă ce quâil ne soit pas mis Ă mort de mon temps, et je veux bien vous
donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront
sa sortie de prison.
--En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze années
révolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est
tellement vive, quâil cherche Ă la cacher.
--Son Altesse est bien bonne! quâa-t-elle besoin de cacher sa haine,
puisque son premier ministre ne protĂšge plus la duchesse? Seulement je
ne veux pas quâon puisse mâaccuser de vilenie, ni surtout de jalousie:
câest moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt
en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-ĂȘtre poignardĂ©.
Mais laissons cette bagatelle: le fait est que jâai fait le compte de ma
fortune; Ă peine si jâai trouvĂ© vingt mille livres de rente, sur quoi
jâai le projet dâadresser trĂšs humblement ma dĂ©mission au souverain.
Jâai quelque espoir dâĂȘtre employĂ© par le roi de Naples: cette grande
ville mâoffrira les distractions dont jâai besoin en ce moment, et que
je ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais quâautant
que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc.
La conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le
comte lui dit dâun air fort indiffĂ©rent:
--Vous savez quâon a dit que Fabrice me trompait, en ce sens quâil Ă©tait
un des amants de la duchesse; je nâaccepte point ce bruit, et pour le
démentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse à Fabrice.
--Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayé, et regardant la bourse, il
y a là une somme énorme, et les rÚglements...
--Pour vous, mon cher, elle peut ĂȘtre Ă©norme, reprit le comte de
lâair du plus souverain mĂ©pris: un bourgeois tel que vous, envoyant
de lâargent Ă son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix
sequins: moi, jeveux que Fabrice reçoive ces six mille francs, et
surtout que le chĂąteau ne sache rien de cet envoi.
Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur
lui avec impatience. «Ces gens-là , se dit-il, ne voient le pouvoir
que derriĂšre lâinsolence.» Cela dit, ce grand ministre se livra Ă une
action tellement ridicule, que nous avons quelque peine Ă la rapporter;
il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la
duchesse, et le couvrit de baisers passionnés. «Pardon, mon cher ange,
sâĂ©criait-il, si je nâai pas jetĂ© par la fenĂȘtre et de mes propres mains
ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarité, mais,
si jâagis avec cet excĂšs de patience, câest pour tâobĂ©ir! et il ne
perdra rien pour attendre!»
AprĂšs une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait
le cĆur mort dans la poitrine, eut lâidĂ©e dâune action ridicule et sây
livra avec un empressement dâenfant. Il se fit donner un habit avec des
plaques, et fut faire une visite Ă la vieille princesse Isota; de la vie
il ne sâĂ©tait prĂ©sentĂ© chez elle quâĂ lâoccasion du jour de lâan. Il la
trouva entourĂ©e dâune quantitĂ© de chiens, et parĂ©e de tous ses atours,
et mĂȘme avec des diamants comme si elle allait Ă la cour. Le comte,
ayant témoigné quelque crainte de déranger les projets de Son Altesse,
qui probablement allait sortir, lâAltesse rĂ©pondit au ministre quâune
princesse de Parme se devait Ă elle-mĂȘme dâĂȘtre toujours ainsi. Pour la
premiÚre fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaieté.
«Jâai bien fait de paraĂźtre ici, se dit-il, et dĂšs aujourdâhui il faut
faire ma déclaration.» La princesse avait été ravie de voir arriver chez
elle un homme aussi renommé par son esprit et un premier ministre; la
pauvre vieille fille nâĂ©tait guĂšre accoutumĂ©e Ă de semblables visites.
Le comte commença par une prĂ©face adroite, relative Ă lâimmense distance
qui sĂ©parera toujours dâun simple gentilhomme les membres dâune famille
régnante.
--Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille dâun roi de
France, par exemple, nâa aucun espoir dâarriver jamais Ă la couronne;
mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. Câest
pourquoi nous autres FarnĂšse nous devons toujours conserver une certaine
dignité dans notre extérieur; et moi, pauvre princesse telle que vous me
voyez, je ne puis pas dire quâil soit absolument impossible quâun jour
vous soyez mon premier ministre.
Cette idée par son imprévu baroque donna au pauvre comte un second
instant de gaieté parfaite.
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en
recevant lâaveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un
des fourriers du palais: le prince le faisait demander en toute hĂąte.
--Je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une
malhonnĂȘtetĂ© Ă son prince.
«Ah! ah! vous me poussez Ă bout, sâĂ©cria-t-il avec fureur, et puis
vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, quâavoir reçu
le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siĂšcle-ci, il faut
beaucoup dâesprit et un grand caractĂšre pour rĂ©ussir Ă ĂȘtre despote.»
AprÚs avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite
santĂ© de ce malade, le comte trouva plaisant dâaller voir les deux
hommes de la cour qui avaient le plus dâinfluence sur le gĂ©nĂ©ral Fabio
Conti. Ce qui surtout faisait frémir le ministre et lui Îtait tout
courage, câest que le gouverneur de la citadelle Ă©tait accusĂ© de sâĂȘtre
dĂ©fait jadis dâun capitaine, son ennemi personnel, au moyen de lâaquetta
de Pérouse.
Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des
sommes folles pour se ménager des intelligences à la citadelle; mais,
suivant lui, il y avait peu dâespoir de succĂšs, tous les yeux Ă©taient
encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les
tentatives de corruption essayées par cette femme malheureuse: elle
était au désespoir, et des agents de toute sorte et parfaitement dévoués
la secondaient. Mais il nâest peut-ĂȘtre quâun seul genre dâaffaires dont
on sâacquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques,
câest la garde des prisonniers politiques. Lâor de la duchesse ne
produisit dâautre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou
dix hommes de tout grade.
CHAPITRE XVIII
Ainsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et
le premier ministre nâavaient pu faire pour lui que bien peu de chose.
Le prince était en colÚre, la cour ainsi que le public étaient piqués
contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur; il avait été trop
heureux. MalgrĂ© lâor jetĂ© Ă pleines mains, la duchesse nâavait pu faire
un pas dans le siĂšge de la citadelle; il ne se passait pas de jour sans
que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel
avis à communiquer au général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.
Comme nous lâavons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut
conduit dâabord au palais du gouverneur: Câest un joli petit bĂątiment
construit dans le siĂšcle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui
le plaça à cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de
lâimmense tour ronde. Des fenĂȘtres de ce petit palais, isolĂ© sur le
dos de lâĂ©norme tour comme la bosse dâun chameau, Fabrice dĂ©couvrait
la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de lâĆil, au pied de
la citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant Ă
droite Ă quatre lieues de la ville, va se jeter dans le PĂŽ. Par-delĂ la
rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite dâimmenses taches
blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son Ćil ravi apercevait
distinctement chacun des sommets de lâimmense mur que les Alpes forment
au nord de lâItalie. Ces sommets, toujours couverts de neige, mĂȘme au
mois dâaoĂ»t oĂč lâon Ă©tait alors, donnent comme une sorte de fraĂźcheur
par souvenir au milieu de ces campagnes brĂ»lantes; lâĆil en peut suivre
les moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente lieues de la
citadelle de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est
interceptée vers un angle au midi par la tour FarnÚse, dans laquelle on
préparait à la hùte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme
le lecteur sâen souvient peut-ĂȘtre, fut Ă©levĂ©e sur la plate-forme de la
grosse tour, en lâhonneur dâun prince hĂ©rĂ©ditaire qui, fort diffĂ©rent
de lâHippolyte fils de ThĂ©sĂ©e, nâavait point repoussĂ© les politesses
dâune jeune belle-mĂšre. La princesse mourut en quelques heures; le fils
du prince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard en montant
sur le trĂŽne Ă la mort de son pĂšre. Cette tour FarnĂšse oĂč, aprĂšs trois
quarts dâheure, lâon fit monter Fabrice, fort laide Ă lâextĂ©rieur,
est Ă©levĂ©e dâune cinquantaine de pieds au-dessus de la plate-forme de
la grosse tour et garnie dâune quantitĂ© de paratonnerres. Le prince
mécontent de sa femme, qui fit bùtir cette prison aperçue de toutes
parts, eut la singuliĂšre prĂ©tention de persuader Ă ses sujets quâelle
existait depuis longues annĂ©es: câest pourquoi il lui imposa le nom
de tour FarnÚse. Il était défendu de parler de cette construction, et
de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on
voyait parfaitement les maçons placer chacune des pierres qui composent
cet Ă©difice pentagone. Afin de prouver quâelle Ă©tait ancienne, on plaça
au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur,
par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui représente
Alexandre FarnĂšse, le gĂ©nĂ©ral cĂ©lĂšbre, forçant Henri IV Ă sâĂ©loigner
de Paris. Cette tour FarnĂšse placĂ©e en si belle vue se compose dâun
rez-de-chaussée long de quarante pas au moins, large à proportion et
tout rempli de colonnes fort trapues, car cette piÚce si démesurément
vaste nâa pas plus de quinze pieds dâĂ©lĂ©vation. Elle est occupĂ©e par le
corps de garde, et, du centre, lâescalier sâĂ©lĂšve en tournant autour
dâune des colonnes: câest un petit escalier en fer, fort lĂ©ger, large de
deux pieds Ă peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant
sous le poids des geĂŽliers qui lâescortaient, Fabrice arriva Ă de vastes
piĂšces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier
étage. Elles furent jadis meublées avec le plus grand luxe pour le jeune
prince qui y passa les dix-sept plus belles annĂ©es de sa vie. A lâune
des extrémités de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier
une chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la voûte sont
entiĂšrement revĂȘtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la
plus noble proportion sont placées en lignes le long des murs noirs,
sans les toucher, et ces murs sont ornĂ©s dâune quantitĂ© de tĂȘtes de
morts en marbre blanc, de proportions colossales, élégamment sculptées
et placées sur deux os en sautoir. «Voilà bien une invention de la
haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable dâidĂ©e de me
montrer cela!» Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également
disposĂ© autour dâune colonne, donne accĂšs au second Ă©tage de cette
prison, et câest dans les chambres de ce second Ă©tage, hautes de quinze
pieds environ, que depuis un an le général Fabio Conti faisait preuve
de gĂ©nie. Dâabord, sous sa direction, lâon avait solidement grillĂ© les
fenĂȘtres de ces chambres jadis occupĂ©es par les domestiques du prince
et qui sont Ă plus de trente pieds des dalles de pierre formant la
plate-forme de la grosse tour ronde. Câest par un corridor obscur placĂ©
au centre du bĂątiment que lâon arrive Ă ces chambres, qui toutes ont
deux fenĂȘtres; et dans ce corridor fort Ă©troit, Fabrice remarqua trois
portes de fer successives formĂ©es de barreaux Ă©normes et sâĂ©levant
jusquâĂ la voĂ»te. Ce sont les plans, coupes et Ă©lĂ©vations de toutes ces
belles inventions, qui pendant deux ans avaient valu au général une
audience de son maĂźtre chaque semaine. Un conspirateur placĂ© dans lâune
de ces chambres ne pourrait pas se plaindre Ă lâopinion dâĂȘtre traitĂ©
dâune façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication
avec personne au monde, ni faire un mouvement sans quâon lâentendĂźt.
Le général avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de
chĂȘne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et câĂ©tait lĂ son
invention capitale, celle qui lui donnait des droits au ministĂšre de la
police. Sur ces bancs il avait fait établir une cabane en planches, fort
sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du cÎté des
fenĂȘtres. Des trois autres cĂŽtĂ©s il rĂ©gnait un petit corridor de quatre
pieds de large, entre le mur primitif de la prison, composĂ© dâĂ©normes
pierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois,
formĂ©es de quatre doubles de planches de noyer, chĂȘne et sapin, Ă©taient
solidement reliées par des boulons de fer et par des clous sans nombre.
Ce fut dans lâune de ces chambres construites depuis un an, et
chef-dâĆuvre du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom
dâObĂ©issance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenĂȘtres;
la vue quâon avait de ces fenĂȘtres grillĂ©es Ă©tait sublime: un seul
petit coin de lâhorizon Ă©tait cachĂ©, vers le nord-est, par le toit en
galerie du joli palais du gouverneur, qui nâavait que deux Ă©tages; le
rez-de-chaussĂ©e Ă©tait occupĂ© par les bureaux de lâĂ©tat-major; et dâabord
les yeux de Fabrice furent attirĂ©s vers une des fenĂȘtres du second
Ă©tage, oĂč se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantitĂ©
dâoiseaux de toute sorte. Fabrice sâamusait Ă les entendre chanter, et
à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que
les geĂŽliers sâagitaient autour de lui. Cette fenĂȘtre de la voliĂšre
nâĂ©tait pas Ă plus de vingt-cinq pieds de lâune des siennes, et se
trouvait Ă cinq ou six pieds en contrebas, de façon quâil plongeait sur
les oiseaux.
Il y avait lune ce jour-lĂ , et au moment oĂč Fabrice entrait dans sa
prison, elle se levait majestueusement Ă lâhorizon Ă droite, au-dessus
de la chaĂźne des Alpes, vers TrĂ©vise. Il nâĂ©tait que huit heures et
demie du soir, et Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de lâhorizon, au couchant, un
brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours
du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers
le mont Cenis et Turin; sans songer autrement Ă son malheur, Fabrice
fut Ă©mu et ravi par ce spectacle sublime. «Câest donc dans ce monde
ravissant que vit Clélia Conti! avec son ùme pensive et sérieuse,
elle doit jouir de cette vue plus quâun autre; on est ici comme dans
des montagnes solitaires Ă cent lieues de Parme.» Ce ne fut quâaprĂšs
avoir passĂ© plus de deux heures Ă la fenĂȘtre, admirant cet horizon qui
parlait Ă son Ăąme, et souvent aussi arrĂȘtant sa vue sur le joli palais
du gouverneur que Fabrice sâĂ©cria tout Ă coup: «Mais ceci est-il une
prison? est-ce lĂ ce que jâai tant redoutĂ©?» Au lieu dâapercevoir Ă
chaque pas des dĂ©sagrĂ©ments et des motifs dâaigreur, notre hĂ©ros se
laissait charmer par les douceurs de la prison.
Tout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un
tapage épouvantable: sa chambre de bois, assez semblable à une cage et
surtout fort sonore, était violemment ébranlée: des aboiements de chien
et de petits cris aigus complétaient le bruit le plus singulier. «Quoi
donc! si tĂŽt pourrais-je mâĂ©chapper!» pensa Fabrice. Un instant aprĂšs,
il riait comme jamais peut-ĂȘtre on nâa ri dans une prison. Par ordre du
gĂ©nĂ©ral, on avait fait monter en mĂȘme temps que les geĂŽliers un chien
anglais, fort mĂ©chant, prĂ©posĂ© Ă la garde des prisonniers dâimportance,
et qui devait passer la nuit dans lâespace si ingĂ©nieusement mĂ©nagĂ© tout
autour de la cage de Fabrice. Le chien et le geĂŽlier devaient coucher
dans lâintervalle de trois pieds mĂ©nagĂ© entre les dalles de pierre
du sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le
prisonnier ne pouvait faire un pas sans ĂȘtre entendu.
Or, Ă lâarrivĂ©e de Fabrice, la chambre de lâObĂ©issance passive se
trouvait occupée par une centaine de rats énormes qui prirent la
fuite dans tous les sens. Le chien, sorte dâĂ©pagneul croisĂ© avec un
fox anglais, nâĂ©tait point beau, mais en revanche, il se montra fort
alerte. On lâavait attachĂ© sur le pavĂ© en dalles de pierre au-dessous du
plancher de la chambre de bois; mais lorsquâil sentit passer les rats
tout prĂšs de lui il fit des efforts si extraordinaires quâil parvint Ă
retirer la tĂȘte de son collier; alors advint cette bataille admirable
et dont le tapage rĂ©veilla Fabrice lancĂ© dans les rĂȘveries des moins
tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se
réfugiant dans la chambre de bois, le chien monta aprÚs eux les six
marches qui conduisaient du pavé en pierre à la cabane de Fabrice. Alors
commença un tapage bien autrement épouvantable: la cabane était ébranlée
jusquâen ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait Ă force
de rire: le geÎlier Grillo, non moins riant, avait fermé la porte; le
chien, courant aprĂšs les rats, nâĂ©tait gĂȘnĂ© par aucun meuble, car la
chambre Ă©tait absolument nue; il nây avait pour gĂȘner les bonds du chien
chasseur quâun poĂȘle de fer dans un coin. Quand le chien eut triomphĂ© de
tous ses ennemis, Fabrice lâappela, le caressa, rĂ©ussit Ă lui plaire:
«Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque mur, se dit-il,
il nâaboiera pas.» Mais cette politique raffinĂ©e Ă©tait une prĂ©tention de
sa part: dans la situation dâesprit oĂč il Ă©tait, il trouvait son bonheur
à jouer avec ce chien. Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait
point, une secrÚte joie régnait au fond de son ùme.
AprĂšs quâil se fut bien essoufflĂ© Ă courir avec le chien:
--Comment vous appelez-vous? dit Fabrice au geĂŽlier.
--Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par
le rĂšglement.
--Eh bien! mon cher Grillo, un nommĂ© Giletti a voulu mâassassiner
au milieu dâun grand chemin, je me suis dĂ©fendu et lâai tuĂ©; je le
tuerais encore si câĂ©tait Ă faire: mais je nâen veux pas moins mener
joyeuse vie, tant que je serai votre hĂŽte. Sollicitez lâautorisation de
vos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina; de plus,
achetez-moi force nĂ©bieu dâAsti.
Câest un assez bon vin mousseux quâon fabrique en PiĂ©mont dans la
patrie dâAlfieri et qui est fort estimĂ© surtout de la classe dâamateurs
Ă laquelle appartiennent les geĂŽliers. Huit ou dix de ces messieurs
étaient occupés à transporter dans la chambre de bois de Fabrice
quelques meubles antiques et fort dorĂ©s que lâon enlevait au premier
Ă©tage dans lâappartement du prince; tous recueillirent religieusement
dans leur pensĂ©e le mot en faveur du vin dâAsti. Quoi quâon pĂ»t faire,
lâĂ©tablissement de Fabrice pour cette premiĂšre nuit fut pitoyable; mais
il nâeut lâair choquĂ© que de lâabsence dâune bouteille de bon nĂ©bieu.
--Celui-lĂ a lâair dâun bon enfant... dirent les geĂŽliers en sâen
allant... et il nây a quâune chose Ă dĂ©sirer, câest que nos messieurs
lui laissent passer de lâargent.
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: «Est-il possible
que ce soit lĂ la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense
horizon de Trévise au mont Viso, la chaßne si étendue des Alpes,
les pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une premiÚre nuit
en prison encore! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette
solitude aérienne; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses
et des méchancetés qui nous occupent là -bas. Si ces oiseaux qui sont
lĂ sous ma fenĂȘtre lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle
en mâapercevant?» Ce fut en discutant cette grande question que le
prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.
DÚs le lendemain de cette nuit, la premiÚre passée en prison, et durant
laquelle il ne sâimpatienta pas une seule fois, Fabrice fut rĂ©duit Ă
faire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le geĂŽlier lui
faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le
rendait muet, et il nâapportait ni linge ni nĂ©bieu.
«Verrai-je ClĂ©lia? se dit Fabrice en sâĂ©veillant. Mais ces oiseaux
sont-ils à elle?» Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris et
Ă chanter, et Ă cette Ă©lĂ©vation câĂ©tait le seul bruit qui sâentendĂźt
dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir
pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur: il
écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si
vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. «Sâils lui
appartiennent, elle paraĂźtra un instant dans cette chambre, lĂ sous ma
fenĂȘtre», et tout en examinant les immenses chaĂźnes des Alpes, vis-Ă -vis
le premier Ă©tage desquelles la citadelle de Parme semblait sâĂ©lever
comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux
magnifiques cages de citronnier et de bois dâacajou qui, garnies de
fils dorĂ©s, sâĂ©levaient au milieu de la chambre fort claire, servant de
voliĂšre. Ce que Fabrice nâapprit que plus tard, câest que cette chambre
Ă©tait la seule du second Ă©tage du palais qui eĂ»t de lâombre de onze
heures à quatre; elle était abritée par la tour FarnÚse.
«Quel ne va pas ĂȘtre mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette
physionomie cĂ©leste et pensive que jâattends et qui rougira peut-ĂȘtre
un peu si elle mâaperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque
femme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les
oiseaux! Mais si je vois ClĂ©lia, daignera-t-elle mâapercevoir? Ma foi,
il faut faire des indiscrĂ©tions pour ĂȘtre remarquĂ©; ma situation doit
avoir quelques privilĂšges; dâailleurs nous sommes tous deux seuls ici et
si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général
Conti et les autres misérables de cette espÚce appellent un de leurs
subordonnĂ©s... Mais elle a tant dâesprit, ou pour mieux dire tant dâĂąme,
comme le suppose le comte, que peut-ĂȘtre, Ă ce quâil dit, mĂ©prise-t-elle
le métier de son pÚre; de là viendrait sa mélancolie! Noble cause de
tristesse! Mais aprÚs tout, je ne suis point précisément un étranger
pour elle. Avec quelle grĂące pleine de modestie elle mâa saluĂ© hier
soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre prĂšs de CĂŽme
je lui dis: «Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous
souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo?» Lâaura-t-elle oubliĂ©?
elle était si jeune alors!
«Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le
cours de ses pensĂ©es, jâoublie dâĂȘtre en colĂšre! Serais-je un de ces
grands courages comme lâantiquitĂ© en a montrĂ© quelques exemples au
monde? Suis-je un hĂ©ros sans mâen douter? Comment! moi qui avais tant
de peur de la prison, jây suis, et je ne me souviens pas dâĂȘtre triste!
câest bien le cas de dire que la peur a Ă©tĂ© cent fois pire que le mal.
Quoi! jâai besoin de me raisonner pour ĂȘtre affligĂ© de cette prison,
qui, comme le dit BlanĂšs, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce
lâĂ©tonnement de tout ce nouvel Ă©tablissement qui me distrait de la peine
que je devrais Ă©prouver? Peut-ĂȘtre que cette bonne humeur indĂ©pendante
de ma volontĂ© et peu raisonnable cessera tout Ă coup, peut-ĂȘtre en un
instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.
«Dans tous les cas, il est bien Ă©tonnant dâĂȘtre en prison et de devoir
se raisonner pour ĂȘtre triste! Ma foi, jâen reviens Ă ma supposition,
peut-ĂȘtre que jâai un grand caractĂšre.»
Les rĂȘveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la
citadelle, lequel venait prendre mesure dâabat-jour pour ses fenĂȘtres;
câĂ©tait la premiĂšre fois que cette prison servait, et lâon avait oubliĂ©
de la compléter en cette partie essentielle.
«Ainsi, se dit Fabrice, je vais ĂȘtre privĂ© de cette vue sublime», et il
cherchait Ă sâattrister de cette privation.
--Mais quoi! sâĂ©cria-t-il tout Ă coup parlant au menuisier, je ne verrai
plus ces jolis oiseaux?
--Ah! les oiseaux de Mademoiselle! quâelle aime tant! dit cet homme avec
lâair de la bontĂ©; cachĂ©s, Ă©clipsĂ©s, anĂ©antis comme tout le reste.
Parler Ă©tait dĂ©fendu au menuisier tout aussi strictement quâaux
geÎliers, mais cet homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier:
il lui apprit que ces abat-jour Ă©normes, placĂ©s sur lâappui des deux
fenĂȘtres, et sâĂ©loignant du mur tout en sâĂ©levant, ne devaient laisser
aux détenus que la vue du ciel.
--On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin dâaugmenter une
tristesse salutaire et lâenvie de se corriger dans lâĂąme des
prisonniers; le général, ajouta le menuisier, a aussi inventé de leur
retirer les vitres, et de les faire remplacer Ă leurs fenĂȘtres par du
papier huilé.
Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort
rare en Italie.
--Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la
folie; achetez-en un de la femme de chambre de Mlle Clélia Conti.
--Quoi! vous la connaissez, sâĂ©cria le menuisier, que vous dites si bien
son nom?
--Qui nâa pas ouĂŻ parler de cette beautĂ© si cĂ©lĂšbre? Mais jâai eu
lâhonneur de la rencontrer plusieurs fois Ă la cour.
--La pauvre demoiselle sâennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle
passe sa vie lĂ avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter
de beaux orangers que lâon a placĂ©s par son ordre Ă la porte de la tour
sous votre fenĂȘtre; sans la corniche vous pourriez les voir.
Il y avait dans cette réponse des mots bien précieux pour Fabrice, il
trouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier.
--Je fais deux fautes Ă la fois, lui dit cet homme, je parle Ă Votre
Excellence et je reçois de lâargent. AprĂšs demain, en revenant pour
les abat-jour, jâaurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas
seul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis mĂȘme, je vous
apporterai un livre de priĂšres: vous devez bien souffrir de ne pas
pouvoir dire vos offices.
«Ainsi, se dit Fabrice, dĂšs quâil fut seul, ces oiseaux sont Ă elle,
mais dans deux jours je ne les verrai plus!» A cette pensée, ses regards
prirent une teinte de malheur. Mais enfin, Ă son inexprimable joie,
aprÚs une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint
soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il
Ă©tait debout contre les Ă©normes barreaux de sa fenĂȘtre et fort prĂšs. Il
remarqua quâelle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements
avaient lâair gĂȘnĂ©, comme ceux de quelquâun qui se sent regardĂ©. Quand
elle lâaurait voulu, la pauvre fille nâaurait pas pu oublier le sourire
si fin quâelle avait vu errer sur les lĂšvres du prisonnier, la veille,
au moment oĂč les gendarmes lâemmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillĂąt sur ses actions avec
le plus grand soin, au moment oĂč elle sâapprocha de la fenĂȘtre de la
voliÚre, elle rougit fort sensiblement. La premiÚre pensée de Fabrice,
collĂ© contre les barreaux de fer de sa fenĂȘtre, fut de se livrer Ă
lâenfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce
qui produirait un petit bruit; puis la seule idée de ce manque de
délicatesse lui fit horreur. «Je mériterais que pendant huit jours
elle envoyùt soigner ses oiseaux par sa femme de chambre.» Cette idée
délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.
Il la suivait ardemment des yeux: «Certainement, se disait-il, elle
va sâen aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenĂȘtre,
et, pourtant elle est bien en face.» Mais, en revenant du fond de la
chambre que Fabrice, grùce à sa position plus élevée apercevait fort
bien, ClĂ©lia ne put sâempĂȘcher de le regarder du haut de lâĆil, tout
en marchant, et câen fut assez pour que Fabrice se crĂ»t autorisĂ© Ă la
saluer. «Ne sommes-nous pas seuls au monde ici?» se dit-il pour sâen
donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et
baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et
Ă©videmment, en faisant effort sur elle-mĂȘme, elle salua le prisonnier
avec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put
imposer silence Ă ses yeux; sans quâelle le sĂ»t probablement, ils
exprimĂšrent un instant la pitiĂ© la plus vive. Fabrice remarqua quâelle
rougissait tellement que la teinte rose sâĂ©tendait rapidement jusque sur
le haut des Ă©paules, dont la chaleur venait dâĂ©loigner, en arrivant Ă la
voliĂšre, un chĂąle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel
Fabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille.
«Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la
duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois!»
Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son
départ; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une
savante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant,
elle eût dû soigner les oiseaux placés le plus prÚs de la porte. Elle
sortit enfin; Fabrice restait immobile Ă regarder la porte par laquelle
elle venait de disparaßtre; il était un autre homme.
DĂšs ce moment lâunique objet de ses pensĂ©es fut de savoir comment il
pourrait parvenir Ă continuer de la voir, mĂȘme quand on aurait posĂ©
cet horrible abat-jour devant la fenĂȘtre qui donnait sur le palais du
gouverneur.
La veille au soir, avant de se coucher, il sâĂ©tait imposĂ© lâennui fort
long de cacher la meilleure partie de lâor quâil avait, dans plusieurs
des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. «Il faut, ce soir,
que je cache ma montre. Nâai-je pas entendu dire quâavec de la patience
et un ressort de montre Ă©brĂ©chĂ© on peut couper le bois et mĂȘme le fer?
Je pourrai donc scier cet abat-jour.» Ce travail de cacher la montre,
qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux
diffĂ©rents moyens de parvenir Ă son but, et Ă ce quâil savait faire
en travaux de menuiserie. «Si je sais mây prendre, se disait-il, je
pourrai couper bien carrĂ©ment un compartiment de la planche de chĂȘne
qui formera lâabat-jour, vers la partie qui reposera sur lâappui de la
fenĂȘtre; jâĂŽterai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances;
je donnerai tout ce que je possĂšde Ă Grillo afin quâil veuille bien
ne pas sâapercevoir de ce petit manĂšge.» Tout le bonheur de Fabrice
Ă©tait dĂ©sormais attachĂ© Ă la possibilitĂ© dâexĂ©cuter ce travail, et
il ne songeait à rien autre. «Si je parviens seulement à la voir, je
suis heureux... Non pas, se dit-il; il faut aussi quâelle voie que je
la vois.» Pendant toute la nuit, il eut la tĂȘte remplie dâinventions
de menuiserie, et ne songea peut-ĂȘtre pas une seule fois Ă la cour de
Parme, Ă la colĂšre du prince, etc. Nous avouerons quâil ne songea pas
davantage Ă la douleur dans laquelle la duchesse devait ĂȘtre plongĂ©e.
Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut
plus: apparemment quâil passait pour libĂ©ral dans la prison; on eut soin
dâen envoyer un autre Ă mine rĂ©barbative, lequel ne rĂ©pondit jamais
que par un grognement de mauvais augure à toutes les choses agréables
que lâesprit de Fabrice cherchait Ă lui adresser. Quelques-unes des
nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec
Fabrice avaient été dépistées par les nombreux agents de la marquise
Raversi, et, par elle, le général Fabio Conti était journellement
averti, effrayĂ©, piquĂ© dâamour-propre. Toutes les huit heures, six
soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes
du rez-de-chaussée; de plus, le gouverneur établit un geÎlier de garde
Ă chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre
Grillo, le seul qui vßt le prisonnier, fut condamné à ne sortir de
la tour FarnĂšse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort
contrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice qui eut le bon esprit de
ne rĂ©pondre que par ces mots: «Force nĂ©bieu dâAsti, mon ami», et il lui
donna de lâargent.
--Eh bien! mĂȘme cela, qui nous console de tous les maux, sâĂ©cria
Grillo indignĂ©, dâune voix Ă peine assez Ă©levĂ©e pour ĂȘtre entendu du
prisonnier, on nous défend de le recevoir et je devrais le refuser,
mais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire
sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la
citadelle est sens dessus dessous à cause de vous; les belles menées de
Madame la duchesse ont dĂ©jĂ fait renvoyer trois dâentre nous.
«Lâabat-jour sera-t-il prĂȘt avant midi?» Telle fut la grande question
qui fit battre le cĆur de Fabrice pendant toute cette longue matinĂ©e;
il comptait tous les quarts dâheure qui sonnaient Ă lâhorloge de la
citadelle. Enfin, comme les trois quarts aprĂšs onze heures sonnaient,
lâabat-jour nâĂ©tait pas encore arrivĂ©; ClĂ©lia reparut donnant des soins
à ses oiseaux. La cruelle nécessité avait fait faire de si grands pas
Ă lâaudace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait
tellement au-dessus de tout, quâil osa, en regardant ClĂ©lia, faire avec
le doigt le geste de scier lâabat-jour; il est vrai quâaussitĂŽt aprĂšs
avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à demi, et se
retira.
«Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour
voir une familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse
nécessité? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses
oiseaux, regarder quelquefois la fenĂȘtre de la prison, mĂȘme quand elle
la trouvera masquée par un énorme volet de bois; je voulais lui indiquer
que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir Ă la
voir. Grand Dieu! est-ce quâelle ne viendra pas demain Ă cause de ce
geste indiscret?» Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice,
se vĂ©rifia complĂštement; le lendemain ClĂ©lia nâavait pas paru Ă trois
heures, quand on acheva de poser devant les fenĂȘtres de Fabrice les deux
énormes abat-jour; les diverses piÚces en avaient été élevées, à partir
de lâesplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies
attachĂ©es par-dehors aux barreaux de fer des fenĂȘtres. Il est vrai que,
cachée derriÚre une persienne de son appartement, Clélia avait suivi
avec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort bien
vu la mortelle inquiĂ©tude de Fabrice, mais nâen avait pas moins eu le
courage de tenir la promesse quâelle sâĂ©tait faite.
Clélia était une petite sectaire de libéralisme; dans sa premiÚre
jeunesse elle avait pris au sérieux tous les propos de libéralisme
quâelle entendait dans la sociĂ©tĂ© de son pĂšre, lequel ne songeait quâĂ
se faire une position; elle était partie de là pour prendre en mépris
et presque en horreur le caractĂšre flexible du courtisan: de lĂ son
antipathie pour le mariage. Depuis lâarrivĂ©e de Fabrice, elle Ă©tait
bourrelĂ©e de remords: «VoilĂ , se disait-elle, que mon indigne cĆur se
met du parti des gens qui veulent trahir mon pĂšre! il ose me faire le
geste de scier une porte!... Mais, se dit-elle aussitĂŽt lâĂąme navrĂ©e,
toute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut ĂȘtre le jour
fatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde
nâest pas possible! Quelle douceur, quelle sĂ©rĂ©nitĂ© hĂ©roĂŻque dans ces
yeux qui peut-ĂȘtre vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas ĂȘtre les
angoisses de la duchesse! aussi on la dit tout à fait au désespoir. Moi
jâirais poignarder le prince, comme lâhĂ©roĂŻque Charlotte Corday.»
Pendant toute cette troisiÚme journée de sa prison Fabrice fut outré de
colÚre, mais uniquement de ne pas avoir vu reparaßtre Clélia. «ColÚre
pour colĂšre, jâaurais dĂ» lui dire que je lâaimais», sâĂ©criait-il;
car il en Ă©tait arrivĂ© Ă cette dĂ©couverte. «Non, ce nâest point par
grandeur dâĂąme que je ne songe pas Ă la prison et que je fais mentir
la prophĂ©tie de BlanĂšs, tant dâhonneur ne mâappartient point. MalgrĂ©
moi je songe à ce regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur
moi lorsque les gendarmes mâemmenaient du corps de garde; ce regard a
effacĂ© toute ma vie passĂ©e. Qui mâeĂ»t dit que je trouverais des yeux si
doux en un tel lieu! et au moment oĂč jâavais les regards salis par la
physionomie de Barbone et par celle de M. le général gouverneur. Le ciel
parut au milieu de ces ĂȘtres vils. Et comment faire pour ne pas aimer
la beautĂ© et chercher Ă la revoir? Non, ce nâest point par grandeur
dâĂąme que je suis indiffĂ©rent Ă toutes les petites vexations dont la
prison mâaccable.» Lâimagination de Fabrice, parcourant rapidement
toutes les possibilitĂ©s, arriva Ă celle dâĂȘtre mis en libertĂ©. «Sans
doute lâamitiĂ© de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien! je
ne la remercierais de la liberté que du bout des lÚvres; ces lieux ne
sont point de ceux oĂč lâon revient! une fois hors de prison, sĂ©parĂ©s de
sociétés comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais Clélia!
Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Clélia daignait ne pas
mâaccabler de sa colĂšre, quâaurais-je Ă demander au ciel?»
Le soir de ce jour oĂč il nâavait pas vu sa jolie voisine, il eut une
grande idĂ©e: avec la croix de fer du chapelet que lâon distribue Ă tous
les prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succÚs,
Ă percer lâabat-jour. «Câest peut-ĂȘtre une imprudence, se dit-il avant
de commencer. Les menuisiers nâont-ils pas dit devant moi que, dĂšs
demain, ils seront remplacés par les ouvriers peintres? Que diront
ceux-ci sâils trouvent lâabat-jour de la fenĂȘtre percĂ©? Mais si je ne
commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute
je resterais un jour sans la voir! et encore quand elle mâa quittĂ©
fĂąchĂ©e!» Lâimprudence de Fabrice fut rĂ©compensĂ©e; aprĂšs quinze heures de
travail, il vit Clélia, et, par excÚs de bonheur, comme elle ne croyait
point ĂȘtre aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard
fixé sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps de lire dans ses
yeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite
elle nĂ©gligeait mĂȘme Ă©videmment les soins Ă donner Ă ses oiseaux, pour
rester des minutes entiĂšres immobile Ă contempler la fenĂȘtre. Son Ăąme
Ă©tait profondĂ©ment troublĂ©e; elle songeait Ă la duchesse dont lâextrĂȘme
malheur lui avait inspirĂ© tant de pitiĂ©, et cependant elle commençait Ă
la haĂŻr. Elle ne comprenait rien Ă la profonde mĂ©lancolie qui sâemparait
de son caractĂšre, elle avait de lâhumeur contre elle-mĂȘme. Deux ou
trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut lâimpatience
de chercher Ă Ă©branler lâabat-jour; il lui semblait quâil nâĂ©tait pas
heureux tant quâil ne pouvait pas tĂ©moigner Ă ClĂ©lia quâil la voyait.
«Cependant, se disait-il, si elle savait que je lâaperçois avec autant
de facilitĂ©, timide et rĂ©servĂ©e comme elle lâest, sans doute elle se
déroberait à mes regards.»
Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misĂšres lâamour
ne fait-il pas son bonheur!): pendant quâelle regardait tristement
lâimmense abat-jour, il parvint Ă faire passer un petit morceau de fil
de fer par lâouverture que la croix de fer avait pratiquĂ©e, et il lui
fit des signes quâelle comprit Ă©videmment, du moins dans ce sens quâils
voulaient dire: je suis lĂ et je vous vois.
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever Ă
lâabat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que
lâon pourrait remettre Ă volontĂ© et qui lui permettrait de voir et
dâĂȘtre vu, câest-Ă -dire de parler, par signes du moins, de ce qui se
passait dans son Ăąme; mais il se trouva que le bruit de la petite scie
fort imparfaite quâil avait fabriquĂ©e avec le ressort de sa montre
ébréché par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer de longues
heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité
de ClĂ©lia semblait diminuer Ă mesure quâaugmentaient les difficultĂ©s
matĂ©rielles qui sâopposaient Ă toute correspondance; Fabrice observa
fort bien quâelle nâaffectait plus de baisser les yeux ou de regarder
les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de prĂ©sence Ă lâaide
de son chĂ©tif morceau de fil de fer; il avait le plaisir de voir quâelle
ne manquait jamais Ă paraĂźtre dans la voliĂšre au moment prĂ©cis oĂč onze
heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la présomption de se
croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette idée
ne semble pas raisonnable; mais lâamour observe des nuances invisibles
Ă lâĆil indiffĂ©rent, et en tire des consĂ©quences infinies. Par exemple,
depuis que Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en
entrant dans la voliĂšre, elle levait les yeux vers sa fenĂȘtre. CâĂ©tait
dans ces journĂ©es funĂšbres oĂč personne dans Parme ne doutait que Fabrice
ne fĂ»t bientĂŽt mis Ă mort: lui seul lâignorait; mais cette affreuse idĂ©e
ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches
du trop dâintĂ©rĂȘt quâelle portait Ă Fabrice? il allait pĂ©rir! et pour
la cause de la liberté! car il était trop absurde de mettre à mort un
del Dongo pour un coup dâĂ©pĂ©e Ă un histrion. Il est vrai que cet aimable
jeune homme était attaché à une autre femme! Clélia était profondément
malheureuse, et sans sâavouer bien prĂ©cisĂ©ment le genre dâintĂ©rĂȘt
quâelle prenait Ă son sort: «Certes, se disait-elle, si on le conduit Ă
la mort, je mâenfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaĂźtrai
dans cette société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!»
Le huitiĂšme jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand
sujet de honte: elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes
pensĂ©es, lâabat-jour qui cachait la fenĂȘtre du prisonnier; ce jour-lĂ
il nâavait encore donnĂ© aucun signe de prĂ©sence: tout Ă coup un petit
morceau dâabat-jour, plus grand que la main, fut retirĂ© par lui; il
la regarda dâun air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle
ne put soutenir cette épreuve inattendue, elle se retourna rapidement
vers ses oiseaux et se mit Ă les soigner; mais elle tremblait au point
quâelle versait lâeau quâelle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir
parfaitement son émotion; elle ne put supporter cette situation, et prit
le parti de se sauver en courant.
Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune
comparaison. Avec quels transports il eût refusé la liberté, si on la
lui eût offerte en cet instant!
Le lendemain fut le jour de grand désespoir de la duchesse. Tout le
monde tenait pour sĂ»r dans la ville que câen Ă©tait fait de Fabrice;
ClĂ©lia nâeut pas le triste courage de lui montrer une duretĂ© qui nâĂ©tait
pas dans son cĆur, elle passa une heure et demie Ă la voliĂšre, regarda
tous ses signes, et souvent lui rĂ©pondit, au moins par lâexpression
de lâintĂ©rĂȘt le plus vif et le plus sincĂšre; elle le quittait des
instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait
bien vivement lâimperfection du langage employĂ©: si lâon se fĂ»t parlĂ©,
de combien de façons diffĂ©rentes nâeĂ»t-elle pas pu chercher Ă deviner
quelle était précisément la nature des sentiments que Fabrice avait pour
la duchesse! ClĂ©lia ne pouvait presque plus se faire dâillusion, elle
avait de la haine pour Mme Sanseverina.
Une nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante: il
fut Ă©tonnĂ©, il eut peine Ă reconnaĂźtre son image, le souvenir quâil
conservait dâelle avait totalement changĂ©; pour lui, Ă cette heure, elle
avait cinquante ans.
--Grand Dieu! sâĂ©cria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspirĂ© de
ne pas lui dire que je lâaimais!
Il en était au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment
il lâavait trouvĂ©e si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui
faisait une impression de changement moins sensible: câest que jamais
il ne sâĂ©tait figurĂ© que son Ăąme fĂ»t de quelque chose dans lâamour
pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son Ăąme tout
entiĂšre appartenait Ă la duchesse. La duchesse dâA... et la Marietta
lui faisaient lâeffet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le
charme serait dans la faiblesse et dans lâinnocence, tandis que lâimage
sublime de ClĂ©lia Conti, en sâemparant de toute son Ăąme, allait jusquâĂ
lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que lâĂ©ternel bonheur de
sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et quâil
était en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes.
Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout Ă coup,
par un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de vie singuliÚre
et dĂ©licieuse quâil trouvait auprĂšs dâelle; toutefois, elle avait dĂ©jĂ
rempli de fĂ©licitĂ© les deux premiers mois de sa prison. CâĂ©tait le temps
oĂč, deux fois la semaine, le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti disait au prince:
--Je puis donner ma parole dâhonneur Ă Votre Altesse que le prisonnier
del Dongo ne parle Ă Ăąme qui vive, et passe sa vie dans lâaccablement du
plus profond désespoir, ou à dormir.
Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois
pour des instants: si Fabrice ne lâeĂ»t pas tant aimĂ©e, il eĂ»t bien
vu quâil Ă©tait aimĂ©; mais il avait des doutes mortels Ă cet Ă©gard.
Clélia avait fait placer un piano dans la voliÚre. Tout en frappant
les touches, pour que le son de lâinstrument pĂ»t rendre compte de
sa présence et occupùt les sentinelles qui se promenaient sous ses
fenĂȘtres, elle rĂ©pondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un
seul sujet elle ne faisait jamais de rĂ©ponse, et mĂȘme dans les grandes
occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une
journĂ©e entiĂšre; câĂ©tait lorsque les signes de Fabrice indiquaient des
sentiments dont il Ă©tait trop difficile de ne pas comprendre lâaveu:
elle était inexorable sur ce point.
Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice
avait une vie fort occupée; elle était employée tout entiÚre à chercher
la solution de ce problĂšme si important: «Mâaime-t-elle?» Le rĂ©sultat de
milliers dâobservations sans cesse renouvelĂ©es, mais aussi sans cesse
mises en doute, était ceci: «Tous ses gestes volontaires disent non,
mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer
quâelle prend de lâamitiĂ© pour moi.»
ClĂ©lia espĂ©rait bien ne jamais arriver Ă un aveu, et câest pour Ă©loigner
ce pĂ©ril quâelle avait repoussĂ©, avec une colĂšre excessive, une priĂšre
que Fabrice lui avait adressée plusieurs fois. La misÚre des ressources
employĂ©es par le pauvre prisonnier aurait dĂ», ce semble, inspirer Ă
Clélia plus de pitié. Il voulait correspondre avec elle au moyen de
caractĂšres quâil traçait sur sa main avec un morceau de charbon dont
il avait fait la prĂ©cieuse dĂ©couverte dans son poĂȘle; il aurait formĂ©
les mots lettre à lettre, successivement. Cette invention eût doublé
les moyens de conversation en ce quâelle eĂ»t permis de dire des choses
prĂ©cises. Sa fenĂȘtre Ă©tait Ă©loignĂ©e de celle de ClĂ©lia dâenviron
vingt-cinq pieds; il eût été trop chanceux de se parler par-dessus
la tĂȘte des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur.
Fabrice doutait dâĂȘtre aimĂ©; sâil eĂ»t eu quelque expĂ©rience de lâamour,
il ne lui fĂ»t pas restĂ© de doutes: mais jamais femme nâavait occupĂ© son
cĆur; il nâavait, du reste, aucun soupçon dâun secret qui lâeĂ»t mis au
dĂ©sespoir sâil lâeĂ»t connu; il Ă©tait grandement question du mariage de
ClĂ©lia Conti avec le marquis Crescenzi, lâhomme le plus riche de la cour.
CHAPITRE XIX
Lâambition du gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, exaltĂ©e jusquâĂ la folie par les
embarras qui venaient se placer au milieu de la carriĂšre du premier
ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, lâavait portĂ© Ă
faire des scÚnes violentes à sa fille; il lui répétait sans cesse,
et avec colĂšre, quâelle cassait le cou Ă sa fortune si elle ne se
déterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés il était temps
de prendre un parti; cet Ă©tat dâisolement cruel, dans lequel son
obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin,
etc.
CâĂ©tait dâabord pour se soustraire Ă ces accĂšs dâhumeur de tous les
instants que ClĂ©lia sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e dans la voliĂšre; on nây pouvait
arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la
goutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.
Depuis quelques semaines, lâĂąme de ClĂ©lia Ă©tait tellement agitĂ©e, elle
savait si peu elle-mĂȘme ce quâelle devait dĂ©sirer, que, sans donner
prĂ©cisĂ©ment une parole Ă son pĂšre, elle sâĂ©tait presque laissĂ© engager.
Dans un de ses accĂšs de colĂšre, le gĂ©nĂ©ral sâĂ©tait Ă©criĂ© quâil saurait
bien lâenvoyer sâennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et
que, lĂ , il la laisserait se morfondre jusquâĂ ce quâelle daignĂąt faire
un choix.
--Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas
six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi
sâĂ©lĂšve Ă plus de cent mille Ă©cus par an. Tout le monde Ă la cour
sâaccorde Ă lui reconnaĂźtre le caractĂšre le plus doux; jamais il nâa
donné de sujet de plainte à personne; il est fort bel homme, jeune,
fort bien vu du prince, et je dis quâil faut ĂȘtre folle Ă lier pour
repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais
peut-ĂȘtre le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers
de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous ĂȘtes. Et
que deviendriez-vous, je vous prie, si jâĂ©tais mis Ă la demi-solde? quel
triomphe pour mes ennemis, si lâon me voyait logĂ© dans quelque second
étage, moi dont il a été si souvent question pour le ministÚre! Non,
morbleu! voici assez de temps que ma bontĂ© me fait jouer le rĂŽle dâun
Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce
pauvre marquis Crescenzi, qui a la bontĂ© dâĂȘtre amoureux de vous, de
vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente
mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous
allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous lâĂ©pousez dans deux
mois!...
Un seul mot de tout ce discours avait frappĂ© ClĂ©lia, câĂ©tait la menace
dâĂȘtre mise au couvent, et par consĂ©quent Ă©loignĂ©e de la citadelle, et
au moment encore oĂč la vie de Fabrice semblait ne tenir quâĂ un fil,
car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne
courĂ»t de nouveau Ă la ville et Ă la cour. Quelque raisonnement quâelle
se fßt, elle ne put se déterminer à courir cette chance: Etre séparée de
Fabrice, et au moment oĂč elle tremblait pour sa vie! câĂ©tait Ă ses yeux
le plus grand des maux, câen Ă©tait du moins le plus immĂ©diat.
Ce nâest pas que, mĂȘme en nâĂ©tant pas Ă©loignĂ©e de Fabrice, son cĆur
trouvùt la perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse,
et son ùme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse
elle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée.
LâextrĂȘme rĂ©serve quâelle sâimposait envers Fabrice, le langage des
signes dans lequel elle lâavait confinĂ©, de peur de tomber dans quelque
indiscrĂ©tion, tout semblait se rĂ©unir pour lui ĂŽter les moyens dâarriver
Ă quelque Ă©claircissement sur sa maniĂšre dâĂȘtre avec la duchesse. Ainsi,
chaque jour, elle sentait plus cruellement lâaffreux malheur dâavoir
une rivale dans le cĆur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins
sâexposer au danger de lui donner lâoccasion de dire toute la vĂ©ritĂ© sur
ce qui se passait dans ce cĆur. Mais quel charme cependant de lâentendre
faire lâaveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour ClĂ©lia de
pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!
Fabrice était léger; à Naples, il avait la réputation de changer assez
facilement de maĂźtresse. MalgrĂ© toute la rĂ©serve imposĂ©e au rĂŽle dâune
demoiselle, depuis quâelle Ă©tait chanoinesse et quâelle allait Ă la
cour, Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention,
avait appris Ă connaĂźtre la rĂ©putation que sâĂ©taient faite les jeunes
gens qui avaient successivement recherché sa main; eh bien! Fabrice,
comparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus de
lĂ©gĂšretĂ© dans ses relations de cĆur. Il Ă©tait en prison, il sâennuyait,
il faisait la cour Ă lâunique femme Ă laquelle il pĂ»t parler; quoi
de plus simple? quoi mĂȘme de plus commun? et câĂ©tait ce qui dĂ©solait
ClĂ©lia. Quand mĂȘme, par une rĂ©vĂ©lation complĂšte, elle eĂ»t appris que
Fabrice nâaimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle
avoir dans ses paroles? quand mĂȘme elle eĂ»t cru Ă la sincĂ©ritĂ© de ses
discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée de ses
sentiments? Et enfin, pour achever de porter le dĂ©sespoir dans son cĆur,
Fabrice nâĂ©tait-il pas dĂ©jĂ fort avancĂ© dans la carriĂšre ecclĂ©siastique?
nâĂ©tait-il pas Ă la veille de se lier par des vĆux Ă©ternels? Les plus
grandes dignitĂ©s ne lâattendaient-elles pas dans ce genre de vie? Sâil
me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse
Clélia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier
mon pĂšre de mâenfermer dans quelque couvent fort Ă©loignĂ©? Et pour comble
de misĂšre, câest prĂ©cisĂ©ment la crainte dâĂȘtre Ă©loignĂ©e de la citadelle
et renfermĂ©e dans un couvent qui dirige toute ma conduite! Câest cette
crainte qui me force Ă dissimuler, qui mâoblige au hideux et dĂ©shonorant
mensonge de feindre dâaccepter les soins et les attentions publiques du
marquis Crescenzi.
Le caractÚre de Clélia était profondément raisonnable; en toute sa
vie elle nâavait pas eu Ă se reprocher une dĂ©marche inconsidĂ©rĂ©e, et
sa conduite en cette occurrence était le comble de la déraison: on
peut juger de ses souffrances!... Elles Ă©taient dâautant plus cruelles
quâelle ne se faisait aucune illusion. Elle sâattachait Ă un homme qui
Ă©tait Ă©perdument aimĂ© de la plus belle femme de la cour, dâune femme
qui, à tant de titres, était supérieure à elle Clélia! Et cet homme
mĂȘme, eĂ»t-il Ă©tĂ© libre, nâĂ©tait pas capable dâun attachement sĂ©rieux,
tandis quâelle, comme elle le sentait trop bien, nâaurait jamais quâun
seul attachement dans la vie.
CâĂ©tait donc le cĆur agitĂ© des plus affreux remords que tous les jours
Clélia venait à la voliÚre: portée en ce lieu comme malgré elle, son
inquiĂ©tude changeait dâobjet et devenait moins cruelle, les remords
disparaissaient pour quelques instants; elle épiait, avec des battements
de cĆur indicibles, les moments oĂč Fabrice pouvait ouvrir la sorte
de vasistas par lui pratiquĂ© dans lâimmense abat-jour qui masquait
sa fenĂȘtre. Souvent la prĂ©sence du geĂŽlier Grillo dans sa chambre
lâempĂȘchait de sâentretenir par signes avec son amie.
Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature
la plus étrange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la
fenĂȘtre et sortant la tĂȘte hors du vasistas, il parvenait Ă distinguer
les bruits un peu forts quâon faisait dans le grand escalier, dit
des trois cents marches, lequel conduisait de la premiĂšre cour dans
lâintĂ©rieur de la tour ronde, Ă lâesplanade en pierre sur laquelle on
avait construit le palais du gouverneur et la prison FarnĂšse oĂč il se
trouvait.
Vers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches
dâĂ©lĂ©vation, cet escalier passait du cĂŽtĂ© mĂ©ridional dâune vaste cour,
au cÎté du nord; là se trouvait un pont en fer fort léger et fort
étroit, au milieu duquel était établi un portier. On relevait cet homme
toutes les six heures, et il Ă©tait obligĂ© de se lever et dâeffacer le
corps pour que lâon pĂ»t passer sur le pont quâil gardait, et par lequel
seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et Ă la tour FarnĂšse.
Il suffisait de donner deux tours Ă un ressort, dont le gouverneur
portait la clef sur lui, pour précipiter ce pont de fer dans la cour,
à une profondeur de plus de cent pieds; cette simple précaution prise,
comme il nây avait pas dâautre escalier dans toute la citadelle, et que
tous les soirs Ă minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et
dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les
puits, il restait complÚtement inaccessible dans son palais, et il eût
Ă©tĂ© Ă©galement impossible Ă qui que ce fĂ»t dâarriver Ă la tour FarnĂšse.
Câest ce que Fabrice avait parfaitement bien remarquĂ© le jour de son
entrée à la citadelle, et ce que Grillo, qui comme tous les geÎliers
aimait à vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqué: ainsi il
nâavait guĂšre dâespoir de se sauver. Cependant il se souvenait dâune
maxime de lâabbĂ© BlanĂšs:
Lâamant songe plus souvent Ă arriver Ă sa maĂźtresse que le mari Ă garder
sa femme; le prisonnier songe plus souvent Ă se sauver, que le geĂŽlier
Ă fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, lâamant et le
prisonnier doivent réussir.
Ce soir-lĂ Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre dâhommes
passer sur le pont en fer, dit le pont de lâesclave, parce que jadis un
esclave dalmate avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du
pont dans la cour.
«On vient faire ici un enlĂšvement, on va peut-ĂȘtre me mener pendre; mais
il peut y avoir du dĂ©sordre, il sâagit dâen profiter.» Il avait pris
ses armes, il retirait dĂ©jĂ de lâor de quelques-unes de ses cachettes,
lorsque tout Ă coup il sâarrĂȘta.
«Lâhomme est un plaisant animal, sâĂ©cria-t-il, il faut en convenir! Que
dirait un spectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que
par hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour oĂč
je serais de retour Ă Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde
pour revenir auprĂšs de ClĂ©lia? Sâil y a du dĂ©sordre, profitons-en pour
me glisser dans le palais du gouverneur; peut-ĂȘtre je pourrai parler Ă
ClĂ©lia, peut-ĂȘtre autorisĂ© par le dĂ©sordre jâoserai lui baiser la main.
Le général Conti, fort défiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait
garder son palais par cinq sentinelles, une Ă chaque angle du bĂątiment,
et une cinquiĂšme Ă la porte dâentrĂ©e, mais par bonheur la nuit est fort
noire.» A pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que faisaient le geÎlier
Grillo et son chien: le geÎlier était profondément endormi dans une peau
de bĆuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entourĂ©e dâun filet
grossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et sâavança doucement
vers Fabrice pour le caresser.
Notre prisonnier remonta légÚrement les six marches qui conduisaient
Ă sa cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la
tour FarnĂšse, et prĂ©cisĂ©ment devant la porte, quâil pensa que Grillo
pourrait bien se rĂ©veiller. Fabrice, chargĂ© de toutes ses armes, prĂȘt
à agir, se croyait réservé cette nuit-là aux grandes aventures, quand
tout Ă coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde:
câĂ©tait une sĂ©rĂ©nade que lâon donnait au gĂ©nĂ©ral ou Ă sa fille. Il
tomba dans un accÚs de rire fou: «Et moi qui songeais déjà à donner
des coups de dague! comme si une sĂ©rĂ©nade nâĂ©tait pas une chose
infiniment plus ordinaire quâun enlĂšvement nĂ©cessitant la prĂ©sence de
quatre-vingts personnes dans une prison ou quâune rĂ©volte!» La musique
Ă©tait excellente et parut dĂ©licieuse Ă Fabrice, dont lâĂąme nâavait eu
aucune distraction depuis tant de semaines; elle lui fit verser de bien
douces larmes; dans son ravissement, il adressait les discours les plus
irrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain, à midi, il la trouva
dâune mĂ©lancolie tellement sombre, elle Ă©tait si pĂąle, elle dirigeait
sur lui des regards oĂč il lisait quelquefois tant de colĂšre, quâil ne
se sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question sur la
sĂ©rĂ©nade; il craignit dâĂȘtre impoli.
ClĂ©lia avait grandement raison dâĂȘtre triste, câĂ©tait une sĂ©rĂ©nade que
lui donnait le marquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en
quelque sorte lâannonce officielle du mariage. Jusquâau jour mĂȘme de
la sĂ©rĂ©nade, et jusquâĂ neuf heures du soir, ClĂ©lia avait fait la plus
belle résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder à la menace
dâĂȘtre envoyĂ©e immĂ©diatement au couvent, qui lui avait Ă©tĂ© faite par son
pĂšre.
«Quoi! je ne le verrais plus!» sâĂ©tait-elle dit en pleurant. Câest en
vain que sa raison avait ajoutĂ©: «Je ne le verrais plus, cet ĂȘtre qui
fera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de
la duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dix maßtresses
connues Ă Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune
ambitieux qui, sâil survit Ă la sentence qui pĂšse sur lui, va sâengager
dans les ordres sacrés! Ce serait un crime pour moi de le regarder
encore lorsquâil sera hors de cette citadelle, et son inconstance
naturelle mâen Ă©pargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un
prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de
ses journées de prison.» Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint
Ă se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui
lâentouraient lorsquâil sortait du bureau dâĂ©crou pour monter Ă la tour
FarnÚse. Les larmes inondÚrent ses yeux: «Cher ami, que ne ferais-je pas
pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds
moi-mĂȘme dâune maniĂšre atroce en assistant ce soir Ă cette affreuse
sérénade mais demain, à midi, je reverrai tes yeux!»
Ce fut prĂ©cisĂ©ment le lendemain de ce jour oĂč ClĂ©lia avait fait de si
grands sacrifices au jeune prisonnier quâelle aimait dâune passion si
vive; ce fut le lendemain de ce jour oĂč, voyant tous ses dĂ©fauts, elle
lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur.
Si mĂȘme en nâemployant que le langage si imparfait des signes il eĂ»t
fait la moindre violence Ă lâĂąme de ClĂ©lia, probablement elle nâeĂ»t pu
retenir ses larmes, et Fabrice eĂ»t obtenu lâaveu de tout ce quâelle
sentait pour lui, mais il manquait dâaudace, il avait une trop mortelle
crainte dâoffenser ClĂ©lia, elle pouvait le punir dâune peine trop
sĂ©vĂšre. En dâautres termes, Fabrice nâavait aucune expĂ©rience du genre
dâĂ©motion que donne une femme que lâon aime; câĂ©tait une sensation quâil
nâavait jamais Ă©prouvĂ©e, mĂȘme dans sa plus faible nuance. Il lui fallut
huit jours, aprÚs celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur
le pied accoutumĂ© de bonne amitiĂ©. La pauvre fille sâarmait de sĂ©vĂ©ritĂ©,
mourant de crainte de se trahir, et il semblait Ă Fabrice que chaque
jour il était moins bien avec elle.
Un jour, et il y avait alors prÚs de trois mois que Fabrice était en
prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et
pourtant sans se trouver malheureux; Grillo était resté fort tard le
matin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était
au dĂ©sespoir; enfin midi et demi avait dĂ©jĂ sonnĂ© lorsquâil put ouvrir
les deux petites trappes dâun pied de haut quâil avait pratiquĂ©es Ă
lâabat-jour fatal.
ClĂ©lia Ă©tait debout Ă la fenĂȘtre de la voliĂšre, les yeux fixĂ©s sur celle
de Fabrice; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir.
A peine vit-elle Fabrice, quâelle lui fit signe que tout Ă©tait perdu:
elle se précipita à son piano et, feignant de chanter un récitatif de
lâopĂ©ra alors Ă la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le
dĂ©sespoir et par la crainte dâĂȘtre comprise par les sentinelles qui se
promenaient sous la fenĂȘtre:
--Grand Dieu! vous ĂȘtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande
envers le Ciel! Barbone, ce geĂŽlier dont vous punĂźtes lâinsolence
le jour de votre entrĂ©e ici, avait disparu, il nâĂ©tait plus dans la
citadelle; avant-hier soir il est rentrĂ©, et depuis hier jâai lieu de
croire quâil cherche Ă vous empoisonner. Il vient rĂŽder dans la cuisine
particuliÚre du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sûr,
mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans
les cuisines du palais que dans le dessein de vous ĂŽter la vie. Je
mourais dâinquiĂ©tude ne vous voyant point paraĂźtre, je vous croyais
mort. Abstenez-vous de tout aliment jusquâĂ nouvel avis, je vais faire
lâimpossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans
tous les cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du Ciel veut que vous
ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge,
laissez-le descendre de votre fenĂȘtre sur les orangers, jây attacherai
une corde que vous retirerez Ă vous, et Ă lâaide de cette corde je vous
ferai passer du pain et du chocolat.»
Fabrice avait conservĂ© comme un trĂ©sor le morceau de charbon quâil
avait trouvĂ© dans le poĂȘle de sa chambre: il se hĂąta de profiter de
lâĂ©motion de ClĂ©lia, et dâĂ©crire sur sa main une suite de lettres dont
lâapparition successive formait ces mots:
--Je vous aime, et la vie ne mâest prĂ©cieuse que parce que je vous vois;
surtout envoyez-moi du papier et un crayon.
Ainsi que Fabrice lâavait espĂ©rĂ©, lâextrĂȘme terreur quâil lisait dans
les traits de ClĂ©lia empĂȘcha la jeune fille de rompre lâentretien aprĂšs
ce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de témoigner beaucoup
dâhumeur. Fabrice eut lâesprit dâajouter:
--Par le grand vent quâil fait aujourdâhui, je nâentends que fort
imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son
du piano couvre la voix. Quâest-ce que câest, par exemple, que ce poison
dont vous me parlez?
A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entiĂšre; elle se
mit Ă la hĂąte Ă tracer de grandes lettres Ă lâencre sur les pages dâun
livre quâelle dĂ©chira, et Fabrice fut transportĂ© de joie en voyant enfin
Ă©tabli, aprĂšs trois mois de soins, ce moyen de correspondance quâil
avait si vainement sollicitĂ©. Il nâeut garde dâabandonner la petite
ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres, et
feignait à chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia
exposait successivement Ă ses yeux toutes les lettres.
Elle fut obligée de quitter la voliÚre pour courir auprÚs de son pÚre;
elle craignait par-dessus tout quâil ne vĂźnt lây chercher; son gĂ©nie
soupçonneux nâeĂ»t point Ă©tĂ© content du grand voisinage de la fenĂȘtre
de cette voliĂšre et de lâabat-jour qui masquait celle du prisonnier.
ClĂ©lia elle-mĂȘme avait eu lâidĂ©e quelques moments auparavant, lorsque la
non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétude,
que lâon pourrait jeter une petite pierre enveloppĂ©e dâun morceau de
papier vers la partie supérieure de cet abat-jour; si le hasard voulait
quâen cet instant le geĂŽlier chargĂ© de la garde de Fabrice ne se trouvĂąt
pas dans sa chambre, câĂ©tait un moyen de correspondance certain.
Notre prisonnier se hĂąta de construire une sorte de ruban avec du linge;
et le soir, un peu aprĂšs neuf heures, il entendit fort bien de petits
coups frappés sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa
fenĂȘtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde
fort longue, Ă lâaide de laquelle il retira dâabord une provision de
chocolat, et ensuite, Ă son inexprimable satisfaction, un rouleau de
papier et un crayon. Ce fut en vain quâil tendit la corde ensuite, il ne
reçut plus rien; apparemment que les sentinelles sâĂ©taient rapprochĂ©es
des orangers. Mais il Ă©tait ivre de joie. Il se hĂąta dâĂ©crire une lettre
infinie Ă ClĂ©lia: Ă peine fut-elle terminĂ©e quâil lâattacha Ă sa corde
et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement
quâon vĂźnt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des
changements. «Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il,
tandis quâelle est encore Ă©mue par ses idĂ©es de poison, peut-ĂȘtre demain
matin rejettera-t-elle bien loin lâidĂ©e de recevoir une lettre.»
Le fait est que ClĂ©lia nâavait pu se dispenser de descendre Ă la ville
avec son pĂšre: Fabrice en eut presque lâidĂ©e en entendant, vers minuit
et demi, rentrer la voiture du général; il connaissait le pas des
chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes aprĂšs
avoir entendu le gĂ©nĂ©ral traverser lâesplanade et les sentinelles lui
prĂ©senter les armes, il sentit sâagiter la corde quâil nâavait cessĂ© de
tenir autour du bras! On attachait un grand poids Ă cette corde, deux
petites secousses lui donnĂšrent le signal de la retirer. Il eut assez de
peine Ă faire passer au poids quâil ramenait une corniche extrĂȘmement
saillante qui se trouvait sous sa fenĂȘtre.
Cet objet quâil avait eu tant de peine Ă faire remonter, câĂ©tait une
carafe remplie dâeau et enveloppĂ©e dans un chĂąle. Ce fut avec dĂ©lices
que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une
solitude si complĂšte, couvrit ce chĂąle de ses baisers. Mais il faut
renoncer à peindre son émotion lorsque enfin, aprÚs tant de jours
dâespĂ©rance vaine, il dĂ©couvrit un petit morceau de papier qui Ă©tait
attaché au chùle par une épingle.
Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout
au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les
cĂŽtĂ©s avec de petites croix tracĂ©es Ă lâencre. Câest affreux Ă dire,
mais il faut que vous le sachiez, peut-ĂȘtre Barbone est-il chargĂ© de
vous empoisonner. Comment nâavez vous pas senti que le sujet que vous
traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me déplaire? Aussi je
ne vous Ă©crirais pas sans le danger extrĂȘme qui vous menace. Je viens de
voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais elle est
fort maigrie; ne mâĂ©crivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fĂącher?
Ce fut un grand effort de vertu chez ClĂ©lia que dâĂ©crire
lâavant-derniĂšre ligne de ce billet. Tout le monde prĂ©tendait, dans la
sociĂ©tĂ© de la cour, que Mme Sanseverina prenait beaucoup dâamitiĂ© pour
le comte Baldi, ce si bel homme, lâancien ami de la marquise Raversi. Ce
quâil y avait de sĂ»r, câest quâil sâĂ©tait brouillĂ© de la façon la plus
scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de
mĂšre et lâavait Ă©tabli dans le monde.
Clélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la hùte,
parce que dans la premiÚre rédaction il perçait quelque chose des
nouvelles amours que la malignité publique supposait à la duchesse.
--Quelle bassesse Ă moi! sâĂ©tait-elle Ă©criĂ©e: dire du mal Ă Fabrice de
la femme quâil aime!...
Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la
chambre de Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot
dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les cÎtés
de petites croix tracées à la plume: Fabrice les couvrit de baisers: il
Ă©tait amoureux. A cĂŽtĂ© du pain se trouvait un rouleau recouvert dâun
grand nombre de doubles de papier; il renfermait six mille francs en
sequins; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf: une main
quâil commençait Ă connaĂźtre avait tracĂ© ces mots Ă la marge:
Le poison! Prendre garde Ă lâeau, au vin, Ă tout; vivre de chocolat,
tĂącher de faire manger par le chien le dĂźner auquel on ne touchera pas;
il ne faut pas paraĂźtre mĂ©fiant, lâennemi chercherait un autre moyen.
Pas dâĂ©tourderie, au nom de Dieu! pas de lĂ©gĂšretĂ©!
Fabrice se hĂąta dâenlever ces caractĂšres chĂ©ris qui pouvaient
compromettre Clélia, et de déchirer un grand nombre de feuillets du
brĂ©viaire, Ă lâaide desquels il fit plusieurs alphabets; chaque lettre
était proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dans du vin. Ces
alphabets se trouvĂšrent secs lorsquâĂ onze heures trois quarts ClĂ©lia
parut Ă deux pas en arriĂšre de la fenĂȘtre de la voliĂšre. «La grande
affaire maintenant, se dit Fabrice, câest quâelle consente Ă en faire
usage.» Mais, par bonheur, il se trouva quâelle avait beaucoup de
choses Ă dire au jeune prisonnier sur la tentative dâempoisonnement:
un chien des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui
lui était destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre
lâusage des alphabets, en avait prĂ©parĂ© un magnifique avec de lâencre.
La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers
moments, ne dura pas moins dâune heure et demie, câest-Ă -dire tout le
temps que Clélia put rester à la voliÚre. Deux ou trois fois, Fabrice se
permettant des choses défendues, elle ne répondit pas, et alla pendant
un instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.
Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de lâeau, elle lui
ferait parvenir un des alphabets tracĂ©s par elle avec de lâencre, et
qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas dâĂ©crire une fort longue
lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres,
du moins dâune façon qui pĂ»t offenser. Ce moyen lui rĂ©ussit; sa lettre
fut acceptée.
Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit
pas de reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le
Barbone avait été attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient
la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur, probablement
il nâoserait plus reparaĂźtre dans les cuisines. ClĂ©lia lui avoua que,
pour lui, elle avait osé voler du contre-poison à son pÚre; elle le lui
envoyait: lâessentiel Ă©tait de repousser Ă lâinstant tout aliment auquel
on trouverait une saveur extraordinaire.
Clélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir
dĂ©couvrir dâoĂč provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans
tous les cas, câĂ©tait un signe excellent; la sĂ©vĂ©ritĂ© diminuait.
Cet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre
prisonnier; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui
ressemblĂąt Ă de lâamour, mais il avait le bonheur de vivre de la maniĂšre
la plus intime avec Clélia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y
avait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, Ă neuf
heures, Clélia acceptait une longue lettre, et quelquefois y répondait
par quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques livres;
enfin, Grillo avait Ă©tĂ© amadouĂ© au point dâapporter Ă Fabrice du pain et
du vin, qui lui étaient remis journellement par la femme de chambre de
ClĂ©lia. Le geĂŽlier Grillo en avait conclu que le gouverneur nâĂ©tait pas
dâaccord avec les gens qui avaient chargĂ© Barbone dâempoisonner le jeune
Monsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous ses camarades, car
un proverbe sâĂ©tait Ă©tabli dans la prison: il suffit de regarder en face
monsignore del Dongo pour quâil vous donne de lâargent.
Fabrice Ă©tait devenu fort pĂąle; le manque absolu dâexercice nuisait Ă
sa santĂ©; Ă cela prĂšs, jamais il nâavait Ă©tĂ© aussi heureux. Le ton de
la conversation était intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et
lui. Les seuls moments de la vie de Clélia qui ne fussent pas assiégés
de prĂ©visions funestes et de remords Ă©taient ceux quâelle passait Ă
sâentretenir avec lui. Un jour elle eut lâimprudence de lui dire:
--Jâadmire votre dĂ©licatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous
ne me parlez jamais du désir de recouvrer la liberté!
--Câest que je me garde bien dâavoir un dĂ©sir aussi absurde, lui
répondit Fabrice; une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je?
et la vie me serait désormais insupportable si je ne pouvais vous dire
tout ce que je pense... non, pas précisément tout ce que je pense, vous
y mettez bon ordre; mais enfin, malgré votre méchanceté, vivre sans vous
voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cette
prison! de la vie je ne fus aussi heureux!... Nâest-il pas plaisant de
voir que le bonheur mâattendait en prison?
--Il y a bien des choses Ă dire sur cet article, rĂ©pondit ClĂ©lia dâun
air qui devint tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.
--Comment! sâĂ©cria Fabrice fort alarmĂ©, serais-je exposĂ© Ă perdre cette
place si petite que jâai pu gagner dans votre cĆur, et qui fait ma seule
joie en ce monde?
--Oui, lui dit-elle, jâai tout lieu de croire que vous manquez de
probitĂ© envers moi, quoique passant dâailleurs dans le monde pour fort
galant homme; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourdâhui.
Cette ouverture singuliĂšre jeta beaucoup dâembarras dans leur
conversation, et souvent lâun et lâautre eurent les larmes aux yeux.
Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom; il était
bien las de celui quâil sâĂ©tait fait, et voulait devenir baron Riva. Le
comte Mosca, de son cĂŽtĂ©, travaillait, avec toute lâhabiletĂ© dont il
était capable, à fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie,
comme il cherchait à redoubler chez le prince la folle espérance de se
faire roi constitutionnel de la Lombardie. CâĂ©taient les seuls moyens
quâil eĂ»t pu inventer de retarder la mort de Fabrice.
Le prince disait Ă Rassi:
--Quinze jours de dĂ©sespoir et quinze jours dâespĂ©rance, câest par ce
régime patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractÚre de
cette femme altiĂšre; câest par ces alternatives de douceur et de duretĂ©
que lâon arrive Ă dompter les chevaux les plus fĂ©roces. Appliquez le
caustique ferme.
En effet, tous les quinze jours on voyait renaĂźtre dans Parme un nouveau
bruit annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la
malheureuse duchesse dans le dernier désespoir. FidÚle à la résolution
de ne pas entraĂźner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux
fois par mois; mais elle était punie de sa cruauté envers ce pauvre
homme par les alternatives continuelles de sombre dĂ©sespoir oĂč elle
passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle
que lui inspiraient les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme,
écrivait à la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait
connaissance de tous les renseignements quâil devait au zĂšle du futur
baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir résister aux
bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice de passer sa vie
avec un homme dâesprit et de cĆur tel que Mosca; la nullitĂ© du Baldi, la
laissant Ă ses pensĂ©es, lui donnait une façon dâexister affreuse, et le
comte ne pouvait parvenir Ă lui communiquer ses raisons dâespĂ©rer.
Au moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu
Ă faire consentir le prince Ă ce que lâon dĂ©posĂąt dans un chĂąteau
ami, au centre mĂȘme de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les
archives de toutes les intrigues fort compliquées au moyen desquelles
Ranuce-Ernest IV nourrissait lâespĂ©rance archifolle de se faire roi
constitutionnel de ce beau pays.
Plus de vingt de ces piÚces fort compromettantes étaient de la main du
prince ou signĂ©es par lui, et dans le cas oĂč la vie de Fabrice serait
sĂ©rieusement menacĂ©e, le comte avait le projet dâannoncer Ă Son Altesse
quâil allait livrer ces piĂšces Ă une grande puissance qui dâun mot
pouvait lâanĂ©antir.
Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que
le poison; la tentative de Barbone lâavait profondĂ©ment alarmĂ©, et Ă
un tel point quâil sâĂ©tait dĂ©terminĂ© Ă hasarder une dĂ©marche folle en
apparence. Un matin il passa Ă la porte de la citadelle, et fit appeler
le général Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de
la porte; lĂ , se promenant amicalement avec lui, il nâhĂ©sita pas Ă lui
dire, aprÚs une petite préface aigre-douce et convenable:
--Si Fabrice pĂ©rit dâune façon suspecte, cette mort pourra mâĂȘtre
attribuée, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule
abominable et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour
mâen laver, sâil pĂ©rit de maladie, je vous tuerai de ma main; comptez
lĂ -dessus.
Le général Fabio Conti fit une réponse magnifique et parla de sa
bravoure, mais le regard du comte resta présent à sa pensée.
Peu de jours aprĂšs, et comme sâil se fĂ»t concertĂ© avec le comte, le
fiscal Rassi se permit une imprudence bien singuliĂšre chez un tel
homme. Le mépris public attaché à son nom qui servait de proverbe à la
canaille, le rendait malade depuis quâil avait lâespoir fondĂ© de pouvoir
y échapper. Il adressa au général Fabio Conti une copie officielle de la
sentence qui condamnait Fabrice Ă douze annĂ©es de citadelle. DâaprĂšs la
loi, câest ce qui aurait dĂ» ĂȘtre fait dĂšs le lendemain mĂȘme de lâentrĂ©e
de Fabrice en prison; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce pays de
mesures secrĂštes, câest que la justice se permĂźt une telle dĂ©marche
sans lâordre exprĂšs du souverain. En effet, comment nourrir lâespoir de
redoubler tous les quinze jours lâeffroi de la duchesse, et de dompter
ce caractĂšre altier, selon le mot du prince, une fois quâune copie
officielle de la sentence était sortie de la chancellerie de justice?
La veille du jour oĂč le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti reçut le pli officiel du
fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait été roué de coups en
rentrant un peu tard Ă la citadelle; il en conclut quâil nâĂ©tait plus
question en certain lieu de se défaire de Fabrice; et, par un trait de
prudence qui sauva Rassi des suites immédiates de sa folie, il ne parla
point au prince, Ă la premiĂšre audience quâil en obtint, de la copie
officielle de la sentence du prisonnier Ă lui transmise. Le comte avait
découvert, heureusement pour la tranquillité de la pauvre duchesse, que
la tentative gauche de Barbone nâavait Ă©tĂ© quâune vellĂ©itĂ© de vengeance
particuliĂšre, et il avait fait donner Ă ce commis lâavis dont on a parlĂ©.
Fabrice fut bien agréablement surpris quand, aprÚs cent trente-cinq
jours de prison dans une cage assez étroite, le bon aumÎnier don Cesare
vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la
tour FarnĂšse: Fabrice nây eut pas Ă©tĂ© dix minutes que, surpris par le
grand air, il se trouva mal.
Don Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade
dâune demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades
fréquentes eurent bientÎt rendu à notre héros des forces dont il abusa.
Il y eut plusieurs sérénades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait
que parce quâelles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille
ClĂ©lia, dont le caractĂšre lui faisait peur: il sentait vaguement quâil
nây avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours
de sa part quelque coup de tĂȘte. Elle pouvait sâenfuir au couvent, et
il restait désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette
musique, dont les sons pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les
plus profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne contßnt des signaux.
Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mĂȘmes; aussi,
à peine la sérénade terminée, on les enfermait à clef dans les grandes
salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux
pour lâĂ©tat-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain
matin au grand jour. CâĂ©tait le gouverneur lui-mĂȘme qui, placĂ© sur le
pont de lâesclave, les faisait fouiller en sa prĂ©sence et leur rendait
la libertĂ©, non sans leur rĂ©pĂ©ter plusieurs fois quâil ferait pendre
Ă lâinstant celui dâentre eux qui aurait lâaudace de se charger de la
moindre commission pour quelque prisonnier. Et lâon savait que dans sa
peur de déplaire il était homme à tenir parole, de façon que le marquis
Crescenzi était obligé de payer triple ses musiciens fort choqués de
cette nuit Ă passer en prison.
Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand-peine de la pusillanimité
de lâun de ces hommes, ce fut quâil se chargerait dâune lettre pour
la remettre au gouverneur. La lettre était adressée à Fabrice; on y
dĂ©plorait la fatalitĂ© qui faisait que depuis plus de cinq mois quâil
Ă©tait en prison, ses amis du dehors nâavaient pu Ă©tablir avec lui la
moindre correspondance.
En entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du
gĂ©nĂ©ral Fabio Conti, et lui avoua quâun prĂȘtre, Ă lui inconnu, avait
tellement insistĂ© pour le charger dâune lettre adressĂ©e au sieur del
Dongo, quâil nâavait osĂ© refuser; mais, fidĂšle Ă son devoir, il se
hĂątait de la remettre entre les mains de Son Excellence.
LâExcellence fut trĂšs flattĂ©e: elle connaissait les ressources dont la
duchesse disposait, et avait grand-peur dâĂȘtre mystifiĂ©. Dans sa joie,
le général alla présenter cette lettre au prince, qui fut ravi.
--Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger!
Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais lâun de ces jours
nous allons faire préparer un échafaud, et sa folle imagination ne
manquera pas de croire quâil est destinĂ© au petit del Dongo.
CHAPITRE XX
Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couchĂ© sur sa fenĂȘtre,
avait passĂ© la tĂȘte par le guichet pratiquĂ© dans lâabat-jour, et
contemplait les Ă©toiles et lâimmense horizon dont on jouit du haut de
la tour FarnÚse. Ses yeux, errant dans la campagne du cÎté du bas PÎ et
de Ferrare, remarquĂšrent par hasard une lumiĂšre excessivement petite,
mais assez vive, qui semblait partir du haut dâune tour. «Cette lumiĂšre
ne doit pas ĂȘtre aperçue de la plaine, se dit Fabrice, lâĂ©paisseur de
la tour lâempĂȘche dâĂȘtre vue dâen bas; ce sera quelque signal pour un
point éloigné.» Tout à coup il remarqua que cette lueur paraissait
et disparaissait Ă des intervalles fort rapprochĂ©s. Câest quelque
jeune fille qui parle Ă son amant du village voisin. Il compta neuf
apparitions successives: «Ceci est un I», dit-il. En effet, lâI est
la neuviĂšme lettre de lâalphabet. Il y eut ensuite, aprĂšs un repos,
quatorze apparitions: «Ceci est un N»; puis, encore aprÚs un repos, une
seule apparition: «Câest un A; le mot est <i>Ina</i>.»
Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions
successives, toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter
les mots suivants:
Ina pensa a te.
Evidemment: Gina pense Ă toi!
Il rĂ©pondit Ă lâinstant par des apparitions successives de sa lampe au
vasistas par lui pratiqué:
Fabrice tâaime!
La correspondance continua jusquâau jour. Cette nuit Ă©tait la cent
soixante-treiziÚme de sa captivité, et on lui apprit que depuis quatre
mois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait
les voir et les comprendre; on commença dĂšs cette premiĂšre nuit Ă
établir des abréviations: trois apparitions se suivant trÚs rapidement
indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca; deux
apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire évasion. On
convint de suivre Ă lâavenir lâancien alphabet alla monaca, qui, afin
de nâĂȘtre pas devinĂ© par des indiscrets, change le numĂ©ro ordinaire des
lettres, et leur en donne dâarbitraires; A, par exemple, porte le numĂ©ro
10; le B, le numĂ©ro 3; câest-Ă -dire que trois Ă©clipses successives de
la lampe veulent dire B, dix Ă©clipses successives, lâA, etc.; un moment
dâobscuritĂ© fait la sĂ©paration des mots. On prit rendez-vous pour le
lendemain Ă une heure aprĂšs minuit, et le lendemain la duchesse vint
à cette tour qui était à un quart de lieue de la ville. Ses yeux se
remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice quâelle
avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-mĂȘme par des apparitions de
lampe: Je tâaime, bon courage, santĂ©, bon espoir! Exerce tes forces dans
ta chambre, tu auras besoin de la force de tes bras. «Je ne lâai pas vu,
se disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsquâil parut Ă
la porte de mon salon habillĂ© en chasseur. Qui mâeĂ»t dit alors le sort
qui nous attendait!»
La duchesse fit faire des signaux qui annonçaient à Fabrice que bientÎt
il serait délivré, grùce à la bonté du prince (ces signaux pouvaient
ĂȘtre compris); puis elle revint Ă lui dire des tendresses; elle ne
pouvait sâarracher dâauprĂšs de lui! Les seules reprĂ©sentations de
Ludovic, qui, parce quâil avait Ă©tĂ© utile Ă Fabrice, Ă©tait devenu son
factotum, purent lâengager, lorsque le jour allait dĂ©jĂ paraĂźtre, Ă
discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque
mĂ©chant. Cette annonce plusieurs fois rĂ©pĂ©tĂ©e dâune dĂ©livrance prochaine
jeta Fabrice dans une profonde tristesse: Clélia, la remarquant le
lendemain, commit lâimprudence de lui en demander la cause.
--Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mĂ©contentement Ă
la duchesse.
--Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? sâĂ©cria ClĂ©lia
transportée de la curiosité la plus vive.
--Elle veut que je sorte dâici, lui rĂ©pondit-il, et câest Ă quoi je ne
consentirai jamais.
ClĂ©lia ne put rĂ©pondre, elle le regarda et fondit en larmes. Sâil eĂ»t
pu lui adresser la parole de prĂšs, peut-ĂȘtre alors eĂ»t-il obtenu lâaveu
de sentiments dont lâincertitude le plongeait souvent dans un profond
dĂ©couragement; il sentait vivement que la vie, sans lâamour de ClĂ©lia,
ne pouvait ĂȘtre pour lui quâune suite de chagrins amers ou dâennuis
insupportables. Il lui semblait que ce nâĂ©tait plus la peine de vivre
pour retrouver ces mĂȘmes bonheurs qui lui semblaient intĂ©ressants avant
dâavoir connu lâamour, et quoique le suicide ne soit pas encore Ă la
mode en Italie, il y avait songé comme à une ressource, si le destin le
séparait de Clélia.
Le lendemain il reçut dâelle une fort longue lettre.
Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité: bien souvent, depuis
que vous ĂȘtes ici, lâon a cru Ă Parme que votre dernier jour Ă©tait
arrivĂ©. Il est vrai que vous nâĂȘtes condamnĂ© quâĂ douze annĂ©es de
forteresse; mais il est, par malheur, impossible de douter quâune haine
toute-puissante ne sâattache Ă vous poursuivre, et vingt fois jâai
tremblé que le poison ne vßnt mettre fin à vos jours: saisissez donc
tous les moyens possibles de sortir dâici. Vous voyez que pour vous je
manque aux devoirs les plus saints; jugez de lâimminence du danger par
les choses que je me hasarde à vous dire et qui sont si déplacées dans
ma bouche. Sâil le faut absolument, sâil nâest aucun autre moyen de
salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut
mettre votre vie dans le plus grand pĂ©ril; songez quâil est un parti Ă
la cour que la perspective dâun crime nâarrĂȘta jamais dans ses desseins.
Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse déjoués par
lâhabiletĂ© supĂ©rieure du comte Mosca? Or, on a trouvĂ© un moyen certain
de lâexiler de Parme, câest le dĂ©sespoir de la duchesse; et nâest-on pas
trop certain dâamener ce dĂ©sespoir par la mort dâun jeune prisonnier?
Ce mot seul, qui est sans réponse, doit vous faire juger de votre
situation. Vous dites que vous avez de lâamitiĂ© pour moi: songez dâabord
que des obstacles insurmontables sâopposent Ă ce que ce sentiment prenne
jamais une certaine fixité entre nous. Nous nous serons rencontrés dans
notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une
pĂ©riode malheureuse; le destin mâaura placĂ©e en ce lieu de sĂ©vĂ©ritĂ© pour
adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches éternels si des
illusions, que rien nâautorise et nâautorisera jamais, vous portaient
Ă ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre
vie Ă un si affreux pĂ©ril. Jâai perdu la paix de lâĂąme par la cruelle
imprudence que jâai commise en Ă©changeant avec vous quelques signes de
bonne amitiĂ©. Si nos jeux dâenfant, avec des alphabets, vous conduisent
Ă des illusions si peu fondĂ©es et qui peuvent vous ĂȘtre si fatales, ce
serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de
Barbone. Je vous aurais jetĂ© moi-mĂȘme dans un pĂ©ril bien plus affreux,
bien plus certain, en croyant vous soustraire Ă un danger du moment; et
mes imprudences sont Ă jamais impardonnables si elles ont fait naĂźtre
des sentiments qui puissent vous porter à résister aux conseils de la
duchesse. Voyez ce que vous mâobligez Ă vous rĂ©pĂ©ter; sauvez-vous, je
vous lâordonne...
Cette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je
vous lâordonne, que nous venons de transcrire, donnĂšrent des moments
dâespoir dĂ©licieux Ă lâamour de Fabrice. Il lui semblait que le
fond des sentiments était assez tendre, si les expressions étaient
remarquablement prudentes. Dans dâautres instants, il payait la peine
de sa complĂšte ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la
simple amitiĂ©, ou mĂȘme de lâhumanitĂ© fort ordinaire, dans cette lettre
de Clélia.
Au reste, tout ce quâelle lui apprenait ne lui fit pas changer un
instant de dessein: en supposant que les pĂ©rils quâelle lui peignait
fussent bien rĂ©els, Ă©tait-ce trop que dâacheter, par quelques dangers
du moment, le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie mĂšnerait-il
quand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à Florence? car, en se
sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas mĂȘme espĂ©rer la permission
de vivre Ă Parme. Et mĂȘme, quand le prince changerait au point de le
mettre en liberté (ce qui était si peu probable, puisque lui, Fabrice,
était devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le
comte Mosca), quelle vie mÚnerait-il à Parme, séparé de Clélia par
toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par
mois, peut-ĂȘtre, le hasard les placerait dans les mĂȘmes salons; mais,
mĂȘme alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle?
Comment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il
jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon,
comparĂ©e Ă celle quâils faisaient avec des alphabets? «Et, quand je
devrais acheter cette vie de délices et cette chance unique de bonheur
par quelques petits dangers, oĂč serait le mal? Et ne serait-ce pas
encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner
une preuve de mon amour?»
Fabrice ne vit dans la lettre de ClĂ©lia que lâoccasion de lui demander
une entrevue: câĂ©tait lâunique et constant objet de tous ses dĂ©sirs; il
ne lui avait parlĂ© quâune fois, et encore un instant, au moment de son
entrée en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours.
Il se prĂ©sentait un moyen facile de rencontrer ClĂ©lia: lâexcellent
abbé don Cesare accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la
terrasse de la tour FarnĂšse tous les jeudis, pendant le jour; mais les
autres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait ĂȘtre remarquĂ©e
par tous les habitants de Parme et des environs et compromettre
gravement le gouverneur, nâavait lieu quâĂ la tombĂ©e de la nuit. Pour
monter sur la terrasse de la tour FarnĂšse il nây avait dâautre escalier
que celui du petit clocher dépendant de la chapelle si lugubrement
décorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient
peut-ĂȘtre. Grillo conduisait Fabrice Ă cette chapelle, il lui ouvrait le
petit escalier du clocher: son devoir eĂ»t Ă©tĂ© de lây suivre, mais, comme
les soirĂ©es commençaient Ă ĂȘtre fraĂźches, le geĂŽlier le laissait monter
seul, lâenfermait Ă clef dans ce clocher qui communiquait Ă la terrasse,
et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, Clélia ne
pourrait-elle pas se trouver, escortée par sa femme de chambre, dans la
chapelle de marbre noir?
Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia
était calculée pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait
confidence avec une sincĂ©ritĂ© parfaite, et comme sâil se fĂ»t agi dâune
autre personne, de toutes les raisons qui le décidaient à ne pas quitter
la citadelle.
«Je mâexposerais chaque jour Ă la perspective de mille morts pour avoir
le bonheur de vous parler Ă lâaide de nos alphabets, qui maintenant ne
nous arrĂȘtent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie
de mâexiler Ă Parme, ou peut-ĂȘtre Ă Bologne, ou mĂȘme Ă Florence! Vous
voulez que je marche pour mâĂ©loigner de vous! Sachez quâun tel effort
mâest impossible; câest en vain que je vous donnerais ma parole, je ne
pourrais la tenir.»
Le résultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Clélia,
qui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint Ă
la voliĂšre que dans les instants oĂč elle savait que Fabrice ne pouvait
pas faire usage de la petite ouverture pratiquĂ©e Ă lâabat-jour. Fabrice
fut au désespoir; il conclut de cette absence que, malgré certains
regards qui lui avaient fait concevoir de folles espérances, jamais
il nâavait inspirĂ© Ă ClĂ©lia dâautres sentiments que ceux dâune simple
amitiĂ©. «En ce cas, se disait-il, que mâimporte la vie? que le prince
me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas
quitter la forteresse.» Et câĂ©tait avec un profond sentiment de dĂ©goĂ»t
que, toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe. La
duchesse le crut tout Ă fait fou quand elle lut, sur le bulletin des
signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots étranges: je
ne veux pas me sauver; je veux mourir ici!
Pendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus
malheureuse que lui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une
Ăąme gĂ©nĂ©reuse: «Mon devoir est de mâenfuir dans un couvent, loin de la
citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui
ferai dire par Grillo et par tous les geÎliers, alors il se déterminera
Ă une tentative dâĂ©vasion.» Mais aller au couvent, câĂ©tait renoncer
Ă jamais revoir Fabrice; et renoncer Ă le voir quand il donnait une
preuve si évidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier
Ă la duchesse nâexistaient plus maintenant! Quelle preuve dâamour plus
touchante un jeune homme pouvait-il donner? AprĂšs sept longs mois de
prison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre
sa libertĂ©. Un ĂȘtre lĂ©ger, tel que les discours des courtisans avaient
dépeint Fabrice aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maßtresses pour
sortir un jour plus tĂŽt de la citadelle; et que nâeĂ»t-il pas fait pour
sortir dâune prison oĂč chaque jour le poison pouvait mettre fin Ă sa vie!
Clélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas
chercher un refuge dans un couvent, ce qui en mĂȘme temps lui eĂ»t donnĂ©
un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois
cette faute commise, comment résister à ce jeune homme si aimable,
si naturel, si tendre, qui exposait sa vie à des périls affreux pour
obtenir le simple bonheur de lâapercevoir dâune fenĂȘtre Ă lâautre?
AprĂšs cinq jours de combats affreux, entremĂȘlĂ©s de moments de mĂ©pris
pour elle-mĂȘme, ClĂ©lia se dĂ©termina Ă rĂ©pondre Ă la lettre par laquelle
Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre
noir. A la vérité elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce
moment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant son
imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison;
elle venait six ou huit fois par jour à la voliÚre, elle éprouvait le
besoin passionnĂ© de sâassurer par ses yeux que Fabrice vivait.
«Sâil est encore Ă la forteresse, se disait-elle, sâil est exposĂ© Ă
toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-ĂȘtre contre lui
dans le but de chasser le comte Mosca, câest uniquement parce que jâai
eu la lĂąchetĂ© de ne pas mâenfuir au couvent! Quel prĂ©texte pour rester
ici une fois quâil eĂ»t Ă©tĂ© certain que je mâen Ă©tais Ă©loignĂ©e Ă jamais?»
Cette fille si timide Ă la fois et si hautaine en vint Ă courir la
chance dâun refus de la part du geĂŽlier Grillo; bien plus, elle sâexposa
Ă tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la
singularitĂ© de sa conduite. Elle descendit Ă ce degrĂ© dâhumiliation de
le faire appeler, et de lui dire dâune voix tremblante et qui trahissait
tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa
liberté, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux
dĂ©marches les plus actives, que souvent il Ă©tait nĂ©cessaire dâavoir Ă
lâinstant mĂȘme la rĂ©ponse du prisonnier Ă de certaines propositions
qui Ă©taient faites, et quâelle lâengageait, lui Grillo, Ă permettre Ă
Fabrice de pratiquer une ouverture dans lâabat-jour qui masquait sa
fenĂȘtre, afin quâelle pĂ»t lui communiquer par signes les avis quâelle
recevait plusieurs fois la journée de Mme Sanseverina.
Grillo sourit et lui donna lâassurance de son respect et de son
obĂ©issance. ClĂ©lia lui sut un grĂ© infini de ce quâil nâajoutait aucune
parole; il Ă©tait Ă©vident quâil savait fort bien tout ce qui se passait
depuis plusieurs mois.
A peine ce geÎlier fut-il hors de chez elle que Clélia fit le signal
dont elle était convenue pour appeler Fabrice dans les grandes
occasions; elle lui avoua tout ce quâelle venait de faire.
--Vous voulez pĂ©rir par le poison, ajouta-t-elle: jâespĂšre avoir le
courage un de ces jours de quitter mon pĂšre, et de mâenfuir dans quelque
couvent lointain; voilĂ lâobligation que je vous aurai; alors jâespĂšre
que vous ne rĂ©sisterez plus aux plans qui peuvent vous ĂȘtre proposĂ©s
pour vous tirer dâici; tant que vous y ĂȘtes, jâai des moments affreux
et dĂ©raisonnables; de la vie je nâai contribuĂ© au malheur de personne,
et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée
que jâaurais au sujet dâun parfait inconnu me mettrait au dĂ©sespoir,
jugez de ce que jâĂ©prouve quand je viens Ă me figurer quâun ami, dont la
dĂ©raison me donne de graves sujets de plaintes, mais quâenfin je vois
tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment mĂȘme
aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de
vous-mĂȘme que vous vivez.
«Câest pour me soustraire Ă cette affreuse douleur que je viens de
mâabaisser jusquâĂ demander une grĂące Ă un subalterne qui pouvait me la
refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-ĂȘtre
heureuse quâil vĂźnt me dĂ©noncer Ă mon pĂšre, Ă lâinstant je partirais
pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos
cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous
obĂ©irez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? câest
moi qui vous sollicite de trahir mon pĂšre! Appelez Grillo, et faites-lui
un cadeau.
Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la
volontĂ© de ClĂ©lia le plongeait dans une telle crainte, que mĂȘme cette
Ă©trange communication ne fut point pour lui la certitude dâĂȘtre aimĂ©. Il
appela Grillo auquel il paya généreusement les complaisances passées, et
quant Ă lâavenir, il lui dit que pour chaque jour quâil lui permettrait
de faire usage de lâouverture pratiquĂ©e dans lâabat-jour, il recevrait
un sequin. Grillo fut enchanté de ces conditions.
--Je vais vous parler le cĆur sur la main, monseigneur: voulez-vous
vous soumettre Ă manger votre dĂźner froid tous les jours? il est un
moyen bien simple dâĂ©viter le poison. Mais je vous demande la plus
profonde discrétion, un geÎlier doit tout voir et ne rien deviner, etc.
Au lieu dâun chien jâen aurai plusieurs, et vous-mĂȘme vous leur ferez
goûter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au
vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez quâaux bouteilles
dont jâaurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre Ă jamais, il
suffit quâelle fasse confidence de ces dĂ©tails mĂȘme Ă Mlle ClĂ©lia; les
femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous,
aprĂšs-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention Ă son
pĂšre, dont la plus douce joie serait dâavoir de quoi faire pendre un
geĂŽlier. AprĂšs Barbone, câest peut-ĂȘtre lâĂȘtre le plus mĂ©chant de la
forteresse, et câest lĂ ce qui fait le vrai danger de votre position; il
sait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette
idĂ©e dâavoir trois ou quatre petits chiens.
Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les
questions de Fabrice; il sâĂ©tait bien promis toutefois dâĂȘtre prudent,
et de ne point trahir Mlle Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le
point dâĂ©pouser le marquis Crescenzi, lâhomme le plus riche des Etats de
Parme, nâen faisait pas moins lâamour, autant que les murs de la prison
le permettaient, avec lâaimable monsignore del Dongo. Il rĂ©pondait
aux derniĂšres questions de celui-ci sur la sĂ©rĂ©nade, lorsquâil eut
lâĂ©tourderie dâajouter:
--On pense quâil lâĂ©pousera bientĂŽt.
On peut juger de lâeffet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne
rĂ©pondit aux signaux de la lampe que pour annoncer quâil Ă©tait malade.
Le lendemain matin, dÚs les dix heures, Clélia ayant paru à la voliÚre,
il lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse bien nouveau entre
eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement quâelle aimait
le marquis Crescenzi, et quâelle Ă©tait sur le point de lâĂ©pouser.
--Câest que rien de tout cela nâest vrai, rĂ©pondit ClĂ©lia avec
impatience.
Il est véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net: Fabrice
le lui fit remarquer et profita de lâoccasion pour renouveler la demande
dâune entrevue. ClĂ©lia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, lâaccorda
presque aussitĂŽt, tout en lui faisant observer quâelle se dĂ©shonorait
Ă jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle
parut, accompagnée de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre
noir; elle sâarrĂȘta au milieu, Ă cĂŽtĂ© de la lampe de veille; la femme
de chambre et Grillo retournĂšrent Ă trente pas auprĂšs de la porte.
Clélia, toute tremblante, avait préparé un beau discours: son but était
de ne point faire dâaveu compromettant, mais la logique de la passion
est pressante; le profond intĂ©rĂȘt quâelle met Ă savoir la vĂ©ritĂ© ne lui
permet point de garder de vains mĂ©nagements, en mĂȘme temps que lâextrĂȘme
dĂ©vouement quâelle sent pour ce quâelle aime lui ĂŽte la crainte
dâoffenser. Fabrice fut dâabord Ă©bloui de la beautĂ© de ClĂ©lia, depuis
prĂšs de huit mois il nâavait vu dâaussi prĂšs que des geĂŽliers. Mais
le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta
quand il vit clairement que ClĂ©lia ne rĂ©pondait quâavec des mĂ©nagements
prudents; ClĂ©lia elle-mĂȘme comprit quâelle augmentait les soupçons au
lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.
--Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colĂšre et
les larmes aux yeux, de mâavoir fait passer par-dessus tout ce que
je me dois Ă moi-mĂȘme? Jusquâau 3 aoĂ»t de lâannĂ©e passĂ©e, je nâavais
Ă©prouvĂ© que de lâĂ©loignement pour les hommes qui avaient cherchĂ© Ă me
plaire. Jâavais un mĂ©pris sans bornes et probablement exagĂ©rĂ© pour
le caractÚre des courtisans, tout ce qui était heureux à cette cour
me déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités singuliÚres à un
prisonnier qui le 3 aoĂ»t fut amenĂ© dans cette citadelle. JâĂ©prouvai,
dâabord sans mâen rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les
grĂąces dâune femme charmante, et de moi bien connue, Ă©taient des coups
de poignard pour mon cĆur, parce que je croyais, et je crois encore un
peu, que ce prisonnier lui était attaché. BientÎt les persécutions du
marquis Crescenzi, qui avait demandé ma main, redoublÚrent; il est fort
riche et nous nâavons aucune fortune; je les repoussais avec une grande
libertĂ© dâesprit, lorsque mon pĂšre prononça le mot fatal de <i>couvent</i>;
je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller
sur la vie du prisonnier dont le sort mâintĂ©ressait. Le chef-dâĆuvre
de mes prĂ©cautions avait Ă©tĂ© que jusquâĂ ce moment il ne se doutĂąt en
aucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je mâĂ©tais bien
promis de ne jamais trahir ni mon pĂšre ni mon secret; mais cette femme
dâune activitĂ© admirable, dâun esprit supĂ©rieur, dâune volontĂ© terrible,
qui protĂšge ce prisonnier, lui offrit, Ă ce que je suppose, des moyens
dâĂ©vasion, il les repoussa et voulut me persuader quâil se refusait Ă
quitter la citadelle pour ne pas sâĂ©loigner de moi. Alors je fis une
grande faute, je combattis pendant cinq jours, jâaurais dĂ» Ă lâinstant
me réfugier au couvent et quitter la forteresse: cette démarche
mâoffrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je
nâeus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille
perdue; je me suis attachée à un homme léger: je sais quelle a été sa
conduite Ă Naples; et quelle raison aurais-je de croire quâil aura
changé de caractÚre? Enfermé dans une prison sévÚre, il a fait la cour
Ă la seule femme quâil pĂ»t voir, elle a Ă©tĂ© une distraction pour son
ennui. Comme il ne pouvait lui parler quâavec de certaines difficultĂ©s,
cet amusement a pris la fausse apparence dâune passion. Ce prisonnier
sâĂ©tant fait un nom dans le monde par son courage, il sâimagine prouver
que son amour est mieux quâun simple goĂ»t passager, en sâexposant Ă
dâassez grands pĂ©rils pour continuer Ă voir la personne quâil croit
aimer. Mais dĂšs quâil sera dans une grande ville, entourĂ© de nouveau des
sĂ©ductions de la sociĂ©tĂ©, il sera de nouveau ce quâil a toujours Ă©tĂ©, un
homme du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre
compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliĂ©e de cet ĂȘtre
léger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.
Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits,
fut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était
Ă©perdument amoureux, aussi il Ă©tait parfaitement convaincu quâil nâavait
jamais aimĂ© avant dâavoir vu ClĂ©lia, et que la destinĂ©e de sa vie Ă©tait
de ne vivre que pour elle.
Le lecteur se figure sans doute les belles choses quâil disait, lorsque
la femme de chambre avertit sa maĂźtresse que onze heures et demie
venaient de sonner, et que le général pouvait rentrer à tout moment; la
séparation fut cruelle.
--Je vous vois peut-ĂȘtre pour la derniĂšre fois, dit ClĂ©lia au
prisonnier: une mesure qui est dans lâintĂ©rĂȘt Ă©vident de la cabale
Raversi peut vous fournir une cruelle façon de prouver que vous nâĂȘtes
pas inconstant.
Clélia quitta Fabrice étouffée par ses sanglots, et mourant de honte de
ne pouvoir les dérober entiÚrement à sa femme de chambre ni surtout au
geĂŽlier Grillo. Une seconde conversation nâĂ©tait possible que lorsque
le général annoncerait devoir passer la soirée dans le monde; et comme
depuis la prison de Fabrice, et lâintĂ©rĂȘt quâelle inspirait Ă la
curiosité du courtisan, il avait trouvé prudent de se donner un accÚs de
goutte presque continuel, ses courses Ă la ville, soumises aux exigences
dâune politique savante, ne se dĂ©cidaient quâau moment de monter en
voiture.
Depuis cette soirée dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut
une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai,
semblaient encore sâopposer Ă son bonheur; mais enfin il avait cette
joie suprĂȘme et peu espĂ©rĂ©e dâĂȘtre aimĂ© par lâĂȘtre divin qui occupait
toutes ses pensées.
La troisiÚme journée aprÚs cette entrevue, les signaux de la lampe
finirent de fort bonne heure, Ă peu prĂšs sur le minuit; Ă lâinstant oĂč
ils se terminaient, Fabrice eut presque la tĂȘte cassĂ©e par une grosse
balle de plomb qui, lancĂ©e dans la partie supĂ©rieure de lâabat-jour de
sa fenĂȘtre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre.
Cette fort grosse balle nâĂ©tait point aussi pesante Ă beaucoup prĂšs que
lâannonçait son volume; Fabrice rĂ©ussit facilement Ă lâouvrir et trouva
une lettre de la duchesse. Par lâentremise de lâarchevĂȘque quâelle
flattait avec soin, elle avait gagné un soldat de la garnison de la
citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placés
en sentinelle aux angles et Ă la porte du palais du gouverneur ou
sâarrangeait avec eux.
Il faut te sauver avec des cordes: je frémis en te donnant cet avis
Ă©trange, jâhĂ©site depuis plus de deux mois entiers Ă te dire cette
parole; mais lâavenir officiel se rembrunit chaque jour, et lâon peut
sâattendre Ă ce quâil y a de pis. A propos, recommence Ă lâinstant les
signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette lettre
dangereuse; marque P, B et G Ă la monaca, câest-Ă -dire quatre, douze et
deux; je ne respirerai pas jusquâĂ ce que jâaie vu ce signal; je suis Ă
la tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La réponse reçue, ne fais
plus aucun signal, et occupe-toi uniquement Ă comprendre ma lettre.
Fabrice se hĂąta dâobĂ©ir, et fit les signaux convenus qui furent suivis
des réponses annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.
On peut sâattendre Ă ce quâil y a de pis; câest ce que mâont dĂ©clarĂ©
les trois hommes dans lesquels jâai le plus de confiance, aprĂšs que je
leur ai fait jurer sur lâEvangile de me dire la vĂ©ritĂ©, quelque cruelle
quâelle pĂ»t ĂȘtre pour moi. Le premier de ces hommes menaça le chirurgien
dénonciateur à Ferrare de tomber sur lui avec un couteau ouvert à la
main; le second te dit Ă ton retour de Belgirate, quâil aurait Ă©tĂ© plus
strictement prudent de donner un coup de pistolet au valet de chambre
qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau
cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisiĂšme, câest un voleur de
grand chemin de mes amis, homme dâexĂ©cution sâil en fut, et qui a autant
de courage que toi; câest pourquoi surtout je lui ai demandĂ© de me
dĂ©clarer ce que tu devais faire. Tous les trois mâont dit, sans savoir
chacun que jâeusse consultĂ© les deux autres, quâil vaut mieux sâexposer
à se casser le cou que de passer encore onze années et quatre mois dans
la crainte continuelle dâun poison fort probable.
Il faut pendant un mois tâexercer dans ta chambre Ă monter et descendre
au moyen dâune corde nouĂ©e. Ensuite, un jour de fĂȘte oĂč la garnison de
la citadelle aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande
entreprise. Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur
dâune plume de cygne, la premiĂšre de quatre-vingts pieds pour descendre
les trente-cinq pieds quâil y a de ta fenĂȘtre au bois dâorangers, la
seconde de trois cents pieds, et câest lĂ la difficultĂ© Ă cause du
poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds quâa de hauteur
le mur de la grosse tour; une troisiĂšme de trente pieds te servira Ă
descendre le rempart. Je passe ma vie Ă Ă©tudier le grand mur Ă lâorient,
câest-Ă -dire du cĂŽtĂ© de Ferrare: une fente causĂ©e par un tremblement de
terre a Ă©tĂ© remplie au moyen dâun contrefort qui forme plan inclinĂ©. Mon
voleur de grand chemin mâassure quâil se ferait fort de descendre de
ce cÎté-là sans trop de difficulté et sous peine seulement de quelques
écorchures, en se laissant glisser sur le plan incliné formé par ce
contrefort. Lâespace vertical nâest que de vingt-huit pieds tout Ă fait
au bas; ce cÎté est le moins bien gardé.
Cependant, Ă tout prendre, mon voleur, qui trois fois sâest sauvĂ© de
prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiquâil exĂšcre
les gens de ta caste; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et
leste comme toi, pense quâil aimerait mieux descendre par le cĂŽtĂ© du
couchant, exactement vis-à -vis le petit palais occupé jadis par la
Fausta, de vous bien connu. Ce qui le dĂ©ciderait pour ce cĂŽtĂ©, câest
que la muraille, quoique trÚs peu inclinée, est presque constamment
garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit
doigt, qui peuvent fort bien Ă©corcher si lâon nây prend garde, mais qui,
aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais
ce cÎté du couchant avec une excellente lunette; la place à choisir,
câest prĂ©cisĂ©ment au-dessous dâune pierre neuve que lâon a placĂ©e Ă la
balustrade dâen haut, il y a deux ou trois ans. Verticalement au-dessous
de cette pierre, tu trouveras dâabord un espace nu dâune vingtaine de
pieds; il faut aller lĂ trĂšs lentement (tu sens si mon cĆur frĂ©mit en te
donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste Ă savoir
choisir le moindre mal, si affreux quâil soit encore); aprĂšs lâespace
nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles
fort grandes, oĂč lâon voit voler des oiseaux, puis un espace de trente
pieds qui nâa que des herbes, des violiers et des pariĂ©taires. Ensuite,
en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt-cinq
ou trente pieds récemment éparvérés.
Ce qui me dĂ©ciderait pour ce cĂŽtĂ©, câest que lĂ se trouve verticalement,
au-dessous de la pierre neuve de la balustrade dâen haut, une cabane
en bois bĂątie par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du
génie employé à la forteresse veut le forcer à démolir; elle a dix-sept
pieds de haut, elle est couverte en chaume, et le toit touche au grand
mur de la citadelle. Câest ce toit qui me tente; dans le cas affreux
dâun accident, il amortirait la chute. Une fois arrivĂ© lĂ , tu es dans
lâenceinte des remparts assez nĂ©gligemment gardĂ©s; si lâon tâarrĂȘtait
là , tire des coups de pistolet et défends-toi quelques minutes. Ton ami
de Ferrare et un autre homme de cĆur, celui que jâappelle le voleur de
grand chemin, auront des Ă©chelles, et nâhĂ©siteront pas Ă escalader ce
rempart assez bas, et Ă voler Ă ton secours.
Le rempart nâa que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je
serai au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armés.
Jâai lâespoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la mĂȘme voie
que celle-ci. Je rĂ©pĂ©terai sans cesse les mĂȘmes choses en dâautres
termes, afin que nous soyons bien dâaccord. Tu devines de quel cĆur je
te dis que lâhomme du coup de pistolet au valet de chambre, qui, aprĂšs
tout, est le meilleur des ĂȘtres et se meurt de repentir, pense que tu
en seras quitte pour un bras cassé. Le voleur de grand chemin, qui a
plus dâexpĂ©rience de ces sortes dâexpĂ©ditions, pense que, si tu veux
descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta liberté ne te
coĂ»tera que des Ă©corchures. La grande difficultĂ©, câest dâavoir des
cordes; câest Ă quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que
cette grande idée occupe tous mes instants.
Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies
dite de ta vie: «Je ne veux pas me sauver!» Lâhomme du coup de pistolet
au valet de chambre sâĂ©cria que lâennui tâavait rendu fou. Je ne te
cacherai point que nous redoutons un fort imminent danger qui peut-ĂȘtre
fera hĂąter le jour de ta fuite. Pour tâannoncer ce danger, la lampe
dira plusieurs fois de suite: Le feu a pris au chùteau! Tu répondras: Mes
livres sont-ils brûlés?
Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de détails; elle était
écrite en caractÚres microscopiques sur du papier trÚs fin.
«Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice; je dois
une reconnaissance éternelle au comte et à la duchesse; ils croiront
peut-ĂȘtre que jâai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que
jamais lâon se sauva dâun lieu oĂč lâon est au comble du bonheur, pour
aller se jeter dans un exil affreux oĂč tout manquera, jusquâĂ lâair pour
respirer? Que ferais-je au bout dâun mois que je serais Ă Florence? je
prendrais un déguisement pour venir rÎder auprÚs de la porte de cette
forteresse, et tĂącher dâĂ©pier un regard!»
Le lendemain, Fabrice eut peur; il Ă©tait Ă sa fenĂȘtre vers les onze
heures, regardant le magnifique paysage et attendant lâinstant heureux
oĂč il pourrait voir ClĂ©lia, lorsque Grillo entra hors dâhaleine dans sa
chambre:
--Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant
dâĂȘtre malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger:
réfléchissez bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.
En disant ces paroles Grillo se hĂątait de fermer la petite trappe de
lâabat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou
trois manteaux.
--Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter
les questions pour réfléchir.
Les trois juges entrÚrent. «Trois échappés des galÚres, se dit Fabrice
en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges»; ils avaient
de longues robes noires. Ils saluĂšrent gravement, et occupĂšrent, sans
mot dire, les trois chaises qui étaient dans la chambre.
--Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus ùgé, nous sommes peinés de la
triste mission que nous venons remplir auprĂšs de vous. Nous sommes ici
pour vous annoncer le décÚs de Son Excellence M. le marquis del Dongo,
votre pÚre, second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien,
chevalier grand-croix des ordres de, etc.
Fabrice fondit en larmes; le juge continua.
--Madame la marquise del Dongo, votre mĂšre, vous fait part de cette
nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des
rĂ©flexions inconvenantes, par un arrĂȘt dâhier, la cour de justice a
décidé que sa lettre vous serait communiquée seulement par extrait, et
câest cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire.
Cette lecture terminĂ©e, le juge sâapprocha de Fabrice toujours couchĂ©,
et lui fit suivre sur la lettre de sa mĂšre les passages dont on venait
de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement
injuste, punition cruelle pour un crime qui nâen est pas un, et comprit
ce qui avait motivé la visite des juges. Du reste dans son mépris pour
des magistrats sans probité, il ne leur dit exactement que ces paroles:
--Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous
mâexcuserez si je ne puis me lever.
Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit:
«Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne lâaimais point.»
Ce jour-lĂ et les suivants, ClĂ©lia fut fort triste; elle lâappela
plusieurs fois, mais eut Ă peine le courage de lui dire quelques
paroles. Le matin du cinquiĂšme jour qui suivit la premiĂšre entrevue,
elle lui dit que dans la soirée elle viendrait à la chapelle de marbre.
--Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant.
Elle Ă©tait tellement tremblante quâelle avait besoin de sâappuyer sur sa
femme de chambre. AprĂšs lâavoir renvoyĂ©e Ă lâentrĂ©e de la chapelle:
--Vous allez me donner votre parole dâhonneur, ajouta-t-elle dâune
voix Ă peine intelligible, vous allez me donner votre parole dâhonneur
dâobĂ©ir Ă la duchesse, et de tenter de fuir le jour quâelle vous
lâordonnera et de la façon quâelle vous lâindiquera, ou demain matin je
me réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous
adresserai la parole.
Fabrice resta muet.
--Promettez, dit ClĂ©lia les larmes aux yeux et comme hors dâelle-mĂȘme,
ou bien nous nous parlons ici pour la derniĂšre fois. La vie que vous
mâavez faite est affreuse: vous ĂȘtes ici Ă cause de moi et chaque jour
peut ĂȘtre le dernier de votre existence.
En ce moment ClĂ©lia Ă©tait si faible quâelle fut obligĂ©e de chercher un
appui sur un énorme fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle, pour
lâusage du prince prisonnier; elle Ă©tait sur le point de se trouver mal.
--Que faut-il promettre? dit Fabrice dâun air accablĂ©.
--Vous le savez.
--Je jure donc de me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et de
me condamner Ă vivre loin de tout ce que jâaime au monde.
--Promettez des choses précises.
--Je jure dâobĂ©ir Ă la duchesse, et de prendre la fuite le jour quâelle
le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de
vous?
--Jurez de vous sauver, quoi quâil puisse arriver.
--Comment! ĂȘtes-vous dĂ©cidĂ©e Ă Ă©pouser le marquis Crescenzi dĂšs que je
nây serai plus?
--O Dieu! quelle Ăąme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je nâaurai plus
un seul instant la paix de lâĂąme.
--Eh bien! je jure de me sauver dâici le jour que Mme Sanseverina
lâordonnera, et quoi quâil puisse arriver dâici lĂ .
Ce serment obtenu, ClĂ©lia Ă©tait si faible quâelle fut obligĂ©e de se
retirer aprÚs avoir remercié Fabrice.
--Tout Ă©tait prĂȘt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous
vous étiez obstiné à rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la
derniĂšre fois de ma vie, jâen avais fait le vĆu Ă la Madone. Maintenant,
dĂšs que je pourrai sortir de ma chambre, jâirai examiner le mur terrible
au-dessous de la pierre neuve de la balustrade.
Le lendemain, il la trouva pĂąle au point de lui faire une vive peine.
Elle lui dit de la fenĂȘtre de la voliĂšre:
--Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du péché dans
notre amitiĂ©, je ne doute pas quâil ne nous arrive malheur. Vous serez
découvert en cherchant à prendre la fuite, et perdu à jamais, si ce
nâest pis; toutefois il faut satisfaire Ă la prudence humaine, elle nous
ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la
grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur.
Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la
duchesse, je nâai pu me procurer que des cordes formant Ă peine ensemble
une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes
les cordes que lâon voit dans la forteresse sont brĂ»lĂ©es, et tous les
soirs on enlĂšve les cordes des puits, si faibles dâailleurs que souvent
elles cassent en remontant leur lĂ©ger fardeau. Mais priez Dieu quâil
me pardonne, je trahis mon pĂšre, et je travaille, fille dĂ©naturĂ©e, Ă
lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est
sauvĂ©e, faites le vĆu dâen consacrer tous les instants Ă sa gloire.
«Voici une idĂ©e qui mâest venue: dans huit jours je sortirai de la
citadelle pour assister aux noces dâune des sĆurs du marquis Crescenzi.
Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au
monde pour ne rentrer que fort tard, et peut-ĂȘtre Barbone nâosera-t-il
pas mâexaminer de trop prĂšs. A cette noce de la sĆur du marquis se
trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute Mme
Sanseverina. Au nom de Dieu! faites quâune de ces dames me remette
un paquet de cordes bien serrées, pas trop grosses, et réduites au
plus petit volume. DussĂ©-je mâexposer Ă mille morts, jâemploierai les
moyens mĂȘme les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes
dans la citadelle, au mépris, hélas! de tous mes devoirs. Si mon pÚre
en a connaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la
destinĂ©e qui mâattend, je serai heureuse dans les bornes dâune amitiĂ© de
sĆur si je puis contribuer Ă vous sauver.
Le soir mĂȘme, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe,
Fabrice donna avis Ă la duchesse de lâoccasion unique quâil y aurait de
faire entrer dans la citadelle une quantité de cordes suffisante. Mais
il la suppliait de garder le secret mĂȘme envers le comte, ce qui parut
bizarre. «Il est fou, pensa la duchesse, la prison lâa changĂ©, il prend
les choses au tragique.» Le lendemain, une balle de plomb, lancée par le
frondeur, apporta au prisonnier lâannonce du plus grand pĂ©ril possible:
la personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui disait-on,
lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hĂąta de donner
cette nouvelle à Clélia. Cette balle de plomb apportait aussi à Fabrice
une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du
haut de la grosse tour dans lâespace compris entre les bastions; de ce
lieu, il Ă©tait assez facile ensuite de se sauver, les remparts nâayant
que vingt-trois pieds de haut et étant assez négligemment gardés. Sur
le revers du plan Ă©tait Ă©crit dâune petite Ă©criture fine un sonnet
magnifique: une Ăąme gĂ©nĂ©reuse exhortait Fabrice Ă prendre la fuite, et Ă
ne pas laisser avilir son ùme et dépérir son corps par les onze années
de captivitĂ© quâil avait encore Ă subir.
Ici un dĂ©tail nĂ©cessaire et qui explique en partie le courage quâeut la
duchesse de conseiller Ă Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige
dâinterrompre pour un instant lâhistoire de cette entreprise hardie.
Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi
nâĂ©tait pas fort uni. Le chevalier Riscara dĂ©testait le fiscal Rassi
quâil accusait de lui avoir fait perdre un procĂšs important dans lequel,
à la vérité, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince reçut un
avis anonyme qui lâavertissait quâune expĂ©dition de la sentence de
Fabrice avait été adressée officiellement au gouverneur de la citadelle.
La marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement
contrariée de cette fausse démarche, et en fit aussitÎt donner avis
Ă son ami, le fiscal gĂ©nĂ©ral; elle trouvait fort simple quâil voulĂ»t
tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca était au pouvoir.
Rassi se prĂ©senta intrĂ©pidement au palais, pensant bien quâil en serait
quitte pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer dâun
jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme libéraux un juge
et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place.
Le prince hors de lui le chargea dâinjures et avançait sur lui pour le
battre.
--Eh bien, câest une distraction de commis, rĂ©pondit Rassi du plus grand
sang-froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dĂ» ĂȘtre faite
le lendemain de lâĂ©crou du sieur del Dongo Ă la citadelle. Le commis
plein de zĂšle a cru avoir fait un oubli, et mâaura fait signer la lettre
dâenvoi comme une chose de forme.
--Et tu prĂ©tends me faire croire des mensonges aussi mal bĂątis? sâĂ©cria
le prince furieux; dis plutĂŽt que tu tâes vendu Ă ce fripon de Mosca,
et câest pour cela quâil tâa donnĂ© la croix. Mais parbleu, tu nâen
seras pas quitte pour des coups: je te ferai mettre en jugement, je te
révoquerai honteusement.
--Je vous défie de me faire mettre en jugement! répondit Rassi avec
assurance, il savait que câĂ©tait un sĂ»r moyen de calmer le prince:
la loi est pour moi, et vous nâavez pas un second Rassi pour savoir
lâĂ©luder. Vous ne me rĂ©voquerez pas, parce quâil est des moments oĂč
votre caractÚre est sévÚre, vous avez soif de sang alors, mais en
mĂȘme temps vous tenez Ă conserver lâestime des Italiens raisonnables;
cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me
rappellerez au premier acte de sévérité dont votre caractÚre vous fera
un besoin, et, comme Ă lâordinaire, je vous procurerai une sentence
bien rĂ©guliĂšre rendue par des juges timides et assez honnĂȘtes gens, et
qui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos Etats aussi
utile que moi!
Cela dit, Rassi sâenfuit; il en avait Ă©tĂ© quitte pour un coup de rĂšgle
bien appliqué et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il
partit pour sa terre de Riva; il avait quelque crainte dâun coup de
poignard dans le premier mouvement de colĂšre, mais il ne doutait pas non
plus quâavant quinze jours un courrier ne le rappelĂąt dans la capitale.
Il employa le temps quâil passa Ă la campagne Ă organiser un moyen de
correspondance sûr avec le comte Mosca; il était amoureux fou du titre
de baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de cette chose
jadis sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais; tandis que le
comte, trĂšs fier de sa naissance, nâestimait que la noblesse prouvĂ©e par
des titres avant lâan 1400.
Le fiscal gĂ©nĂ©ral ne sâĂ©tait point trompĂ© dans ses prĂ©visions: il y
avait Ă peine huit jours quâil Ă©tait Ă sa terre, lorsquâun ami du
prince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner Ă Parme sans
délai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fort sérieux,
et lui fit jurer sur lâEvangile quâil garderait le secret sur ce quâil
allait lui confier; Rassi jura dâun grand sĂ©rieux, et le prince, lâĆil
enflammĂ© de haine, sâĂ©cria quâil ne serait pas le maĂźtre chez lui tant
que Fabrice del Dongo serait en vie.
--Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa
prĂ©sence; ses regards me bravent et mâempĂȘchent de vivre.
AprĂšs avoir laissĂ© le prince sâexpliquer bien au long, lui, Rassi,
jouant lâextrĂȘme embarras, sâĂ©cria enfin:
--Votre Altesse sera obĂ©ie, sans doute, mais la chose est dâune horrible
difficultĂ©: il nây a pas dâapparence de condamner un del Dongo Ă mort
pour le meurtre dâun Giletti; câest dĂ©jĂ un tour de force Ă©tonnant que
dâavoir tirĂ© de cela douze annĂ©es de citadelle. De plus, je soupçonne
la duchesse dâavoir dĂ©couvert trois des paysans qui travaillaient Ă la
fouille de Sanguigna et qui se trouvaient hors du fossĂ© au moment oĂč ce
brigand de Giletti attaqua del Dongo.
--Et oĂč sont ces tĂ©moins? dit le prince irritĂ©.
--Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la
vie de Votre Altesse...
--Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer Ă la chose.
--Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilĂ tout mon
arsenal officiel.
--Reste le poison...
--Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?
--Mais, Ă ce quâon dit, ce ne serait pas son coup dâessai...
--Il faudrait le mettre en colĂšre, reprit Rassi; et dâailleurs,
lorsquâil expĂ©dia le capitaine, il nâavait pas trente ans, et il Ă©tait
amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute,
tout doit cĂ©der Ă la raison dâEtat; mais, ainsi pris au dĂ©pourvu et Ă la
premiĂšre vue, je ne vois, pour exĂ©cuter les ordres du souverain, quâun
nommé Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo
renversa dâun soufflet le jour quâil y entra.
Une fois le prince mis Ă son aise, la conversation fut infinie; il la
termina en accordant Ă son fiscal gĂ©nĂ©ral un dĂ©lai dâun mois; le Rassi
en voulait deux. Le lendemain, il reçut une gratification secrÚte de
mille sequins. Pendant trois jours il réfléchit; le quatriÚme il revint
à son raisonnement, qui lui semblait évident: «Le seul comte Mosca
aura le cĆur de me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne
me donne pas ce quâil estime; secundo, en lâavertissant, je me sauve
probablement un crime pour lequel je suis Ă peu prĂšs payĂ© dâavance;
tertio, je venge les premiers coups humiliants quâait reçus le chevalier
Rassi.» La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa
conversation avec le prince.
Le comte faisait en secret la cour Ă la duchesse; il est bien vrai
quâil ne la voyait toujours chez elle quâune ou deux fois par mois,
mais presque toutes les semaines et quand il savait faire naĂźtre les
occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagnée de Chékina,
venait, dans la soirée avancée, passer quelques instants dans le jardin
du comte. Elle savait tromper mĂȘme son cocher, qui lui Ă©tait dĂ©vouĂ© et
qui la croyait en visite dans une maison voisine.
On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal,
fit aussitĂŽt Ă la duchesse le signal convenu. Quoique lâon fĂ»t au milieu
de la nuit, elle le fit prier par la ChĂ©kina de passer Ă lâinstant chez
elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence dâintimitĂ©,
hésitait cependant à tout dire à la duchesse; il craignait de la voir
devenir folle de douleur.
AprĂšs avoir cherchĂ© des demi-mots pour mitiger lâannonce fatale, il
finit cependant par lui tout dire; il nâĂ©tait pas en son pouvoir de
garder un secret quâelle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur
extrĂȘme avait eu une grande influence sur cette Ăąme ardente, elle
lâavait fortifiĂ©e, et la duchesse ne sâemporta point en sanglots ou en
plaintes.
Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.
--Le feu a pris au chĂąteau.
Il répondit fort bien.
--Mes livres sont-ils brûlés?
La mĂȘme nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans
une balle de plomb. Ce fut huit jours aprĂšs quâeut lieu le mariage de la
sĆur du marquis Crescenzi, oĂč la duchesse commit une Ă©norme imprudence
dont nous rendrons compte en son lieu.
CHAPITRE XXI
A lâĂ©poque de ses malheurs il y avait dĂ©jĂ prĂšs dâune annĂ©e que la
duchesse avait fait une rencontre singuliĂšre: un jour quâelle avait
la luna, comme on dit dans le pays, elle Ă©tait allĂ©e Ă lâimproviste,
sur le soir, à son chùteau de Sacca, situé au-delà de Colorno, sur la
colline qui domine le PĂŽ. Elle se plaisait Ă embellir cette terre; elle
aimait la vaste forĂȘt qui couronne la colline et touche au chĂąteau;
elle sâoccupait Ă y faire tracer des sentiers dans des directions
pittoresques.
--Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait
un jour le prince; il est impossible quâune forĂȘt oĂč lâon sait que vous
vous promenez, reste déserte.
Le prince jetait un regard sur le comte dont il prétendait émoustiller
la jalousie.
--Je nâai pas de craintes, Altesse SĂ©rĂ©nissime, rĂ©pondit la duchesse
dâun air ingĂ©nu, quand je me promĂšne dans mes bois; je me rassure par
cette pensĂ©e: je nâai fait de mal Ă personne, qui pourrait me haĂŻr?
Ce propos fut trouvé hardi, il rappelait les injures proférées par les
libéraux du pays, gens fort insolents.
Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint
Ă lâesprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vĂȘtu qui
la suivait de loin à travers le bois. A un détour imprévu que fit la
duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement
prĂšs dâelle quâelle eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son
garde-chasse quâelle avait laissĂ© Ă mille pas de lĂ , dans le parterre
de fleurs tout prĂšs du chĂąteau. Lâinconnu eut le temps de sâapprocher
dâelle et se jeta Ă ses pieds. Il Ă©tait jeune, fort bel homme, mais
horriblement mal mis; ses habits avaient des dĂ©chirures dâun pied de
long, mais ses yeux respiraient le feu dâune Ăąme ardente.
--Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, je meurs
de faim ainsi que mes cinq enfants.
La duchesse avait remarquĂ© quâil Ă©tait horriblement maigre; mais ses
yeux Ă©taient tellement beaux et remplis dâune exaltation si tendre,
quâils lui ĂŽtĂšrent lâidĂ©e du crime. «Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien
dĂ» donner de tels yeux au saint Jean dans le dĂ©sert quâil vient de
placer Ă la cathĂ©drale.» LâidĂ©e de saint Jean lui Ă©tait suggĂ©rĂ©e par
lâincroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins
quâelle avait dans sa bourse, sâexcusant de lui offrir si peu sur ce
quâelle venait de payer un compte Ă son jardinier. Ferrante la remercia
avec effusion.
--HĂ©las, lui dit-il, autrefois jâhabitais les villes, je voyais des
femmes Ă©lĂ©gantes; depuis quâen remplissant mes devoirs de citoyen je me
suis fait condamner Ă mort, je vis dans les bois, et je vous suivais,
non pour vous demander lâaumĂŽne ou vous voler, mais comme un sauvage
fascinĂ© par une angĂ©lique beautĂ©. Il y a si longtemps que je nâai vu
deux belles mains blanches!
--Levez-vous donc, lui dit la duchesse, car il était resté à genoux.
--Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me
prouve que je ne suis pas occupé actuellement à voler, et elle me
tranquillise; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que lâon
mâempĂȘche dâexercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis
quâun simple mortel qui adore la sublime beautĂ©.
La duchesse comprit quâil Ă©tait un peu fou, mais elle nâeut point
peur; elle voyait dans les yeux de cet homme quâil avait une Ăąme
ardente et bonne, et dâailleurs elle ne haĂŻssait pas les physionomies
extraordinaires.
--Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de
lâapothicaire Sarasine de Parme: il nous a surpris et lâa chassĂ©e, ainsi
que trois enfants quâil soupçonnait avec raison ĂȘtre de moi et non de
lui. Jâen ai eu deux depuis. La mĂšre et les cinq enfants vivent dans la
derniĂšre misĂšre, au fond dâune sorte de cabane construite de mes mains Ă
une lieue dâici, dans le bois. Car je dois me prĂ©server des gendarmes,
et la pauvre femme ne veut pas se sĂ©parer de moi. Je fus condamnĂ© Ă
mort, et fort justement: je conspirais. JâexĂšcre le prince, qui est
un tyran. Je ne pris pas la fuite faute dâargent. Mes malheurs sont
bien plus grands, et jâaurais dĂ» mille fois me tuer; je nâaime plus la
malheureuse femme qui mâa donnĂ© ces cinq enfants et sâest perdue pour
moi; jâen aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mĂšre
mourront littéralement de faim.
Cet homme avait lâaccent de la sincĂ©ritĂ©.
--Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.
--La mÚre des enfants file; la fille aßnée est nourrie dans une ferme
de libĂ©raux, oĂč elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de
Plaisance Ă GĂȘnes.
--Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?
--Je tiens note des gens que je vole, et si jamais jâai quelque chose,
je leur rendrai les sommes volĂ©es. Jâestime quâun tribun du peuple tel
que moi exécute un travail qui, à raison de son danger, vaut bien cent
francs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents
francs par an.
«Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà , car je fais face
par ce moyen aux frais dâimpression de mes ouvrages.
--Quels ouvrages?
--La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget?
--Quoi! dit la duchesse Ă©tonnĂ©e, câest vous, monsieur, qui ĂȘtes lâun des
plus grands poĂštes du siĂšcle, le fameux Ferrante Palla!
--Fameux peut-ĂȘtre, mais fort malheureux, câest sĂ»r.
--Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre!
--Câest peut-ĂȘtre pour cela que jâai quelque talent. Jusquâici tous
nos auteurs qui se sont fait connaßtre étaient des gens payés par
le gouvernement ou par le culte quâils voulaient saper. Moi, primo,
jâexpose ma vie; secundo, songez, Madame, aux rĂ©flexions qui mâagitent
lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place
de tribun rend-elle des services valant réellement cent francs par
mois? Jâai deux chemises, lâhabit que vous voyez, quelques mauvaises
armes, et je suis sĂ»r de finir par la corde: jâose croire que je suis
désintéressé. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse
plus trouver que malheur auprÚs de la mÚre de mes enfants. La pauvreté
me pĂšse comme laide: jâaime les beaux habits, les mains blanches...
Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.
--Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous ĂȘtre bonne Ă quelque chose
Ă Parme?
--Pensez quelquefois à cette question: son emploi est de réveiller
les cĆurs et de les empĂȘcher de sâendormir dans ce faux bonheur tout
matĂ©riel que donnent les monarchies. Le service quâil rend Ă ses
concitoyens vaut-il cent francs par mois?... Mon malheur est dâaimer,
dit-il dâun air fort doux, et depuis prĂšs de deux ans mon Ăąme nâest
occupĂ©e que de vous, mais jusquâici je vous avais vue sans vous faire
peur.
Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la duchesse
et la rassura. «Les gendarmes auraient de la peine Ă lâatteindre,
pensa-t-elle; en effet, il est fou.»
--Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps
que le pauvre homme est amoureux de Madame; quand Madame est ici nous
le voyons errer dans les parties les plus élevées du bois, et dÚs
que Madame est partie, il ne manque pas de venir sâasseoir aux mĂȘmes
endroits oĂč elle sâest arrĂȘtĂ©e; il ramasse curieusement les fleurs qui
ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attachées à son
mauvais chapeau.
--Et vous ne mâavez jamais parlĂ© de ces folies, dit la duchesse presque
du ton du reproche.
--Nous craignions que Madame ne le dĂźt au ministre Mosca. Le pauvre
Ferrante est si bon enfant! ça nâa jamais fait de mal Ă personne, et
parce quâil aime notre NapolĂ©on, on lâa condamnĂ© Ă mort.
Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre
ans câĂ©tait le premier secret quâelle lui faisait, dix fois elle fut
obligĂ©e de sâarrĂȘter court au milieu dâune phrase. Elle revint Ă Sacca
avec de lâor. Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus
tard: Ferrante, aprĂšs lâavoir suivie quelque temps en gambadant dans
le bois à cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidité de
lâĂ©pervier, et se prĂ©cipita Ă ses genoux comme la premiĂšre fois.
--OĂč Ă©tiez-vous il y a quinze jours?
--Dans la montagne au-delĂ de Novi, pour voler des muletiers qui
revenaient de Milan oĂč ils avaient vendu de lâhuile.
--Acceptez cette bourse.
Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin quâil baisa et quâil mit
dans son sein, puis la rendit.
--Vous me rendez cette bourse et vous volez!
--Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus
de cent francs; or, maintenant, la mĂšre de mes enfants a quatre-vingts
francs et moi jâen ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si
lâon me pendait en ce moment jâaurais des remords. Jâai pris ce sequin
parce quâil vient de vous et que je vous aime.
Lâintonation de ce mot fort simple fut parfaite. «Il aime rĂ©ellement»,
se dit la duchesse.
Ce jour-lĂ , il avait lâair tout Ă fait Ă©garĂ©. Il dit quâil y avait Ă
Parme des gens qui lui devaient six cents francs, et quâavec cette
somme il rĂ©parerait sa cabane oĂč maintenant ses pauvres petits enfants
sâenrhumaient.
--Mais je vous ferai lâavance de ces six cents francs, dit la duchesse
tout émue.
--Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas
me calomnier, et dire que je me vends?
La duchesse attendrie lui offrit une cachette Ă Parme sâil voulait lui
jurer que pour le moment il nâexercerait point sa magistrature dans
cette ville, que surtout il nâexĂ©cuterait aucun des arrĂȘts de mort que,
disait-il, il avait in petto.
--Et si lâon me pend par suite de mon imprudence, dit gravement
Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues
années, et à qui la faute? Que me dira mon pÚre en me recevant là -haut?
La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants Ă qui lâhumiditĂ©
pouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter lâoffre de
la cachette Ă Parme.
Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journĂ©e quâil eĂ»t passĂ©e Ă
Parme depuis son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort
singuliĂšre qui existe Ă lâangle mĂ©ridional du palais de ce nom. Le mur
de façade, qui date du Moyen Age, a huit pieds dâĂ©paisseur; on lâa
creusé en dedans, et là se trouve une cachette de vingt pieds de haut,
mais de deux seulement de largeur. Câest tout Ă cĂŽtĂ© que lâon admire ce
rĂ©servoir dâeau citĂ© dans tous les voyages, fameux ouvrage du douziĂšme
siĂšcle, pratiquĂ© lors du siĂšge de Parme par lâempereur Sigismond, et qui
plus tard fut compris dans lâenceinte du palais Sanseverina.
On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur
un axe de fer placé vers le centre du bloc. La duchesse était si
profondément touchée de la folie du Ferrante et du sort de ses enfants,
pour lesquels il refusait obstinément tout cadeau ayant une valeur,
quâelle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez
longtemps. Elle le revit un mois aprĂšs, toujours dans les bois de Sacca,
et comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui récita un de
ses sonnets qui lui sembla Ă©gal ou supĂ©rieur Ă tout ce quâon a fait
de plus beau en Italie depuis deux siĂšcles. Ferrante obtint plusieurs
entrevues; mais son amour sâexalta, devint importun, et la duchesse
sâaperçut que cette passion suivait les lois de tous les amours que
lâon met dans la possibilitĂ© de concevoir une lueur dâespĂ©rance. Elle
le renvoya dans ses bois, lui défendit de lui adresser la parole: il
obĂ©it Ă lâinstant et avec une douceur parfaite. Les choses en Ă©taient Ă
ce point quand Fabrice fut arrĂȘtĂ©. Trois jours aprĂšs, Ă la tombĂ©e de la
nuit, un capucin se présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait,
disait-il, un secret important Ă communiquer Ă la maĂźtresse du logis.
Elle Ă©tait si malheureuse quâelle fit entrer: câĂ©tait Ferrante.
--Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peuple doit
prendre connaissance, lui dit cet homme fou dâamour. Dâautre part,
agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner Ă
Madame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.
Ce dĂ©vouement si sincĂšre de la part dâun voleur et dâun fou toucha
vivement la duchesse. Elle parla longtemps Ă cet homme qui passait pour
le plus grand poĂšte du nord de lâItalie, et pleura beaucoup. «VoilĂ un
homme qui comprend mon cĆur», se disait-elle. Le lendemain il reparut
toujours Ă lâAve Maria, dĂ©guisĂ© en domestique et portant livrĂ©e.
--Je nâai point quittĂ© Parme; jâai entendu dire une horreur que ma
bouche ne répétera point; mais me voici. Songez, Madame, à ce que vous
refusez! LâĂȘtre que vous voyez nâest pas une poupĂ©e de cour, câest un
homme!
Il Ă©tait Ă genoux en prononçant ces paroles dâun air Ă leur donner de la
valeur.
--Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: «Elle a pleuré en ma présence; donc
elle est un peu moins malheureuse!»
--Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous
arrĂȘtera dans cette ville!
--Le tribun vous dira: Madame, quâest-ce que la vie quand le devoir
parle? Lâhomme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de
passion pour la vertu depuis quâil est brĂ»lĂ© par lâamour, ajoutera:
Madame la duchesse, Fabrice, un homme de cĆur, va pĂ©rir peut-ĂȘtre; ne
repoussez pas un autre homme de cĆur qui sâoffre Ă vous! Voici un corps
de fer et une ùme qui ne craint au monde que de vous déplaire.
--Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte Ă
jamais.
La duchesse eut bien lâidĂ©e, ce soir-lĂ , dâannoncer Ă Ferrante quâelle
ferait une petite pension Ă ses enfants, mais elle eut peur quâil ne
partĂźt de lĂ pour se tuer.
A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se
dit: «Moi aussi je puis mourir, et plĂ»t Ă Dieu quâil en fĂ»t ainsi, et
bientĂŽt! si je trouvais un homme digne de ce nom Ă qui recommander mon
pauvre Fabrice.»
Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut,
par un Ă©crit auquel elle mĂȘla le peu de mots de droit quâelle savait,
quâelle avait reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs,
sous lâexpresse condition de payer chaque annĂ©e une rente viagĂšre de 1
500 francs Ă la dame Sarasine et Ă ses cinq enfants. La duchesse ajouta:
«De plus je lÚgue une rente viagÚre de 300 francs à chacun de ses cinq
enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme
médecin à mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frÚre. Je
lâen prie.» Elle signa, antidata dâun an et serra ce papier.
Deux jours aprĂšs Ferrante reparut. CâĂ©tait au moment oĂč toute la ville
était agitée par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Cette
triste cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres
de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allĂšrent se
promener ce soir-lĂ devant la porte de la citadelle, pour tĂącher de voir
si lâon dressait lâĂ©chafaud: ce spectacle avait Ă©mu Ferrante. Il trouva
la duchesse noyĂ©e dans les larmes, et hors dâĂ©tat de parler; elle le
salua de la main et lui montra un siĂšge.
Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu de
sâasseoir il se mit Ă genoux et pria Dieu dĂ©votement Ă demi-voix. Dans
un moment oĂč la duchesse semblait un peu plus calme, sans se dĂ©ranger de
sa position, il interrompit un instant sa priĂšre pour dire ces mots:
--De nouveau il offre sa vie.
--Songez Ă ce que vous dites, sâĂ©cria la duchesse, avec cet Ćil hagard
qui, aprĂšs les sanglots, annonce que la colĂšre prend le dessus sur
lâattendrissement.
--Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le
venger.
--Il y a telle occurrence, rĂ©pliqua la duchesse, oĂč je pourrais accepter
le sacrifice de votre vie.
Elle le regardait avec une attention sévÚre. Un éclair de joie brilla
dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel.
La duchesse alla se munir dâun papier cachĂ© dans le secret dâune grande
armoire de noyer.
--Lisez, dit-elle Ă Ferrante.
CâĂ©tait la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlĂ©.
Les larmes et les sanglots empĂȘchaient Ferrante de lire la fin; il tomba
Ă genoux.
--Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brĂ»la Ă
la bougie.
«Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous ĂȘtes pris
et exĂ©cutĂ©, car il y va de votre tĂȘte.
--Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie
de mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire
mention de ce dĂ©tail dâargent, jây verrais un doute injurieux.
--Si vous ĂȘtes compromis, je puis lâĂȘtre aussi, repartit la duchesse,
et Fabrice aprĂšs moi: câest pour cela, et non pas parce que je doute
de votre bravoure, que jâexige que lâhomme qui me perce le cĆur soit
empoisonnĂ© et non tuĂ©. Par la mĂȘme raison importante pour moi, je vous
ordonne de faire tout au monde pour vous sauver.
--JâexĂ©cuterai fidĂšlement, ponctuellement et prudemment. Je prĂ©vois,
Madame la duchesse, que ma vengeance sera mĂȘlĂ©e Ă la vĂŽtre: il en
serait autrement, que jâobĂ©irais encore fidĂšlement, ponctuellement et
prudemment. Je puis ne pas rĂ©ussir, mais jâemploierai toute ma force
dâhomme.
--Il sâagit dâempoisonner le meurtrier de Fabrice.
--Je lâavais devinĂ©, et depuis vingt-sept mois que je mĂšne cette vie
errante et abominable, jâai souvent songĂ© Ă une pareille action pour mon
compte.
--Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la
duchesse dâun ton de fiertĂ©, je ne veux point que lâon puisse mâimputer
de vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir
avant lâĂ©poque de notre vengeance: il ne sâagit point de le mettre Ă
mort avant que je vous en aie donné le signal. Sa mort en cet instant,
par exemple, me serait funeste, loin de mâĂȘtre utile. Probablement sa
mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu.
Jâexige quâil meure par le poison, et jâaimerais mieux le laisser vivre
que de le voir atteint dâun coup de feu. Pour des intĂ©rĂȘts que je ne
veux pas vous expliquer, jâexige que votre vie soit sauvĂ©e.
Ferrante Ă©tait ravi de ce ton dâautoritĂ© que la duchesse prenait avec
lui: ses yeux brillaient dâune profonde joie. Ainsi que nous lâavons
dit, il Ă©tait horriblement maigre; mais on voyait quâil avait Ă©tĂ© fort
beau dans sa premiĂšre jeunesse, et il croyait ĂȘtre encore ce quâil avait
été jadis. «Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un
jour, quand je lui aurai donné cette preuve de dévouement, faire de moi
lâhomme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne
vaux point cette poupĂ©e de comte Mosca qui, dans lâoccasion, nâa rien pu
pour elle, pas mĂȘme faire Ă©vader monsignore Fabrice?»
--Je puis vouloir sa mort dĂšs demain, continua la duchesse, toujours du
mĂȘme air dâautoritĂ©. Vous connaissez cet immense rĂ©servoir dâeau qui
est au coin du palais, tout prÚs de la cachette que vous avez occupée
quelquefois; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans
la rue: hé bien! ce sera là le signal de ma vengeance. Vous verrez, si
vous ĂȘtes Ă Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que
le grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitÎt, mais
par le poison, et surtout nâexposez votre vie que le moins possible. Que
jamais personne ne sache que jâai trempĂ© dans cette affaire.
--Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal
contenu: je suis dĂ©jĂ fixĂ© sur les moyens que jâemploierai. La vie de
cet homme me devient plus odieuse quâelle nâĂ©tait, puisque je nâoserai
vous revoir tant quâil vivra. Jâattendrai le signal du rĂ©servoir crevĂ©
dans la rue.
Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.
Quand il fut dans lâautre chambre, elle le rappela.
--Ferrante! sâĂ©cria-t-elle, homme sublime!
Il rentra, comme impatient dâĂȘtre retenu; sa figure Ă©tait superbe en cet
instant.
--Et vos enfants?
--Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-ĂȘtre
quelque petite pension.
--Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui
en bois dâolivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent
cinquante mille francs.
--Ah, Madame! vous mâhumiliez!... dit Ferrante avec un mouvement
dâhorreur, et sa figure changea du tout au tout.
--Je ne vous reverrai jamais avant lâaction: prenez, je le veux, ajouta
la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit lâĂ©tui
dans sa poche et sortit.
La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau;
il rentra dâun air inquiet: la duchesse Ă©tait debout au milieu du salon;
elle se jeta dans ses bras. Au bout dâun instant, Ferrante sâĂ©vanouit
presque de bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des
yeux lui montra la porte.
«VoilĂ le seul homme qui mâait comprise, se dit-elle, câest ainsi quâen
eĂ»t agi Fabrice, sâil eĂ»t pu mâentendre.»
Il y avait deux choses dans le caractĂšre de la duchesse, elle voulait
toujours ce quâelle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en
délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos
un mot de son premier mari, lâaimable gĂ©nĂ©ral Pietranera: «Quelle
insolence envers moi-mĂȘme! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plus
dâesprit aujourdâhui que lorsque je pris ce parti?»
De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractÚre de la
duchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son
esprit, Ă chaque chose nouvelle quâelle voyait, elle avait le sentiment
de son infériorité envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie;
le prince, suivant elle, lâavait lĂąchement trompĂ©e, et le comte Mosca,
par suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait
secondé le prince. DÚs que la vengeance fut résolue, elle sentit sa
force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais
assez que le bonheur immoral quâon trouve Ă se venger en Italie tient
Ă la force dâimagination de ce peuple; les gens des autres pays ne
pardonnent pas Ă proprement parler, ils oublient.
La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de
Fabrice. Comme on lâa devinĂ© peut-ĂȘtre, ce fut lui qui donna lâidĂ©e de
lâĂ©vasion: il existait dans les bois, Ă deux lieues de Sacca, une tour
du Moyen Age, à demi ruinée, et haute de plus de cent pieds; avant de
parler une seconde fois de fuite Ă la duchesse, Ferrante la supplia
dâenvoyer Ludovic, avec des hommes sĂ»rs, disposer une suite dâĂ©chelles
auprÚs de cette tour. En présence de la duchesse il y monta avec les
échelles, et en descendit avec une simple corde nouée; il renouvela
trois fois lâexpĂ©rience, puis il expliqua de nouveau son idĂ©e. Huit
jours aprĂšs, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec
une corde nouĂ©e: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idĂ©e Ă
Fabrice.
Dans les derniers jours qui précédÚrent cette tentative, qui pouvait
amener la mort du prisonnier, et de plus dâune façon, la duchesse ne
pouvait trouver un instant de repos quâautant quâelle avait Ferrante
Ă ses cĂŽtĂ©s; le courage de cet homme Ă©lectrisait le sien; mais lâon
sent bien quâelle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle
craignait, non pas quâil se rĂ©voltĂąt, mais elle eĂ»t Ă©tĂ© affligĂ©e de
ses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. «Quoi! prendre
pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort!
Et, ajoutait la duchesse, se parlant Ă elle-mĂȘme, un homme qui, par
la suite, pouvait faire de si étranges choses!» Ferrante se trouvait
dans le salon de la duchesse au moment oĂč le comte vint lui donner
connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi; et,
lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup Ă faire pour empĂȘcher
Ferrante de marcher sur-le-champ Ă lâexĂ©cution dâun affreux dessein!
--Je suis fort maintenant! sâĂ©criait ce fou; je nâai plus de doute sur
la lĂ©gitimitĂ© de lâaction!
--Mais, dans le moment de colÚre qui suivra inévitablement, Fabrice
serait mis Ă mort!
--Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est
possible, facile mĂȘme, ajoutait-il; mais lâexpĂ©rience manque Ă ce jeune
homme.
On cĂ©lĂ©bra le mariage de la sĆur du marquis Crescenzi, et ce fut Ă la
fĂȘte donnĂ©e dans cette occasion que la duchesse rencontra ClĂ©lia, et put
lui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie.
La duchesse elle-mĂȘme remit Ă ClĂ©lia le paquet de cordes dans le jardin,
oĂč ces dames Ă©taient allĂ©es respirer un instant. Ces cordes, fabriquĂ©es
avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des
nĆuds, Ă©taient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait Ă©prouvĂ©
leur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter
sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de
façon Ă en former plusieurs paquets de la forme dâun volume in-quarto;
ClĂ©lia sâen empara, et promit Ă la duchesse que tout ce qui Ă©tait
humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets
jusquâĂ la tour FarnĂšse.
--Mais je crains la timiditĂ© de votre caractĂšre; et dâailleurs, ajouta
poliment la duchesse, quel intĂ©rĂȘt peut vous inspirer un inconnu?
--M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera
sauvé!
Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence
dâesprit dâune jeune personne de vingt ans, avait pris dâautres
précautions dont elle se garda bien de faire part à la fille du
gouverneur. Comme il était naturel de le supposer, ce gouverneur
se trouvait Ă la fĂȘte donnĂ©e pour le mariage de la sĆur du marquis
Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un
fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment quâil
sâagissait dâune attaque dâapoplexie, et alors, au lieu de le placer
dans sa voiture pour le ramener Ă la citadelle, on pourrait, avec un
peu dâadresse, faire prĂ©valoir lâavis de se servir dâune litiĂšre, qui
se trouverait par hasard dans la maison oĂč se donnait la fĂȘte. LĂ
se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vĂȘtus en ouvriers
employĂ©s pour la fĂȘte, et qui, dans le trouble gĂ©nĂ©ral, sâoffriraient
obligeamment pour transporter le malade jusquâĂ son palais si Ă©levĂ©.
Ces hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez grande quantité de
cordes, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse
avait rĂ©ellement lâesprit Ă©garĂ© depuis quâelle songeait sĂ©rieusement Ă
la fuite de Fabrice. Le pĂ©ril de cet ĂȘtre chĂ©ri Ă©tait trop fort pour
son ùme, et surtout durait trop longtemps. Par excÚs de précautions,
elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi quâon va le voir. Tout
sâexĂ©cuta comme elle lâavait projetĂ© avec cette seule diffĂ©rence que le
narcotique produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et mĂȘme
les gens de lâart, que le gĂ©nĂ©ral avait une attaque dâapoplexie.
Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la
tentative si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de
lâentrĂ©e Ă la citadelle de la litiĂšre oĂč le gĂ©nĂ©ral, Ă demi-mort, Ă©tait
enfermé, que Ludovic et ses gens passÚrent sans objection; ils ne furent
fouillĂ©s que pour la bonne forme au pont de lâesclave. Quand ils eurent
transportĂ© le gĂ©nĂ©ral jusquâĂ son lit, on les conduisit Ă lâoffice, oĂč
les domestiques les traitĂšrent fort bien; mais aprĂšs ce repas, qui ne
finit que fort prĂšs du matin, on leur expliqua que lâusage de la prison
exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à clef dans
les salles basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en
liberté par le lieutenant du gouverneur.
Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont
ils sâĂ©taient chargĂ©s, mais Ludovic eut beaucoup de peine Ă obtenir un
instant dâattention de ClĂ©lia. A la fin, dans un moment oĂč elle passait
dâune chambre Ă une autre, il lui fit voir quâil dĂ©posait des paquets de
corde dans lâangle obscur dâun des salons du premier Ă©tage. ClĂ©lia fut
profondément frappée de cette circonstance étrange: aussitÎt elle conçut
dâatroces soupçons.
--Qui ĂȘtes-vous? dit-elle Ă Ludovic.
Et, sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle ajouta:
--Je devrais vous faire arrĂȘter; vous ou les vĂŽtres vous avez empoisonnĂ©
mon pĂšre!... Avouez Ă lâinstant quelle est la nature du poison dont vous
avez fait usage, afin que le médecin de la citadelle puisse administrer
les remĂšdes convenables; avouez Ă lâinstant, ou bien, vous et vos
complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle!
--Mademoiselle a tort de sâalarmer, rĂ©pondit Ludovic, avec une grĂące
et une politesse parfaites; il ne sâagit nullement de poison; on a
eu lâimprudence dâadministrer au gĂ©nĂ©ral une dose de laudanum, et
il paraßt que le domestique chargé de ce crime a mis dans le verre
quelques gouttes de trop; nous en aurons un remords éternel; mais
Mademoiselle peut croire que, grĂące au ciel, il nâexiste aucune sorte
de danger: M. le gouverneur doit ĂȘtre traitĂ© pour avoir pris, par
erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, jâai lâhonneur de le
répéter à Mademoiselle, le laquais chargé du crime ne faisait point
usage de poisons vĂ©ritables, comme Barbone, lorsquâil voulut empoisonner
Mgr Fabrice. On nâa point prĂ©tendu se venger du pĂ©ril quâa couru Mgr
Fabrice; on nâa confiĂ© Ă ce laquais maladroit quâune fiole oĂč il y avait
du laudanum, jâen fais serment Ă Mademoiselle! Mais il est bien entendu
que, si jâĂ©tais interrogĂ© officiellement, je nierais tout.
«Dâailleurs, si Mademoiselle parle Ă qui que ce soit de laudanum et de
poison, fĂ»t-ce Ă lâexcellent don Cesare, Fabrice est tuĂ© de la main de
Mademoiselle. Elle rend Ă jamais impossibles tous les projets de fuite;
et Mademoiselle sait mieux que moi que ce nâest pas avec du simple
laudanum que lâon veut empoisonner Monseigneur; elle sait aussi que
quelquâun nâa accordĂ© quâun mois de dĂ©lai pour ce crime, et quâil y a
dĂ©jĂ plus dâune semaine que lâordre fatal a Ă©tĂ© reçu. Ainsi, si elle me
fait arrĂȘter, ou si seulement elle dit un mot Ă don Cesare ou Ă tout
autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus dâun mois, et
jâai raison de dire quâelle tue de sa main Mgr Fabrice.
ClĂ©lia Ă©tait Ă©pouvantĂ©e de lâĂ©trange tranquillitĂ© de Ludovic.
«Ainsi, me voilĂ en dialogue rĂ©glĂ©, se disait-elle, avec lâempoisonneur
de mon pĂšre, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et
câest lâamour qui mâa conduite Ă tous ces crimes!...»
Le remords lui laissait Ă peine la force de parler; elle dit Ă Ludovic:
--Je vais vous enfermer Ă clef dans ce salon. Je cours apprendre au
mĂ©decin quâil ne sâagit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui
dirai-je que je lâai appris moi-mĂȘme? Je reviens ensuite vous dĂ©livrer.
«Mais, dit ClĂ©lia revenant en courant dâauprĂšs de la porte, Fabrice
savait-il quelque chose du laudanum?
--Mon Dieu non, Mademoiselle, il nây eĂ»t jamais consenti. Et puis, Ă
quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence
la plus stricte. Il sâagit de sauver la vie Ă Monseigneur, qui sera
empoisonnĂ© dâici Ă trois semaines; lâordre en a Ă©tĂ© donnĂ© par quelquâun
qui dâordinaire ne trouve point dâobstacle Ă ses volontĂ©s; et, pour tout
dire Ă Mademoiselle, on prĂ©tend que câest le terrible fiscal gĂ©nĂ©ral
Rassi qui a reçu cette commission.
ClĂ©lia sâenfuit Ă©pouvantĂ©e: elle comptait tellement sur la parfaite
probitĂ© de don Cesare, quâen employant certaine prĂ©caution, elle osa lui
dire quâon avait administrĂ© au gĂ©nĂ©ral du laudanum, et pas autre chose.
Sans répondre, sans questionner, don Cesare courut au médecin.
ClĂ©lia revint au salon, oĂč elle avait enfermĂ© Ludovic dans lâintention
de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne lây trouva plus: il
avait rĂ©ussi Ă sâĂ©chapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de
sequins, et une petite boĂźte renfermant diverses sortes de poisons. La
vue de ces poisons la fit frĂ©mir. «Qui me dit, pensa-t-elle, que lâon
nâa donnĂ© que du laudanum Ă mon pĂšre, et que la duchesse nâa pas voulu
se venger de la tentative de Barbone?
«Grand Dieu! sâĂ©cria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs
de mon pĂšre! Et je les laisse sâĂ©chapper! Et peut-ĂȘtre cet homme, mis Ă
la question, eût avoué autre chose que du laudanum!»
AussitÎt Clélia tomba à genoux, fondant en larmes, et pria la Madone
avec ferveur.
Pendant ce temps, le mĂ©decin de la citadelle, fort Ă©tonnĂ© de lâavis
quâil recevait de don Cesare, et dâaprĂšs lequel il nâavait affaire
quâĂ du laudanum, donna les remĂšdes convenables qui bientĂŽt firent
disparaĂźtre les symptĂŽmes les plus alarmants. Le gĂ©nĂ©ral revint un peu Ă
lui comme le jour commençait à paraßtre. Sa premiÚre action marquant de
la connaissance fut de charger dâinjures le colonel commandant en second
la citadelle, et qui sâĂ©tait avisĂ© de donner quelques ordres les plus
simples du monde pendant que le gĂ©nĂ©ral nâavait pas sa connaissance.
Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colĂšre contre une
fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, sâavisa de prononcer
le mot dâ<i>apoplexie</i>.
--Est-ce que je suis dâĂąge, sâĂ©cria-t-il, Ă avoir des apoplexies? Il nây
a que mes ennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels
bruits. Et dâailleurs, est-ce que jâai Ă©tĂ© saignĂ©, pour que la calomnie
elle-mĂȘme ose parler dâapoplexie?
Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa fuite, ne put concevoir les
bruits Ă©tranges qui remplissaient la citadelle au moment oĂč lâon y
rapportait le gouverneur Ă demi mort. Dâabord il eut quelque idĂ©e que sa
sentence Ă©tait changĂ©e, et quâon venait le mettre Ă mort. Voyant ensuite
que personne ne se présentait dans sa chambre, il pensa que Clélia avait
Ă©tĂ© trahie, quâĂ sa rentrĂ©e dans la forteresse on lui avait enlevĂ© les
cordes que probablement elle rapportait, et quâenfin ses projets de
fuite Ă©taient dĂ©sormais impossibles. Le lendemain, Ă lâaube du jour, il
vit entrer dans sa chambre un homme Ă lui inconnu, qui, sans dire mot,
y déposa un panier de fruits: sous les fruits était cachée la lettre
suivante:
Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, grùce
au ciel, de mon consentement, mais Ă lâoccasion dâune idĂ©e que jâavais
eue, jâai fait vĆu Ă la trĂšs sainte Vierge que si, par lâeffet de sa
sainte intercession, mon pĂšre est sauvĂ©, jamais je nâopposerai un refus
Ă ses ordres; jâĂ©pouserai le marquis aussitĂŽt que jâen serai requise par
lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois quâil est de mon
devoir dâachever ce qui a Ă©tĂ© commencĂ©. Dimanche prochain, au retour de
la messe oĂč lâon vous conduira Ă ma demande (songez Ă prĂ©parer votre
Ăąme, vous pouvez vous tuer dans la difficile entreprise); au retour de
la messe, dis-je, retardez le plus possible votre rentrée dans votre
chambre; vous y trouverez ce qui vous est nĂ©cessaire pour lâentreprise
mĂ©ditĂ©e. Si vous pĂ©rissez, jâaurai lâĂąme navrĂ©e! Pourrez-vous mâaccuser
dâavoir contribuĂ© Ă votre mort? La duchesse elle-mĂȘme ne mâa-t-elle pas
rĂ©pĂ©tĂ© Ă diverses reprises que la faction Raversi lâemporte? on veut
lier le prince par une cruauté qui le sépare à jamais du comte Mosca.
La duchesse, fondant en larmes, mâa jurĂ© quâil ne reste que cette
ressource: vous périssez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous
regarder, jâen ai fait le vĆu; mais si dimanche, vers le soir, vous me
voyez entiĂšrement vĂȘtue de noir, Ă la fenĂȘtre accoutumĂ©e, ce sera le
signal que la nuit suivante tout sera disposĂ© autant quâil est possible
Ă mes faibles moyens. AprĂšs onze heures, peut-ĂȘtre seulement Ă minuit
ou une heure, une petite lampe paraĂźtra Ă ma fenĂȘtre, ce sera lâinstant
décisif; recommandez-vous à votre saint patron, prenez en hùte les
habits de prĂȘtre dont vous ĂȘtes pourvu, et marchez.
Adieu, Fabrice, je serai en priÚre, et répandant les larmes les plus
amĂšres, vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands
dangers. Si vous périssez, je ne vous survivrai point; grand Dieu!
quâest-ce que je dis? mais si vous rĂ©ussissez, je ne vous reverrai
jamais. Dimanche, aprĂšs la messe, vous trouverez dans votre prison
lâargent, les poisons, les cordes, envoyĂ©s par cette femme terrible
qui vous aime avec passion, et qui mâa rĂ©pĂ©tĂ© jusquâĂ trois fois quâil
fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone!
Fabio Conti était un geÎlier toujours inquiet, toujours malheureux,
voyant toujours en songe quelquâun de ses prisonniers lui Ă©chapper:
il était abhorré de tout ce qui était dans la citadelle; mais le
malheur inspirant les mĂȘmes rĂ©solutions Ă tous les hommes, les pauvres
prisonniers, ceux-lĂ mĂȘmes qui Ă©taient enchaĂźnĂ©s dans des cachots hauts
de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et oĂč
ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, mĂȘme
ceux-lĂ , dis-je, eurent lâidĂ©e de faire chanter Ă leur frais un Te Deum
lorsquâils surent que leur gouverneur Ă©tait hors de danger. Deux ou
trois de ces malheureux firent des sonnets en lâhonneur de Fabio Conti.
O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blĂąme soit conduit
par sa destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec
huit onces de pain par jour et jeûnant les vendredis.
Clélia, qui ne quittait la chambre de son pÚre que pour aller prier dans
la chapelle, dit que le gouverneur avait décidé que les réjouissances
nâauraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice
assista Ă la messe et au Te Deum; le soir il y eut feu dâartifice,
et dans les salles basses du chĂąteau lâon distribua aux soldats une
quantité de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accordée;
une main inconnue avait mĂȘme envoyĂ© plusieurs tonneaux dâeau-de-vie que
les soldats dĂ©foncĂšrent. La gĂ©nĂ©rositĂ© des soldats qui sâenivraient ne
voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles
autour du palais souffrissent de leur position; Ă mesure quâils
arrivaient à leurs guérites, un domestique affidé leur donnait du vin,
et lâon ne sait par quelle main ceux qui furent placĂ©s en sentinelle
à minuit et pendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre
dâeau-de-vie, et lâon oubliait Ă chaque fois la bouteille auprĂšs de la
guérite (comme il a été prouvé au procÚs qui suivit).
Le dĂ©sordre dura plus longtemps que ClĂ©lia ne lâavait pensĂ©, et ce ne
fut que vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours,
avait sciĂ© deux barreaux de sa fenĂȘtre, celle qui ne donnait pas vers
la voliĂšre, commença Ă dĂ©monter lâabat-jour; il travaillait presque
sur la tĂȘte des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils
nâentendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux nĆuds seulement Ă
lâimmense corde nĂ©cessaire pour descendre de cette terrible hauteur
de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandouliĂšre
autour de son corps: elle le gĂȘnait beaucoup, son volume Ă©tant Ă©norme;
les nĆuds lâempĂȘchaient de former masse, et elle sâĂ©cartait Ă plus de
dix-huit pouces du corps. «Voilà le grand obstacle», se dit Fabrice.
Cette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle
il comptait descendre les trente-cinq pieds qui sĂ©paraient sa fenĂȘtre
de lâesplanade oĂč Ă©tait le palais du gouverneur. Mais comme pourtant,
quelque enivrées que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas
descendre exactement sur leurs tĂȘtes, il sortit, comme nous lâavons dit,
par la seconde fenĂȘtre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit
dâune sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, dĂšs
que le général Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux
cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonné depuis un siÚcle.
Il disait quâaprĂšs lâavoir empoisonnĂ© on voulait lâassassiner dans son
lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de
lâeffet que cette mesure imprĂ©vue produisit sur le cĆur de ClĂ©lia: cette
fille pieuse sentait fort bien jusquâĂ quel point elle trahissait son
pĂšre, et un pĂšre qui venait dâĂȘtre presque empoisonnĂ© dans lâintĂ©rĂȘt
du prisonnier quâelle aimait. Elle vit presque dans lâarrivĂ©e imprĂ©vue
de ces deux cents hommes un arrĂȘt de la Providence qui lui dĂ©fendait
dâaller plus avant et de rendre la libertĂ© Ă Fabrice.
Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du
prisonnier. On avait encore traitĂ© ce triste sujet Ă la fĂȘte mĂȘme donnĂ©e
Ă lâoccasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une
pareille vĂ©tille, un coup dâĂ©pĂ©e maladroit donnĂ© Ă un comĂ©dien, un homme
de la naissance de Fabrice nâĂ©tait pas mis en libertĂ© au bout de neuf
mois de prison et avec la protection du premier ministre, câest quâil
y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de sâoccuper
davantage de lui, avait-on dit; sâil ne convenait pas au pouvoir de
le faire mourir en place publique, il mourrait bientĂŽt de maladie. Un
ouvrier serrurier qui avait été appelé au palais du général Fabio Conti
parla de Fabrice comme dâun prisonnier expĂ©diĂ© depuis longtemps et dont
on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme décida Clélia.
CHAPITRE XXII
Dans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses
et dĂ©sagrĂ©ables, mais Ă mesure quâil entendait sonner les heures qui le
rapprochaient du moment de lâaction, il se sentait allĂšgre et dispos.
La duchesse lui avait Ă©crit quâil serait surpris par le grand air, et
quâĂ peine hors de sa prison il se trouverait dans lâimpossibilitĂ© de
marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant sâexposer Ă ĂȘtre repris
que se prĂ©cipiter du haut dâun mur de cent quatre-vingts pieds. «Si ce
malheur mâarrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet,
je dormirai une heure, puis je recommencerai; puisque je lâai jurĂ© Ă
ClĂ©lia, jâaime mieux tomber du haut dâun rempart, si Ă©levĂ© quâil soit,
que dâĂȘtre toujours Ă faire des rĂ©flexions sur le goĂ»t du pain que je
mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas éprouver avant la fin,
quand on meurt empoisonnĂ©! Fabio Conti nây cherchera pas de façons, il
me fera donner de lâarsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.»
Vers le minuit un de ces brouillards épais et blancs que le PÎ jette
quelquefois sur ses rives sâĂ©tendit dâabord sur la ville, et ensuite
gagna lâesplanade et les bastions au milieu desquels sâĂ©lĂšve la
grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la
plate-forme, on nâapercevait plus les petits acacias qui environnaient
les jardins établis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts
pieds. «Voilà qui est excellent», pensa-t-il.
Un peu aprÚs que minuit et demi eut sonné, le signal de la petite lampe
parut Ă la fenĂȘtre de la voliĂšre. Fabrice Ă©tait prĂȘt Ă agir; il fit
un signe de croix, puis attacha à son lit la petite corde destinée
à lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le séparaient de la
plate-forme oĂč Ă©tait le palais. Il arriva sans encombre sur le toit
du corps de garde occupé depuis la veille par les deux cents hommes
de renfort dont nous avons parlé. Par malheur les soldats, à minuit
trois quarts quâil Ă©tait alors, nâĂ©taient pas encore endormis; pendant
quâil marchait Ă pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses,
Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur le toit,
et quâil fallait essayer de le tuer dâun coup de fusil. Quelques voix
prĂ©tendaient que ce souhait Ă©tait dâune grande impiĂ©tĂ©, dâautres
disaient que si lâon tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose,
le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison
inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hĂątait
le plus possible en marchant sur le toit et quâil faisait beaucoup plus
de bruit. Le fait est quâau moment oĂč, pendu Ă sa corde, il passa devant
les fenĂȘtres, par bonheur Ă quatre ou cinq pieds de distance Ă cause de
lâavance du toit, elles Ă©taient hĂ©rissĂ©es de baĂŻonnettes. Quelques-uns
ont prĂ©tendu que Fabrice toujours fou eut lâidĂ©e de jouer le rĂŽle du
diable, et quâil jeta Ă ces soldats une poignĂ©e de sequins. Ce qui est
sĂ»r, câest quâil avait semĂ© des sequins sur le plancher de sa chambre,
et il en sema aussi sur la plate-forme dans son trajet de la tour
FarnĂšse au parapet, afin de se donner la chance de distraire les soldats
qui auraient pu se mettre Ă le poursuivre.
Arrivé sur la plate-forme et entouré de sentinelles qui ordinairement
criaient tous les quarts dâheure une phrase entiĂšre: Tout est bien autour
de mon poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha
la pierre neuve.
Ce qui paraßt incroyable et pourrait faire douter du fait si le résultat
nâavait eu pour tĂ©moin une ville entiĂšre, câest que les sentinelles
placĂ©es le long du parapet nâaient pas vu et arrĂȘtĂ© Fabrice; Ă la
vérité, le brouillard dont nous avons parlé commençait à monter, et
Fabrice a dit que lorsquâil Ă©tait sur la plate-forme, le brouillard
lui semblait arrivĂ© dĂ©jĂ jusquâĂ moitiĂ© de la tour FarnĂšse. Mais
ce brouillard nâĂ©tait point Ă©pais, et il apercevait fort bien les
sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, poussé
comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux
sentinelles assez voisines. Il défit tranquillement la grande corde
quâil avait autour du corps et qui sâembrouilla deux fois; il lui fallut
beaucoup de temps pour la dĂ©brouiller et lâĂ©tendre sur le parapet. Il
entendait les soldats parler de tous les cÎtés, bien résolu à poignarder
le premier qui sâavancerait vers lui. «Je nâĂ©tais nullement troublĂ©,
ajoutait-il, il me semblait que jâaccomplissais une cĂ©rĂ©monie.»
Il attacha sa corde enfin débrouillée à une ouverture pratiquée dans le
parapet pour lâĂ©coulement des eaux, il monta sur ce mĂȘme parapet, et
pria Dieu avec ferveur; puis, comme un héros des temps de chevalerie,
il pensa un instant à Clélia. Combien je suis différent, se dit-il, du
Fabrice léger et libertin qui entra ici il y a neuf mois! Enfin il se
mit à descendre cette étonnante hauteur. Il agissait mécaniquement,
dit-il, et comme il eût fait en plein jour, descendant devant des amis,
pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout Ă
coup ses bras perdre leur force; il croit mĂȘme quâil lĂącha la corde un
instant; mais bientĂŽt il la reprit; peut-ĂȘtre, dit-il, il se retint
aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui lâĂ©corchaient.
Il éprouvait de temps à autre une douleur atroce entre les épaules,
elle allait jusquâĂ lui ĂŽter la respiration. Il y avait un mouvement
dâondulation fort incommode; il Ă©tait renvoyĂ© sans cesse de la corde
aux broussailles. Il fut touchĂ© par plusieurs oiseaux assez gros quâil
rĂ©veillait et qui se jetaient sur lui en sâenvolant. Les premiĂšres fois
il crut ĂȘtre atteint par des gens descendant de la citadelle par la mĂȘme
voie que lui pour le poursuivre, et il sâapprĂȘtait Ă se dĂ©fendre. Enfin
il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvĂ©nient que dâavoir
les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le talus
quâelle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et
les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup.
En arrivant en bas dans les jardins des soldats il tomba sur un acacia
qui, vu dâen haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur,
et qui en avait réellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait
lĂ endormi le prit pour un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se
dĂ©mit presque le bras gauche. Il se mit Ă fuir vers le rempart, mais, Ă
ce quâil dit, ses jambes lui semblaient comme du coton; il nâavait plus
aucune force. MalgrĂ© le pĂ©ril, il sâassit et but un peu dâeau-de-vie qui
lui restait. Il sâendormit quelques minutes au point de ne plus savoir
oĂč il Ă©tait; en se rĂ©veillant il ne pouvait comprendre comment, se
trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible vérité
revint à sa mémoire. AussitÎt il marcha vers le rempart; il y monta par
un grand escalier. La sentinelle, qui était placée tout prÚs, ronflait
dans sa guĂ©rite. Il trouva une piĂšce de canon gisant dans lâherbe; il
y attacha sa troisiĂšme corde; elle se trouva un peu trop courte, et
il tomba dans un fossĂ© bourbeux oĂč il pouvait y avoir un pied dâeau.
Pendant quâil se relevait et cherchait Ă se reconnaĂźtre, il se sentit
saisi par deux hommes: il eut peur un instant; mais bientĂŽt il entendit
prononcer prĂšs de son oreille et Ă voix basse:
--Ah! monsignore! monsignore!
Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient Ă la duchesse;
aussitĂŽt il sâĂ©vanouit profondĂ©ment. Quelque temps aprĂšs il sentit quâil
était porté par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis
on sâarrĂȘta, ce qui lui donna beaucoup dâinquiĂ©tude. Mais il nâavait
ni la force de parler ni celle dâouvrir les yeux; il sentait quâon le
serrait; tout Ă coup il reconnut le parfum des vĂȘtements de la duchesse.
Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots:
--Ah! chĂšre amie!
Puis il sâĂ©vanouit de nouveau profondĂ©ment.
Le fidÚle Bruno, avec une escouade de gens de police dévoués au comte,
Ă©tait en rĂ©serve Ă deux cents pas; le comte lui-mĂȘme Ă©tait cachĂ© dans
une petite maison tout prĂšs du lieu oĂč la duchesse attendait. Il nâeĂ»t
pas hĂ©sitĂ©, sâil lâeĂ»t fallu, Ă mettre lâĂ©pĂ©e Ă la main avec quelques
officiers à demi-solde, ses amis intimes; il se regardait comme obligé
de sauver la vie à Fabrice, qui lui semblait grandement exposé, et qui
jadis eĂ»t eu sa grĂące signĂ©e du prince, si lui Mosca nâeĂ»t eu la sottise
de vouloir éviter une sottise écrite au souverain.
Depuis minuit la duchesse, entourĂ©e dâhommes armĂ©s jusquâaux dents,
errait dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle
ne pouvait rester en place, elle pensait quâelle aurait Ă combattre pour
enlever Fabrice Ă des gens qui le poursuivraient. Cette imagination
ardente avait pris cent précautions, trop longues à détailler ici, et
dâune imprudence incroyable. On a calculĂ© que plus de quatre-vingts
agents Ă©taient sur pied cette nuit-lĂ , sâattendant Ă se battre pour
quelque chose dâextraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic Ă©taient
Ă la tĂȘte de tout cela, et le ministre de la police nâĂ©tait pas hostile;
mais le comte lui-mĂȘme remarqua que la duchesse ne fut trahie par
personne, et quâil ne sut rien comme ministre.
La duchesse perdit la tĂȘte absolument en revoyant Fabrice; elle le
serrait convulsivement dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant
couverte de sang: câĂ©tait celui des mains de Fabrice; elle le crut
dangereusement blessĂ©. AidĂ©e dâun de ses gens, elle lui ĂŽtait son habit
pour le panser, lorsque Ludovic, qui, par bonheur, se trouvait lĂ , mit
dâautoritĂ© la duchesse et Fabrice dans une des petites voitures qui
Ă©taient cachĂ©es dans un jardin prĂšs de la porte de la ville, et lâon
partit ventre Ă terre pour aller passer le PĂŽ prĂšs de Sacca. Ferrante,
avec vingt hommes bien armĂ©s, faisait lâarriĂšre-garde, et avait promis
sur sa tĂȘte dâarrĂȘter la poursuite. Le comte, seul et Ă pied, ne quitta
les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit que
rien ne bougeait. «Me voici en haute trahison!» se disait-il ivre de
joie.
Ludovic eut lâidĂ©e excellente de placer dans une voiture un jeune
chirurgien attaché à la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de
la tournure de Fabrice.
--Prenez la fuite, lui dit-il, du cÎté de Bologne; soyez fort maladroit,
tĂąchez de vous faire arrĂȘter; alors coupez-vous dans vos rĂ©ponses, et
enfin avouez que vous ĂȘtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps.
Mettez de lâadresse Ă ĂȘtre maladroit, vous en serez quitte pour un mois
de prison, et Madame vous donnera 50 sequins.
--Est-ce quâon songe Ă lâargent quand on sert Madame?
Il partit, et fut arrĂȘtĂ© quelques heures plus tard, ce qui causa une
joie bien plaisante au général Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le
danger de Fabrice, voyait sâenvoler sa baronnie.
LâĂ©vasion ne fut connue Ă la citadelle que sur les six heures du matin,
et ce ne fut quâĂ dix quâon osa en instruire le prince. La duchesse
avait été si bien servie que, malgré le profond sommeil de Fabrice,
quâelle prenait pour un Ă©vanouissement mortel, ce qui fit que trois fois
elle fit arrĂȘter la voiture, elle passait le PĂŽ dans une barque comme
quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive gauche; on
fit encore deux lieues avec une extrĂȘme rapiditĂ©, puis on fut arrĂȘtĂ©
plus dâune heure pour la vĂ©rification des passeports. La duchesse en
avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle était
folle ce jour-lĂ , elle sâavisa de donner dix napolĂ©ons au commis de la
police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes.
Ce commis, fort effrayĂ©, recommença lâexamen. On prit la poste; la
duchesse payait dâune façon si extravagante, que partout elle excitait
les soupçons en ce pays oĂč tout Ă©tranger est suspect. Ludovic lui vint
encore en aide; il dit que Mme la duchesse était folle de douleur,
Ă cause de la fiĂšvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier
ministre de Parme, quâelle emmenait avec elle consulter les mĂ©decins de
Pavie.
Ce ne fut quâĂ dix lieues par-delĂ le PĂŽ que le prisonnier se rĂ©veilla
tout à fait, il avait une épaule luxée et force écorchures. La duchesse
avait encore des façons si extraordinaires que le maĂźtre dâune auberge
de village, oĂč lâon dĂźna, crut avoir affaire Ă une princesse du sang
impĂ©rial, et allait lui faire rendre les honneurs quâil croyait lui
ĂȘtre dus, lorsque Ludovic dit Ă cet homme que la princesse le ferait
immanquablement mettre en prison sâil sâavisait de faire sonner les
cloches.
Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais.
Là seulement Fabrice était en toute sûreté; on le conduisit dans un
petit village écarté de la grande route; on pansa ses mains, et il
dormit encore quelques heures.
Ce fut dans ce village que la duchesse se livra Ă une action non
seulement horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien
funeste à la tranquillité du reste de sa vie. Quelques semaines avant
lâĂ©vasion de Fabrice, et un jour que tout Parme Ă©tait allĂ© Ă la porte de
la citadelle pour tĂącher de voir dans la cour lâĂ©chafaud quâon dressait
en son honneur, la duchesse avait montré à Ludovic, devenu le factotum
de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir dâun petit
cadre de fer, fort bien caché, une des pierres formant le fond du fameux
rĂ©servoir dâeau du palais Sanseverina, ouvrage du treiziĂšme siĂšcle, et
dont nous avons parlé. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de
ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue
folle, tant les regards quâelle lui lançait Ă©taient singuliers.
--Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner
quelques milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous ĂȘtes
un poÚte, vous auriez bientÎt mangé cet argent. Je vous donne la petite
terre de la Ricciarda, Ă une lieue de Casal-Maggiore.
Ludovic se jeta Ă ses pieds fou de joie, et protestant avec lâaccent du
cĆur que ce nâĂ©tait point pour gagner de lâargent quâil avait contribuĂ©
Ă sauver monsignore Fabrice; quâil lâavait toujours aimĂ© dâune façon
particuliĂšre depuis quâil avait eu lâhonneur de le conduire une fois
en sa qualité de troisiÚme cocher de Madame. Quand cet homme, qui
rĂ©ellement avait du cĆur, crut avoir assez occupĂ© de lui une aussi
grande dame, il prit congé; mais elle, avec des yeux étincelants, lui
dit:
--Restez.
Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant
de temps Ă autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme,
voyant que cette étrange promenade ne prenait point de fin, crut devoir
adresser la parole Ă sa maĂźtresse.
--Madame mâa fait un don tellement exagĂ©rĂ©, tellement au-dessus de
tout ce quâun pauvre homme tel que moi pouvait sâimaginer, tellement
supĂ©rieur surtout aux faibles services que jâai eu lâhonneur de rendre,
que je crois en conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la
Ricciarda. Jâai lâhonneur de rendre cette terre Ă Madame, et de la prier
de mâaccorder une pension de quatre cents francs.
--Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus
sombre, combien de fois avez-vous ouĂŻ dire que jâavais dĂ©sertĂ© un projet
une fois énoncé par moi?
AprĂšs cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques
minutes; puis, sâarrĂȘtant tout Ă coup, elle sâĂ©cria:
--Câest par hasard et parce quâil a su plaire Ă cette petite fille, que
la vie de Fabrice a Ă©tĂ© sauvĂ©e! Sâil nâavait Ă©tĂ© aimable, il mourait.
Est-ce que vous pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic
avec des yeux oĂč Ă©clatait la plus sombre fureur.
Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna de
vives inquiétudes pour la propriété de sa terre de la Ricciarda.
--Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et
changée du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient
une journée folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous
allez retourner Ă Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir
quelque danger?
--Peu de chose, Madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que
jâĂ©tais de la suite de monsignore Fabrice. Dâailleurs, si jâose le dire
à Madame, je brûle de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si
drĂŽle dâĂȘtre propriĂ©taire!
--Ta gaieté me plaßt. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense,
trois ou quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitié
de ce quâil me doit, et lâautre moitiĂ© de tous ces arrĂ©rages, je te
la donne, mais Ă cette condition: tu vas aller Ă Sacca, tu diras
quâaprĂšs-demain est le jour de la fĂȘte dâune de mes patronnes, et,
le soir qui suivra ton arrivée, tu feras illuminer mon chùteau de la
façon la plus splendide. NâĂ©pargne ni argent ni peine: songe quâil
sâagit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main jâai prĂ©parĂ©
cette illumination; depuis plus de trois ans jâai rĂ©uni dans les caves
du chĂąteau tout ce qui peut servir Ă cette noble fĂȘte; jâai donnĂ©
en dĂ©pĂŽt au jardinier toutes les piĂšces dâartifice nĂ©cessaires pour
un feu magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le
PĂŽ. Jâai quatre-vingt-neuf grands tonneaux de vin dans mes caves, tu
feras établir quatre-vingt-neuf fontaines de vin dans mon parc. Si le
lendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit pas bue, je dirai
que tu nâaimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin, lâillumination
et le feu dâartifice seront bien en train, tu tâesquiveras prudemment,
car il est possible, et câest mon espoir, quâĂ Parme toutes ces belles
choses-lĂ paraissent une insolence.
--Câest ce qui nâest pas possible seulement, câest sĂ»r; comme il
est certain aussi que le fiscal Rassi, qui a signé la sentence de
monsignore, en crĂšvera de rage. Et mĂȘme... ajouta Ludovic avec timiditĂ©,
si Madame voulait faire plus de plaisir Ă son pauvre serviteur que de
lui donner la moitié des arrérages de la Ricciarda, elle me permettrait
de faire une petite plaisanterie Ă ce Rassi...
--Tu es un brave homme! sâĂ©cria la duchesse avec transport, mais je te
dĂ©fends absolument de rien faire Ă Rassi; jâai le projet de le faire
pendre en public, plus tard. Quant Ă toi, tĂąche de ne pas te faire
arrĂȘter Ă Sacca, tout serait gĂątĂ© si je te perdais.
--Moi, Madame! Quand jâaurai dit que je fĂȘte une des patronnes de
Madame, si la police envoyait trente gendarmes pour déranger quelque
chose, soyez sĂ»re quâavant dâĂȘtre arrivĂ©s Ă la croix rouge qui est au
milieu du village, pas un dâeux ne serait Ă cheval. Ils ne se mouchent
pas du coude, non, les habitants de Sacca; tous contrebandiers finis et
qui adorent Madame.
--Enfin, reprit la duchesse dâun air singuliĂšrement dĂ©gagĂ©, si je donne
du vin Ă mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de
Parme; le mĂȘme soir oĂč mon chĂąteau sera illuminĂ©, prends le meilleur
cheval de mon écurie, cours à mon palais, à Parme, et ouvre le réservoir.
--Ah! lâexcellente idĂ©e quâa Madame! sâĂ©cria Ludovic, riant comme un
fou, du vin aux braves gens de Sacca, de lâeau aux bourgeois de Parme
qui Ă©taient si sĂ»rs, les misĂ©rables, que monsignore Fabrice allait ĂȘtre
empoisonné comme le pauvre L...
La joie de Ludovic nâen finissait point; la duchesse regardait avec
complaisance ses rires fous; il répétait sans cesse:
--Du vin aux gens de Sacca et de lâeau Ă ceux de Parme! Madame sait sans
doute mieux que moi que lorsquâon vida imprudemment le rĂ©servoir, il y
a une vingtaine dâannĂ©es, il y eut jusquâĂ un pied dâeau dans plusieurs
des rues de Parme.
--Et de lâeau aux gens de Parme, rĂ©pliqua la duchesse en riant. La
promenade devant la citadelle eĂ»t Ă©tĂ© remplie de monde si lâon eĂ»t
coupĂ© le cou Ă Fabrice... Tout le monde lâappelle le grand coupable...
Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne
sache que cette inondation a été faite par toi, ni ordonnée par moi.
Fabrice, le comte lui-mĂȘme, doivent ignorer cette folle plaisanterie...
Mais jâoubliais les pauvres de Sacca; va-tâen Ă©crire une lettre Ă mon
homme dâaffaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fĂȘte de ma
sainte patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et quâil
tâobĂ©isse en tout pour lâillumination, le feu dâartifice et le vin; que
le lendemain surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves.
--Lâhomme dâaffaires de Madame ne se trouvera embarrassĂ© quâen un point:
depuis cinq ans que Madame a le chĂąteau, elle nâa pas laissĂ© dix pauvres
dans Sacca.
--Et de lâeau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant.
Comment exécuteras-tu cette plaisanterie?
--Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, Ă dix
et demie mon cheval est Ă lâauberge des Trois Ganaches, sur la route
de Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda; Ă onze heures je
suis dans ma chambre au palais, et Ă onze heures et un quart de lâeau
pour les gens de Parme, et plus quâils nâen voudront, pour boire Ă la
santé du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors de la ville
par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut Ă la
citadelle, que le courage de monsignore et lâesprit de Madame viennent
de déshonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu,
et je fais mon entrée à la Ricciarda.
Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayé: elle regardait
fixement la muraille nue Ă six pas dâelle et, il faut en convenir, son
regard était atroce. «Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est
quâelle est folle!» La duchesse le regarda et devina sa pensĂ©e.
--Ah! monsieur Ludovic le grand poĂšte, vous voulez une donation par
écrit: courez me chercher une feuille de papier.
Ludovic ne se fit pas répéter cet ordre, et la duchesse écrivit de sa
main une longue reconnaissance antidatĂ©e dâun an, et par laquelle elle
déclarait avoir reçu, de Ludovic San Micheli la somme de 80 000 francs,
et lui avoir donné en gage la terre de la Ricciarda. Si aprÚs douze mois
rĂ©volus la duchesse nâavait pas rendu lesdits 80 000 francs Ă Ludovic,
la terre de la Ricciarda resterait sa propriété.
«Il est beau, se disait la duchesse, de donner à un serviteur fidÚle le
tiers Ă peu prĂšs de ce qui me reste pour moi-mĂȘme.»
--Ah çà ! dit la duchesse à Ludovic, aprÚs la plaisanterie du réservoir,
je ne te donne que deux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que
la vente soit valable, dis que câest une affaire qui remonte Ă plus dâun
an. Reviens me rejoindre à Belgirate, et cela sans le moindre délai;
Fabrice ira peut-ĂȘtre en Angleterre oĂč tu le suivras.
Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.
On sâĂ©tablit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel
attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entiÚrement changé;
dĂšs les premiers moments oĂč il sâĂ©tait rĂ©veillĂ© de son sommeil, en
quelque sorte lĂ©thargique, aprĂšs sa fuite, la duchesse sâĂ©tait aperçue
quâil se passait en lui quelque chose dâextraordinaire. Le sentiment
profond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce
nâĂ©tait rien moins que ceci: il Ă©tait au dĂ©sespoir dâĂȘtre hors de
prison. Il se gardait bien dâavouer cette cause de sa tristesse, elle
eût amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.
--Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation
lorsque la faim te forçait Ă te nourrir, pour ne pas tomber, dâun de ces
mets détestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation,
y a-t-il ici quelque goĂ»t singulier, est-ce que je mâempoisonne en cet
instant, cette sensation ne te fait pas horreur?
--Je pensais Ă la mort, rĂ©pondait Fabrice, comme je suppose quây pensent
les soldats: câĂ©tait une chose possible que je pensais bien Ă©viter par
mon adresse.
Ainsi quelle inquiĂ©tude, quelle douleur pour la duchesse! Cet ĂȘtre
adoré, singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie
Ă une rĂȘverie profonde; il prĂ©fĂ©rait la solitude mĂȘme au plaisir de
parler de toutes choses, et Ă cĆur ouvert, Ă la meilleure amie quâil eĂ»t
au monde. Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprÚs de la
duchesse, il eût comme jadis donné cent fois sa vie pour elle; mais son
ùme était ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac
sublime sans se dire une parole. La conversation, lâĂ©change de pensĂ©es
froides dĂ©sormais possible entre eux, eĂ»t peut-ĂȘtre semblĂ© agrĂ©able Ă
dâautres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce
quâĂ©tait leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les
avait sĂ©parĂ©s. Fabrice devait Ă la duchesse lâhistoire des neuf mois
passés dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce séjour il
nâavait Ă dire que des paroles brĂšves et incomplĂštes.
«Voilà ce qui devait arriver tÎt ou tard, se disait la duchesse avec une
tristesse sombre. Le chagrin mâa vieillie, ou bien il aime rĂ©ellement,
et je nâai plus que la seconde place dans son cĆur.» Avilie, atterrĂ©e
par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait
quelquefois: «Si le ciel voulait que Ferrante fût devenu tout à fait fou
ou manquùt de courage, il me semble que je serais moins malheureuse.»
DĂšs ce moment ce demi-remords empoisonna lâestime que la duchesse avait
pour son propre caractÚre. «Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me
repens dâune rĂ©solution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!
«Le ciel lâa voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel
droit voudrais-je quâil ne fĂ»t pas amoureux? Une seule parole dâamour
véritable a-t-elle jamais été échangée entre nous?»
Cette idée si raisonnable lui Îta le sommeil, et enfin ce qui montrait
que la vieillesse et lâaffaiblissement de lâĂąme Ă©taient arrivĂ©es pour
elle avec la perspective dâune illustre vengeance, elle Ă©tait cent
fois plus malheureuse Ă Belgirate quâĂ Parme. Quant Ă la personne qui
pouvait causer lâĂ©trange rĂȘverie de Fabrice, il nâĂ©tait guĂšre possible
dâavoir des doutes raisonnables: ClĂ©lia Conti, cette fille si pieuse,
avait trahi son pĂšre puisquâelle avait consenti Ă enivrer la garnison,
et jamais Fabrice ne parlait de Clélia! «Mais, ajoutait la duchesse
se frappant la poitrine avec dĂ©sespoir, si la garnison nâeĂ»t pas Ă©tĂ©
enivrée, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles;
ainsi câest elle qui lâa sauvĂ©!»
CâĂ©tait avec une extrĂȘme difficultĂ© que la duchesse obtenait de Fabrice
des détails sur les événements de cette nuit, «qui, se disait la
duchesse, autrefois eĂ»t formĂ© entre nous le sujet dâun entretien sans
cesse renaissant! Dans ces temps fortunés, il eût parlé tout un jour
et avec une verve et une gaieté sans cesse renaissantes sur la moindre
bagatelle que je mâavisais de mettre en avant.»
Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port
de Locarno, ville suisse Ă lâextrĂ©mitĂ© du lac Majeur. Tous les jours
elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac.
Eh bien! une fois quâelle sâavisa de monter chez lui, elle trouva sa
chambre tapissĂ©e dâune quantitĂ© de vues de la ville de Parme quâil avait
fait venir de Milan ou de Parme mĂȘme, pays quâil aurait dĂ» tenir en
abomination. Son petit salon, changé en atelier, était encombré de tout
lâappareil dâun peintre Ă lâaquarelle, et elle le trouva finissant une
troisiĂšme vue de la tour FarnĂšse et du palais du gouverneur.
--Il ne te manque plus, lui dit-elle dâun air piquĂ©, que de faire de
souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement
tâempoisonner. Mais jây songe, continua la duchesse, tu devrais lui
Ă©crire une lettre dâexcuses dâavoir pris la libertĂ© de te sauver et de
donner un ridicule Ă sa citadelle.
La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu
de sĂ»retĂ©, le premier soin de Fabrice avait Ă©tĂ© dâĂ©crire au gĂ©nĂ©ral
Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien
ridicule; il lui demandait pardon de sâĂȘtre sauvĂ©, allĂ©guant pour
excuse quâil avait pu croire que certain subalterne de la prison avait
Ă©tĂ© chargĂ© de lui administrer du poison. Peu lui importait ce quâil
écrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient cette
lettre, et sa figure Ă©tait couverte de larmes en lâĂ©crivant. Il la
termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en
liberté, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la
tour FarnĂšse. CâĂ©tait lĂ la pensĂ©e capitale de sa lettre, il espĂ©rait
que ClĂ©lia la comprendrait. Dans son humeur Ă©crivante, et dans lâespoir
dâĂȘtre lu par quelquâun, Fabrice adressa des remerciements Ă don Cesare,
ce bon aumĂŽnier qui lui avait prĂȘtĂ© des livres de thĂ©ologie. Quelques
jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno Ă faire le
voyage de Milan, oĂč ce libraire, ami du cĂ©lĂšbre bibliomane Reina, acheta
les plus magnifiques Ă©ditions quâil pĂ»t trouver des ouvrages prĂȘtĂ©s par
don Cesare. Le bon aumÎnier reçut ces livres et une belle lettre qui
lui disait que, dans des moments dâimpatience, peut-ĂȘtre pardonnables
à un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de ces livres de
notes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer dans
sa bibliothĂšque par les volumes que la plus vive reconnaissance se
permettait de lui présenter.
Fabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages
infinis dont il avait chargĂ© les marges dâun exemplaire in-folio des
Ćuvres de saint JĂ©rĂŽme. Dans lâespoir quâil pourrait renvoyer ce livre
au bon aumĂŽnier, et lâĂ©changer contre un autre, il avait Ă©crit jour par
jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait
en prison; les grands Ă©vĂ©nements nâĂ©taient autre chose que des extases
dâamour divin(ce mot divin en remplaçait un autre quâon nâosait Ă©crire).
TantÎt cet amour divin conduisait le prisonnier à un profond désespoir,
dâautres fois une voix entendue Ă travers les airs rendait quelque
espérance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement,
était écrit avec une encre de prison, formée de vin, de chocolat et de
suie, et don Cesare nâavait fait quây jeter un coup dâĆil en replaçant
dans sa bibliothĂšque le volume de saint JĂ©rĂŽme. Sâil en avait suivi les
marges, il aurait vu quâun jour le prisonnier, se croyant empoisonnĂ©,
se fĂ©licitait de mourir Ă moins de quarante pas de distance de ce quâil
avait aimĂ© le mieux dans ce monde. Mais un autre Ćil que celui du bon
aumÎnier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idée: Mourir
prĂšs de ce quâon aime! exprimĂ©e de cent façons diffĂ©rentes, Ă©tait suivie
dâun sonnet oĂč lâon voyait que lâĂąme sĂ©parĂ©e, aprĂšs des tourments
atroces, de ce corps fragile quâelle avait habitĂ© pendant vingt-trois
ans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à tout ce qui exista
une fois, ne remonterait pas au ciel se mĂȘler aux chĆurs des anges
aussitĂŽt quâelle serait libre et dans le cas oĂč le jugement terrible
lui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus heureuse aprÚs
la mort quâelle nâavait Ă©tĂ© durant la vie, elle irait Ă quelques pas de
la prison, oĂč si longtemps elle avait gĂ©mi, se rĂ©unir Ă tout ce quâelle
avait aimĂ© au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, jâaurai
trouvé mon paradis sur la terre.
Quoiquâon ne parlĂąt de Fabrice Ă la citadelle de Parme que comme dâun
traßtre infùme qui avait violé les devoirs les plus sacrés, toutefois le
bon prĂȘtre don Cesare fut ravi par la vue des beaux livres quâun inconnu
lui faisait parvenir; car Fabrice avait eu lâattention de nâĂ©crire que
quelques jours aprĂšs lâenvoi, de peur que son nom ne fĂźt renvoyer tout
le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point de cette attention
Ă son frĂšre, qui entrait en fureur au seul nom de Fabrice; mais depuis
la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne intimité avec
son aimable niÚce; et comme il lui avait enseigné jadis quelques mots
de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages quâil recevait. Tel avait
Ă©tĂ© lâespoir du voyageur. Tout Ă coup ClĂ©lia rougit extrĂȘmement, elle
venait de reconnaĂźtre lâĂ©criture de Fabrice. De grands morceaux fort
étroits de papier jaune étaient placés en guise de signets en divers
endroits du volume. Et comme il est vrai de dire quâau milieu des plats
intĂ©rĂȘts dâargent, et de la froideur dĂ©colorĂ©e des pensĂ©es vulgaires qui
remplissent notre vie, les démarches inspirées par une vraie passion
manquent rarement de produire leur effet; comme si une divinité propice
prenait le soin de les conduire par la main, Clélia, guidée par cet
instinct et par la pensĂ©e dâune seule chose au monde, demanda Ă son
oncle de comparer lâancien exemplaire de saint JĂ©rĂŽme avec celui quâil
venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la sombre
tristesse oĂč lâabsence de Fabrice lâavait plongĂ©e, lorsquâelle trouva
sur les marges de lâancien saint JĂ©rĂŽme le sonnet dont nous avons parlĂ©,
et les mĂ©moires, jour par jour, de lâamour quâon avait senti pour elle!
DĂšs le premier jour elle sut le sonnet par cĆur; elle le chantait,
appuyĂ©e sur sa fenĂȘtre, devant la fenĂȘtre dĂ©sormais solitaire, oĂč elle
avait vu si souvent une petite ouverture se dĂ©masquer dans lâabat-jour.
Cet abat-jour avait Ă©tĂ© dĂ©montĂ© pour ĂȘtre placĂ© sur le bureau du
tribunal et servir de piĂšce de conviction dans un procĂšs ridicule que
Rassi instruisait contre Fabrice, accusĂ© du crime de sâĂȘtre sauvĂ©, ou,
comme disait le fiscal en riant lui-mĂȘme, de sâĂȘtre dĂ©robĂ© Ă la clĂ©mence
dâun prince magnanime!
Chacune des dĂ©marches de ClĂ©lia Ă©tait pour elle lâobjet dâun vif
remords, et depuis quâelle Ă©tait malheureuse les remords Ă©taient plus
vifs. Elle cherchait Ă apaiser un peu les reproches quâelle sâadressait,
en se rappelant le vĆu de ne jamais revoir Fabrice, fait par elle Ă la
Madone lors du demi-empoisonnement du général, et depuis chaque jour
renouvelé.
Son pĂšre avait Ă©tĂ© malade de lâĂ©vasion de Fabrice, et, de plus, il avait
été sur le point de perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colÚre,
destitua tous les geĂŽliers de la tour FarnĂšse, et les fit passer comme
prisonniers dans la prison de la ville. Le général avait été sauvé en
partie par lâintercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir
enfermé au sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les
cercles de la cour.
Ce fut pendant les quinze jours que dura lâincertitude relativement Ă la
disgrùce du général Fabio Conti, réellement malade, que Clélia eut le
courage dâexĂ©cuter le sacrifice quâelle avait annoncĂ© Ă Fabrice. Elle
avait eu lâesprit dâĂȘtre malade le jour des rĂ©jouissances gĂ©nĂ©rales,
qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier, comme le lecteur sâen
souvient peut-ĂȘtre; elle fut malade aussi le lendemain, et, en un mot,
sut si bien se conduire, quâĂ lâexception du geĂŽlier Grillo, chargĂ©
spĂ©cialement de la garde de Fabrice, personne nâeut de soupçons sur sa
complicité, et Grillo se tut.
Mais aussitĂŽt que ClĂ©lia nâeut plus dâinquiĂ©tudes de ce cĂŽtĂ©, elle fut
plus cruellement agitée encore par ses justes remords. «Quelle raison au
monde, se disait-elle, peut diminuer le crime dâune fille qui trahit son
pÚre?»
Un soir, aprÚs une journée passée presque tout entiÚre à la chapelle et
dans les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de lâaccompagner chez
le gĂ©nĂ©ral, dont les accĂšs de fureur lâeffrayaient dâautant plus, quâĂ
tout propos il y mĂȘlait des imprĂ©cations contre Fabrice, cet abominable
traĂźtre.
Arrivée en présence de son pÚre, elle eut le courage de lui dire que si
toujours elle avait refusĂ© de donner la main au marquis Crescenzi, câest
quâelle ne sentait aucune inclination pour lui, et quâelle Ă©tait assurĂ©e
de ne point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le général
entra en fureur; et Clélia eut assez de peine à reprendre la parole.
Elle ajouta que si son pÚre, séduit par la grande fortune du marquis,
croyait devoir lui donner lâordre prĂ©cis de lâĂ©pouser, elle Ă©tait prĂȘte
à obéir. Le général fut tout étonné de cette conclusion, à laquelle il
Ă©tait loin de sâattendre; il finit pourtant par sâen rĂ©jouir. «Ainsi,
dit-il à son frÚre, je ne serai pas réduit à loger dans un second étage,
si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais
procédé.»
Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondément scandalisé de
lâĂ©vasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et rĂ©pĂ©tait dans lâoccasion
la phrase inventée par Rassi sur le plat procédé de ce jeune homme,
fort vulgaire dâailleurs, qui sâĂ©tait soustrait Ă la clĂ©mence du
prince. Cette phrase spirituelle, consacrée par la bonne compagnie, ne
prit point dans le peuple. Laissé à son bon sens, et tout en croyant
Fabrice fort coupable, il admirait la rĂ©solution quâil avait fallu
pour se lancer dâun mur si haut. Pas un ĂȘtre de la cour nâadmira ce
courage. Quant à la police, fort humiliée de cet échec, elle avait
dĂ©couvert officiellement quâune troupe de vingt soldats gagnĂ©s par
les distributions dâargent de la duchesse, cette femme si atrocement
ingrate, et dont on ne prononçait plus le nom quâavec un soupir, avaient
tendu à Fabrice quatre échelles liées ensemble, et de quarante-cinq
pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde quâon avait
liĂ©e aux Ă©chelles nâavait eu que le mĂ©rite fort vulgaire dâattirer
ces échelles à lui. Quelques libéraux connus par leur imprudence, et
entre autres le médecin C***, agent payé directement par le prince,
ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu
la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient
facilitĂ© la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut blĂąmĂ© mĂȘme des
libéraux véritables, comme ayant causé par son imprudence la mort de
huit pauvres soldats. Câest ainsi que les petits despotismes rĂ©duisent Ă
rien la valeur de lâopinion 7.
CHAPITRE XXIII
Au milieu de ce dĂ©chaĂźnement gĂ©nĂ©ral, le seul archevĂȘque Landriani se
montra fidĂšle Ă la cause de son jeune ami; il osait rĂ©pĂ©ter, mĂȘme Ă la
cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout
procÚs, il faut réserver une oreille pure de tout préjugé pour entendre
les justifications dâun absent.
DĂšs le lendemain de lâĂ©vasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient
reçu un sonnet assez médiocre qui célébrait cette fuite comme une des
belles actions du siĂšcle, et comparait Fabrice Ă un ange arrivant sur
la terre les ailes étendues. Le surlendemain soir, tout Parme répétait
un sonnet sublime. CâĂ©tait le monologue de Fabrice se laissant glisser
le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce
sonnet lui donna rang dans lâopinion par deux vers magnifiques, tous les
connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.
Mais ici il me faudrait chercher le style Ă©pique: oĂč trouver des
couleurs pour peindre les torrents dâindignation qui tout Ă coup
submergĂšrent tous les cĆurs bien pensants, lorsquâon apprit lâeffroyable
insolence de cette illumination du chĂąteau de Sacca? Il nây eut quâun
cri contre la duchesse; mĂȘme les libĂ©raux vĂ©ritables trouvĂšrent
que câĂ©tait compromettre dâune façon barbare les pauvres suspects
retenus dans les diverses prisons, et exaspĂ©rer inutilement le cĆur
du souverain. Le comte Mosca dĂ©clara quâil ne restait plus quâune
ressource aux anciens amis de la duchesse, câĂ©tait de lâoublier. Le
concert dâexĂ©cration fut donc unanime: un Ă©tranger passant par la ville
eĂ»t Ă©tĂ© frappĂ© de lâĂ©nergie de lâopinion publique. Mais en ce pays oĂč
lâon sait apprĂ©cier le plaisir de la vengeance, lâillumination de Sacca
et la fĂȘte admirable donnĂ©e dans le parc Ă plus de six mille paysans
eurent un immense succÚs. Tout le monde répétait à Parme que la duchesse
avait fait distribuer mille sequins Ă ses paysans; on expliquait ainsi
lâaccueil un peu dur fait Ă une trentaine de gendarmes que la police
avait eu la nigauderie dâenvoyer dans ce petit village, trente-six
heures aprĂšs la soirĂ©e sublime et lâivresse gĂ©nĂ©rale qui lâavait suivie.
Les gendarmes, accueillis Ă coups de pierres, avaient pris la fuite, et
deux dâentre eux, tombĂ©s de cheval, avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans le PĂŽ.
Quant Ă la rupture du grand rĂ©servoir dâeau du palais Sanseverina, elle
avait passĂ© Ă peu prĂšs inaperçue: câĂ©tait pendant la nuit que quelques
rues avaient Ă©tĂ© plus ou moins inondĂ©es, le lendemain on eĂ»t dit quâil
avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres dâune fenĂȘtre du
palais, de façon que lâentrĂ©e des voleurs Ă©tait expliquĂ©e.
On avait mĂȘme trouvĂ© une petite Ă©chelle. Le seul comte Mosca reconnut le
génie de son amie.
Fabrice Ă©tait parfaitement dĂ©cidĂ© Ă revenir Ă Parme aussitĂŽt quâil le
pourrait; il envoya Ludovic porter une longue lettre Ă lâarchevĂȘque,
et ce fidĂšle serviteur revint mettre Ă la poste au premier village du
Piémont, à Sannazaro, au couchant de Pavie, une épßtre latine que le
digne prélat adressait à son jeune protégé. Nous ajouterons un détail
qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays
oĂč lâon nâa plus besoin de prĂ©cautions. Le nom de Fabrice del Dongo
nâĂ©tait jamais Ă©crit; toutes les lettres qui lui Ă©taient destinĂ©es
Ă©taient adressĂ©es Ă Ludovic San Micheli, Ă Locarno en Suisse, ou Ă
Belgirate en PiĂ©mont. Lâenveloppe Ă©tait faite dâun papier grossier, le
cachet mal appliquĂ©, lâadresse Ă peine lisible, et quelquefois ornĂ©e
de recommandations dignes dâune cuisiniĂšre; toutes les lettres Ă©taient
datées de Naples six jours avant la date véritable.
Du village piémontais de Sannazaro, prÚs de Pavie, Ludovic retourna en
toute hĂąte Ă Parme: il Ă©tait chargĂ© dâune mission Ă laquelle Fabrice
mettait la plus grande importance; il ne sâagissait de rien moins que
de faire parvenir à Clélia Conti un mouchoir de soie sur lequel était
imprimĂ© un sonnet de PĂ©trarque. Il est vrai quâun mot Ă©tait changĂ© Ă ce
sonnet; Clélia le trouva sur sa table deux jours aprÚs avoir reçu les
remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des
hommes, et il nâest pas besoin de dire quelle impression cette marque
dâun souvenir toujours constant produisit sur son cĆur.
Ludovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce
qui se passait Ă la citadelle. Ce fut lui qui apprit Ă Fabrice la triste
nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une
chose dĂ©cidĂ©e; il ne se passait presque pas de journĂ©e sans quâil donnĂąt
une fĂȘte Ă ClĂ©lia, dans lâintĂ©rieur de la citadelle. Une preuve dĂ©cisive
du mariage câest que ce marquis, immensĂ©ment riche et par consĂ©quent
fort avare, comme câest lâusage parmi les gens opulents du nord de
lâItalie, faisait des prĂ©paratifs immenses, et pourtant il Ă©pousait une
fille sans dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio Conti, fort
choquĂ©e de cette remarque, la premiĂšre qui se fĂ»t prĂ©sentĂ©e Ă lâesprit
de tous ses compatriotes, venait dâacheter une terre de plus de 300 000
francs, et cette terre, lui qui nâavait rien, il lâavait payĂ©e comptant,
apparemment des deniers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré
quâil donnait cette terre en mariage Ă sa fille. Mais les frais dâacte
et autres, montant à plus de 12 000 francs, semblÚrent une dépense fort
ridicule au marquis Crescenzi, ĂȘtre Ă©minemment logique. De son cĂŽtĂ© il
faisait fabriquer Ă Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien
agencĂ©es et calculĂ©es par lâagrĂ©ment de lâĆil, par le cĂ©lĂšbre Pallagi,
peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie
prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme lâunivers le
sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient
meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chaussée du palais
du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus Ă Parme
coûtÚrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles, ajoutées
Ă celles que la maison possĂ©dait dĂ©jĂ , sâĂ©leva Ă 200 000 francs. A
lâexception de deux salons, ouvrages cĂ©lĂšbres du Parmesan, le grand
peintre du pays aprĂšs le divin CorrĂšge, toutes les piĂšces du premier et
du second étage étaient maintenant occupées par les peintres célÚbres de
Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures Ă fresque.
Fokelberg, le grand sculpteur suédois, Tenerani de Rome, et Marchesi
de Milan, travaillaient depuis un an à dix bas-reliefs représentant
autant de belles actions de Crescentius, ce véritable grand homme.
La plupart des plafonds, peints Ă fresque, offraient aussi quelque
allusion Ă sa vie. On admirait gĂ©nĂ©ralement le plafond oĂč Hayez, de
Milan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Elysées par
François Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di
Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du Moyen Age.
Lâadmiration pour ces Ăąmes dâĂ©lite est supposĂ©e faire Ă©pigramme contre
les gens au pouvoir.
Tous ces dĂ©tails magnifiques occupaient exclusivement lâattention de la
noblesse et des bourgeois de Parme, et percĂšrent le cĆur de notre hĂ©ros
lorsquâil les lut racontĂ©s, avec une admiration naĂŻve, dans une longue
lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dictée à un douanier de
Casal-Maggiore.
«Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de
rente en tout et pour tout! câest vraiment une insolence Ă moi dâoser
ĂȘtre amoureux de ClĂ©lia Conti, pour qui se font tous ces miracles.»
Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit
de sa mauvaise Ă©criture, annonçait Ă son maĂźtre quâil avait rencontrĂ©
le soir, et dans lâĂ©tat dâun homme qui se cache, le pauvre Grillo son
ancien geÎlier, qui avait été mis en prison, puis relùché. Cet homme
lui avait demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avait donné
quatre au nom de la duchesse. Les anciens geÎliers récemment mis en
libertĂ©, au nombre de douze, se prĂ©paraient Ă donner une fĂȘte Ă coups
de couteau (un trattamento di coltellate) aux nouveaux geĂŽliers leurs
successeurs, si jamais ils parvenaient Ă les rencontrer hors de la
citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait
sérénade à la forteresse, que Mlle Clélia Conti était fort pùle, souvent
malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic
reçut, courrier par courrier, lâordre de revenir Ă Locarno. Il revint,
et les dĂ©tails quâil donna de vive voix furent encore plus tristes pour
Fabrice.
On peut juger de lâamabilitĂ© dont celui-ci Ă©tait pour la pauvre
duchesse; il eût souffert mille morts plutÎt que de prononcer devant
elle le nom de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour
Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la fois sublime et
attendrissant.
La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si
heureuse avant lâincident de la mort de Giletti! et maintenant, quel
Ă©tait son sort! elle vivait dans lâattente dâun Ă©vĂ©nement affreux dont
elle se serait bien gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois,
lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en
lui apprenant quâun jour il serait vengĂ©.
On peut se faire quelque idĂ©e maintenant de lâagrĂ©ment des entretiens
de Fabrice avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours
entre eux. Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse
avait cédé à la tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop
chéri. Le comte lui écrivait presque tous les jours; apparemment il
envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres
portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le
pauvre homme se torturait lâesprit pour ne pas parler trop ouvertement
de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, Ă peine si
on les parcourait dâun Ćil distrait. Que fait, hĂ©las! la fidĂ©litĂ© dâun
amant estimĂ©, quand on a le cĆur percĂ© par la froideur de celui quâon
lui préfÚre?
En deux mois de temps la duchesse ne lui rĂ©pondit quâune fois et ce fut
pour lâengager Ă sonder le terrain auprĂšs de la princesse, et Ă voir
si, malgrĂ© lâinsolence du feu dâartifice, on recevrait avec plaisir une
lettre de la duchesse. La lettre quâil devait prĂ©senter, sâil le jugeait
Ă propos, demandait la place de chevalier dâhonneur de la princesse,
devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait
quâelle lui fĂ»t accordĂ©e en considĂ©ration de son mariage. La lettre de
la duchesse Ă©tait un chef-dâĆuvre: câĂ©tait le respect le plus tendre
et le mieux exprimĂ©; on nâavait pas admis dans ce style courtisanesque
le moindre mot dont les consĂ©quences, mĂȘme les plus Ă©loignĂ©es, pussent
nâĂȘtre pas agrĂ©ables Ă la princesse. Aussi la rĂ©ponse respirait-elle une
amitiĂ© tendre et que lâabsence met Ă la torture.
Mon fils et moi, lui disait la princesse, nâavons pas eu une soirĂ©e
un peu passable depuis votre départ si brusque. Ma chÚre duchesse ne
se souvient donc plus que câest elle qui mâa fait rendre une voix
consultative dans la nomination des officiers de ma maison? Elle se
croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis,
comme si son dĂ©sir exprimĂ© nâĂ©tait pas pour moi le premier des motifs?
Le marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura
toujours une dans mon cĆur, et la premiĂšre, pour mon aimable duchesse.
Mon fils se sert absolument des mĂȘmes expressions, un peu fortes
pourtant dans la bouche dâun grand garçon de vingt et un ans, et vous
demande des Ă©chantillons de minĂ©raux de la vallĂ©e dâOrta, voisine de
Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que jâespĂšre frĂ©quentes, au
comte, qui vous dĂ©teste toujours et que jâaime surtout Ă cause de ces
sentiments. LâarchevĂȘque aussi vous est restĂ© fidĂšle. Nous espĂ©rons tous
vous revoir un jour: rappelez-vous quâil le faut. La marquise Ghisleri,
ma grande maĂźtresse, se dispose Ă quitter ce monde pour un meilleur:
la pauvre femme mâa fait bien du mal; elle me dĂ©plaĂźt encore en sâen
allant mal Ă propos; sa maladie me fait penser au nom que jâeusse mis
autrefois avec tant de plaisir Ă la place du sien, si toutefois jâeusse
pu obtenir ce sacrifice de lâindĂ©pendance de cette femme unique qui, en
nous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.
CâĂ©tait donc avec la conscience dâavoir cherchĂ© Ă hĂąter, autant quâil
était en elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la
duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois
quatre ou cinq heures Ă voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul
mot. La bienveillance était entiÚre et parfaite du cÎté de Fabrice;
mais il pensait Ă dâautres choses, et son Ăąme naĂŻve et simple ne lui
fournissait rien Ă dire. La duchesse le voyait, et câĂ©tait son supplice.
Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une
maison Ă Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom
promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenĂȘtre de son salon,
la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris
une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle
en engagea douze, et sâarrangea de façon Ă avoir un homme de chacun des
villages situés aux environs de Belgirate. La troisiÚme ou quatriÚme
fois quâelle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien
choisis, elle fit arrĂȘter le mouvement des rames.
--Je vous considĂšre tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux
vous confier un secret. Mon neveu Fabrice sâest sauvĂ© de prison; et
peut-ĂȘtre, par trahison, on cherchera Ă le reprendre, quoiquâil soit sur
votre lac, pays de franchise. Ayez lâoreille au guet, et prĂ©venez-moi de
tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise Ă entrer dans ma chambre
le jour et la nuit.
Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer.
Mais elle ne pensait pas quâil fĂ»t question de reprendre Fabrice:
câĂ©tait pour elle quâĂ©taient tous ces soins et, avant lâordre fatal
dâouvrir le rĂ©servoir du palais Sanseverina, elle nây eĂ»t pas songĂ©.
Sa prudence lâavait aussi engagĂ©e Ă prendre un appartement au port de
Locarno pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-mĂȘme
allait en Suisse. On peut juger de lâagrĂ©ment de leurs perpĂ©tuels
tĂȘte-Ă -tĂȘte par ce dĂ©tail: La marquise et ses filles vinrent les voir
deux fois, et la présence de ces étrangÚres leur fit plaisir; car,
malgré les liens du sang, on peut appeler étrangÚre une personne qui ne
sait rien de nos intĂ©rĂȘts les plus chers, et que lâon ne voit quâune
fois par an.
La duchesse se trouvait un soir Ă Locarno, chez Fabrice, avec la
marquise et ses deux filles. LâarchiprĂȘtre du pays et le curĂ© Ă©taient
venus prĂ©senter leurs respects Ă ces dames: lâarchiprĂȘtre, qui Ă©tait
intéressé dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des
nouvelles, sâavisa de dire:
--Le prince de Parme est mort!
La duchesse pĂąlit extrĂȘmement; elle eut Ă peine le courage de dire:
--Donne-t-on des détails?
--Non, rĂ©pondit lâarchiprĂȘtre; la nouvelle se borne Ă dire la mort, qui
est certaine.
La duchesse regarda Fabrice. «Jâai fait cela pour lui, se dit-elle;
jâaurais fait mille fois pis, et le voilĂ qui est lĂ devant moi
indifférent et songeant à une autre!» Il était au-dessus des forces
de la duchesse de supporter cette affreuse pensée; elle tomba dans un
profond Ă©vanouissement. Tout le monde sâempressa pour la secourir;
mais, en revenant Ă elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de
mouvement que lâarchiprĂȘtre et le curĂ©; il rĂȘvait comme Ă lâordinaire.
«Il pense Ă retourner Ă Parme, se dit la duchesse, et peut-ĂȘtre Ă rompre
le mariage de ClĂ©lia avec le marquis; mais je saurai lâempĂȘcher.»
Puis, se souvenant de la prĂ©sence des deux prĂȘtres, elle se hĂąta
dâajouter:
--CâĂ©tait un grand prince, et qui a Ă©tĂ© bien calomniĂ©! Câest une perte
immense pour nous!
Les deux prĂȘtres prirent congĂ©, et la duchesse, pour ĂȘtre seule, annonça
quâelle allait se mettre au lit.
«Sans doute, se disait-elle, la prudence mâordonne dâattendre un mois
ou deux avant de retourner Ă Parme; mais je sens que je nâaurai jamais
cette patience; je souffre trop ici. Cette rĂȘverie continuelle, ce
silence de Fabrice, sont pour mon cĆur un spectacle intolĂ©rable. Qui me
lâeĂ»t dit que je mâennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en
tĂȘte Ă tĂȘte avec lui, et au moment oĂč jâai fait pour le venger plus que
je ne puis lui dire! AprĂšs un tel spectacle, la mort nâest rien. Câest
maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine
que je trouvais dans mon palais Ă Parme lorsque jây reçus Fabrice
revenant de Naples. Si jâeusse dit un mot, tout Ă©tait fini, et peut-ĂȘtre
que, liĂ© avec moi, il nâeĂ»t pas songĂ© Ă cette petite ClĂ©lia; mais ce mot
me faisait une rĂ©pugnance horrible. Maintenant elle lâemporte sur moi.
Quoi de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis,
malade, jâai le double de son Ăąge!... Il faut mourir, il faut finir!
Une femme de quarante ans nâest plus quelque chose que pour les hommes
qui lâont aimĂ©e dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que
des jouissances de vanité; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison
de plus pour aller Ă Parme, et pour mâamuser. Si les choses tournaient
dâune certaine façon, on mâĂŽterait la vie. Eh bien! oĂč est le mal? Je
ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors,
je dirai Ă Fabrice: Ingrat! câest pour toi!... Oui, je ne puis trouver
dâoccupation pour ce peu de vie qui me reste quâĂ Parme; jây ferai
la grande dame. Quel bonheur si je pouvais ĂȘtre sensible maintenant
Ă toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la
Raversi! Alors, pour voir mon bonheur, jâavais besoin de regarder dans
les yeux de lâenvie... Ma vanitĂ© a un bonheur; Ă lâexception du comte
peut-ĂȘtre, personne nâaura pu deviner quel a Ă©tĂ© lâĂ©vĂ©nement qui a mis
fin Ă la vie de mon cĆur... Jâaimerai Fabrice, je serai dĂ©vouĂ©e Ă sa
fortune, mais il ne faut pas quâil rompe le mariage de la ClĂ©lia, et
quâil finisse par lâĂ©pouser... Non, cela ne sera pas!»
La duchesse en Ă©tait lĂ de son triste monologue lorsquâelle entendit un
grand bruit dans la maison.
«Bon! se dit-elle, voilĂ quâon vient mâarrĂȘter; Ferrante se sera
laissé prendre, il aura parlé. Eh bien! tant mieux! je vais avoir une
occupation; je vais leur disputer ma tĂȘte. Mais primo, il ne faut pas se
laisser prendre.»
La duchesse, Ă demi vĂȘtue, sâenfuit au fond de son jardin: elle songeait
déjà à passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne;
mais elle vit quâon entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno,
lâhomme de confiance du comte: il Ă©tait seul avec sa femme de chambre.
Elle sâapprocha de la porte-fenĂȘtre. Cet homme parlait Ă la femme de
chambre des blessures quâil avait reçues. La duchesse rentra chez elle,
Bruno se jeta presque Ă ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte
lâheure ridicule Ă laquelle il arrivait.
--AussitĂŽt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donnĂ© lâordre,
Ă toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des Etats
de Parme. En consĂ©quence, je suis allĂ© jusquâau PĂŽ avec les chevaux de
la maison; mais au sortir de la barque, ma voiture a été renversée,
brisĂ©e, abĂźmĂ©e, et jâai eu des contusions si graves que je nâai pu
monter Ă cheval, comme câĂ©tait mon devoir.
--Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que
vous ĂȘtes arrivĂ© Ă midi; vous nâallez pas me contredire.
--Je reconnais bien les bontés de Madame.
La politique dans une Ćuvre littĂ©raire, câest un coup de pistolet au
milieu dâun concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il
nâest pas possible de refuser son attention.
Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus dâune
raison, nous voudrions taire; mais nous sommes forcĂ©s dâen venir Ă des
Ă©vĂ©nements qui sont de notre domaine, puisquâils ont pour théùtre le
cĆur des personnages.
--Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse Ă
Bruno.
--Il était à la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long
du PÎ, à deux lieues de Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une
touffe dâherbe: il Ă©tait tout en sueur, et le froid lâa saisi; on lâa
transportĂ© dans une maison isolĂ©e, oĂč il est mort au bout de quelques
heures. Dâautres prĂ©tendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi,
et que tout lâaccident provient des casseroles de cuivre du paysan
chez lequel on est entré, qui étaient remplies de vert-de-gris. On a
dĂ©jeunĂ© chez cet homme. Enfin, les tĂȘtes exaltĂ©es, les jacobins, qui
racontent ce quâils dĂ©sirent, parlent de poison. Je sais que mon ami
Toto, fourrier de la cour, aurait pĂ©ri sans les soins gĂ©nĂ©reux dâun
manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en médecine, et lui
a fait faire des remÚdes fort singuliers. Mais on ne parle déjà plus de
cette mort du prince: au fait, câĂ©tait un homme cruel. Lorsque je suis
parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal général Rassi:
on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour
tùcher de faire sauver les prisonniers. Mais on prétendait que Fabio
Conti tirerait ses canons. Dâautres assuraient que les canonniers de
la citadelle avaient jetĂ© de lâeau sur leur poudre et ne voulaient pas
massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus intéressant:
tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un
homme est arrivé de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvé dans les
rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, lâa assommĂ©, et ensuite
on est allĂ© le pendre Ă lâarbre de la promenade qui est le plus voisin
de la citadelle. Le peuple était en marche pour aller briser cette
belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le
comte a pris un bataillon de la garde, lâa rangĂ© devant la statue, et a
fait dire au peuple quâaucun de ceux qui entreraient dans les jardins
nâen sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien
singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien
gendarme, mâa rĂ©pĂ©tĂ© plusieurs fois, câest que M. le comte a donnĂ© des
coups de pied au gĂ©nĂ©ral P..., commandant la garde du prince, et lâa
fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, aprÚs lui avoir arraché
ses épaulettes.
--Je reconnais bien lĂ le comte, sâĂ©cria la duchesse avec un transport
de joie quâelle nâeĂ»t pas prĂ©vu une minute auparavant: il ne souffrira
jamais quâon outrage notre princesse; et quant au gĂ©nĂ©ral P..., par
dĂ©vouement pour ses maĂźtres lĂ©gitimes, il nâa jamais voulu servir
lâusurpateur, tandis que le comte, moins dĂ©licat, a fait toutes les
campagnes dâEspagne, ce quâon lui a souvent reprochĂ© Ă la cour.
La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la
lecture pour faire cent questions Ă Bruno.
La lettre était bien plaisante; le comte employait les termes les plus
lugubres, et cependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot; il
évitait les détails sur le genre de mort du prince, et finissait sa
lettre par ces mots:
Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille
dâattendre un jour ou deux le courrier que la princesse tâenverra, Ă
ce que jâespĂšre, aujourdâhui ou demain; il faut que ton retour soit
magnifique comme ton départ a été hardi. Quant au grand criminel qui est
auprÚs de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appelés de
toutes les parties de cet Etat. Mais, pour faire punir ce monstre-lĂ
comme il le mĂ©rite, il faut dâabord que je puisse faire des papillotes
avec la premiĂšre sentence, si elle existe.
Le comte avait rouvert sa lettre:
Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des
cartouches aux deux bataillons de la garde; je vais me battre et mériter
de mon mieux ce surnom de Cruel dont les libĂ©raux mâont gratifiĂ© depuis
si longtemps. Cette vieille momie de général P... a osé parler dans
la caserne dâentrer en pourparlers avec le peuple Ă demi rĂ©voltĂ©. Je
tâĂ©cris du milieu de la rue; je vais au palais, oĂč lâon ne pĂ©nĂ©trera
que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en tâadorant quand
mĂȘme, ainsi que jâai vĂ©cu! Nâoublie pas de faire prendre 300 000 francs
déposés en ton nom chez D..., à Lyon.
VoilĂ ce pauvre diable de Rassi pĂąle comme la mort, et sans perruque; tu
nâas pas dâidĂ©e de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre;
ce serait un grand tort quâon lui ferait, il mĂ©rite dâĂȘtre Ă©cartelĂ©. Il
se rĂ©fugiait Ă mon palais, et mâa couru aprĂšs dans la rue; je ne sais
trop quâen faire... je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce
serait faire Ă©clater la rĂ©volte de ce cĂŽtĂ©. F... verra si je lâaime;
mon premier mot à Rassi a été: Il me faut la sentence contre M. del
Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites Ă tous
ces juges iniques, qui sont cause de cette révolte, que je les ferai
tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, sâils soufflent un mot de
cette sentence, qui nâa jamais existĂ©. Au nom de Fabrice, jâenvoie une
compagnie de grenadiers Ă lâarchevĂȘque. Adieu, cher ange! mon palais va
ĂȘtre brĂ»lĂ©, et je perdrai les charmants portraits que jâai de toi. Je
cours au palais pour faire destituer cet infùme général P..., qui fait
des siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait
le feu prince. Tous ces généraux ont une peur du diable; je vais, je
crois, me faire nommer général en chef.
La duchesse eut la malice de ne pas envoyer réveiller Fabrice; elle
se sentait pour le comte un accĂšs dâadmiration qui ressemblait fort
Ă de lâamour. «Toutes rĂ©flexions faites, se dit-elle, il faut que je
lâĂ©pouse.» Elle le lui Ă©crivit aussitĂŽt, et fit partir un de ses gens.
Cette nuit, la duchesse nâeut pas le temps dâĂȘtre malheureuse.
Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs
et qui fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent
bientĂŽt un homme portant la livrĂ©e du prince de Parme: câĂ©tait en effet
un de ses courriers qui, avant de descendre Ă terre, cria Ă la duchesse:
--La révolte est apaisée!
Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable
de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur
parchemin, qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande maĂźtresse
de la princesse douairiÚre. Ce jeune prince, savant en minéralogie, et
quâelle croyait un imbĂ©cile, avait eu lâesprit de lui Ă©crire un petit
billet; mais il y avait de lâamour Ă la fin. Le billet commençait ainsi:
Le comte dit, madame la duchesse, quâil est content de moi; le fait est
que jâai essuyĂ© quelques coups de fusil Ă ses cĂŽtĂ©s et que mon cheval a
Ă©tĂ© touchĂ©: Ă voir le bruit quâon fait pour si peu de chose, je dĂ©sire
vivement assister Ă une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre
mes sujets. Je dois tout au comte; tous mes gĂ©nĂ©raux, qui nâont pas fait
la guerre, se sont conduits comme des liĂšvres; je crois que deux ou
trois se sont enfuis jusquâĂ Bologne. Depuis quâun grand et dĂ©plorable
Ă©vĂ©nement mâa donnĂ© le pouvoir, je nâai point signĂ© dâordonnance qui
mâait Ă©tĂ© aussi agrĂ©able que celle qui vous nomme grande maĂźtresse de ma
mĂšre. Ma mĂšre et moi, nous nous sommes souvenus quâun jour vous admiriez
la belle vue que lâon a du palazzetode San Giovanni, qui jadis appartint
à Pétrarque, du moins on le dit; ma mÚre a voulu vous donner cette
petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et nâosant vous offrir
tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je
ne sais si vous ĂȘtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un
titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre Ă notre
digne archevĂȘque, qui a dĂ©ployĂ© une fermetĂ© bien rare chez les hommes
de soixante-dix ans. Vous ne mâen voudrez pas dâavoir rappelĂ© toutes
les dames exilées. On me dit que je ne dois plus signer, dorénavant,
quâaprĂšs avoir Ă©crit les mots votre affectionnĂ©: je suis fĂąchĂ© que lâon
me fasse prodiguer une assurance qui nâest complĂštement vraie que quand
je vous écris.
Votre affectionnĂ©, Ranuce-Ernest. Qui nâeĂ»t dit, dâaprĂšs ce langage, que
la duchesse allait jouir de la plus haute faveur? Toutefois elle trouva
quelque chose de fort singulier dans dâautres lettres du comte, quâelle
reçut deux heures plus tard. Il ne sâexpliquait point autrement, mais
lui conseillait de retarder de quelques jours son retour Ă Parme, et
dâĂ©crire Ă la princesse quâelle Ă©tait fort indisposĂ©e. La duchesse et
Fabrice nâen partirent pas moins pour Parme aussitĂŽt aprĂšs dĂźner. Le but
de la duchesse, que toutefois elle ne sâavouait pas, Ă©tait de presser le
mariage du marquis Crescenzi: Fabrice, de son cÎté, fit la route dans
des transports de bonheur fous, et qui semblĂšrent ridicules Ă sa tante.
Il avait lâespoir de revoir bientĂŽt ClĂ©lia; il comptait bien lâenlever,
mĂȘme malgrĂ© elle, sâil nây avait que ce moyen de rompre son mariage.
Le voyage de la duchesse et de son neveu fut trĂšs gai. A une poste
avant Parme, Fabrice sâarrĂȘta un instant pour reprendre lâhabit
ecclĂ©siastique; dâordinaire il Ă©tait vĂȘtu comme un homme en deuil. Quand
il rentra dans la chambre de la duchesse:
--Je trouve quelque chose de louche et dâinexplicable, lui dit-elle,
dans les lettres du comte. Si tu mâen croyais, tu passerais ici quelques
heures; je tâenverrai un courrier dĂšs que jâaurai parlĂ© Ă ce grand
ministre.
Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit Ă cet avis
raisonnable. Des transports de joie dignes dâun enfant de quinze ans
marquĂšrent la rĂ©ception que le comte fit Ă la duchesse, quâil appelait
sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand
enfin on en vint Ă la triste raison:
--Tu as fort bien fait dâempĂȘcher Fabrice dâarriver officiellement;
nous sommes ici en pleine réaction. Devine un peu le collÚgue que
le prince mâa donnĂ© comme ministre de la justice! câest Rassi, ma
chĂšre, Rassi, que jâai traitĂ© comme un gueux quâil est, le jour de nos
grandes affaires. A propos, je tâavertis quâon a supprimĂ© tout ce qui
sâest passĂ© ici. Si tu lis notre gazette, tu verras quâun commis de
la citadelle, nommĂ© Barbone, est mort dâune chute de voiture. Quant
aux soixante et tant de coquins que jâai fait tuer Ă coups de balles,
lorsquâils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se
portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla,
ministre de lâIntĂ©rieur, est allĂ© lui-mĂȘme Ă la demeure de chacun de ces
héros malheureux, et a remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs
amis, avec ordre de dire que le défunt était en voyage, et menace trÚs
expresse de la prison, si lâon sâavisait de faire entendre quâil avait
été tué. Un homme de mon propre ministÚre, les affaires étrangÚres, a
été envoyé en mission auprÚs des journalistes de Milan et de Turin, afin
quâon ne parle pas du malheureux Ă©vĂ©nement, câest le mot consacrĂ©; cet
homme doit pousser jusquâĂ Paris et Londres, afin de dĂ©mentir dans tous
les journaux, et presque officiellement, tout ce quâon pourrait dire de
nos troubles. Un autre agent sâest acheminĂ© vers Bologne et Florence.
Jâai haussĂ© les Ă©paules.
«Mais le plaisant, Ă mon Ăąge, câest que jâai eu un moment dâenthousiasme
en parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce
pleutre de gĂ©nĂ©ral P... En cet instant jâaurais donnĂ© ma vie, sans
balancer, pour le prince; jâavoue maintenant que câeĂ»t Ă©tĂ© une façon
bien bĂȘte de finir. Aujourdâhui, le prince, tout bon jeune homme quâil
est, donnerait cent Ă©cus pour que je mourusse de maladie; il nâose pas
encore me demander ma démission mais nous nous parlons le plus rarement
possible, et je lui envoie une quantité de petits rapports par écrit,
comme je le pratiquais avec le feu prince, aprĂšs la prison de Fabrice.
A propos, je nâai point fait des papillotes avec la sentence signĂ©e
contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me lâa point
remise. Vous avez donc fort bien fait dâempĂȘcher Fabrice dâarriver
ici officiellement. La sentence est toujours exécutoire; je ne crois
pas pourtant que le Rassi osĂąt faire arrĂȘter notre neveu aujourdâhui,
mais il est possible quâil lâose dans quinze jours. Si Fabrice veut
absolument rentrer en ville, quâil vienne loger chez moi.
--Mais la cause de tout ceci? sâĂ©cria la duchesse Ă©tonnĂ©e.
--On a persuadé au prince que je me donne des airs de dictateur et de
sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus
est, en parlant de lui, jâaurais prononcĂ© le mot fatal: <i>cet enfant</i>.
Le fait peut ĂȘtre vrai, jâĂ©tais exaltĂ© ce jour-lĂ : par exemple, je le
voyais un grand homme, parce quâil nâavait point trop de peur au milieu
des premiers coups de fusil quâil entendĂźt de sa vie. Il ne manque
point dâesprit, il a mĂȘme un meilleur ton que son pĂšre: enfin, je ne
saurais trop le rĂ©pĂ©ter, le fond du cĆur est honnĂȘte et bon; mais ce
cĆur sincĂšre et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon,
et croit quâil faut avoir lâĂąme bien noire soi-mĂȘme pour apercevoir de
telles choses: songez Ă lâĂ©ducation quâil a reçue!...
--Votre Excellence devait songer quâun jour il serait le maĂźtre, et
placer un homme dâesprit auprĂšs de lui.
--Dâabord, nous avons lâexemple de lâabbĂ© de Condillac, qui, appelĂ©
par le marquis de Felino, mon prédécesseur, ne fit de son élÚve que
le roi des nigauds. Il allait Ă la procession, et, en 1796, il ne sut
pas traiter avec le gĂ©nĂ©ral Bonaparte, qui eĂ»t triplĂ© lâĂ©tendue de ses
Etats. En second lieu, je nâai jamais cru rester ministre dix ans de
suite. Maintenant que je suis désabusé de tout, et cela depuis un mois,
je veux rĂ©unir un million, avant de laisser Ă elle-mĂȘme cette pĂ©taudiĂšre
que jâai sauvĂ©e. Sans moi, Parme eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©publique pendant deux mois,
avec le poĂšte Ferrante Palla pour dictateur.
Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.
--Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitiĂšme
siĂšcle: le confesseur et la maĂźtresse. Au fond, le prince nâaime que la
minĂ©ralogie, et peut-ĂȘtre vous, madame. Depuis quâil rĂšgne, son valet de
chambre dont je viens de faire le frĂšre capitaine, ce frĂšre a neuf mois
de service, ce valet de chambre, dis-je, est allé lui fourrer dans la
tĂȘte quâil doit ĂȘtre plus heureux quâun autre parce que son profil va se
trouver sur les Ă©cus. A la suite de cette belle idĂ©e est arrivĂ© lâennui.
«Maintenant il lui faut un aide de camp, remĂšde Ă lâennui. Eh bien!
quand il mâoffrirait ce fameux million qui nous est nĂ©cessaire pour
bien vivre Ă Naples ou Ă Paris, je ne voudrais pas ĂȘtre son remĂšde de
lâennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse.
Dâailleurs, comme jâai plus dâesprit que lui, au bout dâun mois il me
prendrait pour un monstre.
«Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre
et commandĂ© des corps dâarmĂ©e, ce qui lui avait donnĂ© de la tenue; on
trouvait en lui lâĂ©toffe dâun prince, et je pouvais ĂȘtre ministre bon
ou mauvais. Avec cet honnĂȘte homme de fils candide et vraiment bon,
je suis forcĂ© dâĂȘtre un intrigant. Me voici le rival de la derniĂšre
femmelette du chùteau, et rival fort inférieur, car je mépriserai
cent détails nécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces
femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les
appartements a eu lâidĂ©e de faire perdre au prince la clef dâun de ses
bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusĂ© de sâoccuper de toutes
les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; à la vérité
pour vingt francs on peut faire détacher les planches qui en forment le
fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V mâa dit que ce
serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.
«Jusquâici il lui a Ă©tĂ© absolument impossible de garder trois jours de
suite la mĂȘme volontĂ©. Sâil fĂ»t nĂ© monsieur le marquis un tel, avec de
la fortune, ce jeune prince eût été un des hommes les plus estimables
de sa cour, une sorte de Louis XVI; mais comment, avec sa naïveté
pieuse, va-t-il résister à toutes les savantes embûches dont il est
entouré? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant
que jamais; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple,
et qui Ă©tais rĂ©solu Ă tuer trois mille hommes sâil le fallait, plutĂŽt
que de laisser outrager la statue du prince qui avait été mon maßtre,
je suis un libéral enragé, je voulais faire signer une constitution, et
cent absurdités pareilles. Avec ces propos de république, les fous nous
empĂȘcheraient de jouir de la meilleure des monarchies... Enfin, madame,
vous ĂȘtes la seule personne du parti libĂ©ral actuel dont mes ennemis me
font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqué en
termes dĂ©sobligeants; lâarchevĂȘque, toujours parfaitement honnĂȘte homme,
pour avoir parlĂ© en termes raisonnables de ce que jâai fait le jour
malheureux, est en pleine disgrĂące.
«Le lendemain du jour qui ne sâappelait pas encore malheureux, quand
il Ă©tait encore vrai que la rĂ©volte avait existĂ©, le prince dit Ă
lâarchevĂȘque que, pour que vous nâeussiez pas Ă prendre un titre
infĂ©rieur en mâĂ©pousant, il me ferait duc. Aujourdâhui je crois que
câest Rassi, anobli par moi lorsquâil me vendait les secrets du feu
prince, qui va ĂȘtre fait comte. En prĂ©sence dâun tel avancement je
jouerai le rĂŽle dâun nigaud.
--Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.
--Sans doute: mais au fond il est le maßtre, qualité qui, en moins de
quinze jours, fait disparaĂźtre le ridicule. Ainsi, chĂšre duchesse,
faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.
--Mais nous ne serons guĂšre riches.
--Au fond, ni vous ni moi nâavons besoin de luxe. Si vous me donnez Ă
Naples une place dans une loge Ă San Carlo et un cheval, je suis plus
que satisfait; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous
donnera un rang Ă vous et Ă moi, câest le plaisir que les gens dâesprit
du pays pourront trouver peut-ĂȘtre Ă venir prendre une tasse de thĂ© chez
vous.
--Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux,
si vous vous Ă©tiez tenu Ă lâĂ©cart comme jâespĂšre que vous le ferez Ă
lâavenir?
--Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours
de massacre et dâincendie (car il faut cent ans Ă ce pays pour que la
rĂ©publique nây soit pas une absurditĂ©), puis quinze jours de pillage,
jusquâĂ ce que deux ou trois rĂ©giments fournis par lâĂ©tranger fussent
venus mettre le holà . Ferrante Palla était au milieu du peuple, plein
de courage et furibond comme Ă lâordinaire; il avait sans doute une
douzaine dâamis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera
une superbe conspiration. Ce quâil y a de sĂ»r, câest que, porteur dâun
habit dâun dĂ©labrement incroyable, il distribuait lâor Ă pleines mains.
La duchesse, Ă©merveillĂ©e de toutes ces nouvelles, se hĂąta dâaller
remercier la princesse.
Au moment de son entrĂ©e dans la chambre, la dame dâatours lui remit la
petite clef dâor que lâon porte Ă la ceinture, et qui est la marque de
lâautoritĂ© suprĂȘme dans la partie du palais qui dĂ©pend de la princesse.
Clara Paolina se hĂąta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule
avec son amie, persista pendant quelques instants Ă ne sâexpliquer quâĂ
demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire,
et ne rĂ©pondait quâavec beaucoup de rĂ©serve. Enfin, la princesse fondit
en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, sâĂ©cria:
--Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus
mal que ne lâa fait son pĂšre!
--Câest ce que jâempĂȘcherai, rĂ©pliqua vivement la duchesse. Mais dâabord
jâai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime daigne
accepter ici lâhommage de toute ma reconnaissance et de mon profond
respect.
--Que voulez-vous dire? sâĂ©cria la princesse remplie dâinquiĂ©tude, et
craignant une démission.
--Câest que toutes les fois que Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime me permettra
de tourner Ă droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa
cheminĂ©e, elle me permettra aussi dâappeler les choses par leur vrai nom.
--Nâest-ce que ça, ma chĂšre duchesse? sâĂ©cria Clara Paolina en se
levant, et courant elle-mĂȘme mettre le magot en bonne position; parlez
donc en toute liberté, madame la grande maßtresse, dit-elle avec un ton
de voix charmant.
--Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position;
nous courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre
Fabrice nâest point rĂ©voquĂ©e; par consĂ©quent, le jour oĂč lâon voudra se
défaire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position
est aussi mauvaise que jamais. Quant Ă moi personnellement, jâĂ©pouse le
comte, et nous allons nous établir à Naples ou à Paris. Le dernier trait
dâingratitude dont le comte est victime en ce moment, lâa entiĂšrement
dĂ©goĂ»tĂ© des affaires et, sauf lâintĂ©rĂȘt de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime,
je ne lui conseillerais de rester dans ce gĂąchis quâautant que le
prince lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre Altesse
la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs
en arrivant aux affaires, possĂšde Ă peine aujourdâhui 20 000 livres de
rente. CâĂ©tait en vain que depuis longtemps je le pressais de songer
à sa fortune. Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers
généraux du prince, qui étaient des fripons; le comte les a remplacés
par dâautres fripons qui lui ont donnĂ© 800 000 francs.
--Comment! sâĂ©cria la princesse Ă©tonnĂ©e, mon Dieu! que je suis fĂąchĂ©e de
cela!
--Madame, rĂ©pliqua la duchesse dâun trĂšs grand sang-froid, faut-il
retourner le nez du magot Ă gauche?
--Mon Dieu, non, sâĂ©cria la princesse; mais je suis fĂąchĂ©e quâun homme
du caractÚre du comte ait songé à ce genre de gain.
--Sans ce vol, il Ă©tait mĂ©prisĂ© de tous les honnĂȘtes gens.
--Grand Dieu! est-il possible!
--Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi,
qui a 3 ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment
ne volerait-on pas dans un pays oĂč la reconnaissance des plus grands
services ne dure pas tout Ă fait un mois? Il nây a donc de rĂ©el et de
survivant Ă la disgrĂące que lâargent. Je vais me permettre, madame, des
vérités terribles.
--Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et
pourtant elles me sont cruellement désagréables.
--Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnĂȘte homme,
peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son pĂšre; le feu
prince avait du caractĂšre Ă peu prĂšs comme tout le monde. Notre
souverain actuel nâest pas sĂ»r de vouloir la mĂȘme chose trois jours
de suite; par consĂ©quent, pour quâon puisse ĂȘtre sĂ»r de lui, il faut
vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler Ă personne.
Comme cette vĂ©ritĂ© nâest pas bien difficile Ă deviner, le nouveau parti
ultra, dirigĂ© par ces deux bonnes tĂȘtes, Rassi et la marquise Raversi,
va chercher Ă donner une maĂźtresse au prince. Cette maĂźtresse aura
la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places
subalternes, mais elle devra répondre au parti de la constante volonté
du maĂźtre.
«Moi, pour ĂȘtre bien Ă©tablie Ă la cour de Votre Altesse, jâai besoin
que le Rassi soit exilé et conspué; je veux, de plus, que Fabrice soit
jugĂ© par les juges les plus honnĂȘtes que lâon pourra trouver: si ces
messieurs reconnaissent, comme je lâespĂšre, quâil est innocent, il
sera naturel dâaccorder Ă monsieur lâarchevĂȘque que Fabrice soit son
coadjuteur avec future succession. Si jâĂ©choue, le comte et moi nous
nous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil Ă Votre Altesse
Sérénissime: elle ne doit jamais pardonner à Rassi, et jamais non plus
sortir des Etats de son fils. De prĂšs, ce bon fils ne lui fera pas de
mal sérieux.
--Jâai suivi vos raisonnements avec toute lâattention requise, rĂ©pondit
la princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de
donner une maĂźtresse Ă mon fils?
--Non pas, madame, mais faites dâabord que votre salon soit le seul oĂč
il sâamuse.
La conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des
yeux de lâinnocente et spirituelle princesse.
Un courrier de la duchesse alla dire Ă Fabrice quâil pouvait entrer
en ville, mais en se cachant. On lâaperçut Ă peine: il passait sa vie
dĂ©guisĂ© en paysan dans la baraque en bois dâun marchand de marrons,
établi vis-à -vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la
promenade.
CHAPITRE XXIV
La duchesse organisa des soirĂ©es charmantes au palais, qui nâavait
jamais vu tant de gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver,
et pourtant elle vécut au milieu des plus grands dangers; mais aussi,
pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer
avec un certain degrĂ© de malheur Ă lâĂ©trange changement de Fabrice. Le
jeune prince venait de fort bonne heure aux soirées aimables de sa mÚre,
qui lui disait toujours:
--Allez-vous-en donc gouverner; je parie quâil y a sur votre bureau plus
de vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que
lâEurope mâaccuse de faire de vous un roi fainĂ©ant pour rĂ©gner Ă votre
place.
Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les
moments les plus inopportuns, câest-Ă -dire quand Son Altesse, ayant
vaincu sa timidité, prenait part à quelque charade en action qui
lâamusait fort. Deux fois la semaine il y avait des parties de campagne
oĂč, sous prĂ©texte de conquĂ©rir au nouveau souverain lâaffection de son
peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la bourgeoisie.
La duchesse, qui Ă©tait lâĂąme de cette cour joyeuse, espĂ©rait que ces
belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la
haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelquâune
des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idées
enfantines, le prince prétendait avoir un ministÚre moral.
Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées
brillantes de la cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient
dangereuses pour lui. Il nâavait pas voulu remettre au comte Mosca la
sentence fort légale rendue contre Fabrice; il fallait donc que la
duchesse ou lui disparussent de la cour.
Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton
de nier lâexistence, on avait distribuĂ© de lâargent au peuple. Rassi
partit de lĂ : plus mal mis encore que de coutume, il monta dans les
maisons les plus misérables de la ville, et passa des heures entiÚres en
conversation réglée avec leurs pauvres habitants. Il fut bien récompensé
de tant de soins: aprĂšs quinze jours de ce genre de vie il eut la
certitude que Ferrante Palla avait Ă©tĂ© le chef secret de lâinsurrection,
et bien plus, que cet ĂȘtre, pauvre toute sa vie comme un grand poĂšte,
avait fait vendre huit ou dix diamants Ă GĂȘnes.
On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement
plus de 40 000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on
avait laissées pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin
dâargent.
Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice Ă
cette dĂ©couverte? Il sâapercevait que tous les jours on lui donnait
des ridicules Ă la cour de la princesse douairiĂšre, et plusieurs fois
le prince, parlant dâaffaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute
la naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait des
habitudes singuliĂšrement plĂ©bĂ©iennes: par exemple, dĂšs quâune discussion
lâintĂ©ressait, il croisait les jambes et prenait son soulier dans la
main; si lâintĂ©rĂȘt croissait, il Ă©talait son mouchoir de coton rouge sur
sa jambe, etc. Le prince avait beaucoup ri de la plaisanterie dâune des
plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant dâailleurs quâelle
avait la jambe fort bien faite, sâĂ©tait mise Ă imiter ce geste Ă©lĂ©gant
du ministre de la justice.
Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:
--Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au
juste quel a été le genre de mort de son auguste pÚre? avec cette somme,
la justice serait mise Ă mĂȘme de saisir les coupables, sâil y en a.
La rĂ©ponse du prince ne pouvait ĂȘtre douteuse.
A quelque temps de lĂ , la ChĂ©kina avertit la duchesse quâon lui
avait offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de
sa maßtresse par un orfÚvre; elle avait refusé avec indignation. La
duchesse la gronda dâavoir refusĂ©; et, Ă huit jours de lĂ , la ChĂ©kina
eut des diamants Ă montrer. Le jour pris pour cette exhibition des
diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrs auprÚs de chacun des
orfĂšvres de Parme, et sur le minuit il vint dire Ă la duchesse que
lâorfĂšvre curieux nâĂ©tait autre que le frĂšre de Rassi. La duchesse, qui
Ă©tait fort gaie ce soir-lĂ (on jouait au palais une comĂ©die dellâarte,
câest-Ă -dire oĂč chaque personnage invente le dialogue Ă mesure quâil
le dit, le plan seul de la comédie est affiché dans la coulisse), la
duchesse, qui jouait un rĂŽle, avait pour amoureux dans la piĂšce le comte
Baldi, lâancien ami de la marquise Raversi, qui Ă©tait prĂ©sente. Le
prince, lâhomme le plus timide de ses Etats, mais fort joli garçon et
douĂ© du cĆur le plus tendre, Ă©tudiait le rĂŽle du comte Baldi, et voulait
le jouer à la seconde représentation.
--Jâai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais Ă la
premiĂšre scĂšne du second acte; passons dans la salle des gardes.
Là , au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés et fort
attentifs aux discours du premier ministre et de la grande maĂźtresse, la
duchesse dit en riant Ă son ami:
--Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. Câest
par moi que fut appelĂ© au trĂŽne Ernest V; il sâagissait de venger
Fabrice, que jâaimais alors bien plus quâaujourdâhui, quoique toujours
fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyez guĂšre Ă cette
innocence, mais peu importe, puisque vous mâaimez malgrĂ© mes crimes.
Eh bien! voici un crime vĂ©ritable: jâai donnĂ© tous mes diamants Ă une
espĂšce de fou fort intĂ©ressant, nommĂ© Ferrante Palla, je lâai mĂȘme
embrassĂ© pour quâil fĂźt pĂ©rir lâhomme qui voulait faire empoisonner
Fabrice. OĂč est le mal?
--Ah! voilĂ donc oĂč Ferrante avait pris de lâargent pour son Ă©meute! dit
le comte, un peu stupéfait; et vous me racontez tout cela dans la salle
des gardes!
--Câest que je suis pressĂ©e, et voici le Rassi sur les traces du crime.
Il est bien vrai que je nâai jamais parlĂ© dâinsurrection, car jâabhorre
les jacobins. Réfléchissez là -dessus, et dites-moi votre avis aprÚs la
piĂšce.
--Je vous dirai tout de suite quâil faut inspirer de lâamour au
prince... Mais en tout bien tout honneur, au moins!
On appelait la duchesse pour son entrĂ©e en scĂšne, elle sâenfuit.
Quelques jours aprÚs, la duchesse reçut par la poste une grande lettre
ridicule, signĂ©e du nom dâune ancienne femme de chambre Ă elle; cette
femme demandait Ă ĂȘtre employĂ©e Ă la cour, mais la duchesse avait
reconnu du premier coup dâĆil que ce nâĂ©tait ni son Ă©criture ni son
style. En ouvrant la feuille pour lire la seconde page, la duchesse vit
tomber à ses pieds une petite image miraculeuse de la Madone, pliée
dans une feuille imprimĂ©e dâun vieux livre. AprĂšs avoir jetĂ© un coup
dâĆil sur lâimage, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille
imprimée. Ses yeux brillÚrent, et elle y trouvait ces mots:
Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on
voulut ranimer le feu sacré dans des ùmes qui se trouvÚrent glacées
par lâĂ©goĂŻsme. Le renard est sur mes traces, câest pourquoi je nâai
pas cherchĂ© Ă voir une derniĂšre fois lâĂȘtre adorĂ©. Je me suis dit,
elle nâaime pas la rĂ©publique, elle qui mâest supĂ©rieure par lâesprit
autant que par les grĂąces et la beautĂ©. Dâailleurs, comment faire une
république sans républicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six
mois, je parcourrai, le microscope Ă la main, et Ă pied, les petites
villes dâAmĂ©rique, je verrai si je dois encore aimer la seule rivale
que vous ayez dans mon cĆur. Si vous recevez cette lettre, madame la
baronne, et quâaucun Ćil profane ne lâait lue avant vous, faites briser
un des jeunes frĂȘnes plantĂ©s Ă vingt pas de lâendroit oĂč jâosai vous
parler pour la premiĂšre fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand
buis du jardin que vous remarquĂątes une fois en mes jours heureux, une
boĂźte oĂč se trouveront de ces choses qui font calomnier les gens de mon
opinion. Certes, je me fusse bien gardĂ© dâĂ©crire si le renard nâĂ©tait
sur mes traces, et ne pouvait arriver Ă cet ĂȘtre cĂ©leste; voir le buis
dans quinze jours.
«Puisquâil a une imprimerie Ă ses ordres, se dit la duchesse, bientĂŽt
nous aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom quâil mây donnera!»
La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit
jours elle fut indisposĂ©e, et la cour nâeut plus de jolies soirĂ©es. La
princesse, fort scandalisĂ©e de tout ce que la peur quâelle avait de son
fils lâobligeait de faire dĂšs les premiers moments de son veuvage, alla
passer ces huit jours dans un couvent attenant Ă lâĂ©glise oĂč le feu
prince était inhumé. Cette interruption des soirées jeta sur les bras du
prince une masse énorme de loisir, et porta un échec notable au crédit
du ministre de la justice. Ernest V comprit tout lâennui qui le menaçait
si la duchesse quittait la cour, ou seulement cessait dây rĂ©pandre la
joie. Les soirées recommencÚrent, et le prince se montra de plus en plus
intĂ©ressĂ© par les comĂ©dies dellâarte. Il avait le projet de prendre un
rĂŽle, mais nâosait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup,
il dit Ă la duchesse:
--Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?
--Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne mâen
donner lâordre, je ferai arranger le plan dâune comĂ©die, toutes les
scĂšnes brillantes du rĂŽle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les
premiers jours tout le monde hésite un peu, si Votre Altesse veut me
regarder avec quelque attention, je lui dirai les rĂ©ponses quâelle doit
faire.
Tout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince fort timide
avait honte dâĂȘtre timide; les soins que se donna la duchesse pour ne
pas faire souffrir cette timidité innée firent une impression profonde
sur le jeune souverain.
Le jour de son dĂ©but, le spectacle commença une demi-heure plus tĂŽt quâĂ
lâordinaire, et il nây avait dans le salon, au moment oĂč lâon passa dans
la salle de spectacle, que huit ou dix femmes ĂągĂ©es. Ces figures-lĂ
nâimposaient guĂšre au prince, et dâailleurs, Ă©levĂ©es Ă Munich dans les
vrais principes monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de
son autorité comme grande maßtresse, la duchesse ferma à clef la porte
par laquelle le vulgaire des courtisans entrait au spectacle. Le prince,
qui avait de lâesprit littĂ©raire et une belle figure, se tira fort bien
de ses premiÚres scÚnes; il répétait avec intelligence les phrases
quâil lisait dans les yeux de la duchesse, ou quâelle lui indiquait
Ă demi-voix. Dans un moment oĂč les rares spectateurs applaudissaient
de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte dâhonneur
fut ouverte, et la salle de spectacle occupée en un instant par toutes
les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure
charmante et lâair fort heureux, se mirent Ă applaudir; le prince
rougit de bonheur. Il jouait le rĂŽle dâun amoureux de la duchesse. Bien
loin dâavoir Ă lui suggĂ©rer des paroles, bientĂŽt elle fut obligĂ©e de
lâengager Ă abrĂ©ger les scĂšnes; il parlait dâamour avec un enthousiasme
qui souvent embarrassait lâactrice; ses rĂ©pliques duraient cinq
minutes. La duchesse nâĂ©tait plus cette beautĂ© Ă©blouissante de lâannĂ©e
précédente; la prison de Fabrice, et, bien plus encore, le séjour sur le
lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avaient donné dix
ans de plus Ă la belle Gina. Ses traits sâĂ©taient marquĂ©s, ils avaient
plus dâesprit et moins de jeunesse.
Ils nâavaient plus que bien rarement lâenjouement du premier Ăąge; mais
Ă la scĂšne, avec du rouge et tous les secours que lâart fournit aux
actrices, elle était encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades
passionnĂ©es, dĂ©bitĂ©es par le prince, donnĂšrent lâĂ©veil aux courtisans;
tous se disaient ce soir-lĂ :
--Voici la Balbi de ce nouveau rĂšgne.
Le comte se révolta intérieurement. La piÚce finie, la duchesse dit au
prince devant toute la cour:
--Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous ĂȘtes amoureux dâune
femme de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec
le comte. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre Altesse, Ă moins que le
prince ne me jure de mâadresser la parole comme il le ferait Ă une femme
dâun certain Ăąge, Ă Mme la marquise Raversi, par exemple.
On rĂ©pĂ©ta trois fois la mĂȘme piĂšce; le prince Ă©tait fou de bonheur;
mais, un soir, il parut fort soucieux.
--Ou je me trompe fort, dit la grande maĂźtresse Ă sa princesse, ou
le Rassi cherche Ă nous jouer quelque tour; je conseillerais Ă Votre
Altesse dâindiquer un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et,
dans son désespoir, il vous dira quelque chose.
Le prince joua fort mal en effet; on lâentendait Ă peine, et il ne
savait plus terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait
presque les larmes aux yeux; la duchesse se tenait auprĂšs de lui, mais
froide et immobile. Le prince, se trouvant un instant seul avec elle,
dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.
--Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisiĂšme
acte; je ne veux pas absolument ĂȘtre applaudi par complaisance; les
applaudissements quâon me donnait ce soir me fendaient le cĆur.
Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?
--Je vais mâavancer sur la scĂšne, faire une profonde rĂ©vĂ©rence Ă Son
Altesse, une autre au public, comme un véritable directeur de comédie,
et dire que lâacteur qui jouait le rĂŽle de LĂ©lio, se trouvant subitement
indisposé, le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique.
Le comte Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer Ă
une aussi brillante assemblée leurs petites voix aigrelettes.
Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.
--Que nâĂȘtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon
conseil: Rassi vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux
dépositions contre les prétendus assassins de mon pÚre. Outre les
dĂ©positions, il y a un acte dâaccusation de plus de deux cents pages; il
me faut lire tout cela, et, de plus, jâai donnĂ© ma parole de nâen rien
dire au comte. Ceci mÚne tout droit à des supplices; déjà il veut que je
fasse enlever en France, prĂšs dâAntibes, Ferrante Palla, ce grand poĂšte
que jâadmire tant. Il est lĂ sous le nom de Poncet.
--Le jour oĂč vous ferez pendre un libĂ©ral, Rassi sera liĂ© au ministĂšre
par des chaĂźnes de fer, et câest ce quâil veut avant tout; mais Votre
Altesse ne pourra plus annoncer une promenade deux heures Ă lâavance. Je
ne parlerai ni Ă la princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient
de vous Ă©chapper; mais, comme dâaprĂšs mon serment je ne dois avoir aucun
secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulait
dire Ă sa mĂšre les mĂȘmes choses qui lui sont Ă©chappĂ©es avec moi.
Cette idĂ©e fit diversion Ă la douleur dâacteur chutĂ© qui accablait le
souverain.
--Eh bien! allez avertir ma mĂšre, je me rends dans son grand cabinet.
Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait
au théùtre, renvoya dâun air dur le grand chambellan et lâaide de
camp de service qui le suivaient; de son cÎté la princesse quitta
précipitamment le spectacle; arrivée dans le grand cabinet, la grande
maßtresse fit une profonde révérence à la mÚre et au fils, et les laissa
seuls. On peut juger de lâagitation de la cour, ce sont lĂ les choses
qui la rendent si amusante. Au bout dâune heure le prince lui-mĂȘme se
présenta à la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse était
en larmes, son fils avait une physionomie tout altérée.
«Voici des gens faibles qui ont de lâhumeur, se dit la grande maĂźtresse,
et qui cherchent un prĂ©texte pour se fĂącher contre quelquâun.» Dâabord
la mĂšre et le fils se disputĂšrent la parole pour raconter les dĂ©tails Ă
la duchesse, qui dans ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant
aucune idée. Pendant deux mortelles heures les trois acteurs de cette
scĂšne ennuyeuse ne sortirent pas des rĂŽles que nous venons dâindiquer.
Le prince alla chercher lui-mĂȘme les deux Ă©normes portefeuilles que
Rassi avait déposés sur son bureau; en sortant du grand cabinet de sa
mĂšre, il trouva toute la cour qui attendait.
--Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! sâĂ©cria-t-il, dâun ton fort
impoli et quâon ne lui avait jamais vu.
Le prince ne voulait pas ĂȘtre aperçu portant lui-mĂȘme les deux
portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent
en un clin dâĆil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets
de chambre qui éteignaient les bougies; il les renvoya avec fureur,
ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la
gaucherie de rester, par zĂšle.
--Tout le monde prend Ă tĂąche de mâimpatienter ce soir, dit-il avec
humeur Ă la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet.
Il lui croyait beaucoup dâesprit et il Ă©tait furieux de ce quâelle
sâobstinait Ă©videmment Ă ne pas ouvrir un avis. Elle, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait
rĂ©solue Ă ne rien dire quâautant quâon lui demanderait son avis bien
expressĂ©ment. Il sâĂ©coula encore une grosse demi-heure avant que le
prince, qui avait le sentiment de sa dignité, se déterminùt à lui dire:
--Mais, madame, vous ne dites rien.
--Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce quâon
dit devant moi.
--Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne
de me donner votre avis.
--On punit les crimes pour empĂȘcher quâils ne se renouvellent. Le feu
prince a-t-il Ă©tĂ© empoisonnĂ©? Câest ce qui est fort douteux; a-t-il Ă©tĂ©
empoisonnĂ© par les jacobins? câest ce que Rassi voudrait bien prouver,
car alors il devient pour Votre Altesse un instrument nĂ©cessaire Ă
tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui commence son rĂšgne,
peut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vos sujets disent
généralement, ce qui est de toute vérité, que Votre Altesse a de la
bontĂ© dans le caractĂšre; tant quâelle nâaura pas fait pendre quelque
libéral, elle jouira de cette réputation, et bien certainement personne
ne songera à lui préparer du poison.
--Votre conclusion est Ă©vidente, sâĂ©cria la princesse avec humeur; vous
ne voulez pas que lâon punisse les assassins de mon mari!
--Câest quâapparemment, madame, je suis liĂ©e Ă eux par une tendre amitiĂ©.
La duchesse voyait dans les yeux du prince quâil la croyait parfaitement
dâaccord avec sa mĂšre pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut
entre les deux femmes une succession assez rapide dâaigres reparties,
Ă la suite desquelles la duchesse protesta quâelle ne dirait plus une
seule parole, et elle fut fidÚle à sa résolution; mais le prince, aprÚs
une longue discussion avec sa mĂšre, lui ordonna de nouveau de dire son
avis.
--Câest ce que je jure Ă Vos Altesses de ne point faire!
--Mais câest un vĂ©ritable enfantillage! sâĂ©cria le prince.
--Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse dâun air
digne.
--Câest ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre
Altesse, ajouta la duchesse en sâadressant au prince, lit parfaitement
le français; pour calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une
fable de La Fontaine?
La princesse trouva ce <i>nous</i> fort insolent, mais elle eut lâair Ă la
fois étonné et amusé, quand la grande maßtresse, qui était allée du
plus grand sang-froid ouvrir la bibliothĂšque, revint avec un volume des
Fables de La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au
prince, en le lui présentant:
--Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR
Un amateur de jardinage
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue:
LĂ croissaient Ă plaisir lâoseille et la laitue,
De quoi faire Ă Margot pour sa fĂȘte un bouquet,
Peu de jasmin dâEspagne et force serpolet.
Cette félicité par un liÚvre troublée
Fit quâau seigneur du bourg notre homme se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des piĂšges se rit;
Les pierres les bùtons y perdent leur crédit:
Il est sorcier, je crois--Sorcier! je lâen dĂ©fie,
Repartit le seigneur: fût-il diable, Miraut,
En dĂ©pit de ses tours, lâattrapera bientĂŽt.
Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie.
--Et quand?--Et dĂšs demain, sans tarder plus longtemps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
--ĂĂ , dĂ©jeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?
* * *
Lâembarras des chasseurs succĂšde au dĂ©jeuner.
Chacun sâanime et se prĂ©pare;
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est étonné.
Le pis fut que lâon mit en piteux Ă©quipage
Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux;
Adieu chicorée et poireaux;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le bonhomme disait: Ce sont lĂ jeux de prince.
Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens
Firent plus de dégùt en une heure de temps
Que nâen auraient fait en cent ans
Tous les liĂšvres de la province.
Petits princes, videz vos débats entre vous;
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.
Cette lecture fut suivie dâun long silence. Le prince se promenait dans
le cabinet, aprĂšs ĂȘtre allĂ© lui-mĂȘme remettre le volume Ă sa place.
--Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?
--Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne mâaura pas nommĂ©e
ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de
grande maĂźtresse.
Nouveau silence dâun gros quart dâheure; enfin la princesse songea au
rÎle que joua jadis Marie de Médicis, mÚre de Louis XIII: tous les
jours précédents, la grande maßtresse avait fait lire par la lectrice
lâexcellente Histoire de Louis XIII, de M. Bazin. La princesse, quoique
fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays,
et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter
Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse
eût donné tout au monde pour humilier sa grande maßtresse; mais elle ne
pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre
la main de la duchesse et lui dire:
--Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.
--Eh bien! deux mots sans plus: brûler, dans la cheminée que voilà , tous
les papiers réunis par cette vipÚre de Rassi, et ne jamais lui avouer
quâon les a brĂ»lĂ©s.
Elle ajouta tout bas, et dâun air familier, Ă lâoreille de la princesse.
--Rassi peut ĂȘtre Richelieu!
--Mais, diable! ces papiers me coûtent plus de quatre-vingt mille
francs! sâĂ©cria le prince fĂąchĂ©.
--Mon prince, rĂ©pliqua la duchesse avec Ă©nergie, voilĂ ce quâil en
coĂ»te dâemployer des scĂ©lĂ©rats de basse naissance. PlĂ»t Ă Dieu que vous
pussiez perdre un million, et ne jamais prĂȘter crĂ©ance aux bas coquins
qui ont empĂȘchĂ© votre pĂšre de dormir pendant les six derniĂšres annĂ©es de
son rĂšgne.
Le mot <i>basse naissance</i> avait plu extrĂȘmement Ă la princesse, qui
trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour
lâesprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.
Durant le court moment de profond silence, rempli par les réflexions de
la princesse, lâhorloge du chĂąteau sonna trois heures. La princesse se
leva, fit une profonde révérence à son fils, et lui dit:
--Ma santé ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais
de ministre de basse naissance; vous ne mâĂŽterez pas de lâidĂ©e que votre
Rassi vous a volĂ© la moitiĂ© de lâargent quâil vous a fait dĂ©penser en
espionnage.
La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaça dans la
cheminĂ©e, de façon Ă ne pas les Ă©teindre; puis, sâapprochant de son
fils, elle ajouta:
--La fable de La Fontaine lâemporte, dans mon esprit, sur le juste dĂ©sir
de venger un époux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler ces
écritures?
Le prince restait immobile.
«Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a
raison: le feu prince ne nous eĂ»t pas fait veiller jusquâĂ trois heures
du matin, avant de prendre un parti.»
La princesse, toujours debout, ajouta:
--Ce petit procureur serait bien fier, sâil savait que ses paperasses,
remplies de mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont
fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de lâEtat.
Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida
tout le contenu dans la cheminée. La masse des papiers fut sur le point
dâĂ©touffer les deux bougies; lâappartement se remplit de fumĂ©e. La
princesse vit dans les yeux de son fils quâil Ă©tait tentĂ© de saisir une
carafe et de sauver ces papiers, qui lui coûtaient quatre-vingt mille
francs.
--Ouvrez donc la fenĂȘtre! cria-t-elle Ă la duchesse avec humeur. La
duchesse se hĂąta dâobĂ©ir; aussitĂŽt tous les papiers sâenflammĂšrent Ă
la fois; il se fit un grand bruit dans la cheminée, et bientÎt il fut
Ă©vident quâelle avait pris feu.
Le prince avait lâĂąme petite pour toutes les choses dâargent; il crut
voir son palais en flammes, et toutes les richesses quâil contenait
dĂ©truites; il courut Ă la fenĂȘtre et appela la garde dâune voix toute
changée. Les soldats en tumulte étant accourus dans la cour à la voix du
prince, il revint prĂšs de la cheminĂ©e qui attirait lâair de la fenĂȘtre
ouverte avec un bruit rĂ©ellement effrayant; il sâimpatienta, jura, fit
deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et,
enfin, sortit en courant.
La princesse et sa grande maĂźtresse restĂšrent debout, lâune vis-Ă -vis de
lâautre, et gardant un profond silence.
«La colÚre va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procÚs
est gagnĂ©.» Et elle se disposait Ă ĂȘtre fort impertinente dans ses
rĂ©pliques, quand une pensĂ©e lâillumina; elle vit le second portefeuille
intact. «Non, mon procĂšs nâest gagnĂ© quâĂ moitiĂ©!» Elle dit Ă la
princesse, dâun air assez froid:
--Madame mâordonne-t-elle de brĂ»ler le reste de ces papiers?
--Et oĂč les brĂ»lerez-vous? dit la princesse avec humeur.
--Dans la cheminĂ©e du salon; en les y jetant lâun aprĂšs lâautre, il nây
a pas de danger.
La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers,
prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de
voir que ce portefeuille était celui des dépositions, mit dans son chùle
cinq ou six liasses de papiers, brûla le reste avec beaucoup de soin,
puis disparut sans prendre congé de la princesse.
--Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a
failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la
tĂȘte sur un Ă©chafaud.
En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut
outrée contre sa grande maßtresse.
MalgrĂ© lâheure indue, la duchesse fit appeler le comte; il Ă©tait au feu
du chùteau, mais parut bientÎt avec la nouvelle que tout était fini.
--Ce petit prince a réellement montré beaucoup de courage, et je lui en
ai fait mon compliment avec effusion.
--Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tÎt.
Le comte lut et pĂąlit.
--Ma foi, ils arrivaient bien prÚs de la vérité; cette procédure est
fort adroitement faite, ils sont tout Ă fait sur les traces de Ferrante
Palla; et, sâil parle, nous avons un rĂŽle difficile.
--Mais il ne parlera pas, sâĂ©cria la duchesse; câest un homme dâhonneur,
celui-là : brûlons, brûlons.
--Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze
témoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais
le Rassi veut recommencer.
--Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole de
ne rien dire à son ministre de la justice de notre expédition nocturne.
--Par pusillanimitĂ©, et de peur dâune scĂšne, il la tiendra.
--Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage;
je nâaurais pas voulu vous apporter en dot un procĂšs criminel, et encore
pour un pĂ©chĂ© que me fit commettre mon intĂ©rĂȘt pour un autre.
Le comte Ă©tait amoureux, lui prit la main, sâexclama; il avait les
larmes aux yeux.
--Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois
tenir avec la princesse; je suis excĂ©dĂ©e de fatigue, jâai jouĂ© une heure
la comédie sur le théùtre, et cinq heures dans le cabinet.
--Vous vous ĂȘtes assez vengĂ©e des propos aigrelets de la princesse,
qui nâĂ©taient que de la faiblesse, par lâimpertinence de votre sortie.
Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi
nâest pas encore en prison ou exilĂ©, nous nâavons pas encore dĂ©chirĂ© la
sentence de Fabrice.
«Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne
toujours de lâhumeur aux princes et mĂȘme aux premiers ministres; enfin
vous ĂȘtes sa grande maĂźtresse, câest-Ă -dire sa petite servante. Par un
retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le
Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher Ă faire prendre
quelquâun: tant quâil nâa pas compromis le prince, il nâest sĂ»r de rien.
«Il y a eu un homme blessĂ© Ă lâincendie de cette nuit; câest un
tailleur, qui a, ma foi, montré une intrépidité extraordinaire. Demain,
je vais engager le prince Ă sâappuyer sur mon bras, et Ă venir avec moi
faire une visite au tailleur; je serai armĂ© jusquâaux dents et jâaurai
lâĆil au guet; dâailleurs ce jeune prince nâest point encore haĂŻ. Moi,
je veux lâaccoutumer Ă se promener dans les rues, câest un tour que
je joue au Rassi, qui certainement va me succéder, et ne pourra plus
permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je
ferai passer le prince devant la statue de son pĂšre; il remarquera les
coups de pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le nigaud de
statuaire lâa affublĂ©; et, enfin, le prince aura bien peu dâesprit si
de lui-mĂȘme il ne fait pas cette rĂ©flexion: «VoilĂ ce quâon gagne Ă
faire prendre des jacobins.» A quoi je répliquerai: «Il faut en pendre
dix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en
France.»
«Demain, chÚre amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le
prince, et dites-lui: «Hier soir, jâai fait auprĂšs de vous le service
de ministre, je vous ai donnĂ© des conseils, et, par vos ordres, jâai
encouru le déplaisir de la princesse; il faut que vous me payiez.» Il
sâattendra Ă une demande dâargent, et froncera le sourcil; vous le
laisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous
pourrez; puis vous direz: «Je prie Votre Altesse dâordonner que Fabrice
soit jugé contradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les
douze juges les plus respectés de vos Etats.» Et, sans perdre de temps,
vous lui présenterez à signer une petite ordonnance écrite de votre
belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu,
la clause que la premiĂšre sentence est annulĂ©e. A cela, il nây a quâune
objection; mais, si vous menez lâaffaire chaudement, elle ne viendra
pas Ă lâesprit du prince. Il peut vous dire: «Il faut que Fabrice se
constitue prisonnier à la citadelle.» A quoi vous répondrez: «Il se
constituera prisonnier Ă la prison de la ville (vous savez que jây
suis le maßtre, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir).» Si le
prince vous rĂ©pond: «Non, sa fuite a Ă©cornĂ© lâhonneur de ma citadelle,
et je veux, pour la forme, quâil rentre dans la chambre oĂč il Ă©tait»,
vous répondrez à votre tour: «Non, car là il serait à la disposition de
mon ennemi Rassi». Et, par une de ces phrases de femme que vous savez
si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous
pourrez bien lui raconter lâauto-da-fĂ© de cette nuit; sâil insiste, vous
annoncerez que vous allez passer quinze jours Ă votre chĂąteau de Sacca.
«Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui
peut le conduire en prison. Pour tout prĂ©voir, si, pendant quâil est
sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice
peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que
jâai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes,
et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec
lâassassinat. Jâai dĂ©jĂ dit Ă notre ami Fabrice que jâai retrouvĂ© tous
les témoins de son action belle et courageuse; ce fut évidemment ce
Giletti qui voulut lâassassiner. Je ne vous ai pas parlĂ© de ces tĂ©moins,
parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le
prince nâa pas voulu signer. Jâai dit Ă notre Fabrice que, certainement,
je lui procurerai une grande place ecclĂ©siastique; mais jâaurai bien de
la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation
dâassassinat.
«Sentez-vous, madame, que, sâil nâest pas jugĂ© de la façon la plus
solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui?
Il y aurait une grande pusillanimité à ne pas se faire juger, quand
on est sĂ»r dâĂȘtre innocent. Dâailleurs, fĂ»t-il coupable, je le ferais
acquitter. Quand je lui ai parlĂ©, le bouillant jeune homme ne mâa pas
laissĂ© achever, il a pris lâalmanach officiel, et nous avons choisi
ensemble les douze juges les plus intĂšgres et les plus savants; la
liste faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par
six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous nâavons
pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins
dévoués à Rassi.
Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non
sans cause; enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du
ministre, Ă©crivit lâordonnance qui nommait les juges.
Le comte ne la quitta quâĂ six heures du matin; elle essaya de dormir,
mais en vain. A neuf heures, elle dĂ©jeuna avec Fabrice, quâelle trouva
brĂ»lant dâenvie dâĂȘtre jugĂ©; Ă dix heures, elle Ă©tait chez la princesse,
qui nâĂ©tait point visible; Ă onze heures, elle vit le prince, qui tenait
son lever, et qui signa lâordonnance sans la moindre objection. La
duchesse envoya lâordonnance au comte, et se mit au lit.
Il serait peut-ĂȘtre plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le
comte lâobligea Ă contresigner, en prĂ©sence du prince, lâordonnance
signée le matin par celui-ci; mais les événements nous pressent.
Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les
noms. Mais le lecteur est peut-ĂȘtre un peu las de tous ces dĂ©tails
de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout
ceci, on peut tirer cette morale, que lâhomme qui approche de la cour
compromet son bonheur, sâil est heureux, et, dans tous les cas, fait
dĂ©pendre son avenir des intrigues dâune femme de chambre.
Dâun autre cĂŽtĂ©, en AmĂ©rique, dans la rĂ©publique, il faut sâennuyer
toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et
devenir aussi bĂȘte quâeux, et lĂ , pas dâOpĂ©ra.
La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on
ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour,
elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la
prison de la ville, oĂč le comte Ă©tait le maĂźtre, il Ă©tait allĂ© reprendre
son ancienne chambre Ă la citadelle, trop heureux dâhabiter Ă quelques
pas de Clélia.
Ce fut un Ă©vĂ©nement dâune immense consĂ©quence: en ce lieu il Ă©tait
exposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au
désespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce
que décidément dans quelques jours elle allait épouser le riche marquis
Crescenzi. Cette folie rendit Ă Fabrice toute lâinfluence quâil avait
eue jadis sur lâĂąme de la duchesse.
«Câest ce maudit papier que je suis allĂ©e faire signer qui lui donnera
la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idĂ©es dâhonneur! Comme
sâil fallait songer Ă lâhonneur dans les gouvernements absolus, dans
les pays oĂč un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien
accepter la grùce que le prince eût signée tout aussi facilement que la
convocation de ce tribunal extraordinaire. Quâimporte, aprĂšs tout, quâun
homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusĂ© dâavoir tuĂ©
lui-mĂȘme, et lâĂ©pĂ©e au poing, un histrion tel que Giletti!»
A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte,
quâelle trouva tout pĂąle.
--Grand Dieu! chĂšre amie, jâai la main malheureuse avec cet enfant, et
vous allez encore mâen vouloir. Je puis vous prouver que jâai fait venir
hier soir le geĂŽlier de la prison de la ville; tous les jours, votre
neveu serait venu prendre du thĂ© chez vous. Ce quâil y a dâaffreux,
câest quâil est impossible Ă vous et Ă moi de dire au prince que lâon
craint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui
semblerait le comble de lâimmoralitĂ©. Toutefois, si vous lâexigez, je
suis prĂȘt Ă monter au palais; mais je suis sĂ»r de la rĂ©ponse. Je vais
vous dire plus; je vous offre un moyen que je nâemploierais pas pour
moi. Depuis que jâai le pouvoir en ce pays, je nâai pas fait pĂ©rir un
seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce cÎté-là ,
que quelquefois, Ă la chute du jour, je pense encore Ă ces deux espions
que je fis fusiller un peu légÚrement en Espagne. Eh bien! voulez-vous
que je vous dĂ©fasse de Rassi? Le danger quâil fait courir Ă Fabrice est
sans bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.
Cette proposition plut extrĂȘmement Ă la duchesse; mais elle ne lâadopta
pas.
--Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce
beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.
--Mais, chĂšre amie, il me semble que nous nâavons que le choix des
idĂ©es noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-mĂȘme, si Fabrice est
emporté par une maladie?
La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la
termina par cette phrase:
--Rassi doit la vie Ă ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne
veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons
passer ensemble.
La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté
dâavoir Ă lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne
peut pĂ©nĂ©trer dans une prison dâEtat sans un ordre signĂ© du prince.
--Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour Ă la
citadelle?
--Câest que jâai obtenu pour eux un ordre du prince.
La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général
Fabio Conti sâĂ©tait regardĂ© comme personnellement dĂ©shonorĂ© par la fuite
de Fabrice: lorsquâil le vit arriver Ă la citadelle, il nâeĂ»t pas dĂ»
le recevoir, car il nâavait aucun ordre pour cela. «Mais, se dit-il,
câest le ciel qui me lâenvoie pour rĂ©parer mon honneur et me sauver
du ridicule qui flĂ©trirait ma carriĂšre militaire. Il sâagit de ne pas
manquer Ă lâoccasion: sans doute on va lâacquitter, et je nâai que peu
de jours pour me venger.»
CHAPITRE XXV
LâarrivĂ©e de notre hĂ©ros mit ClĂ©lia au dĂ©sespoir: la pauvre fille,
pieuse et sincĂšre avec elle-mĂȘme, ne pouvait se dissimuler quâil nây
aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait
vĆu Ă la Madone, lors du demi-empoisonnement de son pĂšre, de faire Ă
celui-ci le sacrifice dâĂ©pouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait
le vĆu de ne jamais revoir Fabrice, et dĂ©jĂ elle Ă©tait en proie aux
remords les plus affreux, pour lâaveu auquel elle avait Ă©tĂ© entraĂźnĂ©e
dans la lettre quâelle avait Ă©crite Ă Fabrice la veille de sa fuite.
Comment peindre ce qui se passa dans ce triste cĆur lorsque, occupĂ©e
mélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par
habitude et avec tendresse vers la fenĂȘtre de laquelle autrefois Fabrice
la regardait, elle lây vit de nouveau qui la saluait avec un tendre
respect.
Elle crut Ă une vision que le ciel permettait pour la punir; puis
lâatroce rĂ©alitĂ© apparut Ă sa raison. «Ils lâont repris, se dit-elle,
et il est perdu!» Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse
aprĂšs la fuite; les derniers des geĂŽliers sâestimaient mortellement
offensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en
entier la passion qui la mettait au désespoir.
«Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur
dans ce palais somptueux quâon prĂ©pare pour moi? Mon pĂšre me rĂ©pĂšte Ă
satiĂ©tĂ© que vous ĂȘtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec
quel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons
jamais nous revoir.»
ClĂ©lia nâeut pas la force dâemployer les alphabets: en regardant Fabrice
elle se trouva mal et tomba sur une chaise Ă cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre. Sa
figure reposait sur lâappui de cette fenĂȘtre; et, comme elle avait voulu
le voir jusquâau dernier moment, son visage Ă©tait tournĂ© vers Fabrice,
qui pouvait lâapercevoir en entier. Lorsque aprĂšs quelques instants
elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit
des larmes dans ses yeux; mais ces larmes Ă©taient lâeffet de lâextrĂȘme
bonheur; il voyait que lâabsence ne lâavait point fait oublier. Les deux
pauvres jeunes gens restÚrent quelque temps comme enchantés dans la vue
lâun de lâautre. Fabrice osa chanter, comme sâil sâaccompagnait de la
guitare, quelques mots improvisĂ©s et qui disaient: Câest pour vous revoir
que je suis revenu en prison: on va me juger.
Ces mots semblÚrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva
rapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha
Ă lui exprimer quâelle ne devait jamais le revoir; elle lâavait promis
Ă la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore
exprimer son amour, ClĂ©lia sâenfuit indignĂ©e et se jurant Ă elle-mĂȘme
que jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les termes précis de
son vĆu Ă la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait
inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de
brĂ»ler sur lâautel au moment de lâoffrande, tandis quâil disait la messe.
Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour
FarnĂšse avait rendu Ă ClĂ©lia toutes ses anciennes façons dâagir. Elle
passait ordinairement toutes ses journées seule, dans sa chambre. A
peine remise du trouble imprĂ©vu oĂč lâavait jetĂ©e la vue de Fabrice,
elle se mit Ă parcourir le palais, et pour ainsi dire Ă renouveler
connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme trĂšs
bavarde employĂ©e Ă la cuisine lui dit dâun air de mystĂšre:
--Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.
--Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit
ClĂ©lia; mais il sortira par la porte, sâil est acquittĂ©.
--Je dis et je puis dire Ă Votre Excellence quâil ne sortira que les
pieds les premiers de la citadelle.
ClĂ©lia pĂąlit extrĂȘmement, ce qui fut remarquĂ© de la vieille femme,
et arrĂȘta tout court son Ă©loquence. Elle se dit quâelle avait commis
une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont
le devoir allait ĂȘtre de dire Ă tout le monde que Fabrice Ă©tait mort
de maladie. En remontant chez elle, Clélia rencontra le médecin de la
prison, sorte dâhonnĂȘte homme timide qui lui dit dâun air tout effarĂ©
que Fabrice était bien malade. Clélia pouvait à peine se soutenir, elle
chercha partout son oncle, le bon abbĂ© don Cesare, et enfin le trouva Ă
la chapelle, oĂč il priait avec ferveur; il avait la figure renversĂ©e.
Le dĂźner sonna. A table, il nây eut pas une parole dâĂ©changĂ©e entre
les deux frÚres; seulement, vers la fin du repas, le général adressa
quelques mots fort aigres Ă son frĂšre. Celui-ci regarda les domestiques,
qui sortirent.
--Mon gĂ©nĂ©ral, dit don Cesare au gouverneur, jâai lâhonneur de vous
prévenir que je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.
--Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, sâil vous
plaĂźt?
--Ma conscience.
--Allez, vous nâĂȘtes quâun cabotin! vous ne connaissez rien Ă lâhonneur.
«Fabrice est mort, se dit ClĂ©lia; on lâa empoisonnĂ© Ă dĂźner, ou
câest pour demain.» Elle courut Ă la voliĂšre, rĂ©solue de chanter en
sâaccompagnant avec le piano. Je me confesserai, se dit-elle, et lâon me
pardonnera dâavoir violĂ© mon vĆu pour sauver la vie dâun homme. Quelle
ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à la voliÚre, elle vit que
les abat-jour venaient dâĂȘtre remplacĂ©s par des planches attachĂ©es aux
barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier
par quelques mots plutĂŽt criĂ©s que chantĂ©s. Il nây eut de rĂ©ponse
dâaucune sorte; un silence de mort rĂ©gnait dĂ©jĂ dans la tour FarnĂšse.
«Tout est consommé», se dit-elle. Elle descendit hors dâelle-mĂȘme, puis
remonta afin de se munir du peu dâargent quâelle avait et de petites
boucles dâoreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain
qui restait du dĂźner, et qui avait Ă©tĂ© placĂ© dans un buffet. «Sâil vit
encore, mon devoir est de le sauver.» Elle sâavança dâun air hautain
vers la petite porte de la tour; cette porte Ă©tait ouverte, et lâon
venait seulement de placer huit soldats dans la piĂšce aux colonnes du
rez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia comptait
adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme était
absent. ClĂ©lia sâĂ©lança sur le petit escalier de fer qui tournait en
spirale autour dâune colonne; les soldats la regardĂšrent dâun air
fort ébahi, mais, apparemment à cause de son chùle de dentelle et de
son chapeau, nâosĂšrent rien lui dire. Au premier Ă©tage il nây avait
personne; mais en arrivant au second, Ă lâentrĂ©e du corridor qui, si le
lecteur sâen souvient, Ă©tait fermĂ© par trois portes en barreaux de fer
et conduisait Ă la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier Ă elle
inconnu, et qui lui dit dâun air effarĂ©:
--Il nâa pas encore dĂźnĂ©.
--Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur.
Cet homme nâosa lâarrĂȘter. Vingt pas plus loin, ClĂ©lia trouva assis
sur la premiĂšre des six marches en bois qui conduisaient Ă la chambre
de Fabrice un autre guichetier fort ùgé et fort rouge qui lui dit
résolument:
--Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?
--Est-ce que vous ne me connaissez pas?
ClĂ©lia, en ce moment, Ă©tait animĂ©e dâune force surnaturelle, elle Ă©tait
hors dâelle-mĂȘme. «Je vais sauver mon mari», se disait-elle.
Pendant que le vieux guichetier sâĂ©criait: «Mais mon devoir ne me permet
pas...» Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita
contre la porte: une clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin
de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux
guichetier Ă demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement
dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, comme le
guichetier la poussait pour entrer aprĂšs elle, elle la ferma avec un
verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit
Fabrice assis devant une fort petite table oĂč Ă©tait son dĂźner. Elle se
précipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice,
lui dit:
--As-tu mangé?
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la
premiÚre fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.
Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la
couvrit de baisers. «Ce dßner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui
dis que je nây ai pas touchĂ©, la religion reprend ses droits et ClĂ©lia
sâenfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, jâobtiendrai
dâelle quâelle ne me quitte point. Elle dĂ©sire trouver un moyen de
rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geÎliers
vont sâassembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle
que peut-ĂȘtre le marquis Crescenzi en sera effrayĂ©, et le mariage rompu.»
Pendant lâinstant de silence occupĂ© par ces rĂ©flexions, Fabrice sentit
que déjà Clélia cherchait à se dégager de ses embrassements.
--Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientĂŽt elles
me renverseront Ă tes pieds; aide-moi Ă mourir.
--O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi.
Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.
Elle Ă©tait si belle, Ă demi vĂȘtue et dans cet Ă©tat dâextrĂȘme passion,
que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune
résistance ne fut opposée.
Dans lâenthousiasme de passion et de gĂ©nĂ©rositĂ© qui suit un bonheur
extrĂȘme, il lui dit Ă©tourdiment:
--Il ne faut pas quâun indigne mensonge vienne souiller les premiers
instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus quâun
cadavre, ou je me dĂ©battrais contre dâatroces douleurs; mais jâallais
commencer Ă dĂźner lorsque tu es entrĂ©e, et je nâai point touchĂ© Ă ces
plats.
Fabrice sâĂ©tendait sur ces images atroces pour conjurer lâindignation
quâil lisait dans les yeux de ClĂ©lia. Elle le regarda quelques instants,
combattue par deux sentiments violents et opposés, puis elle se jeta
dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait
et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en
criant.
--Ah! si jâavais des armes! sâĂ©cria Fabrice; on me les a fait rendre
pour me permettre dâentrer. Sans doute ils viennent pour mâachever!
Adieu, ma ClĂ©lia, je bĂ©nis ma mort puisquâelle a Ă©tĂ© lâoccasion de mon
bonheur.
ClĂ©lia lâembrassa et lui donna un petit poignard Ă manche dâivoire, dont
la lame nâĂ©tait guĂšre plus longue que celle dâun canif.
--Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et dĂ©fends-toi jusquâau dernier
moment; si mon oncle lâabbĂ© a entendu le bruit, il a du courage et de la
vertu, il te sauvera; je vais leur parler.
En disant ces mots elle se précipita vers la porte.
--Si tu nâes pas tuĂ©, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de
la porte, et tournant la tĂȘte de son cĂŽtĂ©, laisse-toi mourir de faim
plutĂŽt que de toucher Ă quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur
toi. Le bruit sâapprochait, Fabrice la saisit Ă bras-le-corps, prit sa
place auprĂšs de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se
prĂ©cipita sur lâescalier de bois de six marches. Il avait Ă la main le
petit poignard Ă manche dâivoire, et fut sur le point dâen percer le
gilet du général Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite,
en sâĂ©criant tout effrayĂ©:
--Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.
Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre:
--Fontana vient me sauver.
Puis, revenant prĂšs du gĂ©nĂ©ral sur les marches de bois, sâexpliqua
froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un
premier mouvement de colĂšre.
--On voulait mâempoisonner; ce dĂźner qui est lĂ devant moi, est
empoisonnĂ©; jâai eu lâesprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai
que ce procĂ©dĂ© mâa choquĂ©. En vous entendant monter, jâai cru quâon
venait mâachever Ă coups de dague... Monsieur le gĂ©nĂ©ral, je vous
requiers dâordonner que personne nâentre dans ma chambre: on ĂŽterait le
poison, et notre bon prince doit tout savoir.
Le général, fort pùle et tout interdit, transmit les ordres indiqués
par Fabrice aux geĂŽliers dâĂ©lite qui le suivaient: ces gens, tout
penauds de voir le poison découvert, se hùtÚrent de descendre; ils
prenaient les devants, en apparence, pour ne pas arrĂȘter dans lâescalier
si Ă©troit lâaide de camp du prince, et en effet pour se sauver et
disparaĂźtre. Au grand Ă©tonnement du gĂ©nĂ©ral Fontana, Fabrice sâarrĂȘta
un gros quart dâheure au petit escalier de fer autour de la colonne du
rez-de-chaussée; il voulait donner le temps à Clélia de se cacher au
premier étage.
CâĂ©tait la duchesse qui, aprĂšs plusieurs dĂ©marches folles, Ă©tait
parvenue à faire envoyer le général Fontana à la citadelle; elle y
rĂ©ussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarmĂ© quâelle,
elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une répugnance
marquĂ©e pour lâĂ©nergie qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et
ne parut pas du tout disposée à tenter en sa faveur quelque démarche
insolite. La duchesse, hors dâelle-mĂȘme, pleurait Ă chaudes larmes, elle
ne savait que répéter à chaque instant:
--Mais, madame, dans un quart dâheure Fabrice sera mort par le poison!
En voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint
folle de douleur. Elle ne fit point cette rĂ©flexion morale, qui nâeĂ»t
pas échappé à une femme élevée dans une de ces religions du Nord qui
admettent lâexamen personnel: «Jâai employĂ© le poison la premiĂšre, et
je péris par le poison.» En Italie ces sortes de réflexions, dans les
moments passionnĂ©s, paraissent de lâesprit fort plat, comme ferait Ă
Paris un calembour en pareille circonstance.
La duchesse, au dĂ©sespoir, hasarda dâaller dans le salon oĂč se tenait
le marquis Crescenzi, de service ce jour-lĂ . Au retour de la duchesse
Ă Parme, il lâavait remerciĂ©e avec effusion de la place de chevalier
dâhonneur Ă laquelle, sans elle, il nâeĂ»t jamais pu prĂ©tendre. Les
protestations de dĂ©vouement sans bornes nâavaient pas manquĂ© de sa part.
La duchesse lâaborda par ces mots:
--Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est Ă la citadelle. Prenez dans
votre poche du chocolat et une bouteille dâeau que je vais vous donner.
Montez à la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au général Fabio
Conti que vous rompez avec sa fille sâil ne vous permet pas de remettre
vous-mĂȘme Ă Fabrice cette eau et ce chocolat.
Le marquis pĂąlit, et sa physionomie, loin dâĂȘtre animĂ©e par ces mots,
peignit lâembarras le plus plat; il ne pouvait croire Ă un crime si
Ă©pouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et oĂč rĂ©gnait un si
grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement.
En un mot, la duchesse trouva un homme honnĂȘte, mais faible au possible
et ne pouvant se déterminer à agir. AprÚs vingt phrases semblables
interrompues par les cris dâimpatience de Mme Sanseverina, il tomba
sur une idĂ©e excellente: le serment quâil avait prĂȘtĂ© comme chevalier
dâhonneur lui dĂ©fendait de se mĂȘler de manĆuvres contre le gouvernement.
Qui pourrait se figurer lâanxiĂ©tĂ© et le dĂ©sespoir de la duchesse, qui
sentait que le temps volait?
--Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai
jusquâaux enfers les assassins de Fabrice!...
Le dĂ©sespoir augmentait lâĂ©loquence naturelle de la duchesse, mais tout
ce feu ne faisait quâeffrayer davantage le marquis et redoubler son
irrĂ©solution; au bout dâune heure, il Ă©tait moins disposĂ© Ă agir quâau
premier moment.
Cette femme malheureuse, parvenue aux derniÚres limites du désespoir,
et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien Ă un gendre aussi
riche, alla jusquâĂ se jeter Ă ses genoux: alors la pusillanimitĂ© du
marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-mĂȘme, Ă la vue de ce
spectacle Ă©trange, craignit dâĂȘtre compromis sans le savoir; mais il
arriva une chose singuliÚre: le marquis, bon homme au fond, fut touché
des larmes et de la position, Ă ses pieds, dâune femme aussi belle et
surtout aussi puissante.
«Moi-mĂȘme, si noble et si riche, se dit-il, peut-ĂȘtre un jour je
serai aussi aux genoux de quelque rĂ©publicain!» Le marquis se mit Ă
pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualité de
grande maßtresse, le présenterait à la princesse, qui lui donnerait la
permission de remettre à Fabrice un petit panier dont il déclarerait
ignorer le contenu.
La veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice
dâaller Ă la citadelle, on avait jouĂ© Ă la cour une comĂ©die dellâarte;
et le prince, qui se rĂ©servait toujours les rĂŽles dâamoureux Ă jouer
avec la duchesse, avait été tellement passionné en lui parlant de sa
tendresse, quâil eĂ»t Ă©tĂ© ridicule, si, en Italie, un homme passionnĂ© ou
un prince pouvait jamais lâĂȘtre!
Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieux les choses
dâamour, rencontra dans lâun des corridors du chĂąteau la duchesse qui
entraßnait le marquis Crescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il
fut tellement surpris et Ă©bloui par la beautĂ© pleine dâĂ©motion que le
désespoir donnait à la grande maßtresse, que, pour la premiÚre fois de
sa vie, il eut du caractĂšre. Dâun geste plus quâimpĂ©rieux il renvoya
le marquis et se mit Ă faire une dĂ©claration dâamour dans toutes les
rĂšgles Ă la duchesse. Le prince lâavait sans doute arrangĂ©e longtemps Ă
lâavance, car il y avait des choses assez raisonnables.
--Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donner le
suprĂȘme bonheur de vous Ă©pouser, je vous jurerai sur la sainte hostie
consacrée, de ne jamais me marier sans votre permission par écrit. Je
sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main dâun premier
ministre, homme dâesprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six
ans, et moi je nâen ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire
injure et mériter vos refus si je vous parlais des avantages étrangers
Ă lâamour; mais tout ce qui tient Ă lâargent dans ma cour parle avec
admiration de la preuve dâamour que le comte vous donne, en vous
laissant la dépositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop
heureux de lâimiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma
fortune que moi-mĂȘme, et vous aurez lâentiĂšre disposition de la somme
annuelle que mes ministres remettent Ă lâintendant gĂ©nĂ©ral de ma
couronne; de façon que ce sera vous, madame la duchesse, qui déciderez
des sommes que je pourrai dépenser chaque mois.
La duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers de Fabrice
lui perçaient le cĆur.
--Mais vous ne savez donc pas, mon prince sâĂ©cria-t-elle, quâen ce
moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois
tout.
Lâarrangement de cette phrase Ă©tait dâune maladresse complĂšte. Au seul
mot de poison, tout lâabandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince
moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin dâĆil;
la duchesse ne sâaperçut de cette maladresse que lorsquâil nâĂ©tait
plus temps dây remĂ©dier, et son dĂ©sespoir fut augmentĂ©, chose quâelle
croyait impossible. «Si je nâeusse pas parlĂ© de poison, se dit-elle, il
mâaccordait la libertĂ© de Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est
donc Ă©crit que câest moi qui dois te percer le cĆur par mes sottises!»
La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour
faire revenir le prince Ă ses propos dâamour passionnĂ©; mais il resta
profondĂ©ment effarouchĂ©. CâĂ©tait son esprit seul qui parlait; son Ăąme
avait Ă©tĂ© glacĂ©e par lâidĂ©e du poison dâabord, et ensuite par cette
autre idée, aussi désobligeante que la premiÚre était terrible: «On
administre du poison dans mes Etats, et cela sans me le dire! Rassi veut
donc me dĂ©shonorer aux yeux de lâEurope! Et Dieu sait ce que je lirai le
mois prochain dans les journaux de Paris!»
Tout Ă coup lâĂąme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit
arriva à une idée.
--ChÚre duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces
sur le poison ne sont pas fondĂ©es, jâaime Ă le croire; mais enfin elles
me donnent aussi Ă penser, elles me font presque oublier pour un instant
la passion que jâai pour vous, et qui est la seule que de ma vie jâai
Ă©prouvĂ©e. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis quâun enfant
bien amoureux; mais enfin mettez-moi Ă lâĂ©preuve.
Le prince sâanimait assez en tenant ce langage.
--Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraßnée par les
craintes folles dâune Ăąme de mĂšre; mais envoyez Ă lâinstant chercher
Fabrice Ă la citadelle, que je le voie. Sâil vit encore, envoyez-le du
palais Ă la prison de la ville, oĂč il restera des mois entiers, si Votre
Altesse lâexige, et jusquâĂ son jugement.
La duchesse vit avec dĂ©sespoir que le prince, au lieu dâaccorder dâun
mot une chose aussi simple, était devenu sombre; il était fort rouge, il
regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pĂąlissaient.
LâidĂ©e de poison, mal Ă propos mise en avant, lui avait suggĂ©rĂ© une idĂ©e
digne de son pĂšre ou de Philippe II: mais il nâosait lâexprimer.
--Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et dâun ton
fort peu gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et de plus, comme
un ĂȘtre sans grĂąces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible,
mais qui mâest suggĂ©rĂ©e Ă lâinstant par la passion profonde et vraie
que jâai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, jâaurais
dĂ©jĂ agi, mon devoir mâen faisait une loi; mais je ne vois dans votre
demande quâune fantaisie passionnĂ©e, et dont peut-ĂȘtre, je vous demande
la permission de le dire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez
que jâagisse sans consulter mes ministres, moi qui rĂšgne depuis trois
mois Ă peine! vous me demandez une grande exception Ă ma façon dâagir
ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je lâavoue. Câest vous,
madame, qui ĂȘtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez
des espĂ©rances pour lâintĂ©rĂȘt qui est tout pour moi; mais, dans une
heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura
disparu, ma présence vous deviendra importune, vous me disgracierez,
madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez, madame, que si Fabrice
vous est rendu sain et sauf, jâobtiendrai de vous, dâici Ă trois mois,
tout ce que mon amour peut désirer de plus heureux; vous assurerez le
bonheur de ma vie entiĂšre en mettant Ă ma disposition une heure de la
vĂŽtre, et vous serez toute Ă moi.
En cet instant, lâhorloge du chĂąteau sonna deux heures. «Ah! il nâest
plus temps peut-ĂȘtre», se dit la duchesse.
--Je le jure, sâĂ©cria-t-elle avec des yeux Ă©garĂ©s.
AussitĂŽt le prince devint un autre homme; il courut Ă lâextrĂ©mitĂ© de la
galerie oĂč se trouvait le salon des aides de camp.
--Général Fontana, courez à la citadelle ventre à terre, montez
aussi vite que possible Ă la chambre oĂč lâon garde M. del Dongo et
amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans
quinze sâil est possible.
--Ah! gĂ©nĂ©ral, sâĂ©cria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute
peut décider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le
poison pour Fabrice: criez-lui dÚs que vous serez à portée de la voix,
de ne pas manger. Sâil a touchĂ© Ă son repas, faites-le vomir, dites-lui
que câest moi qui le veux, employez la force sâil le faut; dites-lui que
je vous suis de bien prÚs, et croyez-moi votre obligée pour la vie.
--Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier
un cheval, et je cours ventre Ă terre, je serai Ă la citadelle huit
minutes avant vous.
--Et moi, madame la duchesse, sâĂ©cria le prince, je vous demande quatre
de ces huit minutes.
Lâaide de camp avait disparu, câĂ©tait un homme qui nâavait pas dâautre
mérite que celui de monter à cheval. A peine eut-il refermé la porte,
que le jeune prince, qui semblait avoir du caractĂšre, saisit la main de
la duchesse.
--Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi Ă la chapelle.
La duchesse, interdite pour la premiĂšre fois de sa vie, le suivit sans
mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur
de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant Ă lâautre
extrémité. Entré dans la chapelle, le prince se mit à genoux, presque
autant devant la duchesse que devant lâautel.
--Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si
cette malheureuse qualitĂ© de prince ne mâeĂ»t pas nui, vous mâeussiez
accordé par pitié pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce
que vous lâavez jurĂ©.
--Si je revois Fabrice non empoisonnĂ©, sâil vit encore dans huit
jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de
lâarchevĂȘque Landriani, mon honneur, ma dignitĂ© de femme, tout par moi
sera foulé aux pieds, et je serai à Son Altesse.
--Mais, chÚre amie, dit le prince avec une timide anxiété et une
tendresse mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûche que je
ne comprends pas, et qui pourrait dĂ©truire mon bonheur; jâen mourrais.
Si lâarchevĂȘque mâoppose quelquâune de ces raisons ecclĂ©siastiques qui
font durer les affaires des annĂ©es entiĂšres, quâest-ce que je deviens?
Vous voyez que jâagis avec une entiĂšre bonne foi; allez-vous ĂȘtre avec
moi un petit jésuite?
--Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votre pouvoir,
vous le faites coadjuteur et futur archevĂȘque, je me dĂ©shonore et je
suis Ă vous.
«Votre Altesse sâengage Ă mettre <i>approuvĂ©</i> en marge dâune demande que
monseigneur lâarchevĂȘque vous prĂ©sentera dâici Ă huit jours.
--Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes Etats,
sâĂ©cria le prince rougissant de bonheur et rĂ©ellement hors de lui. Il
exigea un second serment. Il Ă©tait tellement Ă©mu, quâil en oubliait la
timidité qui lui était si naturelle, et, dans cette chapelle du palais
oĂč ils Ă©taient seuls, il dit Ă voix basse Ă la duchesse des choses qui,
dites trois jours auparavant, auraient changĂ© lâopinion quâelle avait de
lui. Mais chez elle le désespoir que lui causait le danger de Fabrice
avait fait place Ă lâhorreur de la promesse quâon lui avait arrachĂ©e.
La duchesse Ă©tait bouleversĂ©e de ce quâelle venait de faire. Si elle
ne sentait pas encore toute lâaffreuse amertume du mot prononcĂ©, câest
que son attention était occupée à savoir si le général Fontana pourrait
arriver Ă temps Ă la citadelle.
Pour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer
un peu le discours, elle loua un tableau célÚbre du Parmesan, qui était
au maĂźtre-autel de cette chapelle.
--Soyez assez bonne pour me permettre de vous lâenvoyer, dit le prince.
--Jâaccepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de
Fabrice.
Dâun air Ă©garĂ©, elle dit Ă son cocher de mettre ses chevaux au galop.
Elle trouva sur le pont du fossé de la citadelle le général Fontana et
Fabrice, qui sortaient Ă pied.
--As-tu mangé?
--Non, par miracle.
La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un évanouissement
qui dura une heure et donna des craintes dâabord pour sa vie, et ensuite
pour sa raison.
Le gouverneur Fabio Conti avait pùli de colÚre à la vue du général
Fontana: il avait apportĂ© de telles lenteurs Ă obĂ©ir Ă lâordre du
prince, que lâaide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper
la place de maßtresse régnante, avait fini par se fùcher. Le gouverneur
comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours, et
voilà , se disait-il, que le général, un homme de la cour, va trouver cet
insolent se débattant dans les douleurs qui me vengent de sa fuite.
Fabio Conti, tout pensif, sâarrĂȘta dans le corps de garde du
rez-de-chaussĂ©e de la tour FarnĂšse, dâoĂč il se hĂąta de renvoyez les
soldats; il ne voulait pas de témoins à la scÚne qui se préparait. Cinq
minutes aprĂšs il fut pĂ©trifiĂ© dâĂ©tonnement en entendant parler Fabrice,
et le voyant, vif et alerte, faire au général Fontana la description de
la prison. Il disparut.
Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince.
Dâabord il ne voulut point avoir lâair dâun enfant qui sâeffraie Ă
propos de rien. Le prince lui demandant avec bonté comment il se
trouvait:
--Comme un homme, Altesse SĂ©rĂ©nissime, qui meurt de faim, nâayant par
bonheur ni déjeuné, ni dßné.
AprĂšs avoir eu lâhonneur de remercier le prince, il sollicita la
permission de voir lâarchevĂȘque avant de se rendre Ă la prison de la
ville. Le prince était devenu prodigieusement pùle, lorsque arriva dans
sa tĂȘte dâenfant lâidĂ©e que le poison nâĂ©tait point tout Ă fait une
chimĂšre de lâimagination de la duchesse. AbsorbĂ© dans cette cruelle
pensĂ©e, il ne rĂ©pondit pas dâabord Ă la demande de voir lâarchevĂȘque,
que Fabrice lui adressait; puis il se crut obligé de réparer sa
distraction par beaucoup de grĂąces.
--Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune
garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, oĂč jâai
lâespoir que vous ne resterez pas longtemps.
Le lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de sa vie,
le prince se croyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme
avait été bien traité par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une
fois NapolĂ©on par les bonnes fortunes, il se rappela quâil lâavait Ă©tĂ©
devant les balles. Son cĆur Ă©tait encore tout transportĂ© de la fermetĂ©
de sa conduite avec la duchesse. La conscience dâavoir fait quelque
chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il
devint sensible aux raisonnements généreux; il eut quelque caractÚre.
Il débuta ce jour-là par brûler la patente de comte dressée en faveur
de Rassi, qui était sur son bureau depuis un mois. Il destitua le
général Fabio Conti, et demanda au colonel Lange, son successeur, la
vérité sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux
geĂŽliers, et dit au prince quâon avait voulu empoisonner le dĂ©jeuner de
M. del Dongo; mais il eût fallu mettre dans la confidence un trop grand
nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dĂźner;
et, sans lâarrivĂ©e du gĂ©nĂ©ral Fontana, M. del Dongo Ă©tait perdu. Le
prince fut consterné; mais, comme il était réellement fort amoureux,
ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: «Il se trouve que
jâai rĂ©ellement sauvĂ© la vie Ă M. del Dongo, et la duchesse nâosera pas
manquer Ă la parole quâelle mâa donnĂ©e.» Il arriva Ă une autre idĂ©e:
«Mon métier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde
convient que la duchesse a infiniment dâesprit, la politique est ici
dâaccord avec mon cĆur. Il serait divin pour moi quâelle voulĂ»t ĂȘtre mon
premier ministre.»
Le soir, le prince Ă©tait tellement irritĂ© des horreurs quâil avait
dĂ©couvertes, quâil ne voulut pas se mĂȘler de la comĂ©die.
--Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliez régner
sur mes Etats comme vous rĂ©gnez sur mon cĆur. Pour commencer, je vais
vous dire lâemploi de ma journĂ©e.
Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de la patente
de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur
lâempoisonnement, etc.
--Je me trouve bien peu dâexpĂ©rience pour rĂ©gner. Le comte mâhumilie
par ses plaisanteries, il plaisante mĂȘme au conseil, et, dans le monde,
il tient des propos dont vous allez contester la vérité; il dit que
je suis un enfant quâil mĂšne oĂč il veut. Pour ĂȘtre prince, madame, on
nâen est pas moins homme, et ces choses-lĂ fĂąchent. Afin de donner de
lâinvraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, lâon mâa fait
appeler au ministÚre ce dangereux coquin Rassi, et voilà ce général
Conti qui le croit encore tellement puissant, quâil nâose avouer que
câest lui ou la Raversi qui lâont engagĂ© Ă faire pĂ©rir votre neveu; jâai
bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le
gĂ©nĂ©ral Fabio Conti; les juges verront sâil est coupable de tentative
dâempoisonnement.
--Mais, mon prince, avez-vous des juges?
--Comment? dit le prince étonné.
--Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue dâun
air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti
dominant dans votre cour.
Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui
montraient sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait:
«Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement,
car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnĂȘte homme de marquis
Crescenzi devient impossible.»
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le
prince. Le prince fut Ă©bloui dâadmiration. En faveur du mariage de
Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition
expresse par lui dĂ©clarĂ©e avec colĂšre Ă lâex-gouverneur, il lui fit
grĂące sur sa tentative dâempoisonnement; mais, par lâavis de la
duchesse, il lâexila jusquâĂ lâĂ©poque du mariage de sa fille. La
duchesse croyait nâaimer plus Fabrice dâamour, mais elle dĂ©sirait encore
passionnĂ©ment le mariage de ClĂ©lia Conti avec le marquis; il y avait lĂ
le vague espoir que peu à peu elle verrait disparaßtre la préoccupation
de Fabrice.
Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là , destituer avec
scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:
--Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et
que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements
violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires Ă demain.
Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle
raconta fort exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant,
toutefois, les fréquentes allusions faites par le prince à une promesse
qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement
nĂ©cessaire quâelle pourrait obtenir un ajournement indĂ©fini en disant
au prince: «Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre à cette
humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte
vos Etats.»
Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra trÚs
philosophe. Le général Fabio Conti et lui allÚrent voyager en Piémont.
Une singuliĂšre difficultĂ© sâĂ©leva pour le procĂšs de Fabrice: les juges
voulaient lâacquitter par acclamation, et dĂšs la premiĂšre sĂ©ance. Le
comte eut besoin dâemployer la menace pour que le procĂšs durĂąt au moins
huit jours, et que les juges se donnassent la peine dâentendre tous les
tĂ©moins. «Ces gens sont toujours les mĂȘmes», se dit-il.
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin
possession de la place de grand vicaire du bon archevĂȘque Landriani. Le
mĂȘme jour, le prince signa les dĂ©pĂȘches nĂ©cessaires pour obtenir que
Fabrice fût nommé coadjuteur avec future succession, et, moins de deux
mois aprÚs, il fut installé dans cette place.
Tout le monde faisait compliment Ă la duchesse sur lâair grave de son
neveu; le fait est quâil Ă©tait au dĂ©sespoir. DĂšs le lendemain de sa
dĂ©livrance, suivie de la destitution et de lâexil du gĂ©nĂ©ral Fabio
Conti, et de la haute faveur de la duchesse, Clélia avait pris refuge
chez la comtesse Cantarini, sa tante, femme fort riche, fort ùgée, et
uniquement occupée des soins de sa santé. Clélia eût pu voir Fabrice:
mais quelquâun qui eĂ»t connu ses engagements antĂ©rieurs, et qui lâeĂ»t
vue agir maintenant, eĂ»t pu penser quâavec les dangers de son amant
son amour pour lui avait cessé. Non seulement Fabrice passait le
plus souvent quâil le pouvait dĂ©cemment devant le palais Cantarini,
mais encore il avait réussi, aprÚs des peines infinies, à louer un
petit appartement vis-Ă -vis les fenĂȘtres du premier Ă©tage. Une fois,
ClĂ©lia sâĂ©tant mise Ă la fenĂȘtre Ă lâĂ©tourdie, pour voir passer une
procession, se retira Ă lâinstant, et comme frappĂ©e de terreur; elle
avait aperçu Fabrice, vĂȘtu de noir, mais comme un ouvrier fort pauvre,
qui la regardait dâune des fenĂȘtres de ce taudis qui avait des vitres
de papier huilé, comme sa chambre à la tour FarnÚse. Fabrice eût bien
voulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait par suite de la disgrùce
de son pĂšre, que la voix publique attribuait Ă la duchesse; mais il
connaissait trop une autre cause de cet éloignement, et rien ne pouvait
le distraire de sa mélancolie.
Il nâavait Ă©tĂ© sensible ni Ă son acquittement, ni Ă son installation
dans de belles fonctions, les premiĂšres quâil eĂ»t eues Ă remplir dans sa
vie, ni Ă sa belle position dans le monde, ni enfin Ă la cour assidue
que lui faisaient tous les ecclésiastiques et tous les dévots du
diocĂšse. Le charmant appartement quâil avait au palais Sanseverina ne se
trouva plus suffisant. A son extrĂȘme plaisir, la duchesse fut obligĂ©e
de lui céder tout le second étage de son palais et deux beaux salons
au premier, lesquels étaient toujours remplis de personnages attendant
lâinstant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future
succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait
maintenant des vertus à Fabrice de toutes ces qualités fermes de son
caractĂšre, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres
et nigauds.
Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver
parfaitement insensible Ă tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux
dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrée,
quâil nâavait Ă©tĂ© dans sa chambre de bois de la tour FarnĂšse, environnĂ©
de hideux geĂŽliers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mĂšre et
sa sĆur, la duchesse V***, qui vinrent Ă Parme pour le voir dans sa
gloire, furent frappées de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo,
maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profondément
alarmĂ©e quâelle crut quâĂ la tour FarnĂšse on lui avait fait prendre
quelque poison lent. MalgrĂ© son extrĂȘme discrĂ©tion, elle crut devoir lui
parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que
par des larmes.
Une foule dâavantages, consĂ©quence de sa brillante position, ne
produisaient chez lui dâautre effet que de lui donner de lâhumeur. Son
frÚre, cette ùme vaniteuse et gangrenée par le plus vil égoïsme, lui
écrivit une lettre de congratulation presque officielle, et à cette
lettre Ă©tait joint un mandat de 50 000 francs, afin quâil pĂ»t, disait le
nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom.
Fabrice envoya cette somme Ă sa sĆur cadette, mal mariĂ©e.
Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de
la généalogie de la famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin
par lâarchevĂȘque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement
avec le texte latin en regard; les gravures avaient été traduites par
de superbes lithographies faites Ă Paris. La duchesse avait voulu
quâun beau portrait de Fabrice fĂ»t placĂ© vis-Ă -vis celui de lâancien
archevĂȘque. Cette traduction fut publiĂ©e comme Ă©tant lâouvrage de
Fabrice pendant sa premiÚre détention. Mais tout était anéanti chez
notre hĂ©ros, mĂȘme la vanitĂ© si naturelle Ă lâhomme; il ne daigna pas
lire une seule page de cet ouvrage qui lui était attribué. Sa position
dans le monde lui fit une obligation dâen prĂ©senter un exemplaire
magnifiquement relié au prince, qui crut lui devoir un dédommagement
pour la mort cruelle dont il avait été si prÚs, et lui accorda les
grandes entrĂ©es de sa chambre, faveur qui donne lâexcellence.
CHAPITRE XXVI
Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir
de sa profonde tristesse, Ă©taient ceux quâil passait cachĂ© derriĂšre
un carreau de vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau
de papier huilĂ© Ă la fenĂȘtre de son appartement vis-Ă -vis le palais
Contarini, oĂč, comme on sait, ClĂ©lia sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e; le petit nombre
de fois quâil lâavait vue depuis quâil Ă©tait sorti de la citadelle,
il avait Ă©tĂ© profondĂ©ment affligĂ© dâun changement frappant, et qui
lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie
de Clélia avait pris un caractÚre de noblesse et de sérieux vraiment
remarquable; on eĂ»t dit quâelle avait trente ans. Dans ce changement si
extraordinaire, Fabrice aperçut le reflet de quelque ferme résolution.
«A chaque instant de la journĂ©e, se disait-il, elle se jure Ă elle-mĂȘme
dâĂȘtre fidĂšle au vĆu quâelle a fait Ă la Madone, et de ne jamais me
revoir.»
Fabrice ne devinait quâen partie les malheurs de ClĂ©lia; elle savait que
son pÚre, tombé dans une profonde disgrùce, ne pouvait rentrer à Parme
et reparaßtre à la cour (chose sans laquelle la vie était impossible
pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis de Crescenzi, elle
Ă©crivit Ă son pĂšre quâelle dĂ©sirait ce mariage. Le gĂ©nĂ©ral Ă©tait alors
réfugié à Turin, et malade de chagrin. A la vérité, le contrecoup de
cette grande résolution avait été de la vieillir de dix ans.
Elle avait fort bien dĂ©couvert que Fabrice avait une fenĂȘtre vis-Ă -vis
le palais Contarini; mais elle nâavait eu le malheur de le regarder
quâune fois; dĂšs quâelle apercevait un air de tĂȘte ou une tournure
dâhomme ressemblant un peu Ă la sienne, elle fermait les yeux Ă
lâinstant. Sa piĂ©tĂ© profonde et sa confiance dans le secours de la
Madone étaient désormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de
ne pas avoir dâestime pour son pĂšre: le caractĂšre de son futur mari lui
semblait parfaitement plat et à la hauteur des façons de sentir du grand
monde; enfin, elle adorait un homme quâelle ne devait jamais revoir, et
qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destinée lui
semblait le malheur parfait, et nous avouerons quâelle avait raison. Il
eût fallu, aprÚs son mariage, aller vivre à deux cents lieues de Parme.
Fabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savait combien
toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle
Ă©tait dĂ©couverte, Ă©tait assurĂ©e de lui dĂ©plaire. Toutefois, poussĂ© Ă
bout par lâexcĂšs de sa mĂ©lancolie et par ces regards de ClĂ©lia qui
constamment se détournaient de lui, il osa essayer de gagner deux
domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour, à la tombée de la
nuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne, se présenta à la
porte du palais, oĂč lâattendait lâun des domestiques gagnĂ©s par lui;
il sâannonça comme arrivant de Turin, et ayant pour ClĂ©lia des lettres
de son pĂšre. Le domestique alla porter son message, et le fit monter
dans une immense antichambre, au premier Ă©tage du palais. Câest en ce
lieu que Fabrice passa peut-ĂȘtre le quart dâheure de sa vie le plus
rempli dâanxiĂ©tĂ©. Si ClĂ©lia le repoussait, il nây avait plus pour lui
dâespoir de tranquillitĂ©. «Afin de couper court aux soins importuns dont
mâaccable ma nouvelle dignitĂ©, jâĂŽterai Ă lâEglise un mauvais prĂȘtre,
et, sous un nom supposĂ©, jâirai me rĂ©fugier dans quelque chartreuse.»
Enfin le domestique vint lui annoncer que Mlle Clélia Conti était
disposée à le recevoir. Le courage manqua tout à fait à notre héros; il
fut sur le point de tomber de peur en montant lâescalier du second Ă©tage.
Clélia était assise devant une petite table qui portait une seule
bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son dĂ©guisement, quâelle
prit la fuite et alla se cacher au fond du salon.
--VoilĂ comment vous ĂȘtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en
se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque
mon pĂšre fut sur le point de pĂ©rir par suite du poison, je fis vĆu Ă
la Madone de ne jamais vous voir. Je nâai manquĂ© Ă ce vĆu que ce jour,
le plus malheureux de ma vie, oĂč je crus en conscience devoir vous
soustraire Ă la mort. Câest dĂ©jĂ beaucoup que, par une interprĂ©tation
forcée et sans doute criminelle, je consente à vous entendre.
Cette derniĂšre phrase Ă©tonna tellement Fabrice, quâil lui fallut
quelques secondes pour sâen rĂ©jouir. Il sâĂ©tait attendu Ă la plus vive
colĂšre, et Ă voir ClĂ©lia enfuir; enfin la prĂ©sence dâesprit lui revint
et il Ă©teignit la bougie unique. Quoiquâil crĂ»t avoir bien compris les
ordres de Clélia, il était tout tremblant en avançant vers le fond du
salon oĂč elle sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e derriĂšre un canapĂ©; il ne savait sâil ne
lâoffenserait pas en lui baisant la main; elle Ă©tait toute tremblante
dâamour, et se jeta dans ses bras.
--Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps à venir! Je
ne puis te parler quâun instant car câest sans doute un grand pĂ©chĂ©; et
lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute jâentendais aussi
promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec
tant de barbarie lâidĂ©e de vengeance quâa eue mon pauvre pĂšre? car
enfin câest lui dâabord qui a Ă©tĂ© presque empoisonnĂ© pour faciliter
ta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant
exposĂ© ma bonne renommĂ©e afin de te sauver? Et dâailleurs te voilĂ tout
Ă fait liĂ© aux ordres sacrĂ©s; tu ne pourrais plus mâĂ©pouser quand mĂȘme
je trouverais un moyen dâĂ©loigner cet odieux marquis. Et puis comment
as-tu osé, le soir de la procession, prétendre me voir en plein jour, et
violer ainsi, de la façon la plus criante, la sainte promesse que jâai
faite Ă la Madone?
Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.
Un entretien qui commençait avec cette quantité de choses à se dire ne
devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta lâexacte vĂ©ritĂ© sur
lâexil de son pĂšre; la duchesse ne sâen Ă©tait mĂȘlĂ©e en aucune sorte, par
la grande raison quâelle nâavait pas cru un seul instant que lâidĂ©e du
poison appartĂźnt au gĂ©nĂ©ral Conti; elle avait toujours pensĂ© que câĂ©tait
un trait dâesprit de la faction Raversi, qui voulait chasser le comte
Mosca. Cette vérité historique longuement développée rendit Clélia fort
heureuse; elle Ă©tait dĂ©solĂ©e de devoir haĂŻr quelquâun qui appartenait Ă
Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse dâun Ćil jaloux.
Le bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.
Lâexcellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse
dans la parfaite honnĂȘtetĂ© de son cĆur, il osa se faire prĂ©senter Ă la
duchesse. AprÚs lui avoir demandé sa parole de ne point abuser de la
confiance quâil allait lui faire, il avoua que son frĂšre, abusĂ© par un
faux point dâhonneur, et qui sâĂ©tait cru bravĂ© et perdu dans lâopinion
par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.
Don Cesare nâavait pas parlĂ© deux minutes, que son procĂšs Ă©tait gagnĂ©:
sa vertu parfaite avait touchĂ© la duchesse, qui nâĂ©tait point accoutumĂ©e
à un tel spectacle. Il lui plut comme nouveauté.
--Hùtez le mariage de la fille du général avec le marquis Crescenzi, et
je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le
gĂ©nĂ©ral soit reçu comme sâil revenait de voyage. Je lâinviterai Ă dĂźner;
ĂȘtes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements,
et le général ne devra point se hùter de demander sa place de gouverneur
de la citadelle. Mais vous savez que jâai de lâamitiĂ© pour le marquis,
et je ne conserverai point de rancune contre son beau-pĂšre.
ArmĂ© de ces paroles, don Cesare vint dire Ă sa niĂšce quâelle tenait en
ses mains la vie de son pÚre, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois
il nâavait paru Ă aucune cour.
Clélia voulut aller voir son pÚre, réfugié, sous un nom supposé, dans
un village prĂšs de Turin; car il sâĂ©tait figurĂ© que la cour de Parme
demandait son extradition Ă celle de Turin, pour le mettre en jugement.
Elle le trouva malade et presque fou. Le soir mĂȘme elle Ă©crivit Ă
Fabrice une lettre dâĂ©ternelle rupture. En recevant cette lettre,
Fabrice, qui développait un caractÚre tout à fait semblable à celui de
sa maßtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situé
dans les montagnes à dix lieues de Parme. Clélia lui écrivait une lettre
de dix pages: elle lui avait juré jadis de ne jamais épouser le marquis
sans son consentement; maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le
lui accorda du fond de sa retraite de Velleja, par une lettre remplie de
lâamitiĂ© la plus pure.
En recevant cette lettre dont, il faut lâavouer, lâamitiĂ© lâirrita,
ClĂ©lia fixa elle-mĂȘme le jour de son mariage, dont les fĂȘtes vinrent
encore augmenter lâĂ©clat dont brilla cet hiver la cour de Parme.
Ranuce-Ernest V était avare au fond; mais il était éperdument amoureux,
et il espĂ©rait fixer la duchesse Ă sa cour: il pria sa mĂšre dâaccepter
une somme fort considĂ©rable, et de donner des fĂȘtes. La grande maĂźtresse
sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les
fĂȘtes de Parme, cet hiver-lĂ , rappelĂšrent les beaux jours de la cour de
Milan et de cet aimable prince EugĂšne, vice-roi dâItalie, dont la bontĂ©
laisse un si long souvenir.
Les devoirs du coadjuteur lâavaient rappelĂ© Ă Parme mais il dĂ©clara
que, par des motifs de piété, il continuerait sa retraite dans le petit
appartement que son protecteur, monseigneur Landriani, lâavait forcĂ©
de prendre Ă lâarchevĂȘchĂ©; et il alla sây enfermer, suivi dâun seul
domestique. Ainsi il nâassista Ă aucune des fĂȘtes si brillantes de la
cour, ce qui lui valut Ă Parme et dans son futur diocĂšse une immense
réputation de sainteté. Par un effet inattendu de cette retraite
quâinspirait seule Ă Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le
bon archevĂȘque Landriani, qui lâavait toujours aimĂ©, et qui, dans le
fait, avait eu lâidĂ©e de le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu
de jalousie. LâarchevĂȘque croyait avec raison devoir aller Ă toutes les
fĂȘtes de la cour, comme il est dâusage en Italie. Dans ces occasions,
il portait son costume de grande cérémonie, qui, à peu de chose prÚs,
est le mĂȘme que celui quâon lui voyait dans le chĆur de sa cathĂ©drale.
Les centaines de domestiques rĂ©unis dans lâantichambre en colonnade du
palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa bĂ©nĂ©diction Ă
monseigneur, qui voulait bien sâarrĂȘter et la leur donner. Ce fut dans
un de ces moments de silence solennel que monseigneur Landriani entendit
une voix qui disait:
--Notre archevĂȘque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa
chambre!
De ce moment prit fin Ă lâarchevĂȘchĂ© lâimmense faveur dont Fabrice y
avait joui; mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette
conduite, qui nâavait Ă©tĂ© inspirĂ©e que par le dĂ©sespoir oĂč le plongeait
le mariage de ClĂ©lia, passa pour lâeffet dâune piĂ©tĂ© simple et sublime,
et les dĂ©votes lisaient, comme un livre dâĂ©dification, la traduction
de la gĂ©nĂ©alogie de sa famille, oĂč perçait la vanitĂ© la plus folle.
Les libraires firent une édition lithographiée de son portrait, qui
fut enlevée en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le
graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice
plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver quâaux portraits des
Ă©vĂȘques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prĂ©tendre. LâarchevĂȘque
vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit
appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des
termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice nâeut
aucun effort Ă faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme
lâeĂ»t fait FĂ©nelon en pareille occurrence; il Ă©couta lâarchevĂȘque avec
toute lâhumilitĂ© et tout le respect possibles; et, lorsque ce prĂ©lat
eut cessĂ© de parler, il lui raconta toute lâhistoire de la traduction
de cette gĂ©nĂ©alogie faite par les ordres du comte Mosca, Ă lâĂ©poque de
sa premiÚre prison. Elle avait été publiée dans des fins mondaines,
et qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme de
son Ă©tat. Quant au portrait, il avait Ă©tĂ© parfaitement Ă©tranger Ă
la seconde édition, comme à la premiÚre; et le libraire lui ayant
adressĂ© Ă lâarchevĂȘchĂ©, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires
de cette seconde édition, il avait envoyé son domestique en acheter
un vingt-cinquiĂšme; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se
vendait trente sous, il avait envoyé cent francs comme paiement des
vingt-quatre exemplaires.
Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un
homme qui avait bien dâautres chagrins dans le cĆur, portĂšrent jusquâĂ
lâĂ©garement la colĂšre de lâarchevĂȘque; il alla jusquâĂ accuser Fabrice
dâhypocrisie.
«VoilĂ ce que câest que les gens du commun, se dit Fabrice, mĂȘme quand
ils ont de lâesprit!»
Il avait alors un souci plus sĂ©rieux; câĂ©taient les lettres de sa tante,
qui exigeait absolument quâil vĂźnt reprendre son appartement au palais
Sanseverina, ou que du moins il vĂźnt la voir quelquefois. LĂ Fabrice
Ă©tait certain dâentendre parler des fĂȘtes splendides donnĂ©es par le
marquis Crescenzi Ă lâoccasion de son mariage: or, câest ce quâil
nâĂ©tait pas sĂ»r de pouvoir supporter sans se donner en spectacle.
Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers
que Fabrice sâĂ©tait vouĂ© au silence le plus complet, aprĂšs avoir ordonnĂ©
Ă son domestique et aux gens de lâarchevĂȘchĂ© avec lesquels il avait des
rapports de ne jamais lui adresser la parole.
Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit
appeler Fabrice beaucoup plus souvent quâĂ lâordinaire, et voulut
avoir avec lui de fort longues conversations; il lâobligea mĂȘme Ă des
conférences avec certains chanoines de campagne, qui prétendaient que
lâarchevĂȘchĂ© avait agi contre leurs privilĂšges. Fabrice prit toutes
ces choses avec lâindiffĂ©rence parfaite dâun homme qui a dâautres
pensées. «Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je
souffrirais moins dans les rochers de Velleja.»
Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en lâembrassant.
Elle le trouva tellement changé, ses yeux, encore agrandis par
lâextrĂȘme maigreur, avaient tellement lâair de lui sortir de la tĂȘte,
et lui-mĂȘme avait une apparence tellement chĂ©tive et malheureuse, avec
son petit habit noir et rĂąpĂ© de simple prĂȘtre, quâĂ ce premier abord la
duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant aprĂšs,
lorsquâelle se fut dit que tout ce changement dans lâapparence de ce
beau jeune homme était causé par le mariage de Clélia, elle eut des
sentiments presque Ă©gaux en vĂ©hĂ©mence Ă ceux de lâarchevĂȘque, quoique
plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de
certains dĂ©tails pittoresques qui avaient signalĂ© les fĂȘtes charmantes
données par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas; mais ses
yeux se fermĂšrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore
plus pĂąle quâil ne lâĂ©tait, ce qui dâabord eĂ»t semblĂ© impossible. Dans
ces moments de vive douleur, sa pĂąleur prenait une teinte verte.
Le comte Mosca survint, et ce quâil voyait, et qui lui semblait
incroyable, le guérit enfin tout à fait de la jalousie que jamais
Fabrice nâavait cessĂ© de lui inspirer. Cet homme habile employa les
tournures les plus dĂ©licates et les plus ingĂ©nieuses pour chercher Ă
redonner Ă Fabrice quelque intĂ©rĂȘt pour les choses de ce monde. Le
comte avait toujours eu pour lui beaucoup dâestime et assez dâamitiĂ©;
cette amitiĂ©, nâĂ©tant plus contrebalancĂ©e par la jalousie, devint en ce
moment presque dévouée. «En effet, il a bien acheté sa belle fortune»,
se disait-il, en récapitulant ses malheurs. Sous prétexte de lui faire
voir le tableau du Parmesan que le prince avait envoyé à la duchesse, le
comte prit Ă part Fabrice:
--Ah çà ! mon ami, parlons en hommes: puis-je vous ĂȘtre bon Ă quelque
chose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin
lâargent peut-il vous ĂȘtre utile, le pouvoir peut-il vous servir?
Parlez, je suis à vos ordres; si vous aimez mieux écrire, écrivez-moi.
Fabrice lâembrassa tendrement et parla du tableau.
--Votre conduite est le chef-dâĆuvre de la plus fine politique, lui
dit le comte en revenant au ton léger de la conversation; vous vous
ménagez un avenir fort agréable, le prince vous respecte, le peuple
vous vénÚre, votre petit habit noir rùpé fait passer de mauvaises nuits
Ă monsignore Landriani. Jâai quelque habitude des affaires, et je puis
vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner
ce que je vois. Votre premier pas dans le monde Ă vingt-cinq ans vous
fait atteindre Ă la perfection. On parle beaucoup de vous Ă la cour; et
savez-vous Ă quoi vous devez cette distinction unique Ă votre Ăąge? au
petit habit noir rùpé. La duchesse et moi nous disposons, comme vous
le savez, de lâancienne maison de PĂ©trarque sur cette belle colline au
milieu de la forĂȘt, aux environs du PĂŽ: si jamais vous ĂȘtes las des
petits mauvais procĂ©dĂ©s de lâenvie, jâai pensĂ© que vous pourriez ĂȘtre le
successeur de Pétrarque, dont le renom augmentera le vÎtre.
Le comte se mettait lâesprit Ă la torture pour faire naĂźtre un sourire
sur cette figure dâanachorĂšte, mais il nây put parvenir. Ce qui rendait
le changement plus frappant, câest quâavant ces derniers temps, si la
figure de Fabrice avait un dĂ©faut, câĂ©tait de prĂ©senter quelquefois,
hors de propos, lâexpression de la voluptĂ© et de la gaietĂ©.
Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré son état de
retraite, il y aurait peut-ĂȘtre de lâaffectation Ă ne pas paraĂźtre Ă la
cour le samedi suivant, câĂ©tait le jour de naissance de la princesse.
Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice. «Grand Dieu! pensa-t-il,
que suis-je venu faire dans ce palais!» Il ne pouvait penser sans
frĂ©mir Ă la rencontre quâil pouvait faire Ă la cour. Cette idĂ©e absorba
toutes les autres; il pensa que lâunique ressource qui lui restĂąt Ă©tait
dâarriver au palais au moment prĂ©cis oĂč lâon ouvrirait les portes des
salons.
En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncés
à la soirée de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la
distinction possible. Les yeux de Fabrice étaient fixés sur la pendule,
et, Ă lâinstant oĂč elle marqua la vingtiĂšme minute de sa prĂ©sence dans
ce salon, il se levait pour prendre congé, lorsque le prince entra chez
sa mĂšre. AprĂšs lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se
rapprochait de la porte par une savante manĆuvre, lorsque vint Ă©clater
à ses dépens un de ces petits riens de cour que la grande maßtresse
savait si bien ménager: le chambellan de service lui courut aprÚs pour
lui dire quâil avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ© pour faire le whist du prince. A Parme,
câest un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur
occupait dans le monde. Faire le whist Ă©tait un honneur marquĂ© mĂȘme pour
lâarchevĂȘque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le
cĆur, et quoique ennemi mortel de toute scĂšne publique, il fut sur le
point dâaller lui dire quâil avait Ă©tĂ© saisi dâun Ă©tourdissement subit;
mais il pensa quâil serait en butte Ă des questions et Ă des compliments
de condoléance, plus intolérables encore que le jeu. Ce jour-là il avait
horreur de parler.
Heureusement le général des frÚres mineurs se trouvait au nombre des
grands personnages qui étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce
moine, fort savant, digne Ă©mule des Fontana et des Duvoisin, sâĂ©tait
placé dans un coin reculé du salon: Fabrice prit poste debout devant
lui de façon Ă ne point apercevoir la porte dâentrĂ©e, et lui parla
thĂ©ologie. Mais il ne put faire que son oreille nâentendĂźt pas annoncer
M. le marquis et Mme la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente,
éprouva un violent mouvement de colÚre.
--Si jâĂ©tais Borso Valserra, se dit-il (câĂ©tait un des gĂ©nĂ©raux du
premier Sforce), jâirais poignarder ce lourd marquis, prĂ©cisĂ©ment avec
ce petit poignard Ă manche dâivoire que ClĂ©lia me donna ce jour heureux,
et je lui apprendrais sâil doit avoir lâinsolence de se prĂ©senter avec
cette marquise dans un lieu oĂč je suis!
Sa physionomie changea tellement, que le général des frÚres mineurs lui
dit:
--Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?
--Jâai un mal Ă la tĂȘte fou... ces lumiĂšres me font mal... et je ne
reste que parce que jâai Ă©tĂ© nommĂ© pour la partie de whist du prince.
A ce mot, le général des frÚres mineurs, qui était un bourgeois, fut
tellement dĂ©concertĂ©, que, ne sachant plus que faire, il se mit Ă
saluer Fabrice, lequel, de son cÎté, bien autrement troublé que le
général des mineurs, se prit à parler avec une volubilité étrange; il
entendait quâil se faisait un grand silence derriĂšre lui et ne voulait
pas regarder. Tout Ă coup un archet frappa un pupitre; on joua une
ritournelle, et la célÚbre Mme P... chanta cet air de Cimarosa autrefois
si célÚbre:
Quelle pupille tenere!
Fabrice tint bon aux premiĂšres mesures, mais bientĂŽt sa colĂšre
sâĂ©vanouit, et il Ă©prouva un besoin extrĂȘme de rĂ©pandre des larmes.
«Grand Dieu! se dit-il, quelle scÚne ridicule! et avec mon habit
encore!» Il crut plus sage de parler de lui.
--Ces maux de tĂȘte excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir,
dit-il au général des frÚres mineurs, finissent par des accÚs de larmes
qui pourraient donner pùture à la médisance dans un homme de notre état;
ainsi je prie Votre Révérence Illustrissime de permettre que je pleure
en la regardant, et de nây pas faire autrement attention.
--Notre pĂšre provincial de Catanzara est atteint de la mĂȘme incommoditĂ©,
dit le général des mineurs.
Et il commença à voix basse une histoire infinie.
Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail des repas du
soir de ce pÚre provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas
arrivĂ© depuis longtemps; mais bientĂŽt il cessa dâĂ©couter le gĂ©nĂ©ral des
mineurs. Mme P... chantait, avec un talent divin, un air de PergolĂšse
(la princesse aimait la musique surannĂ©e). Il se fit un petit bruit Ă
trois pas de Fabrice; pour la premiÚre fois de la soirée il détourna les
yeux. Le fauteuil qui venait dâoccasionner ce petit craquement sur le
parquet était occupé par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis
de larmes rencontrĂšrent en plein ceux de Fabrice, qui nâĂ©taient guĂšre
en meilleur Ă©tat. La marquise baissa la tĂȘte; Fabrice continua Ă la
regarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette tĂȘte
chargée de diamants; mais son regard exprimait la colÚre et le dédain.
Puis, se disant: «Et mes yeux ne te regarderont jamais», il se retourna
vers son pÚre général, et lui dit:
--Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.
En effet, Fabrice pleura Ă chaudes larmes pendant plus dâune demi-heure.
Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement Ă©corchĂ©e, comme câest
lâusage en Italie, vint Ă son secours et lâaida Ă sĂ©cher ses larmes.
Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi;
mais Mme P... chanta de nouveau, et lâĂąme de Fabrice, soulagĂ©e par les
larmes, arriva à un état de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous
un nouveau jour. «Est-ce que je prĂ©tends, se dit-il, pouvoir lâoublier
entiÚrement dÚs les premiers moments? cela me serait-il possible?» Il
arriva Ă cette idĂ©e: «Puis-je ĂȘtre plus malheureux que je ne le suis
depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi
résister au plaisir de la voir. Elle a oublié ses serments, elle est
légÚre: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui
refuser une beauté céleste? Elle a un regard qui me ravit en extase,
tandis que je suis obligĂ© de faire effort sur moi-mĂȘme pour regarder les
femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me
laisser ravir? ce sera du moins un moment de répit.»
Fabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucune expérience
des passions, sans quoi il se fĂ»t dit que ce plaisir dâun moment, auquel
il allait cĂ©der, rendrait inutiles tous les efforts quâil faisait depuis
deux mois pour oublier Clélia.
Cette pauvre femme nâĂ©tait venue Ă cette fĂȘte que forcĂ©e par son mari;
elle voulait du moins se retirer aprÚs une demi-heure, sous prétexte de
santé, mais le marquis lui déclara que, faire avancer sa voiture pour
partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore, serait une chose
tout Ă fait hors dâusage, et qui pourrait mĂȘme ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme
une critique indirecte de la fĂȘte donnĂ©e par la princesse.
--En ma qualitĂ© de chevalier dâhonneur, ajouta le marquis, je dois me
tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusquâĂ ce que tout le
monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres Ă
donner aux gens, ils sont si nĂ©gligents! Et voulez-vous quâun simple
écuyer de la princesse usurpe cet honneur?
ClĂ©lia se rĂ©signa; elle nâavait pas vu Fabrice, elle espĂ©rait encore
quâil ne serait pas venu Ă cette fĂȘte. Mais au moment oĂč le concert
allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de sâasseoir,
Clélia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les
meilleures places auprÚs de la princesse, et fut obligée de venir
chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin reculé
oĂč Fabrice sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©. En arrivant Ă son fauteuil, le costume
singulier en un tel lieu du gĂ©nĂ©ral des frĂšres mineurs arrĂȘta ses yeux,
et dâabord elle ne remarqua pas lâhomme mince et revĂȘtu dâun simple
habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret
arrĂȘtait ses yeux sur cet homme. «Tout le monde ici a des uniformes ou
des habits richement brodĂ©s: quel peut ĂȘtre ce jeune homme en habit
noir si simple?» Elle le regardait profondĂ©ment attentive, lorsquâune
dame, en venant se placer, fit faire un mouvement Ă son fauteuil.
Fabrice tourna la tĂȘte: elle ne le reconnut pas, tant il Ă©tait changĂ©.
Dâabord elle se dit: «VoilĂ quelquâun qui lui ressemble, ce sera son
frÚre aßné; mais je ne le croyais que de quelques années plus ùgé que
lui, et celui-ci est un homme de quarante ans.» Tout à coup elle le
reconnut Ă un mouvement de la bouche. «Le malheureux, quâil a souffert!»
se dit-elle; et elle baissa la tĂȘte accablĂ©e par la douleur, et non
pour ĂȘtre fidĂšle Ă son vĆu. Son cĆur Ă©tait bouleversĂ© par la pitiĂ©.
«Quâil Ă©tait loin dâavoir cet air aprĂšs neuf mois de prison!» Elle ne le
regarda plus; mais, sans tourner précisément les yeux de son cÎté, elle
voyait tous ses mouvements.
AprĂšs le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du
prince, placée à quelques pas du trÎne; elle respira quand Fabrice fut
ainsi fort loin dâelle.
Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femme reléguée
aussi loin du trĂŽne; toute la soirĂ©e il avait Ă©tĂ© occupĂ© Ă persuader Ă
une dame assise Ă trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui
avait des obligations dâargent, quâelle ferait bien de changer de place
avec la marquise. La pauvre femme résistant, comme il était naturel, il
alla chercher le mari débiteur, qui fit entendre à sa moitié la triste
voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer
lâĂ©change, il alla chercher sa femme.
--Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi
les yeux baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout
Ă©tonnĂ©es de se trouver ici, et que tout le monde est Ă©tonnĂ© dây voir.
Cette folle de grande maĂźtresse nâen fait jamais dâautres! Et lâon parle
de retarder les progrĂšs du jacobinisme! Songez que votre mari occupe
la premiĂšre place mĂąle de la cour de la princesse; et quand mĂȘme les
rĂ©publicains parviendraient Ă supprimer la cour et mĂȘme la noblesse,
votre mari serait encore lâhomme le plus riche de cet Etat. Câest lĂ une
idĂ©e que vous ne vous mettez point assez dans la tĂȘte.
Le fauteuil oĂč le marquis eut le plaisir dâinstaller sa femme nâĂ©tait
quâĂ six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice quâen
profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout lâair
tellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui
autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, quâelle
finit par arriver à cette affreuse conclusion: Fabrice était tout à fait
changĂ©; il lâavait oubliĂ©e; sâil Ă©tait tellement maigri, câĂ©tait lâeffet
des jeûnes sévÚres auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée
dans cette triste idée par la conversation de tous ses voisins: le nom
du coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la cause de
lâinsigne faveur dont on le voyait lâobjet: lui, si jeune, ĂȘtre admis au
jeu du prince! On admirait lâindiffĂ©rence polie et les airs de hauteur
avec lesquels il jetait ses cartes, mĂȘme quand il coupait Son Altesse.
--Mais cela est incroyable, sâĂ©criaient de vieux courtisans; la faveur
de sa tante lui tourne tout Ă fait la tĂȘte... mais, grĂące au ciel,
cela ne durera pas; notre souverain nâaime pas que lâon prenne de ces
petits airs de supĂ©rioritĂ©. La duchesse sâapprocha du prince; les
courtisans qui se tenaient Ă distance fort respectueuse de la table de
jeu, de façon à ne pouvoir entendre de la conversation du prince que
quelques mots au hasard, remarquĂšrent que Fabrice rougissait beaucoup.
«Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs
dâindiffĂ©rence.» Fabrice venait dâentendre la voix de ClĂ©lia, elle
répondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait
adressĂ© la parole Ă la femme de son chevalier dâhonneur. Arriva le
moment oĂč Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva
précisément en face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de
la contempler. La pauvre marquise, se sentant regardée par lui, perdait
tout Ă fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce quâelle devait Ă
son vĆu: dans son dĂ©sir de deviner ce qui se passait dans le cĆur de
Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.
Le jeu du prince terminé, les dames se levÚrent pour passer dans la
salle du souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout
prÚs de Clélia; il était encore trÚs résolu, mais il vint à reconnaßtre
un parfum trĂšs faible quâelle mettait dans ses robes; cette sensation
renversa tout ce quâil sâĂ©tait promis. Il sâapprocha dâelle et prononça
Ă demi-voix et comme se parlant Ă soi-mĂȘme, deux vers de ce sonnet de
PĂ©trarque, quâil lui avait envoyĂ© du lac Majeur, imprimĂ© sur un mouchoir
de soie:
--Quel nâĂ©tait pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux,
et maintenant que mon sort est changé!
«Non, il ne mâa point oubliĂ©e, se dit ClĂ©lia, avec un transport de joie.
Cette belle Ăąme nâest point inconstante!»
Non, vous ne me verrez jamais changer,
Beaux yeux qui mâavez appris Ă aimer.
ClĂ©lia osa se rĂ©pĂ©ter Ă elle-mĂȘme ces deux vers de PĂ©trarque.
La princesse se retira aussitĂŽt aprĂšs le souper; le prince lâavait
suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de
réception. DÚs que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut
partir à la fois; il y eut un désordre complet dans les antichambres;
Clélia se trouva tout prÚs de Fabrice; le profond malheur peint dans ses
traits lui fit pitié.
--Oublions le passĂ©, lui dit-elle, et gardez ce souvenir dâamitiĂ©.
En disant ces mots, elle plaçait son Ă©ventail de façon Ă ce quâil pĂ»t le
prendre.
Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme;
dÚs le lendemain il déclara que sa retraite était terminée, et revint
prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. LâarchevĂȘque
dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en lâadmettant
Ă son jeu avait fait perdre entiĂšrement la tĂȘte Ă ce nouveau saint: la
duchesse vit quâil Ă©tait dâaccord avec ClĂ©lia. Cette pensĂ©e, venant
redoubler le malheur que donnait le souvenir dâune promesse fatale,
acheva de la déterminer à faire une absence. On admira sa folie. Quoi!
sâĂ©loigner de la cour au moment oĂč la faveur dont elle Ă©tait lâobjet
paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis quâil
voyait quâil nây avait point dâamour entre Fabrice et la duchesse,
disait Ă son amie:
--Ce nouveau prince est la vertu incarnĂ©e, mais je lâai appelĂ© cet
enfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois quâun moyen de me remettre
excellemment bien avec lui, câest lâabsence. Je vais me montrer parfait
de grĂąces et de respects, aprĂšs quoi je suis malade et je demande mon
congé. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assurée.
Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de
changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien inférieur?
Pour mâamuser, je laisse toutes les affaires ici dans un dĂ©sordre
inextricable; jâavais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers
ministĂšres, je les ai fait mettre Ă la pension depuis deux mois, parce
quâils lisent les journaux français; et je les ai remplacĂ©s par des
nigauds incroyables.
«AprÚs notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras, que,
malgrĂ© lâhorreur quâil a pour le caractĂšre de Rassi, je ne doute pas
quâil ne soit obligĂ© de le rappeler, et moi je nâattends quâun ordre du
tyran qui dispose de mon sort, pour Ă©crire une lettre de tendre amitiĂ© Ă
mon ami Rassi, et lui dire que jâai tout lieu dâespĂ©rer que bientĂŽt on
rendra justice à son mérite 8.
CHAPITRE XXVII
Cette conversation sérieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice
au palais Sanseverina; la duchesse était encore sous le coup de la joie
qui éclatait dans toutes les actions de Fabrice. «Ainsi, se disait-elle,
cette petite dĂ©vote mâa trompĂ©e! Elle nâa pas su rĂ©sister Ă son amant
seulement pendant trois mois.»
La certitude dâun dĂ©nouement heureux avait donnĂ© Ă cet ĂȘtre si
pusillanime, le jeune prince, le courage dâaimer; il eut quelque
connaissance des prĂ©paratifs de dĂ©part que lâon faisait au palais
Sanseverina; et son valet de chambre français, qui croyait peu à la
vertu des grandes dames, lui donna du courage Ă lâĂ©gard de la duchesse.
Ernest V se permit une démarche qui fut sévÚrement blùmée par la
princesse et par tous les gens sensés de la cour; le peuple y vit le
sceau de la faveur étonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint
la voir dans son palais.
--Vous partez, lui dit-il dâun ton sĂ©rieux qui parut odieux Ă la
duchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer Ă vos serments!
Et pourtant, si jâeusse tardĂ© dix minutes Ă vous accorder la grĂące de
Fabrice, il était mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos
serments je nâeusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais!
Vous nâavez donc pas dâhonneur!
--Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu
dâespace Ă©gal en bonheur aux quatre mois qui viennent de sâĂ©couler?
Votre gloire comme souverain, et, jâose le croire, votre bonheur comme
homme aimable, ne se sont jamais élevés à ce point. Voici le traité que
je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre
maĂźtresse pour un instant fugitif, et en vertu dâun serment extorquĂ©
par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie Ă faire
votre fĂ©licitĂ©, je serai toujours ce que jâai Ă©tĂ© depuis quatre mois, et
peut-ĂȘtre lâamour viendra-t-il couronner lâamitiĂ©. Je ne jurerais pas du
contraire.
--Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rĂŽle, soyez plus
encore, régnez à la fois sur moi et sur mes Etats, soyez mon premier
ministre; je vous offre un mariage tel quâil est permis par les tristes
convenances de mon rang; nous en avons un exemple prĂšs de nous: le roi
de Naples vient dâĂ©pouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce
que je puis faire, un mariage du mĂȘme genre. Je vais ajouter une idĂ©e de
triste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que
jâai rĂ©flĂ©chi Ă tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je
mâimpose dâĂȘtre le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de
mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je bénis
ces dĂ©sagrĂ©ments fort rĂ©els, puisquâils mâoffrent un moyen de plus de
vous prouver mon estime et ma passion.
La duchesse nâhĂ©sita pas un instant; le prince lâennuyait, et le
comte lui semblait parfaitement aimable; il nây avait au monde quâun
homme quâon pĂ»t lui prĂ©fĂ©rer. Dâailleurs elle rĂ©gnait sur le comte,
et le prince, dominé par les exigences de son rang, eût plus ou moins
régné sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des
maĂźtresses; la diffĂ©rence dâĂąge semblerait, dans peu dâannĂ©es, lui en
donner le droit.
DĂšs le premier instant, la perspective de sâennuyer avait dĂ©cidĂ© de
tout; toutefois la duchesse, qui voulait ĂȘtre charmante, demanda la
permission de réfléchir.
Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque
tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut
envelopper son refus. Le prince se mit en colĂšre; il voyait tout son
bonheur lui échapper. Que devenir aprÚs que la duchesse aurait quitté
sa cour? Dâailleurs, quelle humiliation dâĂȘtre refusĂ©! «Enfin quâest-ce
que va me dire mon valet de chambre français quand je lui conterai ma
défaite?»
La duchesse eut lâart de calmer le prince, et de ramener peu Ă peu la
négociation à ses véritables termes.
--Si Votre Altesse daigne consentir Ă ne point presser lâeffet dâune
promesse fatale, et horrible Ă mes yeux, comme me faisant encourir
mon propre mépris, je passerai ma vie à sa cour, et cette cour sera
toujours ce quâelle a Ă©tĂ© cet hiver; tous mes instants seront consacrĂ©s
Ă contribuer Ă son bonheur comme homme, et Ă sa gloire comme souverain.
Si elle exige que jâobĂ©isse Ă mon serment, elle aura flĂ©tri le reste de
ma vie, et Ă lâinstant elle me verra quitter ses Etats pour nây jamais
rentrer. Le jour oĂč jâaurai perdu lâhonneur sera aussi le dernier jour
oĂč je vous verrai.
Mais le prince Ă©tait obstinĂ© comme les ĂȘtres pusillanimes; dâailleurs
son orgueil dâhomme et de souverain Ă©tait irritĂ© du refus de sa main; il
pensait Ă toutes les difficultĂ©s quâil eĂ»t eues Ă surmonter pour faire
accepter ce mariage, et que pourtant il sâĂ©tait rĂ©solu Ă vaincre.
Durant trois heures on se rĂ©pĂ©ta de part et dâautre les mĂȘmes arguments,
souvent mĂȘlĂ©s de mots fort vifs. Le prince sâĂ©cria:
--Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez dâhonneur?
Si jâeusse hĂ©sitĂ© aussi longtemps le jour oĂč le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti
donnait du poison Ă Fabrice, vous seriez occupĂ©e aujourdâhui Ă lui
élever un tombeau dans une des églises de Parme.
--Non pas Ă Parme, certes, dans ce pays dâempoisonneurs.
--Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colĂšre, et
vous emporterez mon mépris.
Comme il sâen allait, la duchesse lui dit Ă voix basse:
--Eh bien! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plus strict
incognito, et vous ferez un marchĂ© de dupe. Vous mâaurez vue pour la
derniĂšre fois, et jâeusse consacrĂ© ma vie Ă vous rendre aussi heureux
quâun prince absolu peut lâĂȘtre dans ce siĂšcle de jacobins. Et songez Ă
ce que sera votre cour quand je nây serai plus pour la tirer par force
de sa platitude et de sa méchanceté naturelles.
--De votre cÎté, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la
couronne, car vous nâeussiez point Ă©tĂ© une princesse vulgaire, Ă©pousĂ©e
par politique, et quâon nâaime point; mon cĆur est tout Ă vous, et vous
vous fussiez vue Ă jamais la maĂźtresse absolue de mes actions comme de
mon gouvernement.
--Oui, mais la princesse votre mÚre eût eu le droit de me mépriser comme
une vile intrigante.
--Eh bien! jâeusse exilĂ© la princesse avec une pension.
Il y eut encore trois quarts dâheure de rĂ©pliques incisives. Le prince,
qui avait lâĂąme dĂ©licate, ne pouvait se rĂ©soudre ni Ă user de son droit,
ni Ă laisser partir la duchesse. On lui avait dit quâaprĂšs le premier
moment obtenu, nâimporte comment, les femmes reviennent.
Chassé par la duchesse indignée, il osa reparaßtre tout tremblant et
fort malheureux Ă dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie,
la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle écrivit au
comte dĂšs quâelle fut hors des Etats du prince:
Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas dâĂȘtre gaie pendant un mois.
Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends Ă Bologne, et quand vous
voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande quâune chose,
ne me forcez jamais Ă reparaĂźtre dans le pays que je quitte, et songez
toujours quâau lieu de 150 000 livres de rentes, vous allez en avoir
30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous regardaient bouche béante,
et vous ne serez plus considĂ©rĂ© quâautant que vous voudrez bien vous
abaisser Ă comprendre toutes leurs petites idĂ©es. Tu lâas voulu, George
Dandin!
Huit jours aprĂšs, le mariage se cĂ©lĂ©brait Ă PĂ©rouse dans une Ă©glise oĂč
les ancĂȘtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince Ă©tait au dĂ©sespoir.
La duchesse avait reçu de lui trois ou quatre courriers, et nâavait pas
manqué de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non décachetées.
Ernest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donné le grand
cordon de son ordre Ă Fabrice.
--Câest lĂ surtout ce qui mâa plu de ses adieux. Nous nous sommes
séparés, disait le comte à la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les
meilleurs amis du monde; il mâa donnĂ© un grand cordon espagnol, et des
diamants qui valent bien le grand cordon. Il mâa dit quâil me ferait
duc, sâil ne voulait se rĂ©server ce moyen pour vous rappeler dans ses
Etats. Je suis donc chargé de vous déclarer, belle mission pour un mari,
que si vous daignez revenir à Parme, ne fût-ce que pour un mois, je
serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une belle
terre.
Câest ce que la duchesse refusa avec une sorte dâhorreur.
AprĂšs la scĂšne qui sâĂ©tait passĂ©e au bal de la cour, et qui semblait
assez dĂ©cisive, ClĂ©lia parut ne plus se souvenir de lâamour quâelle
avait semblé partager un instant; les remords les plus violents
sâĂ©taient emparĂ©s de cette Ăąme vertueuse et croyante. Câest ce que
Fabrice comprenait fort bien, et malgrĂ© toutes les espĂ©rances quâil
cherchait Ă se donner, un sombre malheur ne sâen Ă©tait pas moins emparĂ©
de son Ăąme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans
la retraite, comme Ă lâĂ©poque du mariage de ClĂ©lia.
Le comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se
passait Ă la cour, et Fabrice, qui commençait Ă comprendre tout ce quâil
lui devait, sâĂ©tait promis de remplir cette mission en honnĂȘte homme.
Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami nâeĂ»t
le projet de revenir au ministĂšre, et avec plus de pouvoir quâil nâen
avait jamais eu. Les prévisions du comte ne tardÚrent pas à se vérifier:
moins de six semaines aprÚs son départ, Rassi était premier ministre;
Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait
presque vidées, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces
gens-lĂ au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il Ă©tait fou dâamour
et haĂŻssait surtout le comte Mosca comme un rival.
Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, ùgé de
soixante-douze ans, étant tombé dans un grand état de langueur et ne
sortant presque plus de son palais, câĂ©tait au coadjuteur Ă sâacquitter
de presque toutes ses fonctions.
La marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par le directeur
de sa conscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux
regards de Fabrice. Prenant prĂ©texte de la fin dâune premiĂšre grossesse,
elle sâĂ©tait donnĂ© pour prison son propre palais; mais ce palais avait
un immense jardin. Fabrice sut y pĂ©nĂ©trer et plaça dans lâallĂ©e que
Clélia affectionnait le plus des fleurs arrangées en bouquets, et
disposées dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle
lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa
prison Ă la tour FarnĂšse.
La marquise fut trÚs irritée de cette tentative; les mouvements de son
ùme étaient dirigés tantÎt par les remords, tantÎt par la passion.
Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois
dans le jardin de son palais; elle se faisait mĂȘme scrupule dây jeter un
regard.
Fabrice commençait Ă croire quâil Ă©tait sĂ©parĂ© dâelle pour toujours,
et le dĂ©sespoir commençait aussi Ă sâemparer de son Ăąme. Le monde
oĂč il passait sa vie lui dĂ©plaisait mortellement, et sâil nâeĂ»t Ă©tĂ©
intimement persuadĂ© que le comte ne pouvait trouver la paix de lâĂąme
hors du ministÚre, il se fût mis en retraite dans son petit appartement
de lâarchevĂȘchĂ©. Il lui eĂ»t Ă©tĂ© doux de vivre tout Ă ses pensĂ©es, et
de nâentendre plus la voix humaine que dans lâexercice officiel de ses
fonctions.
«Mais, se disait-il, dans lâintĂ©rĂȘt du comte et de la comtesse Mosca,
personne ne peut me remplacer.»
Le prince continuait à le traiter avec une distinction qui le plaçait
au premier rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande
partie Ă lui-mĂȘme. LâextrĂȘme rĂ©serve qui, chez Fabrice, provenait dâune
indiffĂ©rence allant jusquâau dĂ©goĂ»t pour toutes les affectations ou
les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqué
la vanité du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant
dâesprit que sa tante. LâĂąme candide du prince sâapercevait Ă demi
dâune vĂ©ritĂ©: câest que personne nâapprochait de lui avec les mĂȘmes
dispositions de cĆur que Fabrice. Ce qui ne pouvait Ă©chapper, mĂȘme au
vulgaire des courtisans, câest que la considĂ©ration obtenue par Fabrice
nâĂ©tait point celle dâun simple coadjuteur, mais lâemportait mĂȘme sur
les Ă©gards que le souverain montrait Ă lâarchevĂȘque. Fabrice Ă©crivait
au comte que si jamais le prince avait assez dâesprit pour sâapercevoir
du gĂąchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres
de mĂȘme force avaient jetĂ© ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal
naturel par lequel il ferait une démarche, sans trop compromettre son
amour-propre.
Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il Ă la comtesse
Mosca, appliquĂ© par un homme de gĂ©nie Ă une auguste personne, lâauguste
personne se serait déjà écriée: Revenez bien vite et chassez-moi tous
ces va-nu-pieds. DĂšs aujourdâhui, si la femme de lâhomme de gĂ©nie
daignait faire une dĂ©marche, si peu significative quâelle fĂ»t, on
rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien
plus belle porte, sâil veut attendre que le fruit soit mĂ»r. Du reste,
on sâennuie Ă ravir dans les salons de la princesse, on nây a pour
se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis quâil est comte, est
devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres sévÚres pour
que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse
nâose plusse prĂ©senter aux soirĂ©es de la princesse (ce sont les termes
du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession dâentrer le matin
dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain
lorsquâil se rend Ă la messe, continueront Ă jouir de ce privilĂšge; mais
les nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi
lâon a dit quâon voit bien que Rassi est sans quartier.
On pense que de telles lettres nâĂ©taient point confiĂ©es Ă la poste. La
comtesse Mosca répondait de Naples:
Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les
dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est
enchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient
de faire venir des ouvriers des montagnes de lâAbruzze, qui ne lui
coûtent que vingt-trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir.
Voici plus de vingt fois, monsieur lâingrat, que je vous fais cette
sommation.
Fabrice nâavait garde dâobĂ©ir: la simple lettre quâil Ă©crivait tous
les jours au comte ou à la comtesse lui semblait une corvée presque
insupportable. On lui pardonnera quand on saura quâune annĂ©e entiĂšre
se passa ainsi, sans quâil pĂ»t adresser une parole Ă la marquise.
Toutes ses tentatives pour établir quelque correspondance avaient été
repoussées avec horreur. Le silence habituel que, par ennui de la vie,
Fabrice gardait partout, exceptĂ© dans lâexercice de ses fonctions et Ă
la cour, joint Ă la puretĂ© parfaite de ses mĆurs, lâavait mis dans une
vĂ©nĂ©ration si extraordinaire quâil se dĂ©cida enfin Ă obĂ©ir aux conseils
de sa tante.
Le prince a pour toi une vĂ©nĂ©ration telle, lui Ă©crivait-elle, quâil
faut tâattendre bientĂŽt Ă une disgrĂące; il te prodiguera les marques
dâinattention, et les mĂ©pris atroces des courtisans suivront les siens.
Ces petits despotes, si honnĂȘtes quâils soient, sont changeants comme
la mode et par la mĂȘme raison: lâennui. Tu ne peux trouver de forces
contre le caprice du souverain que dans la prédication. Tu improvises si
bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu diras
des hérésies dans les commencements; mais paye un théologien savant et
discret qui assistera Ă tes sermons, et tâavertira de tes fautes, tu les
répareras le lendemain.
Le genre de malheur que porte dans lâĂąme un amour contrariĂ©, fait
que toute chose demandant de lâattention et de lâaction devient une
atroce corvĂ©e. Mais Fabrice se dit que son crĂ©dit sur le peuple, sâil
en acquĂ©rait, pourrait un jour ĂȘtre utile Ă sa tante et au comte,
pour lequel sa vénération augmentait tous les jours, à mesure que les
affaires lui apprenaient à connaßtre la méchanceté des hommes. Il se
dĂ©termina Ă prĂȘcher, et son succĂšs, prĂ©parĂ© par sa maigreur et son habit
rùpé, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de
tristesse profonde, qui, réuni à sa charmante figure et aux récits de
la haute faveur dont il jouissait Ă la cour, enleva tous les cĆurs de
femme. Elles inventĂšrent quâil avait Ă©tĂ© un des plus braves capitaines
de lâarmĂ©e de NapolĂ©on. BientĂŽt ce fait absurde fut hors de doute. On
faisait garder des places dans les Ă©glises oĂč il devait prĂȘcher; les
pauvres sây Ă©tablissaient par spĂ©culation dĂšs cinq heures du matin.
Le succĂšs fut tel que Fabrice eut enfin lâidĂ©e qui changea tout dans
son ùme, que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi
pourrait bien un jour venir assister Ă lâun de ses sermons. Tout Ă coup
le public ravi sâaperçut que son talent redoublait; il se permettait,
quand il était ému, des images dont la hardiesse eût fait frémir les
orateurs les plus exercĂ©s; quelquefois, sâoubliant soi-mĂȘme, il se
livrait Ă des moments dâinspiration passionnĂ©e, et tout lâauditoire
fondait en larmes. Mais câĂ©tait en vain que son Ćil aggrottato cherchait
parmi tant de figures tournées vers la chaire celle dont la présence eût
été pour lui un si grand événement.
«Mais si jamais jâai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou
je resterai absolument court.» Pour parer à ce dernier inconvénient, il
avait composĂ© une sorte de priĂšre tendre et passionnĂ©e quâil plaçait
toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se
mettre à lire ce morceau, si jamais la présence de la marquise venait le
mettre hors dâĂ©tat de trouver un mot.
Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient à sa
solde, que des ordres avaient Ă©tĂ© donnĂ©s afin que lâon prĂ©parĂąt pour
le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand théùtre. Il y avait
une annĂ©e que la marquise nâavait paru Ă aucun spectacle, et câĂ©tait un
ténor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la
faisait déroger à ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une
joie extrĂȘme. «Enfin je pourrai la voir toute une soirĂ©e! On dit quâelle
est bien pĂąle.» Et il cherchait Ă se figurer ce que pouvait ĂȘtre cette
tĂȘte charmante, avec des couleurs Ă demi effacĂ©es par les combats de
lâĂąme.
Son ami Ludovic, tout consternĂ© de ce quâil appelait la folie de son
maĂźtre, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatriĂšme
rang, presque en face de celle de la marquise. Une idĂ©e se prĂ©senta Ă
Fabrice: «JâespĂšre lui donner lâidĂ©e de venir au sermon, et je choisirai
une Ă©glise fort petite, afin dâĂȘtre en Ă©tat de la bien voir.» Fabrice
prĂȘchait ordinairement Ă trois heures. DĂšs le matin du jour oĂč la
marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer quâun devoir de son
Ă©tat le retenant Ă lâarchevĂȘchĂ© pendant toute la journĂ©e, il prĂȘcherait
par extraordinaire Ă huit heures et demie du soir, dans la petite
église de Sainte-Marie de la Visitation, située précisément en face
dâune des ailes du palais Crescenzi. Ludovic prĂ©senta de sa part une
quantité énorme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec priÚre
dâilluminer Ă jour leur Ă©glise. Il eut toute une compagnie de grenadiers
de la garde, et lâon plaça une sentinelle, la baĂŻonnette au bout du
fusil, devant chaque chapelle, pour empĂȘcher les vols.
Le sermon nâĂ©tait annoncĂ© que pour huit heures et demie, et Ă deux
heures lâĂ©glise Ă©tant entiĂšrement remplie, lâon peut se figurer
le tapage quâil y eut dans la rue solitaire que dominait la noble
architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer quâen
lâhonneur de Notre-Dame de PitiĂ©, il prĂȘcherait sur la pitiĂ© quâune Ăąme
gĂ©nĂ©reuse doit avoir pour un malheureux, mĂȘme quand il serait coupable.
Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théùtre au
moment de lâouverture des portes, et quand rien nâĂ©tait encore allumĂ©.
Le spectacle commença vers huit heures, et quelques minutes aprÚs il eut
cette joie quâaucun esprit ne peut concevoir sâil ne lâa pas Ă©prouvĂ©e,
il vit la porte de la loge Crescenzi sâouvrir; peu aprĂšs, la marquise
entra; il ne lâavait pas vue aussi bien depuis le jour oĂč elle lui avait
donnĂ© son Ă©ventail. Fabrice crut quâil suffoquerait de joie; il sentait
des mouvements si extraordinaires, quâil se dit: «Peut-ĂȘtre je vais
mourir! Quelle façon charmante de finir cette vie si triste! Peut-ĂȘtre
je vais tomber dans cette loge; les fidÚles réunis à la Visitation ne
me verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur
archevĂȘque sâest oubliĂ© dans une loge de lâOpĂ©ra, et encore, dĂ©guisĂ© en
domestique et couvert dâune livrĂ©e! Adieu toute ma rĂ©putation! Et que me
fait ma réputation!»
Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur
lui-mĂȘme; il quitta sa loge des quatriĂšmes et eut toutes les peines
du monde Ă gagner, Ă pied, le lieu oĂč il devait quitter son habit de
demi-livrĂ©e et prendre un vĂȘtement plus convenable. Ce ne fut que vers
les neuf heures quâil arriva Ă la Visitation, dans un Ă©tat de pĂąleur
et de faiblesse tel que le bruit se rĂ©pandit dans lâĂ©glise que M. le
coadjuteur ne pourrait pas prĂȘcher ce soir-lĂ . On peut juger des soins
que lui prodiguĂšrent les religieuses, Ă la grille de leur parloir
intĂ©rieur oĂč il sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice
demanda Ă ĂȘtre seul quelques instants, puis il courut Ă sa chaire. Un de
ses aides de camp lui avait annoncĂ©, vers les trois heures, que lâĂ©glise
de la Visitation était entiÚrement remplie mais de gens appartenant
à la derniÚre classe et attirés apparemment par le spectacle de
lâillumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agrĂ©ablement surpris
de trouver toutes les chaises occupées par les jeunes gens à la mode et
par les personnages de la plus haute distinction.
Quelques phrases dâexcuses commencĂšrent son sermon et furent reçues avec
des cris comprimĂ©s dâadmiration. Ensuite vint la description passionnĂ©e
du malheureux dont il faut avoir pitié pour honorer dignement la Madone
de PitiĂ©, qui, elle-mĂȘme, a tant souffert sur la terre. Lâorateur Ă©tait
fort Ă©mu; il y avait des moments oĂč il pouvait Ă peine prononcer les
mots de façon Ă ĂȘtre entendu dans toutes les parties de cette petite
église. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il
avait lâair lui-mĂȘme du malheureux dont il fallait prendre pitiĂ©, tant
sa pĂąleur Ă©tait extrĂȘme. Quelques minutes aprĂšs les phrases dâexcuses
par lesquelles il avait commencĂ© son discours, on sâaperçut quâil
Ă©tait hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-lĂ dâune
tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on
lui vit les larmes aux yeux: Ă lâinstant il sâĂ©leva dans lâauditoire
un sanglot général et si bruyant, que le sermon en fut tout à fait
interrompu.
Cette premiĂšre interruption fut suivie de dix autres; on poussait des
cris dâadmiration, il y avait des Ă©clats de larmes; on entendait Ă
chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu!
LâĂ©motion Ă©tait si gĂ©nĂ©rale et si invincible dans ce public dâĂ©lite, que
personne nâavait honte de pousser des cris, et les gens qui y Ă©taient
entraßnés ne semblaient point ridicules à leurs voisins.
Au repos quâil est dâusage de prendre au milieu du sermon, on dit Ă
Fabrice quâil nâĂ©tait restĂ© absolument personne au spectacle; une seule
dame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce
moment de repos on entendit tout Ă coup beaucoup de bruit dans la salle:
câĂ©taient les fidĂšles qui votaient une statue Ă M. le coadjuteur. Son
succĂšs dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain,
les élans de contrition chrétienne furent tellement remplacés par des
cris dâadmiration tout Ă fait profanes, quâil crut devoir adresser, en
quittant la chaire, une sorte de réprimande aux auditeurs. Sur quoi
tous sortirent Ă la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de
singulier et de compassĂ©; et, en arrivant Ă la rue, tous se mettaient Ă
applaudir avec fureur et Ă crier:
--E viva del Dongo!
Fabrice consulta sa montre avec précipitation, et courut à une petite
fenĂȘtre grillĂ©e qui Ă©clairait lâĂ©troit passage de lâorgue Ă lâintĂ©rieur
du couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui
remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait placé une
douzaine de torches dans ces mains de fer que lâon voit sortir des
murs de face des palais bĂątis au Moyen Age. AprĂšs quelques minutes, et
longtemps avant que les cris eussent cessĂ©, lâĂ©vĂ©nement que Fabrice
attendait avec tant dâanxiĂ©tĂ© arriva, la voiture de la marquise revenant
du spectacle, parut dans la rue; le cocher fut obligĂ© de sâarrĂȘter, et
ce ne fut quâau plus petit pas, et Ă force de cris, que la voiture put
gagner la porte.
La marquise avait été touchée de la musique sublime, comme le sont les
cĆurs malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du
spectacle lorsquâelle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et
le tĂ©nor admirable Ă©tant en scĂšne, les gens mĂȘme du parterre avaient
tout à coup déserté leurs places pour aller tenter fortune et essayer de
pĂ©nĂ©trer dans lâĂ©glise de la Visitation. La marquise, se voyant arrĂȘtĂ©e
par la foule devant sa porte, fondit en larmes. «Je nâavais pas fait un
mauvais choix!» se dit-elle.
Mais prĂ©cisĂ©ment Ă cause de ce moment dâattendrissement elle rĂ©sista
avec fermeté aux instances du marquis et de tous les amis de la maison,
qui ne concevaient pas quâelle nâallĂąt point voir un prĂ©dicateur aussi
Ă©tonnant. «Enfin, disait-on, il lâemporte mĂȘme sur le meilleur tĂ©nor de
lâItalie!» «Si je le vois, je suis perdue!» se disait la marquise.
Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque
jour, prĂȘcha encore plusieurs fois dans cette mĂȘme petite Ă©glise,
voisine du palais Crescenzi, jamais il nâaperçut ClĂ©lia, qui mĂȘme Ă
la fin prit de lâhumeur de cette affectation Ă venir troubler sa rue
solitaire, aprĂšs lâavoir dĂ©jĂ chassĂ©e de son jardin.
En parcourant les figures de femmes qui lâĂ©coutaient, Fabrice remarquait
depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les
yeux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques étaient ordinairement
baignés de larmes dÚs la huitiÚme ou dixiÚme phrase du sermon. Quand
Fabrice était obligé de dire des choses longues et ennuyeuses pour
lui-mĂȘme, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tĂȘte dont
la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne sâappelait
Anetta Marini, fille unique et héritiÚre du plus riche marchand drapier
de Parme, mort quelques mois auparavant.
BientĂŽt le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes
les bouches; elle était devenue éperdument amoureuse de Fabrice. Lorsque
les fameux sermons commencĂšrent, son mariage Ă©tait arrĂȘtĂ© avec Giacomo
Rassi, fils aßné du ministre de la justice, lequel ne lui déplaisait
point; mais Ă peine eut-elle entendu deux fois monsignore Fabrice,
quâelle dĂ©clara quâelle ne voulait plus se marier; et, comme on lui
demandait la cause dâun si singulier changement, elle rĂ©pondit quâil
nâĂ©tait pas digne dâune honnĂȘte fille dâĂ©pouser un homme en se sentant
Ă©perdument Ă©prise dâun autre. Sa famille chercha dâabord sans succĂšs
quel pouvait ĂȘtre cet autre.
Mais les larmes brĂ»lantes quâAnetta versait au sermon mirent sur la voie
de la vérité; sa mÚre et ses oncles lui ayant demandé si elle aimait
monsignore Fabrice, elle rĂ©pondit avec hardiesse que, puisquâon avait
dĂ©couvert la vĂ©ritĂ©, elle ne sâavilirait point par un mensonge; elle
ajouta que, nâayant aucun espoir dâĂ©pouser lâhomme quâelle adorait, elle
voulait du moins nâavoir plus les yeux offensĂ©s par la figure ridicule
du contino Rassi. Ce ridicule donnĂ© au fils dâun homme que poursuivait
lâenvie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, lâentretien de
toute la ville. La rĂ©ponse dâAnetta Marini parut charmante, et tout le
monde la répéta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait
partout.
ClĂ©lia se garda bien dâouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon;
mais elle fit des questions Ă sa femme de chambre, et, le dimanche
suivant, aprĂšs avoir entendu la messe Ă la chapelle de son palais,
elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher
une seconde messe à la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva réunis
tous les beaux de la ville attirĂ©s par le mĂȘme motif; ces messieurs se
tenaient debout prĂšs de la porte. BientĂŽt, au grand mouvement qui se
fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans
lâĂ©glise; elle se trouva fort bien placĂ©e pour la voir, et, malgrĂ© sa
piĂ©tĂ©, ne donna guĂšre dâattention Ă la messe. ClĂ©lia trouva Ă cette
beauté bourgeoise un petit air décidé qui, suivant elle, eût pu convenir
tout au plus à une femme mariée depuis plusieurs années. Du reste elle
était admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme
lâon dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses
quâils regardaient. La marquise sâenfuit avant la fin de la messe.
DĂšs le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient
tous les soirs passer la soirée, racontÚrent un nouveau trait ridicule
de lâAnetta Marini. Comme sa mĂšre, craignant quelque folie de sa part,
ne laissait que peu dâargent Ă sa disposition, Anetta Ă©tait allĂ©e
offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son pÚre, au célÚbre
Hayez, alors Ă Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui
demander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce portrait
fĂ»t vĂȘtu simplement de noir, et non point en habit de prĂȘtre. Or, la
veille, la mÚre de la petite Anetta avait été bien surprise, et encore
plus scandalisée de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique
portrait de Fabrice del Dongo, entourĂ© du plus beau cadre que lâon eĂ»t
doré à Parme depuis vingt ans.
CHAPITRE XXVIII
EntraĂźnĂ© par les Ă©vĂ©nements, nous nâavons pas eu le temps dâesquisser la
race comique de courtisans qui pullulent Ă la cour de Parme et faisaient
de drÎles de commentaires sur les événements par nous racontés. Ce
qui rend en ce pays-lĂ un petit noble, garni de ses trois ou quatre
mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du
prince, câest dâabord de nâavoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette
condition est peu difficile Ă remplir. Il fallait ensuite savoir parler
avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la derniĂšre caisse de
minĂ©ralogie quâil avait reçue de Saxe. Si aprĂšs cela on ne manquait pas
Ă la messe un seul jour de lâannĂ©e, si lâon pouvait compter au nombre
de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous
adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze
jours aprĂšs le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans
votre paroisse, et le percepteur des contributions nâosait pas trop vous
vexer si vous Ă©tiez en retard sur la somme annuelle de cent francs Ă
laquelle étaient imposées vos petites propriétés.
M. Gonzo était un pauvre hÚre de cette sorte, fort noble, qui, outre
quâil possĂ©dait quelque petit bien, avait obtenu par le crĂ©dit du
marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante
francs par an. Cet homme eût pu dßner chez lui, mais il avait une
passion: il nâĂ©tait Ă son aise et heureux que lorsquâil se trouvait dans
le salon de quelque grand personnage qui lui dĂźt de temps Ă autre:
--Taisez-vous, Gonzo, vous nâĂȘtes quâun sot.
Ce jugement Ă©tait dictĂ© par lâhumeur, car Gonzo avait presque toujours
plus dâesprit que le grand personnage. Il parlait Ă propos de tout et
avec assez de grĂące: de plus, il Ă©tait prĂȘt Ă changer dâopinion sur
une grimace du maĂźtre de la maison. A vrai dire, quoique dâune adresse
profonde pour ses intĂ©rĂȘts, il nâavait pas une idĂ©e, et quand le prince
nâĂ©tait pas enrhumĂ©, il Ă©tait quelquefois embarrassĂ© au moment dâentrer
dans un salon.
Ce qui dans Parme avait valu une rĂ©putation Ă Gonzo, câĂ©tait un
magnifique chapeau Ă trois cornes garni dâune plume noire un peu
dĂ©labrĂ©e, quâil mettait, mĂȘme en frac; mais il fallait voir la façon
dont il portait cette plume, soit sur la tĂȘte, soit Ă la main; lĂ Ă©tait
le talent et lâimportance. Il sâinformait avec une anxiĂ©tĂ© vĂ©ritable de
lâĂ©tat de santĂ© du petit chien de la marquise, et si le feu eĂ»t pris
au palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour sauver un de ces beaux
fauteuils de brocart dâor, qui depuis tant dâannĂ©es accrochaient sa
culotte de soie noire, quand par hasard il osait sây asseoir un instant.
Sept ou huit personnages de cette espĂšce arrivaient tous les soirs Ă
sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis,
un laquais magnifiquement vĂȘtu dâune livrĂ©e jonquille toute couverte
de galons dâargent, ainsi que la veste rouge qui en complĂ©tait la
magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres
diables. Il Ă©tait immĂ©diatement suivi dâun valet de chambre apportant
une tasse de cafĂ© infiniment petite, soutenue par un pied dâargent en
filigrane; et toutes les demi-heures un maĂźtre dâhĂŽtel, portant Ă©pĂ©e et
habit magnifique à la française, venait offrir des glaces.
Une demi-heure aprÚs les petits courtisans rùpés, on voyait arriver cinq
ou six officiers parlant haut et dâun air tout militaire et discutant
habituellement sur le nombre et lâespĂšce des boutons que doit porter
lâhabit du soldat pour que le gĂ©nĂ©ral en chef puisse remporter des
victoires. Il nâeĂ»t pas Ă©tĂ© prudent de citer dans ce salon un journal
français; car, quand mĂȘme la nouvelle se fĂ»t trouvĂ©e des plus agrĂ©ables,
par exemple cinquante libĂ©raux fusillĂ©s en Espagne, le narrateur nâen
fĂ»t pas moins restĂ© convaincu dâavoir lu un journal français. Le
chef-dâĆuvre de lâhabiletĂ© de tous ces gens-lĂ Ă©tait dâobtenir tous les
dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. Câest
ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur
les paysans et sur les bourgeois.
Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le
chevalier Foscarini, parfaitement honnĂȘte homme; aussi avait-il Ă©tĂ© un
peu en prison sous tous les régimes. Il était membre de cette fameuse
chambre des dĂ©putĂ©s qui, Ă Milan, rejeta la loi de lâenregistrement
prĂ©sentĂ©e par NapolĂ©on, trait peu frĂ©quent dans lâhistoire. Le chevalier
Foscarini, aprĂšs avoir Ă©tĂ© vingt ans lâami de la mĂšre du marquis, Ă©tait
restĂ© lâhomme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte
plaisant Ă faire, mais rien nâĂ©chappait Ă sa finesse, et la jeune
marquise, qui se sentait coupable au fond du cĆur, tremblait devant lui.
Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui
disait des grossiÚretés et le faisait pleurer une ou deux fois par an,
sa manie Ă©tait de chercher Ă lui rendre de petits services; et, sâil
nâeĂ»t Ă©tĂ© paralysĂ© par les habitudes dâune extrĂȘme pauvretĂ©, il eĂ»t
pu rĂ©ussir quelquefois, car il nâĂ©tait pas sans une certaine dose de
finesse et une beaucoup plus grande dâeffronterie.
Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise
Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie;
mais enfin elle était la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier
dâhonneur de la princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait Ă
Gonzo:
--Tais-toi, Gonzo, tu nâes quâune bĂȘte.
Le Gonzo remarqua que tout ce quâon disait de la petite Anetta Marini
faisait sortir la marquise, pour un instant, de lâĂ©tat de rĂȘverie et
dâincurie oĂč elle restait habituellement plongĂ©e jusquâau moment oĂč onze
heures sonnaient, alors elle faisait le thé, et en offrait à chaque
homme prĂ©sent, en lâappelant par son nom. AprĂšs quoi, au moment de
rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaietĂ©, câĂ©tait
lâinstant quâon choisissait pour lui rĂ©citer les sonnets satiriques.
On en fait dâexcellents en Italie: câest le seul genre de littĂ©rature
qui ait encore un peu de vie; Ă la vĂ©ritĂ© il nâest pas soumis Ă la
censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annonçaient toujours
leur sonnet par ces mots:
--Madame la marquise veut-elle permettre que lâon rĂ©cite devant elle un
bien mauvais sonnet?
Et quand le sonnet avait fait rire et avait été répété deux ou trois
fois, lâun des officiers ne manquait pas de sâĂ©crier:
--M. le ministre de la police devrait bien sâoccuper de faire un peu
pendre les auteurs de telles infamies.
Les sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec
lâadmiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des
copies.
DâaprĂšs la sorte de curiositĂ© montrĂ©e par la marquise, Gonzo se figura
quâon avait trop vantĂ© devant elle la beautĂ© de la petite Marini qui
dâailleurs avait un million de fortune, et quâelle en Ă©tait jalouse.
Comme avec son sourire continu et son effronterie complĂšte envers tout
ce qui nâĂ©tait pas noble, Gonzo pĂ©nĂ©trait partout, dĂšs le lendemain il
arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau Ă plumes dâune
certaine façon triomphante et quâon ne lui voyait guĂšre quâune fois ou
deux chaque année lorsque le prince lui avait dit:
--Adieu, Gonzo.
AprĂšs avoir saluĂ© respectueusement la marquise, Gonzo ne sâĂ©loigna point
comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil quâon venait
de lui avancer. Il se plaça au milieu du cercle, et sâĂ©cria brutalement:
--Jâai vu le portrait de Mgr del Dongo.
ClĂ©lia fut tellement surprise quâelle fut obligĂ©e de sâappuyer sur le
bras de son fauteuil; elle essaya de faire tĂȘte Ă lâorage, mais bientĂŽt
fut obligée de déserter le salon.
--Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous ĂȘtes dâune maladresse
rare, sâĂ©cria avec hauteur lâun des officiers qui finissait sa
quatriĂšme glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a
Ă©tĂ© lâun des plus braves colonels de lâarmĂ©e de NapolĂ©on, a jouĂ© jadis
un tour pendable au pĂšre de la marquise, en sortant de la citadelle
oĂč le gĂ©nĂ©ral Conti commandait comme il fĂ»t sorti de la Steccata (la
principale église de Parme)?
--Jâignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un
pauvre imbécile qui fais des bévues toute la journée.
Cette réplique, tout à fait dans le goût italien, fit rire aux dépens
du brillant officier. La marquise rentra bientĂŽt; elle sâĂ©tait armĂ©e
de courage, et nâĂ©tait pas sans quelque vague espĂ©rance de pouvoir
elle-mĂȘme admirer ce portrait de Fabrice, que lâon disait excellent.
Elle parla des Ă©loges du talent de Hayez, qui lâavait fait. Sans le
savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait
lâofficier dâun air malin. Comme tous les autres courtisans de la
maison se livraient au mĂȘme plaisir, lâofficier prit la fuite, non sans
vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en
prenant congé, fut engagé à dßner pour le lendemain.
--En voici bien dâune autre! sâĂ©cria Gonzo, le lendemain, aprĂšs le
dĂźner, quand les domestiques furent sortis, nâarrive-t-il pas que notre
coadjuteur est tombé amoureux de la petite Marini!...
On peut juger du trouble qui sâĂ©leva dans le cĆur de ClĂ©lia en entendant
un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-mĂȘme fut Ă©mu.
--Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme Ă lâordinaire! et
vous devriez parler avec un peu plus de retenue dâun personnage qui a eu
lâhonneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!
--Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec la grossiÚreté
des gens de cette espĂšce, je puis vous jurer quâil voudrait bien aussi
faire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces détails vous
dĂ©plaisent; ils nâexistent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas
choquer mon adorable marquis.
Toujours, aprĂšs le dĂźner, le marquis se retirait pour faire la sieste.
Il nâeut garde, ce jour-lĂ ; mais le Gonzo se serait plutĂŽt coupĂ© la
langue que dâajouter un mot sur la petite Marini; et, Ă chaque instant,
il commençait un discours, calculé de façon à ce que le marquis pût
espĂ©rer quâil allait revenir aux amours de la petite bourgeoise. Le
Gonzo avait supérieurement cet esprit italien qui consiste à différer
avec délices de lancer le mot désiré. Le pauvre marquis, mourant de
curiosité, fut obligé de faire des avances: il dit à Gonzo que, quand
il avait le plaisir de dĂźner avec lui, il mangeait deux fois davantage.
Gonzo ne comprit pas, et se mit à décrire une magnifique galerie de
tableaux que formait la marquise Balbi, la maĂźtresse du feu prince;
trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec lâaccent plein de lenteur
de lâadmiration la plus profonde. Le marquis se disait: «Bon! il va
arriver enfin au portrait commandĂ© par la petite Marini!» Mais câest ce
que Gonzo nâavait garde de faire. Cinq heures sonnĂšrent, ce qui donna
beaucoup dâhumeur au marquis, qui Ă©tait accoutumĂ© Ă monter en voiture Ă
cinq heures et demie, aprĂšs sa sieste, pour aller au Corso.
--VoilĂ comment vous ĂȘtes, avec vos bĂȘtises! dit-il grossiĂšrement au
Gonzo; vous me ferez arriver au Corso aprĂšs la princesse, dont je suis
le chevalier dâhonneur, et qui peut avoir des ordres Ă me donner.
Allons! dĂ©pĂȘchez! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que
câest que ces prĂ©tendues amours de Mgr le coadjuteur?
Mais le Gonzo voulait rĂ©server ce rĂ©cit pour lâoreille de la marquise,
qui lâavait invitĂ© Ă dĂźner; il dĂ©pĂȘcha donc, en fort peu de mots,
lâhistoire rĂ©clamĂ©e, et le marquis, Ă moitiĂ© endormi, courut faire sa
sieste. Le Gonzo prit une tout autre maniĂšre avec la pauvre marquise.
Elle était restée tellement jeune et naïve au milieu de sa haute
fortune, quâelle crut devoir rĂ©parer la grossiĂšretĂ© avec laquelle le
marquis venait dâadresser la parole au Gonzo. CharmĂ© de ce succĂšs,
celui-ci retrouva toute son éloquence, et se fit un plaisir, non moins
quâun devoir, dâentrer avec elle dans des dĂ©tails infinis.
La petite Anetta Marini donnait jusquâĂ un sequin par place quâon lui
retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et
lâancien caissier de son pĂšre. Ces places, quâelle faisait garder dĂšs la
veille, étaient choisies en général presque vis-à -vis la chaire, mais un
peu du cÎté du grand autel, car elle avait remarqué que le coadjuteur
se tournait souvent vers lâautel. Or, ce que le public avait remarquĂ©
aussi, câest que non rarement les yeux si parlants du jeune prĂ©dicateur
sâarrĂȘtaient avec complaisance sur la jeune hĂ©ritiĂšre, cette beautĂ© si
piquante; et apparemment avec quelque attention, car, dĂšs quâil avait
les yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant; les citations y
abondaient, lâon nây trouvait plus de ces mouvements qui partent du
cĆur; et les dames, pour qui lâintĂ©rĂȘt cessait presque aussitĂŽt, se
mettaient à regarder la Marini et à en médire.
ClĂ©lia se fit rĂ©pĂ©ter jusquâĂ trois fois tous ces dĂ©tails singuliers.
A la troisiĂšme, elle devint fort rĂȘveuse; elle calculait quâil y avait
justement quatorze mois quâelle nâavait vu Fabrice. «Y aurait-il un bien
grand mal, se disait-elle, à passer une heure dans une église, non pour
voir Fabrice, mais pour entendre un prĂ©dicateur cĂ©lĂšbre? Dâailleurs,
je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice quâune
fois en entrant et une autre fois Ă la fin du sermon... Non, se disait
ClĂ©lia, ce nâest pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le
prédicateur étonnant!» Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise
avait des remords; sa conduite avait été si belle depuis quatorze mois!
Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-mĂȘme, si la
premiĂšre femme qui viendra ce soir a Ă©tĂ© entendre prĂȘcher monsignore del
Dongo, jâirai aussi; si elle nây est point allĂ©e, je mâabstiendrai.
Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui
disant:
--TĂąchez de savoir quel jour le coadjuteur prĂȘchera, et dans quelle
Ă©glise? Ce soir, avant que vous ne sortiez, jâaurai peut-ĂȘtre une
commission Ă vous donner.
A peine Gonzo parti pour le Corso, ClĂ©lia alla prendre lâair dans le
jardin de son palais. Elle ne se fit pas lâobjection que depuis dix
mois elle nây avait pas mis les pieds. Elle Ă©tait vive, animĂ©e; elle
avait des couleurs. Le soir, Ă chaque ennuyeux qui entrait dans le
salon, son cĆur palpitait dâĂ©motion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du
premier coup dâĆil, vit quâil allait ĂȘtre lâhomme nĂ©cessaire pendant
huit jours. «La marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait,
ma foi, une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle la
marquise jouerait le premier rĂŽle, la petite Anetta la soubrette, et
monsignore del Dongo lâamoureux! Ma foi, le billet dâentrĂ©e ne serait
pas trop payé à deux francs.» Il ne se sentait pas de joie, et, pendant
toute la soirée, il coupait la parole à tout le monde et racontait
les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célÚbre actrice et
le marquis de Pequigny, quâil avait apprise la veille dâun voyageur
français). La marquise, de son cÎté, ne pouvait tenir en place; elle se
promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon,
oĂč le marquis nâavait admis que des tableaux coĂ»tant chacun plus de
vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir-lĂ
quâils fatiguaient le cĆur de la marquise Ă force dâĂ©motion. Enfin, elle
entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; câĂ©tait la
marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments dâusage, ClĂ©lia
sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois
la question:
--Que dites-vous du prĂ©dicateur Ă la mode? quâelle nâavait point
entendue dâabord.
--Je le regardais comme un petit intrigant, trĂšs digne neveu de
lâillustre comtesse Mosca; mais Ă la derniĂšre fois quâil a prĂȘchĂ©,
tenez, Ă lâĂ©glise de la Visitation, vis-Ă -vis de chez vous, il a Ă©tĂ©
tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme
lâhomme le plus Ă©loquent que jâaie jamais entendu.
--Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toute
tremblante de bonheur.
--Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne mâĂ©coutiez donc pas?
Je nây manquerais pas pour tout au monde. On dit quâil est attaquĂ© de la
poitrine, et que bientĂŽt il ne prĂȘchera plus!
A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.
--Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ce prédicateur si
vantĂ©. Quand prĂȘchera-t-il?
--Lundi prochain, câest-Ă -dire dans trois jours; et lâon dirait quâil a
devinĂ© le projet de Votre Excellence; car il vient prĂȘcher Ă lâĂ©glise de
la Visitation.
Tout nâĂ©tait pas expliquĂ©; mais ClĂ©lia ne trouvait plus de voix pour
parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une
parole. Gonzo se disait: «Voilà la vengeance qui la travaille. Comment
peut-on ĂȘtre assez insolent pour se sauver dâune prison, surtout quand
on a lâhonneur dâĂȘtre gardĂ© par un hĂ©ros tel que le gĂ©nĂ©ral Fabio Conti!»
--Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il
est touchĂ© Ă la poitrine. Jâai entendu le docteur Rambo dire quâil nâa
pas un an de vie; Dieu le punit dâavoir rompu son ban en se sauvant
traĂźtreusement de la citadelle.
La marquise sâassit sur le divan de la galerie, et fit signe Ă Gonzo de
lâimiter. AprĂšs quelques instants, elle lui remit une petite bourse oĂč
elle avait préparé quelques sequins.
--Faites-moi retenir quatre places.
--Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser Ă la suite de Votre
Excellence?
--Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement,
ajouta-t-elle, Ă ĂȘtre prĂšs de la chaire mais jâaimerais Ă voir Mlle
Marini, que lâon dit si jolie.
La marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du
fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui câĂ©tait un insigne
honneur dâĂȘtre vu en public Ă la suite dâune aussi grande dame, avait
arborĂ© son habit français avec lâĂ©pĂ©e; ce nâest pas tout, profitant
du voisinage du palais, il fit porter dans lâĂ©glise un fauteuil dorĂ©
magnifique destiné à la marquise, ce qui fut trouvé de la derniÚre
insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre
marquise, lorsquâelle aperçut ce fauteuil, et quâon lâavait placĂ©
précisément vis-à -vis la chaire. Clélia était si confuse, baissant
les yeux, et rĂ©fugiĂ©e dans un coin de cet immense fauteuil, quâelle
nâeut pas mĂȘme le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo
lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait
revenir. Tous les ĂȘtres non nobles nâĂ©taient absolument rien aux yeux du
courtisan.
Fabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pùle, tellement
consumĂ©, que les yeux de ClĂ©lia se remplirent de larmes Ă lâinstant.
Fabrice dit quelques paroles, puis sâarrĂȘta, comme si la voix lui
manquait tout Ă coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases;
il se retourna, et prit un papier écrit.
--Mes frĂšres, dit-il, une Ăąme malheureuse et bien digne de toute votre
pitié vous engage, par ma voix, à prier pour la fin de ses tourments,
qui ne cesseront quâavec sa vie.
Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais lâexpression
de sa voix Ă©tait telle, quâavant le milieu de la priĂšre tout le monde
pleurait, mĂȘme le Gonzo. «Au moins on ne me remarquera pas», se disait
la marquise en fondant en larmes.
Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou trois idées
sur lâĂ©tat de lâhomme malheureux pour lequel il venait solliciter les
priÚres des fidÚles. BientÎt les pensées lui arrivÚrent en foule. En
ayant lâair de sâadresser au public, il ne parlait quâĂ la marquise. Il
termina son discours un peu plus tĂŽt que de coutume, parce que, quoi
quâil pĂ»t faire, les larmes le gagnaient Ă un tel point quâil ne pouvait
plus prononcer dâune maniĂšre intelligible. Les bons juges trouvĂšrent
ce sermon singulier, mais égal au moins, pour le pathétique, au fameux
sermon prĂȘchĂ© aux lumiĂšres. Quant Ă ClĂ©lia, Ă peine eut-elle entendu
les dix premiĂšres lignes de la priĂšre lue par Fabrice, quâelle regarda
comme un crime atroce dâavoir pu passer quatorze mois sans le voir. En
rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser Ă Fabrice en
toute libertĂ©; et le lendemain dâassez bonne heure, Fabrice reçut un
billet ainsi conçu:
On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrétion
desquels vous soyez sĂ»r, et demain au moment oĂč minuit sonnera Ă la
Steccata, trouvez-vous prĂšs dâune petite porte qui porte le numĂ©ro 19,
dans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez ĂȘtre attaquĂ©, ne venez
pas seul.
En reconnaissant ces caractĂšres divins, Fabrice tomba Ă genoux et fondit
en larmes: «Enfin, sâĂ©cria-t-il, aprĂšs quatorze mois et huit jours!
Adieu les prédications.»
Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent
en proie, ce jour-lĂ , les cĆurs de Fabrice et de ClĂ©lia. La petite porte
indiquĂ©e dans le billet nâĂ©tait autre que celle de lâorangerie du palais
Crescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la
voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, dâun pas rapide,
il passait prĂšs de cette porte, lorsque Ă son inexprimable joie, il
entendit une voix bien connue, dire dâun ton trĂšs bas:
--Entre ici, ami de mon cĆur.
Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dans
lâorangerie, mais vis-Ă -vis une fenĂȘtre fortement grillĂ©e et Ă©levĂ©e,
au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. LâobscuritĂ© Ă©tait profonde,
Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenĂȘtre, et il en
reconnaissait la grille avec la main, lorsquâil sentit une main, passĂ©e
Ă travers les barreaux, prendre la sienne et la porter Ă des lĂšvres qui
lui donnĂšrent un baiser.
--Câest moi, lui dit une voix chĂ©rie, qui suis venue ici pour te dire
que je tâaime, et pour te demander si tu veux mâobĂ©ir.
On peut juger de la rĂ©ponse, de la joie, de lâĂ©tonnement de Fabrice;
aprÚs les premiers transports, Clélia lui dit:
--Jâai fait vĆu Ă la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; câest
pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu
saches que, si jamais tu me forçais à te regarder en plein jour, tout
serait fini entre nous. Mais dâabord, je ne veux pas que tu prĂȘches
devant Anetta Marini, et ne va pas croire que câest moi qui ai eu la
sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.
--Mon cher ange, je ne prĂȘcherai plus devant qui que ce soit; je nâai
prĂȘchĂ© que dans lâespoir quâun jour je te verrais.
--Ne parle pas ainsi, songe quâil ne mâest pas permis, Ă moi, de te voir.
Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot,
sur un espace de trois années.
A lâĂ©poque oĂč reprend notre rĂ©cit, il y avait dĂ©jĂ longtemps que le
comte Mosca était de retour à Parme, comme premier ministre, plus
puissant que jamais.
AprĂšs ces trois annĂ©es de bonheur divin, lâĂąme de Fabrice eut un caprice
de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit
garçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mÚre; il était
toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi; Fabrice
au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas quâil
sâaccoutumĂąt Ă chĂ©rir un autre pĂšre. Il conçut le dessein dâenlever
lâenfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.
Dans les longues heures de chaque journĂ©e oĂč la marquise ne pouvait voir
son ami, la présence de Sandrino la consolait; car nous avons à avouer
une chose qui semblera bizarre au nord des Alpes: malgré ses erreurs
elle Ă©tait restĂ©e fidĂšle Ă son vĆu; elle avait promis Ă la Madone, lâon
se le rappelle peut-ĂȘtre, de ne jamais voir Fabrice; telles avaient Ă©tĂ©
ses paroles précises: en conséquence elle ne le recevait que de nuit, et
jamais il nây avait de lumiĂšres dans lâappartement.
Mais tous les soirs il était reçu par son amie; et, ce qui est
admirable, au milieu dâune cour dĂ©vorĂ©e par la curiositĂ© et par
lâennui, les prĂ©cautions de Fabrice avaient Ă©tĂ© si habilement
calculées, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne
fut mĂȘme soupçonnĂ©e. Cet amour Ă©tait trop vif pour quâil nây eĂ»t pas
des brouilles; Clélia était fort sujette à la jalousie, mais presque
toujours les querelles venaient dâune autre cause. Fabrice avait abusĂ©
de quelque cĂ©rĂ©monie publique pour se trouver dans le mĂȘme lieu que la
marquise et la regarder, elle saisissait alors un prétexte pour sortir
bien vite, et pour longtemps exilait son ami.
On Ă©tait Ă©tonnĂ© Ă la cour de Parme de ne connaĂźtre aucune intrigue Ă
une femme aussi remarquable par sa beautĂ© et lâĂ©lĂ©vation de son esprit;
elle fit naĂźtre des passions qui inspirĂšrent bien des folies, et souvent
Fabrice aussi fut jaloux.
Le bon archevĂȘque Landriani Ă©tait mort depuis longtemps; la piĂ©tĂ©,
les mĆurs exemplaires, lâĂ©loquence de Fabrice lâavaient fait oublier;
son frÚre aßné était mort et tous les biens de la famille lui étaient
arrivés. A partir de cette époque il distribua chaque année aux vicaires
et aux curés de son diocÚse les cent et quelque mille francs que
rapportait lâarchevĂȘchĂ© de Parme.
Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de rĂȘver une vie plus honorĂ©e, plus honorable et
plus utile que celle que Fabrice sâĂ©tait faite, lorsque tout fut troublĂ©
par ce malheureux caprice de tendresse.
--DâaprĂšs ce vĆu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma
vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je
suis obligĂ© de vivre constamment seul, nâayant dâautre distraction que
le travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette façon
sévÚre et triste de passer les longues heures de chaque journée, une
idĂ©e sâest prĂ©sentĂ©e, qui fait mon tourment et que je combats en vain
depuis six mois: mon fils ne mâaimera point, il ne mâentend jamais
nommer. Elevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, à peine
sâil me connaĂźt. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe Ă sa
mÚre, dont il me rappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder,
et il doit me trouver une figure sérieuse, ce qui, pour les enfants,
veut dire triste.
--Eh bien! dit la marquise, oĂč tend tout ce discours qui mâeffraye?
--A ravoir mon fils! Je veux quâil habite avec moi; je veux le voir tous
les jours, je veux quâil sâaccoutume Ă mâaimer; je veux lâaimer moi-mĂȘme
Ă loisir. Puisquâune fatalitĂ© unique au monde veut que je sois privĂ© de
ce bonheur dont jouissent tant dâĂąmes tendres, et que je ne passe pas ma
vie avec tout ce que jâadore, je veux du moins avoir auprĂšs de moi un
ĂȘtre qui te rappelle Ă mon cĆur, qui te remplace en quelque sorte. Les
affaires et les hommes me sont à charge dans ma solitude forcée; tu sais
que lâambition a toujours Ă©tĂ© un mot vide pour moi, depuis lâinstant oĂč
jâeus le bonheur dâĂȘtre Ă©crouĂ© par Barbone, et tout ce qui nâest pas
sensation de lâĂąme me semble ridicule dans la mĂ©lancolie qui loin de toi
mâaccable.
On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit
lâĂąme de la pauvre ClĂ©lia; sa tristesse fut dâautant plus profonde
quâelle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusquâĂ
mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son vĆu. Alors
elle eût reçu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la société,
et sa rĂ©putation de sagesse Ă©tait trop bien Ă©tablie pour quâon en mĂ©dĂźt.
Elle se disait quâavec beaucoup dâargent elle pourrait se faire relever
de son vĆu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain
ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-ĂȘtre le ciel irritĂ© la
punirait de ce nouveau crime.
Dâun autre cĂŽtĂ©, si elle consentait Ă cĂ©der au dĂ©sir si naturel de
Fabrice, si elle cherchait Ă ne pas faire le malheur de cette Ăąme tendre
quâelle connaissait si bien, et dont son vĆu singulier compromettait
si Ă©trangement la tranquillitĂ©, quelle apparence dâenlever le fils
unique dâun des plus grands seigneurs dâItalie sans que la fraude fĂ»t
découverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes énormes, se
mettrait lui-mĂȘme Ă la tĂȘte des recherches, et tĂŽt ou tard lâenlĂšvement
serait connu. Il nây avait quâun moyen de parer Ă ce danger, il fallait
envoyer lâenfant au loin, Ă Edimbourg, par exemple, ou Ă Paris; mais
câest Ă quoi la tendresse dâune mĂšre ne pouvait se rĂ©soudre. Lâautre
moyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait
quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux
yeux de cette mÚre éperdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une
maladie; lâenfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait Ă
mourir pendant une absence du marquis Crescenzi.
Une rĂ©pugnance qui, chez ClĂ©lia, allait jusquâĂ la terreur, causa une
rupture qui ne put durer.
ClĂ©lia prĂ©tendait quâil ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chĂ©ri
Ă©tait le fruit dâun crime, et que, si encore lâon irritait la colĂšre
céleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice reparlait
de sa destinée singuliÚre:
--LâĂ©tat que le hasard mâa donnĂ©, disait-il Ă ClĂ©lia, et mon amour
mâobligent Ă une solitude Ă©ternelle, je ne puis, comme la plupart de
mes confrĂšres, avoir les douceurs dâune sociĂ©tĂ© intime, puisque vous ne
voulez me recevoir que dans lâobscuritĂ©, ce qui rĂ©duit Ă des instants,
pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.
Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade; mais elle
aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible
quâil lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade; le marquis
se hùta de faire appeler les médecins les plus célÚbres, et Clélia
rencontra dĂšs cet instant un embarras terrible quâelle nâavait pas
prĂ©vu; il fallait empĂȘcher cet enfant adorĂ© de prendre aucun des remĂšdes
ordonnĂ©s par les mĂ©decins; ce nâĂ©tait pas une petite affaire.
Lâenfant, retenu au lit plus quâil ne fallait pour sa santĂ©, devint
réellement malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal? Déchirée
par deux intĂ©rĂȘts contraires et si chers, ClĂ©lia fut sur le point de
perdre la raison. Fallait-il consentir à une guérison apparente, et
sacrifier ainsi tout le fruit dâune feinte si longue et si pĂ©nible?
Fabrice, de son cĂŽtĂ©, ne pouvait ni se pardonner la violence quâil
exerçait sur le cĆur de son amie, ni renoncer Ă son projet. Il avait
trouvĂ© le moyen dâĂȘtre introduit toutes les nuits auprĂšs de lâenfant
malade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise venait
soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la
clartĂ© des bougies, ce qui semblait au pauvre cĆur malade de ClĂ©lia un
pĂ©chĂ© horrible et qui prĂ©sageait la mort de Sandrino. CâĂ©tait en vain
que les casuistes les plus cĂ©lĂšbres, consultĂ©s sur lâobĂ©issance Ă un
vĆu, dans le cas oĂč lâaccomplissement en serait Ă©videmment nuisible,
avaient rĂ©pondu que le vĆu ne pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme rompu dâune
façon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse envers
la DivinitĂ© sâabstenait non pour un vain plaisir des sens mais pour ne
pas causer un mal Ă©vident. La marquise nâen fut pas moins au dĂ©sespoir,
et Fabrice vit le moment oĂč son idĂ©e bizarre allait amener la mort de
Clélia et celle de son fils.
Il eut recours Ă son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre
quâil Ă©tait, fut attendri de cette histoire dâamour quâil ignorait en
grande partie.
--Je vous procurerai lâabsence du marquis pendant cinq ou six jours au
moins: quand la voulez-vous?
A quelque temps de là , Fabrice vint dire au comte que tout était préparé
pour que lâon pĂ»t profiter de lâabsence.
Deux jours aprĂšs, comme le marquis revenait Ă cheval dâune de ses
terres aux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par
une vengeance particuliĂšre, lâenlevĂšrent, sans le maltraiter en aucune
façon, et le placĂšrent dans une barque, qui employa trois jours Ă
descendre le PĂŽ et Ă faire le mĂȘme voyage que Fabrice avait exĂ©cutĂ©
autrefois aprĂšs la fameuse affaire Giletti. Le quatriĂšme jour, les
brigands déposÚrent le marquis dans une ßle déserte du PÎ, aprÚs avoir
eu le soin de le voler complĂštement, et de ne lui laisser ni argent ni
aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers
avant de pouvoir regagner son palais Ă Parme; il le trouva tendu de noir
et tout son monde dans la désolation.
Cet enlÚvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste:
Sandrino, Ă©tabli en secret dans une grande et belle maison oĂč la
marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de
quelques mois. ClĂ©lia se figura quâelle Ă©tait frappĂ©e par une juste
punition, pour avoir Ă©tĂ© infidĂšle Ă son vĆu Ă la Madone: elle avait vu
si souvent Fabrice aux lumiĂšres, et mĂȘme deux fois en plein jour et
avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle
ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle eut la
douceur de mourir dans les bras de son ami.
Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au
suicide; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il
avait trop dâesprit pour ne pas sentir quâil avait beaucoup Ă rĂ©parer.
Peu de jours aprÚs la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par
lesquels il assurait une pension de mille francs Ă chacun de ses
domestiques, et se rĂ©servait, pour lui-mĂȘme, une pension Ă©gale; il
donnait des terres, valant cent milles livres de rente Ă peu prĂšs, Ă la
comtesse Mosca; pareille somme Ă la marquise del Dongo, sa mĂšre, et ce
qui pouvait rester de la fortune paternelle, Ă lâune de ses sĆurs mal
mariée. Le lendemain, aprÚs avoir adressé à qui de droit la démission
de son archevĂȘchĂ© et de toutes les places dont lâavaient successivement
comblĂ© la faveur dâErnest V et lâamitiĂ© du premier ministre, il se
retira Ă la chartreuse de Parme, situĂ©e dans les bois voisins du PĂŽ, Ă
deux lieues de Sacca.
La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari
reprĂźt le ministĂšre, mais jamais elle nâavait voulu consentir Ă rentrer
dans les Etats dâErnest V. Elle tenait sa cour Ă Vignano, Ă un quart de
lieue de Casal-Maggiore, sur la rive gauche du PÎ, et par conséquent
dans les Etats de lâAutriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano,
que le comte lui avait fait bĂątir, elle recevait les jeudis toute la
haute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice
nâeĂ»t pas manquĂ© un jour de venir Ă Vignano. La comtesse en un mot
réunissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que
fort peu de temps Ă Fabrice, quâelle adorait, et qui ne passa quâune
année dans sa chartreuse.
Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest
V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des
grands-ducs de Toscane.
TO THE HAPPY FEW
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHARTREUSE DE PARME ***
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenbergâą
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
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Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
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